Depuis 1822, seuls cinq ponts ont été construits sur la Garonne à Bordeaux ; les ponts sont donc rares et précieux. À Bordeaux, la largeur de la Garonne – près de 500 mètres – ; la force des courants et des marées ; les eaux boueuses et les vases mais aussi la puissance commerciale du port de la Lune ; ont longtemps effrayé les hommes qui se sont contentés de franchir par des bacs la « mer » de Garonne, comme on l’appelait autrefois. Ouvert au public le 1ermai 1822, le pont de pierre a définitivement coupé la circulation fluviale et maritime et permis de relier les deux rives aisément.
Ce texte est issu d’une exposition1 qui a rendu hommage à ce vénérable monument à l’occasion de son deux-centième anniversaire. Appréhender la complexité de cet ouvrage d’art dont le chantier a nécessité une incroyable ingéniosité ; découvrir en quoi le pont de pierre est un pont « vivant » qui marque le paysage urbain historique de la façade des quais, au cœur du site inscrit sur la Liste du patrimoine mondial permet également d’être sensibilisé à son état actuel. En effet, inscrit au titre des Monuments historiques le 17 décembre 2002, le pont souffre aujourd’hui de nombreuses pathologies qui nécessitent des soins constants et importants. Propriétaire du pont depuis 2001, Bordeaux Métropole a missionné en 2020 une équipe de maîtrise d’œuvre afin d’établir un colossal programme de travaux qui devraient débuter en 20242. Le pont de pierre pourra sans doute ainsi fêter un jour son trois-centième anniversaire…
Cette exposition était aussi l’occasion de rendre hommage aux personnalités qui ont permis la construction du pont de pierre dont le nom lui-même est énigmatique. Théâtre d’événements heureux ou moins heureux qui ont marqué l’histoire de la ville et de la France, le pont de Bordeaux est encore l’objet de mystères bien gardés.
Parallèlement à une autre exposition organisée aux Archives de Bordeaux Métropole3, celle-ci fut l’occasion de présenter dans l’espace public de magnifiques documents d’archives accessibles à tous pendant plusieurs mois.
Une incroyable ingéniosité
1751-1789 : des ponts de bateaux
La Garonne a cessé de rebuter les hommes de construire un pont sur la Garonne à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’impulsion de Louis XV, des Trudaine – grands Commis de l’État – et du service des Ponts et Chaussées. La route maîtresse qui conduisait de Paris à Bayonne puis en Espagne fut déviée et aboutit en 1763 au port de La Bastide, face à la porte de Bourgogne et à sa place, ouverte dès 1751. L’intendant Tourny rêva d’établir à cet emplacement un pont de bateaux avec travée mobile. Mais ce projet n’eut pas de suite tandis qu’il fixa de façon définitive le point où fut jeté le pont de Bordeaux. L’intendant Dupré de Saint-Maur reprit aussi cette idée dans un mémoire d’embellissements de la ville de 1782. Elle n’eut pas plus de suites que celle de son prédécesseur.
1771 : un projet monumental4
Le premier projet sérieux, étudié à l’initiative de Trudaine en 1771, fut un pont de pierre dû à l’ingénieur en chef des Ponts et chaussées Le Ragoix de Saint-André. Il prévoyait dix-neuf arches massives de pierre en arc surbaissé, avec une longueur de 732.80 mètres et une largeur de 19.40 mètres. Les bossages marqués des arcs à l’approche sur les rives s’atténuaient pour disparaître dans les travées centrales, comme si l’ingénieur souhaitait par cet artifice donner une sensation d’ancrage de l’ouvrage en terre ferme et de légèreté en son milieu. Côté porte de Bourgogne, une nouvelle place monumentale s’élevait à l’intérieur de la place existante. Elle était confortée par une rampe pour rattraper les fossés de Bourgogne. Côté Bastide, des rampes étaient aussi créées pour desservir une place plantée sur deux niveaux. Ce projet audacieux fut enterré non seulement car il coûtait dix millions de livres mais aussi car il effrayait les commerçants bordelais et s’avérait techniquement infaisable aux yeux des ingénieurs.
1807-1810 : un pont de bois ?
Le 13 août 1807, Napoléon décida de réserver 400 000 francs à la construction d’un pont devant Bordeaux, dès que les plans en seraient arrêtés, pour faciliter le passage de ses troupes en passe d’envahir le Portugal, un an avant la guerre d’Espagne. Mais l’on manquait de temps. Pour satisfaire l’Empereur pressé, l’ingénieur en chef de la Gironde, Claude Didier (ou Didiet, l’orthographe varie), proposa un pont en charpente. L’ingénieur avait étudié trois emplacements afin de ne pas couper la circulation maritime au cœur du port de la Lune. Celui qui fut choisi la coupa au maximum, mais il avait l’avantage de permettre de réguler le flux et le reflux des marées qui engendraient, par ricochets, des bancs de sable considérables à Paludate et en Queyries : ainsi le pont allait-il fonctionner comme un véritable râteau sur la rivière.
Le projet de pont de Didier était composé de 54 puis 49 travées, long de 550 mètres entre deux culées maçonnées. Il était prévu en son centre une travée levante de 13.80 mètres de longueur pour le passage des grands navires. La lourde charpente de l’ensemble était largement renforcée de pièces métalliques et les piles de ce pont-levis largement empattées et munies de brise-glace à leur base.
La construction de ce projet fut décidée par décret du 26 juin 1810 pour une dépense estimée à 2.4 millions de francs. Mais l’opinion restait hostile à la construction d’un pont : on disait alors qu’il ne durerait pas trente ans et que ses ruines encombreraient la Garonne.
1810-1813 : premiers travaux de fondation
À la fin de l’année 1810, les fondations des murs destinés à recevoir le tablier en charpente furent commencées sous la direction de Didier puis de Vauvilliers. Cependant, Claude Deschamps suggéra de construire des piles de maçonnerie pour toutes les travées dont il réduisit le nombre à 20. À partir de 1811, un système de fondations sur pilotis en pin des Landes, garnis d’enrochements, fut expérimenté. Du côté de la ville, les première et deuxième piles furent fondées par des procédés ordinaires tandis qu’on utilisa pour les troisième et quatrième des caissons remplis d’un massif de fondation. Un caisson étanche fut aussi établi sur la première pile du côté de La Bastide. Il avait été rendu possible d’installer ces caissons grâce à des structures provisoires fichées d’abord dans le fleuve par des bateaux et qui permettaient ensuite de fonder les pieux définitifs. La cérémonie de la pose de la première pierre eut lieu le 6 décembre 1812.
1813-1818 : un pont de fer ?
Une modification importante fut apportée en 1813 au projet de 1810. À la suite du rapport de Deschamps mentionnant qu’il serait impossible de se procurer des quantités suffisantes de bois dans la région, Vauvilliers présenta le 15 janvier les plans et devis d’un nouveau projet qui comprenait 18 arches fixes en fer et une travée mobile. Ce projet fut adopté le 29 mars 1813 par le Conseil des Ponts et Chaussées et au mois d’octobre suivant Deschamps fut chargé de la direction des travaux. Les études sur les pièces métalliques nécessaires aux arches en fer et fonte furent poursuivies et exécutées par les forges de la Marine à Guirigny-la-Chaussade (Nièvre). La fonte des voussoirs fut confiée à la fonderie d’Ans (Dordogne) : ces essais révélèrent que cela ne donnerait rien de bon et coûterait même plus cher que des arches maçonnées. L’idée d’un pont métallique fut donc abandonnée en 1818.
1818 : une année décisive
Sans crédits suffisants, les travaux du pont n’avançaient guère depuis 1810. Pierre Balguerie-Stuttenberg parvint, à l’aide d’autres fortunes négociantes bordelaises, à créer la « Compagnie du pont de Bordeaux », le 22 avril 1818. Le succès de l’opération semblait enfin assuré. La même année, Deschamps obtint d’abandonner la travée mobile et exposa dans un mémoire daté du 31 décembre 1818 qu’il était possible d’évider les massifs afin d’alléger considérablement le poids porté par les fondations. La forme des arches fut définie par un arc de cercle pour se rapprocher autant que possible du plein cintre afin de diminuer la poussée latérale sur les points d’appui. C’est alors qu’une structure d’arches en pierre de taille avec leur remplissage en brique fut adoptée. De même, l’évidement des tympans, destiné à élégir l’ouvrage ; ils furent percés de petits berceaux en ogives : le poids total fut ainsi réduit de 1780 tonnes.
Du bois et des briques pour un pont… de pierre
Bien que le pont fût construit en pierre, le manque de bois était constant tout au long du chantier.
Le pin manquait pour les pilotis, il fallut recourir aux forêts de l’intérieur en dirigeant les bois par terre au pont de Bordes sur la Baïse, à Villandraut sur le Ciron et de là vers divers ports de la Garonne au pont lui-même. Pour aller plus vite, Deschamps imagina un système de cintres composé de formes légères, faciles à monter et démonter d’une pièce et donc économes en bois. Il n’hésitait pas à varier les profils de chacun en fonction de l’avancement du chantier. Le bois des sapins du Nord qui occupait les entrepôts de Bordeaux fut combiné avec le pin des Landes pour construire ces cintres.
Enfin, il fallait se procurer des briques pour le remplissage des voûtes. Les marchands alléguaient des prix exorbitants. Deschamps se souvint des briques qu’il avait vu faire aux Pays-Bas avec des terres dites de schorre, analogues à celles de la palu de la Gironde. Dans les chantiers de la rive droite, il fit construire deux grands fours d’une contenance de 90 000 à 100 000 briques. Chauffées avec des débris de charpente et des pièces de rebus, ou encore des fascines, ces briques s’avéraient légères et gélives ; on les employa donc pour les maçonneries intérieures tandis qu’on fit venir de la vallée du Dropt celles du parement des archivoltes. Des contingents furent aussi apportés des briqueteries de Moissac et Castelsarrasin, mais la fabrication sur place permit, au bout du compte, de réaliser une économie de 200 000 francs pour le pont entier.
1819-1822 : un achèvement héroïque
En 1819 commença l’époque véritablement héroïque des travaux du pont. Quatorze piles étaient en cours d’exécution et on fonda celles qui manquaient. Le nombre des arches était désormais passé de 19 à 17. Le préfet Tournon visitait souvent les travaux qui battaient leur plein : près de 2000 ouvriers s’activaient en permanence sur le chantier. Le chantier en maçonnerie opéré dans un court délai augmentait les prétentions des entrepreneurs. Deschamps ouvrit alors des exploitations dans de nombreuses carrières du département. Rien qu’à Saint-Macaire, 300 ouvriers s’activaient à l’extraction. Des pierres arrivaient aussi par mer depuis la Charente et, par la rivière, du Lot-et-Garonne. En 1820, le chargement et le déchargement des piles se poursuivit avec la construction des arches 17 et 16 du côté de La Bastide. Le 12 juillet, Billaudel, adjoint de Deschamps, inaugura pour la première fois en France la cloche à plongeur, qui suscita une grande curiosité.
Un pont vivant
1821 : la pose de la dernière pierre
Enfin, grâce à d’incroyables efforts, le 25 août 1821, jour de la Saint-Louis, eut lieu la pose officielle de la dernière pierre. Il s’agissait de célébrer dignement le retour de cette fête nationale pour mieux manifester les sentiments de reconnaissance et d’amour que les fidèles bordelais vouaient au Saint Roi Louis XVIII, revenu sur le trône. Le vendredi, au coucher du soleil, la fête fut annoncée par la cloche de l’hôtel de ville qui retentit à nouveau avec celles de toutes les églises de la ville le lendemain au point du jour. Une messe solennelle fut célébrée par l’archevêque. À l’issue, les cohortes et escadrons de la Garde nationale bordelaise et le régiment formant la garnison de la ville, rangés en bataille sur le pont de service, furent passés en revue par le préfet, le maréchal de camp de la division militaire et le maire de Bordeaux. À deux heures, la pose de la dernière pierre du pont Louis XVIII, faite par le préfet, solennisa l’inauguration de ce monument en présence des autorités et des citoyens notables tandis qu’à trois heures le jardin royal fut ouvert au grand public où, jusqu’à la chute du jour, toutes sortes de spectacles comme des danses, des mâts de cocagne… eurent lieu. Un grand dîner donné par le préfet fut offert à cent cinquante convives sous la tente dressée à l’occasion. Ce jour-là, des distributions extraordinaires furent faites aux familles indigentes ainsi qu’aux ouvriers victimes d’accidents sur le chantier.
Les « faiseurs » du pont
Bien d’autres personnages pourraient être mentionnés ici, trois parmi les plus importants ont retenu notre attention.
Claude Deschamps
(1765 Vertus – 1843 Bordeaux)
Élève de Perronet à l’ancienne École des Ponts, promotion 1782, il arrive à Bordeaux en avril 1810, il remplace Brémontier comme inspecteur de la 10edivision des Ponts et Chaussées. En le nommant à Bordeaux, le comte Molé, directeur général des Ponts et Chaussées, lui recommanda particulièrement l’entreprise du pont. Son œuvre majeure reste le pont de pierre pour lequel il déploya un courage, une ténacité et une énergie considérables, ainsi que des capacités techniques et une inventivité évidente, n’hésitant pas à remettre sans cesse sur le métier son ouvrage pour le rendre le plus solide et fiable possible. Deschamps est aussi l’auteur du pont de Libourne, petit-frère de celui de Bordeaux.
Jean-Baptiste Billaudel
(1793 Rethel – 1851 Cenon)
Élève du Corps des Ponts-et-Chaussées, promotion 1812. Il se marie à Bordeaux en 1818 avec Victoire-Aimée Deschamps, fille de Claude Deschamps, ingénieur général des Ponts et chaussées. En 1821, Billaudel publie un rapport sur les briques employées à la construction du pont de Bordeaux où il constate que leurs provenances et leurs couleurs diverses n’empêchent qu’il ne faille pas qu’elles soient gélives. La même année, on lui attribue l’emploi pour la première fois en France de la cloche à plonger. L’ingénieur est aussi un homme politique : conseiller général du département de la Gironde de 1839 à 1847, il est maire de Bordeaux de mars à août 1848. En hommage à son beau-père, il a laissé une Notice sur Claude Deschamps en 1844.
Pierre Balguerie-Stuttenberg (1778 Bordeaux – 1825 Bagnères-de-Bigorre)
C’est l’un des plus célèbre négociant et armateur bordelais du début du XIXe siècle. Sous l’Empire, au commerce de la toile, il ajoute celui du vin, de la spéculation sur les denrées coloniales et l’armement de navires. Pierre Balguerie, associé avec le baron Jean-Auguste Sarget de la Fontaine et David-Jean Verdonnet, créent la société Balguerie, Sarget & Compagnie. En 1816, Pierre Balguerie prend la tête d’une association d’armateurs et de négociants bordelais afin de construire le pont de pierre, dont la construction nécessitait un financement complémentaire à celui de l’État. L’association propose au gouvernement d’apporter 2 millions de francs pour continuer les travaux. En échange, une concession de l’exploitation du pont serait accordée pendant 99 ans avec un droit de péage. L’État accepte cette offre. En avril 1818, la Compagnie du pont de Bordeaux, présidée par Balguerie-Stuttenberg, est créée. Le péage du pont de pierre fut supprimé en 1863.
Le pont des fêtes
Lors de la cérémonie du 25 août 1821, le préfet enferma dans une boîte de plomb six exemplaires des deux médailles commémoratives gravées par Andrieu de Gatteaux qui portaient l’inscription Garumna primum ad Burdigalam subacta Ponte arcuum XVII imposito MDCCCXXI : « La Garonne a été domptée pour la première fois à Bordeaux en 1821, où lui fut imposé un pont de 17 arches. »
Pour célébrer le centenaire du pont, la date de l’inauguration officielle avec grande fête (le 25 août 1821) ne fut pas retenue mais celle de l’ouverture au public le 1er mai 1822. Toutefois la cérémonie du centenaire a lieu le 15 mai 1922, jour de l’inauguration de la grande foire des échantillons de Bordeaux, permettant ainsi d’avoir la présence d’Alphonse Rio, sous-secrétaire d’État à la Marine marchande, lequel a dévoilé la plaque commémorative en bronze apposée sur le pavillon de l’octroi de gauche côté porte de Bourgogne. Une exposition historique a été présentée au public dans un stand de la foire, avec catalogue par Paul Courteault. Cette commémoration du centenaire fut organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux.
Les noms & les mystères du pont
Le pont a été dénommé « pont Louis XVIII » le jour de son inauguration, le 25 août 1821, par le préfet. Certaines représentations montrent les médaillons sculptés ainsi. Or, la dénomination « pont de Bordeaux », largement usitée hors de Bordeaux, découle du nom de la compagnie concessionnaire, « la compagnie du pont de Bordeaux », créée en 1818 quand le pont n’avait pas encore de nom. Il semble avoir été appelé par la suite « pont Napoléon », mais quand ? Sans doute sous le Second Empire, mais sans qu’il ne semble y avoir de décision officielle. Quoi qu’il en soit, toutes ces dénominations (Louis XVIII, Napoléon, de Bordeaux) ne semblent pas avoir été adoptées par le public qui a toujours préféré « pont de pierre ». Cela vient sans doute de l’époque où la décision fut prise de construire un pont « en dur ». Quant à la légende qui veut qu’il se nommerait « pont de Pierre », en hommage au célèbre négociant Balguerie-Stuttenberg, elle a encore ses partisans…
L’ouverture progressive du pont au public
Tandis que le pont de service fut ouvert à la circulation dès le 29 septembre 1821 pour abonder les recettes du péage, l’ouverture définitive au public sur le pont lui-même eut lieu le 1er mai 1822 sans aucune fête. Bernadau relate dans ses tablettes : « On a livré aujourd’hui au public le pont en pierre de Bordeaux, sans pour cela avoir démoli celui qui est en bois, parce qu’il devient encore une succursale utile au premier, qui n’est pas achevé. Il reste à faire 1° la séparation des trottoirs pour les piétons d’avec la chaussée pour les voitures 2° les gardefous en pierre de chaque côté, n’y en ayant actuellement qu’en bois 3° la suspente des réverbères qui doivent servir à éclairer la marche des passants 4° les têtes de pont de chaque bout & particulièrement les chaussées qui doivent y aboutir, 5° enfin le grand chemin nouveau du côté de Labastide, ouvrage considérable, puisqu’il doit conduire en droite ligne de Bordeaux à Libourne. […] » De fait, de 1822 à 1830, Deschamps, nommé inspecteur général des Ponts et Chaussées, mit la main aux derniers aménagements des abords du pont, les rampes, les pavillons, la nouvelle route de Paris (l’avenue Thiers) qui fut ouverte tandis que s’acheva le pont de Libourne, sur la Dordogne, livré au public le 25 août 1824.
Le péage et les pavillons du pont
Dès la pose de la dernière pierre, en 1821, le pont de service fut ouvert au péage. Et lorsque le pont lui-même fut mis en service à compter du 1er mai 1822, le tarif du péage à percevoir au pont de Bordeaux, conformément à la loi du 10 avril 1818, ne comportait pas moins de 45 articles très détaillés. Piétons, adultes ou enfants, bêtes de somme, toutes les sortes de charrettes, voitures et chariots de roulage, traineaux, brouettes à bras étaient taxées en fonction de leur équipage. De plus, tous les animaux de consommation courante, veaux, porcs, moutons, chèvres, cochons de lait, chevreaux, payaient par tête, y compris les oies ou les dindons ; il fallait enfin compter les cabriolets, les voitures de ville, les chaises de poste à roues ou à cheval, les diligences et autres voitures publiques…
Dès l’ouverture du pont au public, des pavillons furent bâtis pour percevoir le péage et la chaussée fut fermée par des grilles la nuit. Ces petits « temples » étaient loin d’être de simples édicules fonctionnels car ils marquaient de façon symbolique les accès au pont et sa perception dans le paysage urbain. Lorsque le péage du pont fut supprimé en 1861, ils devinrent inutiles. Démolis en 1869 pour élargir la chaussée, ils furent reconstruits l’année suivante pour ne pas porter atteinte à l’esthétique générale du pont. Ils furent alors utilisés comme des postes de contrôle pour la police, jusqu’à leur disparition définitive en 1953, lorsque le tablier du pont fut élargi.
Des statues féminines monumentales étaient prévues pour orner le sommet des pavillons du pont. Elles n’ont jamais été construites, faute de moyens financiers. Ces statues visaient vraisemblablement à agrandir encore la présence symbolique de l’ouvrage dans le grand paysage du port de la Lune ; c’étaient des allégories de la Garonne et de la navigation.
Le pont de tous les usages
Les premières représentations du pont de pierre, vite devenu un sujet pour les artistes, comme celle de Pierre Brun, font la part belle aux bourgeois et aux nantis, comme si tout le peuple ne pouvait se permettre de le franchir. Au contraire de cette vue romantique, celle de Louis Garneray montre une activité et une vie bien plus populaires sur le pont et ses abords. Et sans doute, la saisissante gravure à l’eau forte de Charles Philippe qui relate « l’exode » à Bordeaux en juin 1940 montre combien le pont a pu être l’objet d’intenses embouteillages !
Démolir, remplacer, adapter
En raison de l’intensité toujours plus croissante de la circulation, l’élargissement du pont devint une réelle nécessité, à tel point que la décision est prise en 1941 de le démolir pour le remplacer. Les projets de ce type sont nombreux : dès 1877, Gustave Guibert présente à la municipalité de Bordeaux un projet de tunnel qui n’attire pas l’attention. En 1885 en revanche, l’ingénieur et architecte Gaston Archambeaud propose le remplacement du pont par un tunnel sous-fluvial. En 1912, l’architecte Pierre Ferret présente pour sa part le projet d’établir une travée levante centrale, à l’image du célèbre Tower Bridge de Londres. Cette idée n’est pas retenue tout comme celle, en 1929, de l’architecte utopiste Cyprien Alfred-Duprat qui propose de réorganiser toute la circulation en rive gauche en sacrifiant la porte de Bourgogne… En 1945, cette fois, l’architecte municipal et urbaniste de la ville, Jacques Boistel d’Welles, préfigure de façon étonnante le pont d’Aquitaine construit près de vingt ans plus tard en imaginant un nouveau pont à haubans. Finalement, en 1949, l’État et la Ville de Bordeaux décident de conserver l’ouvrage et de construire un autre pont : ce sera le pont Saint-Jean, inauguré tardivement le 4 avril 1965.
Le pont d’hier à aujourd’hui
Au vu de la lenteur de la construction du pont Saint-Jean, décidée en 1949 mais inauguré en 1965, le pont de pierre fut élargi en 1954 pour créer quatre files de circulation, deux trottoirs et deux pistes cyclables. C’est ainsi que son profil original, qui avait déjà vu changer à maintes reprises l’éclairage et le mobilier, notamment pour le passage du premier tramway, fut profondément modifié. Les garde-corps et lampadaires actuels datent de 1984 et sont l’architecte Bertrand Nivelle. Ces travaux d’embellissement participent à la reconnaissance patrimoniale de l’ouvrage qui est protégé au titre des Monuments historiques depuis le 17 décembre 2002.
Un vénérable monument
Un ouvrage fragile
Compte tenu de son âge, de son importance stratégique et de ses pathologies, le pont de pierre nécessite une surveillance permanente, tant de sa structure que de son environnement fluvial. Cette surveillance, initiée et mise en œuvre depuis plusieurs années par les services de l’État, est poursuivie par Bordeaux Métropole depuis le transfert de l’ouvrage à la Communauté urbaine en 2001.
Depuis 2003, l’instrumentation disponible pour la surveillance du pont de pierre est composée d’une centrale d’acquisition de données, de 18 capteurs de déplacement et autant d’inclinomètres et de nivelles mécaniques ; enfin de 20 points de fissures installés dans les chambres de la pile 16.
Des soins constants
Dès sa construction, l’ingénieur Deschamps avait indiqué que le pont de pierre résisterait aux siècles à condition que ses fondations soient solidement maintenues dans le lit de la Garonne. Et de fait, dès les années 1900 certaines piles ont été corsetées et des tonnes d’enrochements versées pour empêcher l’enfoncement de l’ouvrage. Depuis 1910, on observe un creusement total moyen d’une dizaine de mètres et l’enfoncement généralisé de l’ouvrage dans le lit de la Garonne, en aval comme en amont. Les derniers travaux datent de 2017-2018 : plus de 1000 filets de 2 à 3 tonnes chacun ont été déposés ainsi que 157 gabions de 12m x 12m x 0,5m d’environ 120 tonnes.
Le pont & la Garonne
Les derniers levers bathymétriques qui étudient l’évolution des fonds du fleuve, datent de 2020 et 2021. Les courants affouillent le lit de la Garonne, de part et d’autre du pont, compte-tenu du marnage. Malgré onze campagnes de travaux d’enrochements supplémentaires au long du XXe siècle, ce phénomène ne s’atténue pas. Il est désormais nécessaire de mettre en œuvre des enrochements continus pour protéger les fondations. À cette fin, une modélisation BIM (building information modeling) du fond du lit du fleuve a été réalisée pour identifier les zones à traiter. Elle est complétée par une modélisation en trois dimensions du cours d’eau lui-même qui permet de prévisualiser et prédéterminer l’impact de l’ajout de ces enrochements afin d’en calculer le dimensionnement réel.
Le traitement des principales pathologies
À l’horizon 2024, l’organisation des travaux est prévue comme suit. Il s’agira dans un premier temps de cercler et d’ajouter les micropieux sur les piles qui le nécessitent. Dans un second temps l’étanchéité totale du tablier sera reprise ainsi que le dispositif d’assainissement et l’exutoire de 1822. Enfin on pourra procéder à la reprise des parements et au ravalement pour mettre en valeur l’aspect extérieur du monument. Ce n’est qu’alors que les enrochements continus autour des piles pourront être disposés pour ne plus fragiliser l’ouvrage. En effet, l’ensemble des travaux devra se faire en limitant au maximum les agressions sur l’édifice, au risque qu’il ne se dégrade davantage qu’il ne soit restauré pendant la durée du chantier. Des forages phoniques permettront ainsi de limiter les vibrations dans l’ouvrage ainsi que les tassements immédiats. Pour réaliser les travaux d’hydraulique et de mise en valeur patrimoniale, une nacelle sera aussi utilisée. Elle sera mutualisée et permettra de respecter la structure du pont en limitant aussi les impacts sur les circulations sur l’ouvrage. Ainsi, le pont de pierre pourra sans doute conserver sa beauté et son utilité jusqu’à un jour espérons-le, fêter son trois-centième anniversaire…
Les galeries du pont
Le pont creux est desservi par des galeries qui le traversent. Sous la Restauration, le pont est devenu un objet de curiosité ; il a reçu les visites de deux princesses de la famille royale. Le 20 avril 1823, c’est en réalité la duchesse d’Angoulême qui a visité l’intérieur du pont. Et, le 14 juillet 1828, ce fut le tour de la duchesse de Berry qui a également visité l’intérieur du pont avec sa suite : avec le préfet, le maire, Deschamps et Billaudel. De curieux « carrosses » ont été fabriqués à l’occasion pour parcourir les galeries du pont. Il s’agissait en réalité de petits traineaux à roulettes encore visibles dans les galeries en 1914. Aujourd’hui, ces galeries sensibles à l’humidité et aux infiltrations d’eau laissent passer de nombreux réseaux d’une rive à l’autre et les entrailles du pont de pierre ne sont que très rarement accessibles à la visite.
La restauration des parements
Sur les façades du pont, trois teintes différentes de briques ont été repérées : rouge, ocre jaune et une teinte intermédiaire ainsi qu’un badigeon rouge d’uniformisation.
De même sur les douelles, des traces de badigeons qui semblent relativement modernes s’observent en plusieurs endroits. Cette polychromie pourrait résulter de la diversité des lieux d’approvisionnement en briques lors du chantier.
Les choix de restauration se posent alors à partir d’hypothèses. S’il s’agit d’un souhait esthétique, la polychromie des douelles est envisageable. C’est moins évident pour les façades du pont. Elles présentent en effet un contraste de teinte important entre les arches centrales et celles latérales. Le maître d’œuvre a peut-être souhaité alléger la perception de la partie centrale du pont par des teintes claires et souligner ses accroches sur les rives par un rouge plus accentué.
Notes
- Une exposition de plein air conçue par la Ville de Bordeaux et Bordeaux Métropole, présentée sur les places Stalingrad et Bir-Hakeim de mai à août 2022. Commissariat scientifique et technique : Direction générale de l’aménagement / Direction des ouvrages d’art / Archives de Bordeaux Métropole / Conservation régionale des Monuments historiques Nouvelle-Aquitaine. Iconographie : Archives de Bordeaux Métropole / Archives départementales de la Gironde / Conservatoire national des arts et métiers / Musée d’Aquitaine. Remerciements : Bibliothèque municipale de Bordeaux / Archives de l’École Nationale des Ponts et chaussées / Bibliothèque nationale de France. Impression : CG impression, 65, rue Arago 33300 Bordeaux. Graphisme : Direction de la Communication, Ville de Bordeaux.
- Voir dans le présent volume la contribution de Christophe Batard.
- Cette dernière, présentée dans les murs des Archives du 29 juin 2022 au 21 avril 2023, a donné lieu à une publication augmentée : Le temps des ponts Quatre siècles de défis bordelais Histoire(s) des franchissements de la Garonne, par les éditions le Festin, novembre 2022.
- Voir dans le présent volume l’article et le plan de ce pont publiés par Florian Grollimund.