L’inconnu du pont
Fêter les 200 ans du pont de pierre par l’organisation d’un colloque et d’une exposition à Bordeaux était l’occasion d’éclairer la vie de l’ingénieur Jean-Montain-André Le Ragois de Saint-André qui avait proposé, en 1771, le premier projet de pont pour Bordeaux. De ce projet, une élévation aquarellée sur papier de 5 mètres de long est précieusement conservée aux Archives de Bordeaux Métropole1. Il est possible de voir en détail ce magnifique document dans l’Exposition « Le temps des ponts. Quatre siècles de défis bordelais ».
Le centenaire de 1922 avait déjà livré aux curieux les remous de l’histoire du pont : avant, pendant et après sa construction (article et exposition de Paul Courteault). En remontant le fil de l’histoire, des historiens du XIXe siècle, passionnés par le franchissement de la Garonne, ont conclu après étude des projets successifs que « Claude Deschamps finit par où l’ingénieur Le Ragois avait commencé »2. Mais qui est ce Ragois, ce célèbre inconnu du pont ?
À notre connaissance, aucune étude ne s’est penchée sur son cas, laissant flotter cet ingénieur, avec tant d’autres, dans les astres inexplorés de l’histoire. L’apport de nombreux documents inédits permettent de remédier, en partie, à cette injuste obscurité.
Deux Saint-André ?
L’étude d’un personnage, qui plus est celle d’un ingénieur, est une tâche difficile tant le métier mène les hommes à divers bureaux dans le royaume de France du XVIIIe siècle.
Si aucun dossier ne porte le nom de Le Ragois aux archives des Ponts et Chaussées, quatre le sont à Saint-André et correspondent à des ingénieurs. Deux couvrent la période souhaitée : un ingénieur en Guyenne (le nôtre) et un autre en Bourgogne. Deux personnages différents donc. En réalité, une mauvaise lecture d’un ouvrage d’Ernest-Jean Vignon3 aboutit à cette confusion. Sous la date de 1733, son titre d’ingénieur et inspecteur des rivières de la Généralité de Guyenne le place près de Bordeaux. Or, une parenthèse indique que le document est non daté et que 1733 correspond à sa première mention dans les archives. Un article de l’ancien ingénieur des Ponts et chaussées Victor Fournié rappelle les états de service du Ragois en Bourgogne et précise qu’après de « graves difficultés de services, il obtint de passer à Bordeaux en 1766 »4. Ce propos est renforcé par un contemporain, l’architecte Pierre Patte en 17695, qui publie un témoignage sur les hommes ayant marqué l’art de leur temps. Plus de doute, un seul Saint-André sous les deux dossiers.
Un homme de l’est
À Bordeaux, il est « le Bourguignon », comme le désigne le président à mortier au Parlement de Bordeaux, Antoine-Alexandre de Gascq, dans une lettre au maréchal de Richelieu en 17736. Connue de ceux qu’il fréquentait à Bordeaux, cette origine bourguignonne est absente de l’état civil. Ni date de naissance, ni lieu de naissance, ni mariage, ni témoin de mariage connus ne permettent d’asseoir Saint-André sur la branche d’un arbre généalogique. Pourtant, il laisse échapper quelques liens familiaux dans son testament, enregistré à Bordeaux en 17747. Il y mentionne deux cousins : l’un est sous-ingénieur des Ponts et Chaussées à Alençon, l’autre occupe le même poste dans le Berry. Il s’agit de Toussaint et de Charles-Gaspard, fils de Gaspard, maître menuisier à Écouis en Normandie. Gaspard se marie effectivement dans cette commune en 1730 mais celui qui rédige l’acte précise qu’il est venu « depuis longtemps » de Gilley, dans le diocèse de Langres. En parcourant les pages de l’état civil de cette modeste paroisse champenoise8, limitrophe de la Bourgogne, on trouve trace de la famille. Gaspard et ses frères (dont l’un Denis, né en 1698, est sans doute le père de Jean-Montain) naissent dans cette commune sous le nom d’André. Ils sont fils de Pierre André, tantôt vigneron, tantôt cordonnier et de Françoise Gauvain, fille de laboureur. Hormis les filles, aucun enfant ne semble rester au pays. Sans doute les transfuges paysans en terre inconnue, passés André à de Saint-André, ont connu la bonne fortune de la particule, ou bien est-ce simplement le fruit du talent et de la besogne, récompensé pour notre ingénieur par l’un des plus hauts postes administratifs du royaume ?
Débuts en fanfare
Dans plusieurs pièces rédigées de sa main, Saint-André récapitule l’ensemble de sa carrière. Il précise qu’en 1733, il se trouve sur les bords du Rhin en tant qu’ingénieur militaire dans la brigade d’Aumalle, sous la conduite du maréchal d’Asfeld.
L’une des campagnes les plus fameuses cette année-là est celle de Philipsbourg9, où Asfeld conduit une attaque lors du siège de cette ville. Cette bataille de position et d’artillerie semble une leçon d’ingénierie militaire qui a donné lieu à la levée d’une vingtaine de plans (conservés à la Bibliothèque nationale). Sous les traits impeccables de ces plans non signés, se cache peut-être le jeune Saint-André… Après un autre fait d’armes sur la Moselle l’année suivante, Saint-André disparaît des archives jusqu’en 1746, date à laquelle l’Intendant de Bourgogne François-Dominique de Barberie le nomme responsable des ponts et chaussées des provinces de Bresse, Bugey et Gex. Il est alors, « ingénieur du roy »10.
Du pont Chazey…
Cette nouvelle responsabilité l’implique dans des projets aussi variés qu’une généralité peut apporter : routes, canaux, églises, hôtels de ville… et bien sûr, des ponts.
Le premier connu est celui de Chazey (01) sur la rivière de l’Ain, placé sur la route stratégique de Lyon à Genève11. Le 8 décembre 1748, son projet de pont atterrit sous les yeux du premier ingénieur du royaume et directeur de la nouvelle école des Ponts et Chaussées Jean-Rodolphe Perronet et de l’intendant des Finances Daniel-Charles Trudaine. Dans les appartements de l’hôtel particulier de Trudaine à Paris, siège provisoire de l’assemblée des Ponts et Chaussées, le projet est vivement débattu et, malgré quelques discussions et remarques, chacun conclue qu’« il seroit mieux de suivre le projet de l’Ingénieur »12. Côté technique, Saint-André innove et choisit, pour les fondations, une scie mécanique à recéper les pieux sous l’eau13. Cet outil obvie l’installation laborieuse des batardeaux et l’épuisement autour des pieux avant leur découpe. Elle offre aussi un gain de temps considérable au chantier, sous réserve d’ouvriers rompus à sa manipulation. Perronet s’en revendique la paternité dans le quatrième volume de l’ouvrage de Bellidor sur l’architecture hydraulique14. En 1748 et 1755, il rend hommage à cette technique dans deux petites publications destinées aux ingénieurs du royaume : Moyen proposé pour fonder sur pilotis les ponts et les autres ouvrages à construire dans l’eau, sans être obligé de faire des batardeaux ni des épuisements. Application de cette méthode au pont de Chazey-sur-Ain par Saint-André, et critique par de Voglie et Hupeau. Deux ans plus tard, les ingénieurs Hupeau et Bayeux y vont aussi de leur critique15. En décembre 1756 encore, Perronet dit : « j’ai porté le modèle qu’a fait faire M. de Saint-André qui fait connoitre la manière dont il a fondé l’une des culées du Pont de Chazay de 23 toises de long, compris murs en aîles, suivant ma méthode : monsieur Gendrier16 qui s’est trouvé à sa construction en a rendu bon témoignage ». Aucun projet n’échappe à l’ingénieur et ses équipes parisiennes, qui valident, suivent et commentent chaque chantier des ingénieurs sur le terrain.
En parallèle du pont de Chazey, Saint-André sort de la limite de ses pays et travaille ailleurs dans la généralité de Bourgogne. Il est successivement architecte des casernes d’Auxonne (1759) et des quais de Mâcon (1765) et supervise la construction d’une dizaine de ponts, dont les plans sont réalisés par ses soins. C’est donc fort de cette expérience qu’il prend la route du sud-ouest à l’été 1766.
…au pont de Bordeaux
Le 7 juillet17, Saint-André reprend officiellement le fauteuil d’ingénieur en chef et d’inspecteur des rivières de la généralité de Guyenne, occupé jusqu’à sa mort le 30 mai par Charles-François Tardif. Cette arrivée se fait dans un contexte où les franchissements de rivières sont à l’honneur dans les villes françaises et européennes. Ingénieurs et intendants lancent de nombreux programmes comme Pitrou et Hupeau à Orléans en 1750, Perronet à Neuilly-sur-Seine en 1768, Cessart à Saumur en 1770…
À Bordeaux, après le chantier des quais et des places, la ville semble toujours en effervescence urbanistique, mais Saint-André s’interroge : « Ne vaudrait-il pas mieux que la ville s’étendît de l’autre côté du fleuve qu’à Bacalan et à Saint-Seurin ? Je prophétise que quelque jour il se fera un pont à La Bastide et, immédiatement après le pont, un faubourg »18.
Au printemps 1772, c’est décidé : il part pour un voyage d’étude en Angleterre et en Hollande pour voir les ouvrages dont il pourrait s’inspirer pour Bordeaux. D’après ses dires, il s’attarde à Londres devant les trois ponts construits sur la Tamise. Blackfriar’s Bridge, le dernier des trois livré à la circulation en 1769, retient son attention par sa prouesse technique. Il se fait remettre les plans et mémoires de sa construction par William Chambers et Robert Mylne en personne, les deux architectes de l’édifice. Jusqu’à l’été, il remplit ses carnets de notes et ramène des plans, des croquis, afin de présenter à Paris un compte-rendu détaillé à Trudaine et Perronet.
Or, la date de 1771 sur l’élévation aquarellée du pont de pierre ne colle pas avec ses voyages, malgré l’acception des historiens sur le sujet. En réalité, Saint-André dit qu’il a reçu des ordres de Daniel-Charles Trudaine et son Intendant de Guyenne François Fargès de Polisy pour travailler à un projet de pont pour Bordeaux. Cette commande se fait donc entre son arrivée à Bordeaux (juillet 1766) et la mort de Trudaine (janvier 1769). Si l’on en croit le long mémoire portant sur les bénéfices d’un pont pour Bordeaux et d’une extension de la ville en rive droite19, Saint-André prend le temps d’y réfléchir sérieusement. Puis, il est appelé à Paris par deux fois en décembre 1771 et en février 1772 par Trudaine fils et le nouvel intendant de Guyenne Charles d’Esmangart, sans doute impatients, pour qu’il puisse « présenter et faire examiner à la direction des Ponts et Chaussées les plans, coupes, profils et élévations, mémoire et instructions pour l’établissement d’un pont de pierre à construire sur la rivière de Garonne ». Ce n’est qu’après cet examen, peu concluant, et « pour assurer la solidité de l’entreprise »20, qu’il est envoyé parcourir l’Europe.
L’élévation aquarellée est ainsi la seule rescapée de l’épais dossier fourni par Saint-André sur le pont de Bordeaux. S’il n’y a pas d’influence anglo-saxonne, Saint-André a pu s’inspirer des ponts de Moulins sur la Loire (par Règemortes) ou de Neuilly sur la Seine (par Perronet), dont les plans ont été établis peu avant sa commande.
En outre, le pont de Bordeaux est au cœur d’un projet urbanistique plus vaste confié à Saint-André, composé de places et d’« embellissements » ou encore du réaménagement du port. L’emplacement choisi en 1771 valorise non seulement la nouvelle place et porte de Bourgogne en rive gauche et, en rive droite, autorise la création d’un nouveau quartier bordelais dans les marécages assainis de La Bastide. Au-delà du programme, le dessin de l’élévation est d’une grande finesse : le décor soigné à bossage de pierre est marqué, sur le parapet, par des superstructures en métal à fleur de lys, le tout animé par des personnages affairés à leur commerce. Ce luxe de détails met en valeur le document promotionnel, fait pour séduire l’œil des plus indécis.
Bilan d’un échec
Les spécialistes s’accordent à dire que le projet est rejeté pour son coût exorbitant, non seulement par l’administration parisienne mais également par la population locale21.
Saint-André ajoute à cette version la sienne : « les observations qui ont été faites par les habitans, négotians armateurs et constructeurs de vaisseaux à Bordeaux que la construction de ce pont pouvoit être plus nuisible qu’avantageux ». Malgré un passage sous arche prévu de 6 mètres par les plus hautes mers, le commerce maritime refuse de baisser les voiles de ses navires devant les piles d’un pont. S’ajoute à cela le gabarit général puisque sa hauteur le rend long : 19 arches de plus de 31 mètres de portée font en tout 735 mètres. Cette longueur, comparée aux autres ponts construits ou en cours de construction à l’époque, montre toute la hardiesse de l’entreprise. En effet, à Neuilly, le pont s’étire sur 240 mètres, à Londres, celui de Westminster sur 252 mètres, à Saumur sur 277 mètres et l’un des plus longs est celui d’Orléans : 325 mètres ! Le pont de Bordeaux est ainsi la gageure européenne de son temps. Il s’avance profondément en rive gauche, nécessitant (comme le montre bien l’élévation), la modification de la nouvelle porte de Bourgogne achevée en 1751. La dépense, peut-être l’épouvantail d’un tel chantier, mène les travaux à être revus, puis abandonnés.
Personnellement affecté par cet échec, Saint-André écrit deux courriers semblables22, l’un au maréchal de Richelieu, l’autre à Trudaine, dans lesquels il déplore un déficit de 12 000 livres, somme qu’il a personnellement avancée pour ses voyages professionnels de 1772 (Angleterre, Pays-Bas, Toulon, Marseille…). Pour recouvrer ce manque, il propose d’être bénéficiaire de la vente de lots à bâtir qu’il a projetés dans l’enceinte du Palais Galien de Bordeaux. Là encore, ce projet n’aboutit pas.
Le corps des Ponts et Chaussées pour famille ?
Malade, mais sain d’esprit, l’ingénieur en chef célibataire dicte ses dernières volontés depuis son lit, rue du Mirail, le 3 décembre 1774. Le document confirme plusieurs cousins héritiers et que ses attaches sont encore dans l’est. Il lègue à sa cousine, femme du prévôt de Bourg-en-Bresse, sa maison de Belley avec ses meubles, ainsi que deux biens de campagne23, tous deux situés de part et d’autre de la grande route de Bourg-en-Bresse à Lyon. Ces biens ont été acquis durant son poste bourguignon, il aurait dessiné lui-même sa maison dans la rue neuve de Belley qu’il dit « faire construire » en 176124.
À Bordeaux, il n’a comme propriété que des biens meublant son appartement, toutefois estimés 63 800 livres. Cette importante somme est confiée à Jean-Rodolphe Perronet, son héritier universel. Ce cadeau est en réalité une demande d’investissement : après avoir payé les gages de la gouvernante et donné de l’argent à ceux qui pourraient en réclamer, Perronet doit « placer ce qui se trouvera rester du produit d’icelle [somme], en domaine, fonds de terre ou autres immeubles aux environs de Paris, au choix dudit sieur de Perronet, pour par luy en jouïr, pendant sa vie seulement, et en faire la remise lors de son décès à M. de Saint-André mon cousin germain ». « Aux environs de Paris », ce sera le domaine d’Étry à Anet-sur-Marne, que Perronet achète pour faire construire, l’année suivante, le château actuel.
L’importance de Perronet pour Saint-André se ressent encore dans ses appartements, où le profil du maître, représenté dans un médaillon doré, est suspendu au-dessus d’un bureau.
Professionnellement aussi, les deux semblent proches. En 1752, Saint-André fait éditer à Dijon un petit fascicule sur les Ponts et Chaussées dans lequel il y rappelle les bonnes pratiques25. C’est habité du même esprit d’intransigeance qu’il suggère aux sous-ingénieurs passés au service de particuliers de vendre leur place, au lieu de se montrer en public avec leur ancien uniforme. Cette attitude cavalière est jugée « déshonorante » pour les ingénieurs en place, sentiment partagé par Perronet26.
Un ingénieur, des équipes
Durant toute sa carrière, Saint-André s’entoure d’une équipe composée de jeunes talents et de personnes diplômées de l’École des Ponts et Chaussées. Ainsi, plusieurs historiens rapportent que le futur architecte du château de Voltaire à Ferney, Léonard Racle, débute comme dessinateur dans les bureaux de l’ingénieur à Dijon en 175027. À Bordeaux, où la généralité est grande, le travail ne manque pas. Il règne sur deux sous-inspecteurs : Badon à Bergerac, Du Perron à Bordeaux ; quatre sous-ingénieurs : Gaillon à Sarlat, Dergny à Agen, Brémontier à Périgueux, Laguette à La Réole et enfin trois élèves : Nicolas-François Lhote28, Charles-Pierre Lesage et Pierre Plancade, tous trois rattachés à Bordeaux. Cette équipe s’étoffe de Pierre Toufaire, dont le président à mortier au Parlement de Bordeaux dit, pour dénigrer Saint-André, qu’il est à la fois « son dessinateur, son aide de camp, son âme damnée »29. Toufaire commentera peu après la mort de son supérieur l’atmosphère laborieuse qui régnait dans ses bureaux :
« M. de Saint-André, surchargé de travaux pénibles et ne trouvant plus sur un corps épuisé une tête assez saine pour se livrer au travail, depuis plusieurs années ne voyoit plus les objets qu’en gros. Peu après son arrivée dans cette province, il crut reconnaître en moi des talens pour l’architecture et, voyant bien que le travail des casernes [de Libourne] pouvoit me laisser des vuides, il se proposa de profiter d’un tems qu’il regardoit devoir appartenir au Roi en entier. Il trouva en moi toutte la chaleur qu’il désiroit et, depuis plus de 6 ans, l’envie de faire et l’amour du métier furent le dédommagement des peines que m’occasionnèrent les projets sans nombre dont il m’accabla »30.
De l’Académie aux cordons maçonniques
L’Académie royale d’architecture consigne dans ses procès-verbaux deux demandes (1759 et 1765) de l’ingénieur Saint-André pour devenir membre correspondant. Malgré de solides connaissances en interne comme Jacques-Germain Soufflot ou Pierre-François Godot, un architecte parisien qu’il dit être son oncle, ses demandes sont refusées. Il a plus de chance en 1770 lorsque la jeune Académie de peinture, de sculpture et d’architecture de Bordeaux l’accepte dans ses rangs et lui laisse volontiers une brève direction.
Après sa mort, « trois cordons de francmasson l’un bleu l’autre rouge et l’autre noir, le tout de soye, avec le tablier or peau doublé de taffetas bleu et une paire gans blancs de peau » sont retrouvés soigneusement rangés à côté de ses uniformes d’ingéieur. Cette appartenance à l’une des quatre loges maçonniques31 semble dans l’ère du temps pour les personnes occupant d’importantes responsabilités dans les grandes villes. C’est aussi l’une des facettes de l’ingénieur révélées par l’inventaire-après décès.
La mort donne de la vie
« Comme je n’auray pas seu écrire mondit présent testament sans me fatiguer, je l’ay dicté et fait écrire par une personne de confiance et sa main à moy affidée… ».
Saint-André est à peine enterré dans l’église Saint-Éloi que voici défiler, dans ses appartements, un petit comité réuni au côté du notaire Élie Cheyron, pour la prisée des effets qui s’y trouvent32.
Le zèle de certains greffiers dans leur description rend, 250 ans plus tard, la lecture d’un inventaire après-décès vivant, presque palpable.
Le logement est un appartement de fonction, d’une vingtaine de pièces, situé au-dessus des locaux des Ponts et Chaussées installés au sein du vaste Collège de la Madeleine.
La présence de seringues d’étain et d’une « boëte à dents » renseignent l’état de santé avant sa mort. Entre la vaisselle et le linge courant, les portes du cabinet à écrire s’ouvrent sur de nombreux objets techniques : deux étuis de mathématiques, des pieds de roi (compas), des longues-vues, des loupes, un garde-vue…
Puis surgissent, sous les yeux du lecteur, plusieurs bibliothèques chargées d’ouvrages, des singes en cage, un perroquet, des bustes « bronzés » d’hommes illustres (Montaigne, Montesquieu…) jusqu’aux tables à jeux de cartes (quadrille, brelan) et de tric-trac, « une flûte douce de buy en neuf pièces ». Vies professionnelle et personnelle semblent mélangées et Saint-André passe de sa chambre à son bureau en quelques pas, sous les gravures des vues des ports de France et d’une vingtaine de dessins originaux d’Oppenord, de Lajoüe, ou de Meissonnier33. Il est regrettable de ne pas avoir la description des papiers professionnels, saisis au nom du roi, avec les armoires à plans, les écritoires et autres bureaux par le nouvel ingénieur en chef par intérim Pierre Badon Desconches. Le passage par la bibliothèque est fastidieux mais prolifique. Deux jours durant, les 250 ouvrages qui s’y trouvent sont méticuleusement décrits, avec titre, auteur et folios. Seules les publications techniques sont concernées34, sans doute déjà de grande valeur à leur parution. Pour les apprécier, le marchand libraire Jacques Nélan, spécialiste en livres rares, est dépêché pour l’occasion.
À livres ouverts
L’architecture remplit de nombreux rayonnages, avec près de 45 volumes décrits. Les traités indispensables de Vitruve, Delorme, Palladio côtoient plusieurs volumes sur la coupe de la pierre, l’art de la stéréotomie, dont celui d’Amédée Frézier, l’un des derniers parus (1737-1769). Les arts et métiers, les mathématiques, et les traités militaires forment chacun 8% de la bibliothèque. 16 ouvrages spécifiques sur les ponts et chaussées et l’art de l’ingénieur sont mentionnés. Les quatre volumes de l’Architecture hydraulique et La science des ingénieurs de Bélidor sont en bonne place. Une vie d’ingénieur, souvent sur les routes et les chemins, semble transparaître par la présence de nombreux dictionnaires, d’outils portatifs ainsi que des guides pour les étrangers. Les douze volumes de « la vraye méthode pour apprendre facilement à parler, lire et écrire l’anglais », montrent la préparation du voyage outre-Manche en 1772.
De son passage en Bourgogne il garde La description du gouvernement de Bourgogne35, de celui de Bordeaux La chronique bordelaise de Tillet.
Le plus impressionnant reste sa soixantaine d’ouvrages sur l’histoire, les coutumes et les récits de voyage, notamment ceux de Thomas Gage au Nicaragua, du père Charlevoix en Amérique, de Gemelli Careri pour ses 6 volumes de son Voyage du tour du monde, ou encore de François Leguat dans les îles de l’océan Indien. Cet échantillon prouve son goût pour les voyages et les coutumes étrangères. Au détour d’une pièce, un télescope « avec son pied d’or moulû » attire l’attention, posé non loin de trois globes terrestres. Ces objets sont associés à deux ouvrages techniques contenus dans la bibliothèque, et qui en facilitent la compréhension et l’usage36. L’ingénieur, qui a les pieds sur la terre des chantiers, révèle ici sa passion pour les astres.
La grande quantité de documents retrouvés concernant Jean Montain André Le Ragois de Saint-André offre au projet du pont de Bordeaux une mise en perspective. Cela ouvrira, peut-être, les portes à une étude plus poussée sur le sujet ?
Quoiqu’il en soit, ce personnage du XVIIIe siècle né roturier et mort ingénieur du roi, a mené une carrière brillante et dévouée, faite de devis et de projets, de concorde et de désillusions. De la Bourgogne à la Guyenne, il s’acquitte de sa tâche avec zèle, respecté par ses équipes et sa hiérarchie. Son existence solitaire, débordée de travail, ne lui retire pas les plaisirs du jeu et de la vie. Après avoir écumé les rues de Bordeaux animées par le carnaval de 1773, il confesse dans une lettre adressée à son ami l’abbé Gaudin, chanoine de Saint-Seurin : « j’ai vu danser avec plaisir, j’ai fait bonne chère quand je l’ai pu » puis il ajoute, philosophe, au sujet de l’influence de la politique sur ses projets : « les foybles roseaux comme nous ployons toujours au gré des vents, et le soleil nous relève avec l’aurore »37.
Notes
- Archives de Bordeaux Métropole (ABM) Bordeaux, 5 MR 10. Que soient ici remerciées les Archives de Bordeaux Métropole, en particulier Frédéric Laux et Jean-Cyril Lopez, mais aussi les autres services d’archives qui m’ont communiqué de précieux documents (Gironde, Côte d’Or, Ain, Mâcon) ainsi que Sylvain Schoonbaert, Stéphane Blond et Anne Lacour.
- Valat, « Léonce de Lamothe », Actes de l’Académie des sciences de Bordeaux, 1878, p. 40.
- Ernest-Jean Vignon, L’école des ponts et chaussées, 1862.
- Victor Fournié, « Notice sur l’organisation et le personnel des travaux publics dans l’agenais depuis Colbert jusqu’à nos jours », Revue de l’Agenais, t. 14, 1887, p. 122.
- Pierre Patte, Mémoires sur les objets les plus importans de l’architecture, Paris, 1769. « M. de Saint-André alors ingénieur de la Bresse, et qui l’est aujourd’hui de la Guyenne… ».
- Retranscrit dans Christian Taillard, Victor Louis (1731-1800). Le triomphe du goût français, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009, p. 185 (Bibliothèque Victor Cousin, fonds Richelieu, Ms 39, fol. 103).
- Archives départementales de la Gironde, 3 E 13063. Minutes du notaire Cheyron.
- Il est possible de parcourir numériquement les pages, puisque l’ensemble des actes consultés pour ces recherches ont été numérisés et mis en ligne sur les différents sites internet des Archives départementales.
- Journal du siège de Philipsbourg, pris le 18 juillet 1734 par l’armée de Sa Majesté très-chrétienne commandée par le maréchal d’Asfeld, avec plan de cette ville, de ses fortifications…, chez Jean Van Duren, La Haye, 1734.
- Archives de l’École nationale des Ponts et Chaussées, cote MS 2636.
- C’est un pont d’une centaine de mètres de long initialement en pierre, mais qui fut bâti en bois, dont le chantier démarre en 1752 et se termine en 1764 (Archives départementales de l’Ain, C 1087).
- École nationale des ponts et chaussées – État des divers mémoires, rapports et dessins relatifs à l’art de l’ingénieur et recueillis par Louis Bruyère. Mélanges et anciens procès-verbaux des assemblées des Ponts et Chaussées. 13e volume, p. 388.
- Ibid., volume 22, p. 61.
- Bernard Forest (de) Bélidor, Architecture hydraulique, seconde partie, tome second, chez Jombert, Paris, 1753, planche LX, p. 480. Le commentaire qui accompagne la planche est écrit par Perronet.
- École nationale des ponts et chaussées…, op. cit. « Observations sur la nouvelle méthode de fonder les ponts sans batardeau ni épuisements, proposée par Perronet et exécutée par M. de Saint-André au pont de Chazey, sur l’Ain », 26e volume, p. 251 sqq.
- Dié Gendrier (1705-1791), ingénieur, nommé inspecteur général des Ponts et Chaussées en 1754 pour le département de Lyon, comprenant les pays dépendants de l’intendance de Dijon.
- Archives nationales, arrêts du conseil du roi, E//2431.
- Camille Jullian, Histoire de Bordeaux des origines jusqu’à 1895, Féret et Fils, Bordeaux, 1895, p. 572.
- ABM Bordeaux, DD 7, vers 1770.
- ABM Bordeaux, DD 35a.
- William Manès, Notice historique sur les moyens anciens et nouveaux de passage de la Garonne devant Bordeaux et de la Dordogne devant Cubzac, Bulletin de l’Académie des sciences, art et belles-lettres de Bordeaux, 1877, p. 147. Il est à noter qu’une lacune de huit ans (1765-1772) des procès-verbaux de l’Assemblée des Ponts et Chaussées empêche de rapporter les discussions autour du projet du pont de Bordeaux, déroulées au cours de l’année 1772.
- ABM Bordeaux, DD 7 et DD 35a.
- Les fermes de Monbègue à Druillat et de la Vavre à Saint-Martin-du-Mont, dans l’Ain.
- René Pic, « L’État du Bugey. Les trois ordres, l’hôtel de province (1761-1790), Le Bugey, Belley, 1909, p. 329. C’est à l’occasion de la recherche d’un terrain pour loger l’assemblée des États du Bugey que Saint-André propose l’emplacement de sa maison en chantier rue neuve à Belley.
- L’organisation du Corps des ponts et chaussées. Dijon, 1752, 1 mém . in 4°. Manuscrit 1447 aux archives de l’École des Ponts et Chaussées.
- Fournié, op. cit. p. 124. Dans cette lettre à lui adressée en 1773, Perronet annote : « on tiendra compte des sages observations de M. de Saint-André ».
- Claude Amanton, Notice biographique sur Léonard Racle de Dijon, chez Frantin, Dijon, 1810, p. 2.
- Saint-André aurait fait venir avec lui Lhote de Paris à Bordeaux au début de l’année 1768, par l’entremise probable de Soufflot, connaissance commune.
- Taillard, op. cit, p. 185 (Bibliothèque Victor Cousin, fonds Richelieu, Ms 39, fol. 103).
- Archives départementales de la Gironde, C 4624. Cette lettre est adressée le 18 janvier 1775 à l’Intendant de Guyenne Esmangart afin d’obtenir des gratifications.
- L’Anglaise (1732), la Française (1740), la Parfaite Harmonie (1744), l’Amitié (ou Amitié Allemande 1746).
- Archives départementales de la Gironde, 3 E 13064.
- Charles-Marie Oppenord (1672-1742), peintre, dessinateur et architecte français ; Jacques de Lajoüe (1686-1761), peintre et auteur de motifs de rocaille ; Jules-Aurèle Meissonnier (1695-1750), orfèvre du roi, peintre et architecte, instigateur du motif rocaille en France.
- Quelques exceptions : Les Saisons de James Thomson, ouvrage en vers ou encore Lettres de Milady Juliette Catesby à Milady Henriette Campley, son amie.
- Par le sieur Garreau, édité à Dijon en 1717.
- Pour l’utilisation des télescopes : Rivard, La gnomonique ou L’art de faire les cadrans, édité à Paris en 1742 et rangé à côté le traité du sieur Bion sur L’Usage des globes célestes et terrestres et des sphères, suivant les différents systèmes du monde, précédé d’un traité de cosmographie, paru en 1751.
- ABM, Bordeaux, DD 35b.