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Peut-on parler d’une principauté d’Albret à la fin du Moyen Âge ?

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Il est bien difficile pour l’historien moderne d’appréhender les réalités médiévales à l’aide d’un vocabulaire qui ne soit ni entièrement anachronique et coupé de toute réalité historique, ni une copie trop simple des expressions de l’époque qui sont bien souvent floues ou générales pour décrire certains phénomènes. Cela n’est certes pas propre à l’histoire politique (que l’on pense à l’équivalence problématique entre miles et chevalier ou à la différence entre histoire et chronique), mais il est vrai que les mots manquent cruellement pour définir de manière claire la nature des pouvoirs exercés par les grands à la fin du Moyen Âge.

Deux termes ont été l’objet de toutes les attentions des historiens français depuis un siècle : État et Principauté. Le concept d’État tourne autour des notions d’autorité et de souveraineté1. Sa pertinence pour décrire des pouvoirs médiévaux a été discutée, et on lui a souvent associé des qualificatifs pour préciser sa nature : État féodal, territorial, princier, et même moderne2. À l’aide de ces réflexions, on a pu qualifier d’État non seulement le pouvoir des rois de France, mais aussi celui des ducs de Bourgogne et de Bretagne et dans une moindre mesure les constructions Bourbonnaise et Fuxéenne3. Mais à la question “y eut-il un État d’Albret à la fin du Moyen Âge ?”, il faut clairement répondre par la négative. Même pour une formation aussi indépendante et administrée que le duché de Bourgogne de Charles le Téméraire, Élodie Lecuppre-Desjardin a pu récemment émettre des réserves quant à la pertinence de la notion d’État, lui préférant celle de Grande Principauté4. Que dire alors du pouvoir des Albret avant 1522, date à laquelle Henri II de Navarre intégra l’héritage d’Alain le Grand, son grand père et dernier seigneur d’Albret, parmi les biens de la couronne navarraise, disposant d’une vraie organisation centralisée malgré l’invasion espagnole de 1512 ? Ils n’eurent jamais de chancellerie propre, ne s’intitulèrent jamais seigneurs “par la grâce de Dieu”, ne battirent pas monnaie…

Pourtant, il y eut indéniablement un ensemble de prérogatives et d’institutions supérieures à celles qu’exerçaient les simples seigneurs. Peut-on alors parler d’une principauté des Albret à la fin du Moyen Âge ? Bien qu’étant utilisé par les historiens depuis fort longtemps, ce terme n’est pas moins problématique que celui d’État, d’autant qu’on ne lui accole pas volontiers de qualificatifs pour en préciser la nature. Il recouvre donc des réalités très différentes selon les époques et les lieux concernés. Au Moyen Âge, le terme de principauté, bien que peu courant en latin (principatus) et encore plus rare en français, se rapportait toujours au pouvoir du prince et non à un territoire5. Par principauté, nous désignerons donc le pouvoir d’un homme, le prince, s’appliquant sur un territoire.

Mais cela ne fait que décaler la question de la définition, puisque le mot prince n’est guère moins polysémique. Le mot, formé sur la racine princeps (celui qui occupe la première place), s’applique avant tout à la souveraineté : l’adverbe principaliter se traduit par “souverainement6”. Le prince est donc avant tout celui qui n’a personne au-dessus de lui dans l’exercice de sa souveraineté, à tel point qu’en français médiéval, il signifie souvent “le souverain”. Un second sens donné au mot est celui qui se trouve immédiatement après le roi dans la hiérarchie (les prince-électeurs, par exemple). De manière générale, les spécialistes de la France des Valois combinent les deux sens du mot : sont des princes ceux qui viennent immédiatement après le roi dans la hiérarchie, et qui exercent un pouvoir souverain dans leurs domaines, dans le sens où ils se passent bien souvent de l’assentiment du monarque pour gouverner et disposent de pouvoir régaliens.

Le but de notre étude est d’estimer la pertinence du mot de principauté pour définir l’ensemble des pouvoirs que possédaient les Albret sur leurs terres. Pour cela, nous nous demanderons d’abord s’il est juste de placer les Albret parmi ceux qui viennent immédiatement après le roi de France à la fin du Moyen Âge, puis nous aborderons la question de l’origine et de l’organisation des pouvoirs des Albret. Enfin, nous questionnerons le rôle du prince et la manière dont un territoire à l’origine hétéroclite a pu se définir par rapport à sa figure.

Les Albret parmi les principes ?

Nous l’avons déjà dit, nul ne saurait se dire prince s’il ne faisait partie des premiers personnages du royaume. Dès le milieu du XIIIe siècle, le sire d’Albret était considéré comme étant le premier parmi les vassaux du roi-duc d’Aquitaine. Le Héraut Chandos parle d’ailleurs, lors de la bataille de Poitiers, du “noble prince de Labret7”, un qualificatif qui n’est donné à nul autre seigneur sinon à de véritables souverains ou au Prince Noir. Grâce à ce statut et au vu de la situation précaire de l’Aquitaine, disputée entre rois de France et d’Angleterre, les Albret reçurent de très nombreux dons des rois concurrents qui assurèrent leur fortune8. En 1359, quand Arnaud-Amanieu prit la tête de la seigneurie d’Albret, ses possessions s’étendaient sur plusieurs milliers de kilomètres carrés de l’Adour et de la Navarre jusqu’à la Garonne. Ses revenus annuels, s’élevant environ à 4000 livres (soit 24 000 livres tournois), le plaçaient à égalité avec la fine fleur de la noblesse d’Angleterre, les earls9. Il ne possédait ni comté, ni duché, mais ses terres n’étaient pas moins grandes que celles des duchés d’Orléans et de Bar, ou des principaux comtés du royaume. Il est vrai qu’Arnaud-Amanieu dirigeait un territoire principalement constitué des Landes de Gascogne, terre pauvre et peu peuplée, mais Jean-Bernard Marquette a pu estimer qu’il avait entre 200 et 300 vassaux en 1360, un chiffre proche de ceux des ducs de Lorraine ou de Bar10. En juillet 1363, lors d’une cérémonie dans la cathédrale Saint-André de Bordeaux où les principaux barons d’Aquitaine firent hommage au Prince de Galles, leur nouveau duc, Arnaud-Amanieu fut le premier de tous à prêter serment11. Autre moyen de mesurer son statut, le sire d’Albret dut s’acquitter d’une rançon après avoir été capturé aux côtés du comte d’Armagnac par les troupes du comte de Foix lors de la bataille de Launac (1362). Il dut débourser pas moins de 100 000 florins, une somme similaire aux 100 000 écus d’or demandés par Henry V au duc de Bourbon après sa capture à Azincourt ou aux 100 000 florins demandés par la ville de Metz comme prix du duc de Bar et de plusieurs de ses compagnons en 137012.

Le passage des Albret du côté français, en 1368, n’amoindrit pas leur puissance : tandis que le roi d’Angleterre envahit une bonne part de leurs domaines dans les Landes, le roi de France compensa généreusement ces pertes par des dons dans la vallée de la Garonne et en offrant le comté de Dreux. Par un beau mariage, Charles Ier ajouta aussi à ses possessions l’héritage des seigneurs de Sully et de Craon13. Avec des biens plus dispersés dans le royaume, le pouvoir des Albret sortit aussi du simple cadre de l’Aquitaine. En effet, pour être un prince dans le royaume de France, il ne suffisait pas d’être le premier en Aquitaine. Arnaud-Amanieu (1359-1401) occupa de 1382 à 1397 la charge de Grand Chambellan de France14. Son fils, Charles Ier (1401-1415), eut comme parrain le roi Charles V, qui l’éleva à Paris aux côtés de son fils Charles VI, dont il fut l’un des plus proches compagnons. Il fut lui-même parrain du futur Charles VII et devint en 1403 connétable de France15. Ses revenus considérables (73 464 livres tournois en 1405) faisaient de lui l’un des personnages les plus riches du royaume, il est vrai loin derrière les fortunes considérables des ducs de Bourgogne et d’Orléans qui pouvaient lors de certaines années dépasser les 400 000 livres de revenus16, mais bien plus qu’un autre prince de sang comme le duc de Bar par exemple qui avait, en comptant les revenus extraordinaires, un peu plus de 16 000 livres de revenus annuels moyens à la fin du XIVe siècle17.

Après une période de repli dans les années 1415-1440, où la plupart de leurs terres furent capturées par les Anglais, les seigneurs d’Albret recouvrirent vite leur puissance du début du siècle. Charles II (1415-1471) et surtout Alain (1471-1522) augmentèrent de manière considérable les possessions familiales, en récupérant les terres autrefois confisquées par le roi d’Angleterre et grâce à une série de mariages judicieux et d’héritages chanceux, pour la plupart rapidement intégrés aux possessions de la branche aînée : comté de Lesparre en 1450, comté de Périgord et vicomté de Limoges en 1456, comté d’Armagnac et tutelle sur le reste de l’héritage des comtes d’Armagnac à partir de 1484, terres des Foix-Béarn et royaume de Navarre en 1484, comté de Castres en 1494. C’est donc de manière évidente qu’après la chute du duché de Bretagne en 1491, Alain d’Albret apparut aux côtés du duc de Bourbon comme un des derniers princes capables de contester l’autorité royale, ce même si ses dettes s’étaient agrandies à la mesure de ses terres. En 1495, à cause des nombreuses seigneuries qu’il avait engagées pour les payer, il touchait un revenu ordinaire moins important que celui de son arrière-grand-père Charles Ier d’Albret en 140518 ! Si par leur puissance, les Albret sont bel et bien des “princes”, en revanche, l’origine et l’organisation de leur pouvoir diffèrent grandement de celui des principautés les mieux connues.

Les pouvoirs “princiers” des Albret : origine et organisation

“Les principautés naissent de l’hérédité des charges publiques à partir de la fin du IXe siècle, lorsque le comte, le duc ou le marquis, exerce pour lui-même les droits régaliens, en acceptant néanmoins de prêter serment de fidélité au souverain19.” Cette phrase de Bernard Demotz énonce la norme, qui concerne bien des domaines (Armagnac, Aquitaine, Bretagne, etc.) mais n’est pas une condition sine qua non pour l’existence d’une principauté. Nul comté, nul duché ou marquisat ne structure les terres des Albret avant 1471, date de l’intégration définitive de la principauté des Blois-Bretagne à leurs terres. Et encore, cette principauté centrée sur le Périgord et le Limousin était-elle fort affaiblie au moment où ils la récupérèrent.

Jusqu’en 1471, leurs domaines ne sont qu’un ensemble hétéroclite de dizaines de seigneuries bien souvent de taille modeste, placées directement dans la vassalité du roi sans aucun intermédiaire20, puisqu’à partir de 1368 le duc d’Aquitaine est un ennemi auquel les Albret ne prêtent plus hommage et que la résurgence d’un duché d’Aquitaine français confié au frère de Louis XI, Charles de Guyenne, fut trop éphémère pour jouer un quelconque rôle21. Les charges régaliennes exercées par les Albret ne furent donc pas acquises selon la chronologie et le processus habituel. Affirmant leur pouvoir à une époque où la monarchie française était puissante, les Albret durent négocier, batailler parfois pour tenter d’obtenir ou de confirmer certaines prérogatives. Ils ne furent pas les seuls dans ce cas : Philippe Charon a étudié le cas de ce qu’il nomme la principauté d’Évreux, que Charles II de Navarre voulut établir au milieu du XIVe siècle à partir d’héritages très hétéroclites et parfois éloignés géographiquement22. Si celle-ci ne dura guère à cause de sa trop grande proximité et rivalité avec la couronne des Valois, les Albret surent au contraire utiliser une situation géopolitique favorable (leurs terres étant éloignées du cœur du royaume et les rois ayant absolument besoin de leur soutien contre le roi d’Angleterre en Gascogne) pour rendre durables leurs acquis.

Nous ne ferons ici qu’un survol des principaux droits des Albret et de l’organisation de leur administration, en insistant sur quelques spécificités par rapport aux principautés habituellement étudiées. Dans leur exercice de la justice, les sires d’Albret disposaient d’un certain nombre de privilèges régaliens. Dès 1339, pour tenter de les attirer à sa cause, le roi Philippe VI de Valois leur avait accordé de nombreux droits dont celui d’avoir une cour d’appel et des juges dans leurs terres, ayant plein pouvoir pour traiter des plaintes visant les officiers inférieurs (bayles, juges et prévôts et leurs lieutenants)23. Cette cour d’appel ne fonctionnait toutefois qu’en première instance, les juges royaux se réservant un second appel. Ces concessions ne furent guère suivies d’effets, puisque les Albret rejoignirent le camp anglais l’année suivante24. Elles furent cependant confirmées par le roi Charles VI en 1406, après le retour définitif dans l’obédience française, et encore par la suite en mai 1470 par l’éphémère duc Charles de Guyenne, puis par Charles VIII en 1490 et Louis XII en 1511 et 151325. On connaît mal les activités de cette cour d’appel, faute d’archives, mais son existence ne fait aucun doute dès le milieu du XVe siècle26. La requête d’Alain d’Albret, en 1484, qui voulut avoir le droit de placer des juges d’appel dans toutes ses terres27, était une simple demande de confirmation.

Mentionnons aussi l’exercice d’un droit de grâce, prérogative régalienne dont Charles II usa par exemple en décembre 1454 vis-à-vis d’un habitant de Fargues en Condomois qui avait commis un meurtre28. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les sires d’Albret tentèrent autant que possible d’éclipser la justice royale au profit de la leur. En 1455, Charles II d’Albret demanda aux officiers royaux qui exécutaient les lettres royales dans ses hautes juridictions de ne s’adresser qu’à ses propres officiers seigneuriaux29. L’année suivante, devant les Grands Jours de Bordeaux qui voulaient juger la requête d’une abbaye de fondation royale, le procureur du sire d’Albret rappelle que les choses sont en la juridiction dudit seigneur d’Alebret, et requiert le renvoy de la cause devant le juge dudit seigneur d’Alebret30. Cependant, la documentation suggère que le sire d’Albret ne fut vraiment maître de toute justice que dans la vicomté de Limoges et dans le comté de Périgord, grâce aux institutions préexistantes dont il avait hérité. Recevant des pétitions de paysans, de clercs et de nobles qui contestaient les décisions de la justice royale, il n’hésitait pas à les défaire au nom des ordonnances qu’il avait lui-même passées dans ses domaines31.

Les Albret avaient en effet le droit “de faire des ordonnances applicables à toute l’étendue de leurs domaines32”. Autant que nous puissions en juger malgré la perte de toutes les archives émanant d’une quelconque cour d’enregistrement pour cette période, ils semblent avoir assez peu utilisé ce privilège, préférant légiférer à un niveau plus local (en tant que comtes de Périgord, vicomtes de Tartas, etc.). Nous connaissons cependant quelques-unes de ces ordonnances, comme celle du 6 février 1478, par laquelle Alain d’Albret interdit aux juges, procureurs, greffiers et sergents de son domaine d’être aussi au service de ses vassaux ou d’autres seigneurs touchant les terres de son domaine. Il ordonnait aussi à tous les procureurs de ses châtellenies qu’ils viennent une fois par an auprès de son conseil pour présenter des certificats de greffiers sur leurs causes de l’année passée. L’ordonnance fut publiée dans toutes les cours de justice du sire d’Albret33.

Dans le domaine financier, les terres des Albret furent exemptes des impôts royaux par Charles V, mais à partir de 1455, ce privilège ne fut plus respecté par les rois, malgré les plaintes répétées des Albret34. Ceux-ci cédèrent toutefois, peut-être car ils levaient par ailleurs régulièrement des taxes dans leurs domaines sans nulle autorisation royale (sauf dans le cas du soquet). Comme d’autres seigneurs du Sud-Ouest, l’interdiction formelle de tels agissements en 1439 ne les arrêta nullement. Il faut dire que leur revenu ordinaire était largement insuffisant pour leur permettre de mener leur politique ambitieuse. Au début des années 1490, les Albret levèrent ainsi 12 000 livres d’impôt extraordinaire sur leurs seules terres de Gascogne, soit presque autant que leur revenu ordinaire sur l’ensemble de leurs possessions35. Si les rois fermèrent les yeux sur ces pratiques, il n’en fut pas de même pour les innombrables péages que les Albret avaient installés le long de la Garonne et de ses affluents sans nulle autorisation royale. En 1470, Charles, duc de Guyenne, saisit 18 de leurs péages sur la Garonne, et après un accord, ne leur en laissa que six. Des recours du sire d’Albret dans les années suivantes lui permirent d’en récupérer quelques autres, mais le roi ne tolérait plus une taxation excessive des marchandises telle qu’elle avait pu exister auparavant36. L’autonomie des Albret sur le plan financier avait ses limites : on était loin, dans ce domaine, des comtes d’Armagnac ou de ceux de Foix-Béarn, qui battaient monnaie en leur nom37.

Tournons-nous à présent vers l’administration centrale des domaines des Albret. Les historiens d’autres principautés ont montré l’importance d’une administration centrale pour créer un sentiment d’appartenance à une même communauté politique38. Au contraire des archives assez nombreuses concernant les duchés de Bourbon, de Savoie ou même les comtes d’Armagnac, celles se rapportant au gouvernement des Albret à la fin du Moyen Âge sont indigentes. Disposant d’un ensemble très hétérogène de seigneuries, les Albret attendirent la seconde moitié du XVe siècle pour centraliser leurs archives et produire les premiers inventaires exhaustifs de leurs papiers, et ils s’intéressèrent bien plus aux papiers de famille qu’à ceux de leur administration. L’autre raison de la pauvreté des documents, c’est qu’avant 1360, comme le note Jean-Bernard Marquette : “On ne voit jamais apparaître le moindre embryon de ce que l’on pourrait appeler une ‘administration centrale’, dont la nécessité, sur le plan financier en particulier, semble évidente39.” Au niveau local, dès le milieu du XIVe siècle, leur administration était perfectionnée et ne changea guère par la suite : bayles, capitaines et châtelains représentaient le seigneur pour la guerre et la justice, assistés par des juges et des greffiers, tandis que les claviers et les receveurs étaient chargés des affaires financières, et que de nombreux procureurs avaient des attributions temporaires sur un domaine ciblé40. Mais au niveau supra-seigneurial, nulle trace d’un receveur ou d’un procureur qui eût un pouvoir sur un domaine plus large qu’une simple seigneurie. Les Albret ayant acquis très vite de nombreuses terres, il leur fallut quelques décennies avant d’en tirer les conséquences sur le plan administratif.

Le rôle décisif revint à Charles Ier : prince de sang Valois élevé à la cour de Charles V, il s’en inspira pour réformer le gouvernement de ses terres au début du XVe siècle41. Cette influence se ressent d’ailleurs dans le choix des hommes : Andry Courtevache, auditeurs des comptes de Charles Ier, siégeait à la chambre des comptes du roi, tandis que son receveur général de 1404 à 1406, Louis de Laleu, gérait plusieurs greniers à sel de Normandie pour Charles VI. Plutôt que ses vassaux gascons, peu habitués à ces nouvelles tâches, Charles Ier semble avoir privilégié pour sa nouvelle administration des serviteurs du roi bien souvent originaires de Normandie. Il est possible que dans une moindre mesure il ait aussi copié l’administration de la puissante baronnie de Sully, dont il avait épousé l’héritière en 140142.

Au contraire de son père Arnaud-Amanieu, qui était toujours apparu seul dans les actes, les actes de Charles Ier et de ses lieutenants mentionnent volontiers son conseil. N’ayant certainement pas créé ce conseil, il lui donna une fonction gouvernementale bien plus claire, puisqu’on le voit gérer les aveux et veiller à l’exécution des ordres et paiements en l’absence du seigneur parti guerroyer en tant que connétable. Peu après avoir succédé à son père, il mit aussi en place une chambre des comptes pour contrôler l’action de ses serviteurs, des simples lieutenants aux receveurs généraux, qui devaient régulièrement venir à Paris, lieu où siégeait cette cour (et lieu de résidence principal de Charles d’Albret) pour rendre des comptes. À cette époque, la chambre de comptes ne comprenait sans doute qu’un seul auditeur à plein temps assisté ponctuellement par des auditeurs temporaires spécialistes des questions financières. Nous ne savons guère plus sur cette institution, faute d’avoir la moindre ordonnance concernant son fonctionnement. En se dotant d’une chambre des comptes vers 1401, les Albret n’avaient au fond que quelques décennies de retard sur la plupart des principautés françaises : c’est en effet dans les années 1360-1380 qu’elles apparurent dans les duchés de Bretagne (1365), d’Anjou (1368), de Bar (vers 1372) de Berry (1379)… Il est possible que la chambre des comptes d’Albret ait disparu dans la tourmente des années 1420, lorsque les Albret se replièrent en Gascogne, car nous n’en avons aucune mention pendant plusieurs décennies, mais un texte montre qu’au plus tard en 1473, Alain d’Albret disposait à nouveau d’une telle institution, désormais située en Gascogne43.

Parmi les autres créations de Charles Ier d’Albret, mentionnons encore l’office de receveur général de toutes ses finances au plus tard en 140444, qui gérait aussi bien les dépenses de l’hôtel que celles de l’administration du seigneur. Passant le plus clair de son temps en campagne militaire ou à la cour royale de Paris, Charles Ier administra directement le comté de Dreux ; en revanche, il créa des administrateurs généraux pour ses autres terres, notamment en Gascogne, où il ne se déplaça guère plus de deux ou trois fois. En dessous du receveur général de toutes ses terres existait un receveur général de Gascogne, qui centralisait les comptes des receveurs locaux de cette région. On ne sait si une telle charge existait dans d’autres terres. Pour les questions politiques, un gouverneur de Gascogne fut nommé à partir de novembre 1406. En 1415, il y eut même deux gouverneurs. Entourés d’autres procureurs ou conseiller de leur sire, ils négociaient en son nom pour des affaires délicates comme les trêves avec l’Angleterre, ne demandant son aval que pour la conclusion finale de l’accord. En dehors de Gascogne, un “garde et gouverneur” des fiefs du sire d’Albret en Berry est aussi mentionné, sans que nous en sachions plus sur son rôle45.

Avec le repli définitif des Albret en Gascogne en 1415 et le passage des possessions berrichonnes à une branche cadette, ces charges de gouverneur semblent avoir disparu. En revanche, l’administration du trésor se diversifia et se spécialisa. En 1495, les finances d’Alain d’Albret étaient dirigées par un “général des finances”, assisté d’un contrôleur général, de différents “clercs de la dépense de monseigneur” et de commis du trésor46. Au niveau supra-local, on note la présence d’un receveur général de Limousin et de Périgord et d’un trésorier général en deçà du Ciron, qui centralisent les recettes de nombreux receveurs locaux, dont les compétences s’étendent désormais souvent sur de petits groupements de seigneuries.

Dans ce tableau d’institutions centrales qui apparaissent à la fin du Moyen Âge manque curieusement une chancellerie. Dès 1260, les Albret avaient pris l’habitude de passer la grande majorité de leurs actes auprès de notaires publics, dont certains étaient nommés par eux dans leurs seigneuries, et travaillaient essentiellement pour leur compte47 (comme Pierre de Laconys, contemporain d’Arnaud-Amanieu, qui signait : “notaire de Nérac et de toutes les terres dudit seigneur [d’Albret]48”). Si au milieu du XIVe siècle, l’absence d’une chancellerie dans leurs terres pouvait passer pour le résultat d’une “crise de croissance”, allant de pair avec l’absence d’institutions supra-seigneuriales, une telle explication n’est plus possible par la suite : jusqu’en 1522, date à laquelle la chancellerie de Navarre devient celle des Albret, nous n’avons aucune trace d’une chancellerie d’Albret, alors que tant d’autres institutions s’étaient mises en place49. Les ducs de Bar, qui n’eurent aucun chancelier avant 1417 (soit bien peu de temps avant la disparition de leur principauté), utilisaient tout de même à l’occasion un grand sceau, confié à un garde du sceau50. Rien de cela chez les sires d’Albret. Ils eurent bien des secrétaires, qui rédigèrent un certain nombre de leurs actes (reconnaissances, quittances, mandements), mais ceux-ci étaient scellés du sceau personnel du seigneur. Les actes les plus importants étaient passés devant des notaires. Les Albret avaient donc une manière tout à fait originale de concevoir le lien entre le pouvoir seigneurial et les notaires publics.

Dans le domaine diplomatique, enfin, les Albret agirent bien souvent en princes souverains, n’hésitant pas à conclure seuls des trêves particulières pour leurs terres avec le roi d’Angleterre, voir même négocier des alliances avec celui-ci en 1413 et en 142051. Les Albret multipliaient aussi les guerres privées, malgré les interdictions répétées du pouvoir royal à ce sujet52. Cette indépendance diplomatique n’empêchait pas les Albret d’agir le plus souvent en fidèles soutiens du roi de France. Dans les années noires du règne de Charles VII, ils combattirent sans relâche à ses côtés, et Charles II d’Albret ne rejoignit pas les complots de la Praguerie. Il faut dire qu’au contraire d’autres princes de la même époque, les Albret devaient l’essentiel de leur fortune aux dons royaux et avaient besoin de l’aide du roi pour récupérer leurs terres occupées par les Anglais. Une fois cet objectif atteint, en 1453, leur attitude changea peu à peu. En 1465, Charles II rejoignit brièvement la ligue du Bien Public, sans guère la soutenir par les armes, pour se plaindre de la mainmise du roi sur des terres qu’il réclamait comme faisant partie de son héritage spolié par les Anglais53. Après une période de réchauffement due à l’amitié entre Louis XI et Alain d’Albret, ce dernier n’eut aucun scrupule, de 1486 à 1490, à prendre les armes contre Charles VIII dans la Guerre Folle, pour défendre ses intérêts puis pour réclamer l’héritage du duché de Bretagne54. Il y affronta l’armée royale à plusieurs reprises, mais sut rentrer à temps dans la grâce du roi pour maintenir son pouvoir et ses privilèges : il avait peut-être médité l’exemple d’autres princes avant lui tombés de plus haut…

La figure du prince et la construction d’un territoire

Nous l’avons dit, les Albret dirigent un ensemble de seigneuries que ni l’histoire, ni la géographie, ni même la langue unissent. Pour donner une cohérence et une unité à un tel ensemble, la figure du prince et de sa lignée est d’autant plus cruciale. Les Albret comprirent bien cela et ils gouvernèrent “en famille”. En leur absence, ils n’hésitaient pas à faire intervenir leurs mères, frères, cousins dans la gestion de leurs terres. Charles Ier choisit l’un de ses cousins comme gouverneur de Gascogne, tandis qu’un autre cousin et sa mère négociaient auprès des Anglais, et qu’un troisième cousin occupait la fonction de sénéchal de Bazadais, c’est-à-dire le seul poste d’importance qui ne relevait pas directement du seigneur d’Albret dans la région55. Une lignée cadette comme celle des Albret de Sainte-Bazeille fut ainsi tout au long de son existence entièrement dévouée au service de la branche aînée, lui fournissant des gouverneurs, procureurs, menant ses armées en son nom.

Le sire d’Albret exerçait un pouvoir effectif sur ses vassaux directs, mais aussi un soft power sur ce que les textes nomment les adherens. Ceux-ci n’étaient pas leurs vassaux directs, ou seulement pour une part de leurs terres, mais ils étaient liés au seigneur d’Albret en personne par des liens divers. Il pouvait s’agir d’un poste d’officier prestigieux dans son administration (ce fut le cas des sires de Xaintrailles et des Talauresse, famille de La Hire), de liens familiaux (comme les seigneurs de Tonneins), ou bien simplement de seigneuries ou de municipalités dont le seigneur d’Albret était le protecteur autoproclamé. Ils participaient aux guerres aux côtés des Albret, qui négociaient en leur nom pour toute trêve avec l’ennemi anglais.

Notons qu’au contraire des comtes de Foix ou des ducs de Bourbon, les Albret ne formalisèrent jamais ce lien par des contrats d’alliance individuels56. Le prestige et la puissance du seigneur d’Albret étaient donc les seuls éléments qui reliaient ces adherens à l’obédience des Albret. Cela n’allait pas sans risque, notamment pour des villes aussi importantes que Bergerac ou Bazas, ou bien pour de puissants potentats comme l’évêque de cette dernière ville. En 1415, lorsque le pouvoir du sire d’Albret fut affaibli par la guerre civile, la ville de Bazas refusa d’être incluse dans la paix négociée par les représentants du seigneur, qui durent donc assurer les émissaires anglais que leur maître était suffisamment fort pour pouvoir forcer la ville récalcitrante à reconnaître le traité obtenu57.

Dans l’arsenal utilisé ailleurs pour légitimer la figure du prince, l’historiographie joue souvent un rôle privilégié. Curieusement, comme les comtes d’Armagnac, les Albret n’ont laissé derrière eux aucune chronique dynastique, même tardive. Il y eut bien quelques généalogies : la seule que l’on puisse faire remonter à l’époque médiévale les liait sans doute à Brutus, fondateur légendaire du royaume d’Angleterre. Les autres ne furent écrites qu’à l’époque moderne et lièrent tardivement les Albret aux rois de Navarre ou aux ducs d’Aquitaine carolingiens58. Rien en tout cas ne légitimait dans le passé leurs possessions de la fin du Moyen Âge, trop éparses et septentrionales pour même se prêter à la reconstruction d’un hypothétique duché de Gascogne. Pragmatiques, les Albret n’imposèrent jamais dans leurs représentations ou par leur administration une idéologie unifiée liant leur dynastie à leur territoire. En Périgord, à Dreux ou en Armagnac, ils agissaient avant tout comme héritiers des comtes locaux, laissant partout en place les officiers nommés par leurs prédécesseurs. Cependant, certains indices nous montrent que la figure du prince était bel et bien la clé de voûte de l’unité de ces territoires si divers.

Le principal est l’utilisation constante, jusqu’en 1522, du titre de “seigneur d’Albret” dans les actes émis par les Albret (et dans les actes les concernant). Alain d’Albret, avait pourtant l’embarras du choix quant aux titres honorifiques : en 1501, il énumérait ainsi ses titres dans une lettre parmi d’autres : Alain, sire d’Albret, conte de Dreux, de Gaure, d’Armaignac, de Penthieuvre, de Perigort et de Castres, vicomte de Tartas et de Limoges, seigneur d’Avesnes59. L’ordre des titres n’est jamais anodin à cette époque : dans les honneurs de la cour comme dans les textes, les seigneurs passent après les vicomtes, qui eux-mêmes cèdent le pas aux comtes, qui font de même pour les ducs. Six fois comte et deux fois vicomte, Alain choisit pourtant de commencer par son titre le plus modeste, celui de seigneur d’Albret ; et lorsqu’il n’énonce pas tous ses titres, il est simplement “sire d’Albret”. On rétorquera qu’il s’agit là de son titre le plus ancien : pourtant, dans la même situation, les sires de Montfort prirent le titre de ducs de Bretagne. Seuls les Albret gardèrent ce titre peu glorieux de seigneurs60. De même, dans leur héraldique, ils conservèrent jusqu’en 1522 le blason de gueules plain d’Albret, simplement augmenté de deux quartiers des armes de France à partir de la concession héraldique faite par Charles VI à son cousin germain Charles d’Albret en 139061. Jamais à ma connaissance ils n’utilisèrent les armes des comtés de Dreux, d’Armagnac ou de Périgord.

L’importance de la seigneurie de Labrit, qui est celle dont ils tirèrent leur nom, était pourtant fort modeste. Si des seigneuries étaient au cœur de la puissance des Albret, c’était Casteljaloux, lieu de leur résidence principale et de leur nécropole dès le XIIe siècle, ou Nérac, où ils s’installèrent durablement à partir du milieu du XVe siècle. Mais par l’expression seigneur d’Albret, des terres bien plus vastes que le seul lieu de Labrit et ses environs étaient incluses. Dès le milieu du XIVe siècle, on voit Bérard et Guitard, frères cadets de Bernard Ezi V d’Albret, lui promettre de ne rien demander en la terre de Lebret, c’est assavoir : en la ville de Castelgeloux, Nerac, Meilhan, Ailhas, Caseneufve, Castet neuf de Cernes, de Sore, de Lebret62. De manière évidente ici, le mot “Lebret” désigne deux réalités bien différentes : la seigneurie de Labrit et un ensemble de terres recouvrant le cœur historique des possessions des seigneurs d’Albret.

Ce pays d’Albret, façonné par ses seigneurs à partir de nombreuses seigneuries sans liens préexistants, n’était pas qu’une réalité administrative. Lors de ses pérégrinations entre le comté de Foix et le Béarn en 1388, le chroniqueur Jean Froissart utilise à plusieurs reprises le mot de Labrissiens pour désigner tous les hommes obéissant au sire d’Albret, et non uniquement ceux originaires de Labrit63. En septembre 1406, Pey-Arnaud de Béarn écrivit à la Jurade de Bordeaux pour lui expliquer qu’il n’a pu obtenir aucune trêve auprès des Labridenx, qui l’ont attaqué peu auparavant64. En 1420, le registre de la même Jurade mentionne la déposition de Guiraut Tosqua parlant de deux Labridens faits prisonniers. Ils nomment ainsi les habitants des terres des Albret sans distinction. Ces trois mentions ont lieu dans un contexte de guerre (contre le comte de Foix ou contre les Anglais), et ce n’est pas un hasard. Les conflits ont dû contribuer à créer une identité commune autour de leurs seigneurs.

La première mention de l’Albret comme entité géographique bien plus large que la seigneurie originelle apparaît dans une carte dessinée à la fin du règne de Charles VII pour illustrer un abrégé des Grandes chroniques de France65. Elle résume la France à 45 régions ou villes, et le Sud-Ouest du royaume n’y est représenté que par une poignée de lieux parmi lesquels on ne trouve ni les comtés de Foix et d’Armagnac, ni le Béarn, mais en revanche, on y remarque une région nommée Alebreth, qui est vaguement placée entre Bordeaux, le Berry, Toulouse et Limoges, mais est distincte de la Guyenne. De manière peu courante, là où de nombreuses lignées prenaient le nom de la terre qu’ils gouvernaient, les sires d’Albret donnèrent leur nom à un territoire. Dès lors, s’intituler “sire d’Albret” revenait à se proclamer maître d’une vaste étendue de terres qui n’avait rien à envier à certains duchés par sa superficie, et dont l’unité se résumait à ses seigneurs, qui l’avaient façonnée.

Il est assez aisé de fixer les limites du pays d’Albret. Comme nous l’avons dit, il se définissait comme le cœur de leurs domaines, constitué des nombreuses seigneuries modestes anciennement possédées par cette lignée. Ses frontières ne varièrent donc guère au fil des années, et l’on peut considérer que dès la fin du XIVe siècle ce territoire fut fixé dans ses grandes limites : les possessions d’Arnaud-Amanieu après son ralliement à la couronne française en 1368 recouvrent en grande partie ce qui devint par lettres patentes du 29 avril 1550 le duché d’Albret66 : un vaste quadrilatère troué allant de l’Adour à l’Isle, au nord de la Dordogne, et de l’Agenais à la Grande-Lande.

L’unité des terres des Albret autour de leur prince, acquise semble-t-il à la fin du XIVe siècle, ne s’étendit cependant jamais à leurs acquisitions postérieures, à l’exception de la côte Landaise récupérée par Charles II (mais les Albret l’avaient déjà possédée avant 1368). Le comté de Dreux et les terres du Berry acquises par Charles Ier étaient trop lointaines, tandis que les comtés de Périgord ou d’Armagnac obtenus sous Alain d’Albret avaient une identité déjà trop marquée pour se fondre dans celle du pays d’Albret. Les nombreuses acquisitions du XVe siècle ne firent donc paradoxalement qu’affaiblir les Albret. Alain d’Albret se perdit en des procès innombrables contre ses vassaux du Périgord ou pour posséder les comtés de Castres et d’Armagnac, sans que le coût élevé de ces acquisitions renforce véritablement son pouvoir.

Peut-on parler de principauté d’Albret à la fin du Moyen Âge ? Cela ne nous semble pas possible au XIVe siècle. L’absence de toute organisation supra-seigneuriale nous semble rédhibitoire. Comment alors qualifier les privilèges inhabituels qu’ils avaient déjà, et leur puissance peu commune pour de simples seigneurs ? Existe-t-il un intermédiaire entre la seigneurie “classique” et la principauté ? Nous voudrions ici suggérer l’utilisation du mot de baronnie. Bien plus fréquent que celui de principauté dans les textes médiévaux, il se rapporte là encore à la notion de souveraineté. Ainsi Philippe de Beaumanoir, dans ses Coutumes du Beauvaisis, remarque : “en tous lieux où le roi n’est pas nommé, nous entendons de ceux qui tiennent en baronnie, car chacun baron est souverain en sa baronnie67.” Si l’usage du mot est assez libre, il est principalement utilisé pour désigner de grands seigneurs ayant des droits sur plusieurs châtellenies où ils exercent certains droits régaliens, et dont le fief relève directement du roi. L’exemple le plus connu est celui des quatre “baronnies de France” : Coucy, Craon, Sully et Beaujeu68. Il ne semble pas déplacé, au regard de cette définition, de parler d’une baronnie d’Albret au XIVe siècle.

À partir de Charles Ier, nous considérons en revanche que les Albret rentrèrent dans la catégorie des princes, exerçant leur pouvoir sur une principauté. Celle-ci était assez modeste mais cohérente : constamment menacée par les Anglais, elle dépendait cependant trop de l’aide des armées de Charles VII pour développer autant que d’autres son autonomie vis-à-vis du roi. Démultipliant leurs possessions à la fin du XVe siècle, les Albret s’affirmèrent comme un contre-pouvoir, mais dans le même temps fragilisèrent l’assise de leur puissance, contestés par leurs nouveaux vassaux qui ne se reconnaissaient pas dans leur prince, soutenus dans leurs agissements par un pouvoir royal de plus en plus centralisateur, qui voyait d’un mauvais œil la constitution d’une immense principauté féodale dans le Sud-Ouest. L’heure de gloire des Albret arriva trop tard pour qu’ils puissent avoir le destin des ducs de Bretagne ou de Bourgogne. Leur principauté fut à deux vitesses, entre un modeste pays d’Albret bien intégré et des périphéries turbulentes qui épuisèrent les ressources du long règne d’Alain d’Albret69. En 1522, à la mort du dernier seigneur d’Albret distinct des rois de Navarre, l’unité de ses terres était encore bien précaire. Se fit-elle vraiment un jour ? Je laisse aux spécialistes des Albret du XVIe siècle le soin de répondre à cette question.

Les domaines des Albret à la fin du XVe siècle.
Fig. 1. Les domaines des Albret à la fin du XVe siècle.

Abréviations particulières

  • AHG : Archives historiques du département de la Gironde, 58 vol., Paris-Bordeaux, 1858-1933.

Sources éditées

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Notes

  1. Le dictionnaire du CNRTL définit ainsi le mot : “Autorité politique souveraine, civile, militaire ou éventuellement religieuse, considérée comme une personne juridique et morale, à laquelle est soumise un groupement humain, vivant sur un territoire donné.” <www.cnrtl.fr/definition/état, consulté le 15/08/2018>.
  2. Carbonell 1993, 297-312. Voir encore la mise au point de Lecuppre-Desjardin 2016, 350-355.
  3. Schnerb 2005 ; Kerhervé 1987 ; Leguai 1969, à lire désormais à la lumière des travaux d’O. Mattéoni  1998 ; Tucoo-Chala 1960.
  4. Lecuppre-Desjardin 2016, 350-355.
  5. Il faut attendre Machiavel pour que le mot désigne un territoire. Sur cela, et ce qui suit, voir Pacaut 1973, 26.
  6. Ibid., 23.
  7. Héraut Chandos, éd. Tyson 1975, v. 624.
  8. Marquette 2011, 483-484.
  9. Ce calcul, qui n’est qu’approximatif, se fonde sur les revenus connus en Gascogne de son fils Charles Ier et sur les indemnisations consenties par Charles V pour compenser la perte de revenus qui accompagna son ralliement à la France en 1368 (Courroux 2019, 26 et 113-114). Sur le revenu moyen des earls, voir Given-Wilson 1987, 66 : For an earl, the minimum was £1000, but most of them enjoyed at least double this ; £4000 or more, however, definitely made one a riche earl.
  10. Marquette 2011, 385. À titre de comparaison, le duc de Lorraine a un peu moins de 250 vassaux au début du XVe siècle, le duc de Bar un peu plus de 275 en 1411 (Bouyer 2014, 188).
  11. Beriac et Ruault 1996, 207-227.
  12. Huillard-Bréholles 1874, 47 ; Bouyer 2014, 679.
  13. Courroux 2019a.
  14. Archives départementales de Pyrénées-Atlantiques (désormais AD 64), E 48/10 et 150 fol. 7r.
  15. Archives nationales (désormais AN), P 2297, 405-407.
  16. Biver, éd. 1934/35, 43-58 ; Nordberg 1964, 22 et 36 ; Courroux 2019, 113-114.
  17. Bouyer 2014, 565.
  18. Le compte de 1495 (AD 64, E 89) donne des revenus ordinaires théoriques (en dehors des dons royaux ou des impôts extraordinaires) de 36 000 livres, mais le sire d’Albret n’en touchait qu’environ 15 000 à cause des terres engagées, tandis que Charles d’Albret touchait 28 000 livres tournois en revenus ordinaires (Courroux 2019, 114).
  19. Pacaut 1973, 21-22.
  20. Voir par exemple la liste contenue dans l’hommage prêté à Louis XI en 1461 (AD 64, E 71/12).
  21. Notons d’ailleurs que les comtes d’Armagnac et de Foix furent exemptés d’hommage à Charles de Guyenne, étant eux-mêmes possesseurs de dignités comtales directement subordonnées au roi de France, tandis que le sire d’Albret, qui ne possédait comme seul comté que le modeste comté de Gaure, dut lui prêter hommage.
  22. Charon 2014.
  23. AN, JJ 161, n° 28, fol. 19 sq (confirmation de 1406). Le roi leur accordait aussi le droit de connaître les contrats et excès commis sur les voies publiques dans leur domaine, et reconnaissait leur droit de haute et basse justice sur de nombreuses terres du Bazadais et de l’Agenais qu’ils possédaient déjà comme seigneuries.
  24. Marquette 2011, 433.
  25. Voir AD 64, E 14, fol. 68v et 93v, E 74 et Luchaire 1877, 162-163.
  26. Marquette 2011, 433, pensait qu’elle n’avait pas existé, mais elle est mentionnée en 1461 dans les coutumes de Gensac (AN, R2 118), et il y a un juge d’appel dans la vicomté de Limoges en 1478 (AD 64, E 76). Ce n’est qu’en 1503 cependant qu’une ordonnance détaille le fonctionnement de cette cour d’appel (AD 64, E 95).
  27. AD 64, E 84 bis, n° 13, fol. 1v.
  28. Harris 1994, 93, qui cite AD 64, E 161 (sans numéro).
  29. Ibid., 93, qui cite E 229, cahier non coté, fol. 2r-4v.
  30. Archives Historiques de Gironde (désormais AHG), IX, 1867, 94.
  31. Harris 1994, 93-95 et AD 64, E 656.
  32. Luchaire 1877, 162-163, citant AD 64, E 74.
  33. AD 64, E 76/11.
  34. AHG, VIII, 1866, 103-106 et Valois 1888, 296-297.
  35. AD 64, E 89 et Harris 1994, 67.
  36. AD 64, E 76/10.
  37. Bompaire 2014 ; Barrois 2004, 29-30.
  38. Contamine & Mattéoni, dir. 1996.
  39. Marquette 2011, 403.
  40. Ibid., 399-403 et Courroux 2019, 119 sq.
  41. Sur ce qui suit, voir Courroux 2019, 131-132.
  42. Dès 1397 au moins, les seigneurs de Sully avaient une chambre des comptes, comme quelques autres puissantes baronnies de l’époque, cf. Contamine 2016, 259-266.
  43. AD 64, E 75/9.
  44. Voir Courroux 2019, 124-126.
  45. Des gouverneurs sont aussi nommés par Édouard III, duc de Bar, pour gouverner ses terres alors qu’il est occupé à Paris de 1411 à 1415 (cf. Bouyer 2014, 329).
  46. AD 64, E 89, passim.
  47. Marquette 2011, 402-403.
  48. AD 64, E 14, fol. 111v.
  49. Le manuscrit BnF fr. 2811, fol. 168, contient une lettre du 17 octobre 1471 envoyée au nom du sire d’Albret à Louis XI, signée “Chanselier”. Les archivistes royaux ont noté au dos : “du chancelier de monseigneur d’Alebret”. Mais la formulation (on devrait avoir “le chancelier du sire d’Albret”) et l’orthographe suggèrent un nom de famille et une erreur des archivistes.
  50. Bouyer 2014, 451-461.
  51. Voir Courroux 2018.
  52. Luchaire 1877, 182 sq.
  53. BnF Collection Doat (désormais Doat), 221, fol. 254 sq et Weiss, éd. 1841, 11-12.
  54. Clément-Simon 1874.
  55. Sur ce qui suit, voir Courroux 2019, 103.
  56. Lewis 1985 ; Mattéoni 2010.
  57. Barckhausen, éd. (1883), 255-285 et notamment 268-269.
  58. Courroux 2019b.
  59. AD 64, E 94.
  60. Certains contemporains furent déroutés par ce titre inhabituel pour de grands seigneurs : le Héraut Berry, dans son armorial, parle, erronément du “conte de Lebret” (BnF, ms. fr. 4985, fol. 23r).
  61. Voir la base Sigilla, <www.sigilla.org>.
  62. AD 64, E 13, fol. 67r. L’inventaire mentionnant ce document n’en donne malheureusement pas la date précise.
  63. Trois occurrences sont relevées au livre III dans le site Online Froissart (<https://www.dhi.ac.uk/onlinefroissart/>, consulté le 09 septembre 2018).
  64. Barckhausen, éd. (1873), 35.
  65. BnF, ms. fr. 4991, fol. 5v. Le manuscrit est composite, et contient aussi des parties rédigées plus tardivement. La carte a été étudiée par Serchuk 2007.
  66. Les lettres patentes du 29 avril 1550 érigèrent un duché simple, mais elles ne furent pas enregistrées, et à la mort d’Henri d’Albret le 25 mai 1555, les terres revinrent à leur état antérieur. Il fallut attendre les lettres de décembre 1556 pour que l’érection en duché soit définitive (AN, X1A 8620, fol. 426v-430r et R283 : ms. BnF fr. 4584, 38-49).
  67. Philippe de Beaumanoir, Coutumes du Beauvaisis, XXXIV, cité par Pacaut 1973, 26.
  68. L’expression est d’époque, voir le manuscrit BnF fr. 18 760, fol. 269v.
  69. C’est aussi la conclusion de Luchaire 1877, passim.
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ISBN html : 978-2-35613-543-8
ISBN pdf : 978-2-35613-545-2
ISSN : 2741-1818
13 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Courroux, Pierre, “Peut-on parler d’une principauté d’Albret à la fin du Moyen Âge ?”, in : Bidot-Germa, Dominique, Courroux, Pierre, Lamazou-Duplan, Véronique, dir., Gouverner et administrer les principautés des Alpes aux Pyrénées (XIIIe-début XVIe siècle), Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 20, 2023, 279-293, [en ligne] https://una-editions.fr/peut-on-parler-dune-principaute-dalbret-a-la-fin-du-moyen-age [consulté le 22/12/2023].
doi.org/10.46608/primaluna20.9782356135438.18
Illustration de couverture • Édouard III accorde la Guyenne à son fils Édouard de Woodstock, dit le Prince noir, 1362 (British Library, Londres, ms. latin Cotton Nero D. VI fo 31, fin du XIVe siècle).
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