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Article 1•
Antique, moderne et temps présent : la carrière et l’œuvre de Michel Ivanovič Rostovtzeff (1870-1952)*

par

* Extrait de : M. I. Rostovtzeff, Histoire économique et sociale de l’Empire romain, Paris, Robert Laffont,
Collection Bouquins, 1988 (Traduit de l’anglais par Odile Demange), “Introduction”, I-LXXXIV.

La Social and Economic History of the Roman Empire (SEHRE), publiée en 1926 à Oxford, par M. I. Rostovtzeff, émigré russe qui enseignait alors à l’université Yale, aux États-Unis, fut traduite en allemand, en italien, en espagnol, puis rééditée en 1957 en Grande-Bretagne. Aux États-Unis comme en Europe (et même en France, quoiqu’elle n’eût jamais été traduite en français avant 1988), elle fut énormément lue et méditée, en particulier par les professeurs et les étudiants. Davantage même que sa sœur cadette, la Social and Economic History of the Hellenistic World, du même auteur, elle aussi publiée en anglais et traduite en allemand et en italien. Elle fut d’autant plus pratiquée dans les universités que les manuels d’histoire ancienne, avant la Seconde Guerre mondiale, n’étaient pas nombreux. Les deux Histoires économiques et sociales élaborées par M. I. Rostovtzeff remplissaient à la fois plusieurs fonctions. C’étaient des ouvrages de synthèse, qui défendaient des thèses précises et présentaient une indéniable cohérence intellectuelle. C’étaient de remarquables bilans des problèmes économi­ques et sociaux, et en particulier de la documentation archéologique et épigraphique en ces matières. Comme Rostovtzeff ne se limitait jamais à y parler d’économie et de société, et y traitait abondamment de la politique des États, elles étaient même susceptibles de tenir lieu de manuels généraux d’histoire hellénistique ou romaine.

Au cours des deux ou trois dernières décennies, quoiqu’elles eussent pris de l’âge, que la bibliographie se fût enrichie, et malgré l’influence de M. I. Finley, hostile aux orientations de Rostovtzeff, les ouvrages de ce dernier sont restés très lus, et demeurent une référence historiographique obligée1.

Dans ces conditions, pourquoi ses deux Histoires économiques et sociales n’ont-elles jamais été traduites en français ? Il est difficile d’en décider. D’une manière générale, il est vrai que les éditeurs français ont publié, en sciences humaines, beaucoup moins de traductions que leurs confrères étrangers, italiens par exemple.

Avant d’envisager la carrière et le cheminement de Rostovtzeff, que je précise en tout cas quatre raisons pour lesquelles il est important que ces œuvres puissent enfin être lues en français. Remercions à ce propos Claude Nicolet, qui souhaite depuis longtemps une telle traduction, ainsi que Guy Schoeller, directeur de la collection “Bouquins”, et les éditions Robert Laffont. C’est d’autant plus heureux que nous disposons ainsi d’une excellente traduction, à la fois exacte et agréable à lire, dont il faut chaudement féliciter Mme Odile Demange.

“L’History de Rostovtzeff est certainement le chef-d’œuvre de l’historiographie contemporaine”, écrivait en 1959 Santo Mazzarino dans un livre consacré à l’idée que les anciens et les modernes se sont faite de La Fin du monde antique2. C’est-à-dire à la façon dont ils ont résolu le “Gibbon’s problem” : pourquoi l’Empire romain d’Occident a-t-il connu le déclin, avant de se désintégrer ? Depuis le fameux ouvrage d’Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain (1776)3, d’innombrables historiens et penseurs se sont posé ce problème, à la fin du XIXe siècle et surtout après la Grande Guerre, quand le déclin de l’Europe et le recul de la civilisation libérale devinrent pleinement perceptibles4. Rostovtzeff compte au nombre de ces historiens et penseurs. Quoique sa SEHRE couvre quatre à cinq siècles de l’histoire de Rome (du dernier siècle de la République à la tétrarchie et au règne de Constantin), elle est tendue, de la première à la dernière ligne, vers le problème du déclin, qui constitue sa cohérence et son originalité. À ce problème, Rostovtzeff est un des seuls à avoir apporté une solution essentiellement économique et sociale. Quand le livre est sorti, les lecteurs perspicaces n’ont pas manqué de s’en apercevoir. Dans un article qu’il a consacré à la traduction italienne de la SEHRE, le grand économiste Luigi Einaudi, qui fut président de la République italienne de 1948 à 1955, félicitait Rostovtzeff d’avoir aussi brillamment rendu compte de la décadence de l’Empire romain, et de l’avoir fait d’une manière qui est aussi caractéristique de notre époque que la réponse de Gibbon l’était de la sienne. Dans l’œuvre de Gibbon éclatait la sérénité du Siècle des Lumières ; l’on percevait au contraire dans celle de Rostovtzeff le poids d’une fatalité inexorable, et à chaque page le lecteur était amené à s’interroger sur l’avenir de notre propre civilisation5.

Un demi-siècle plus tard, l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain continue à ne pas laisser indifférent. Elle partage avec tous les chefs-d’œuvre de l’historiographie la particularité de continuer à être discutée, d’interpeller les spécialistes, irritant les uns et séduisant les autres. Le fait que tel ou tel détail se trouve démenti par des recherches ou des réflexions postérieures ne détourne pas le lecteur, même spécialiste, de prendre parti sur ses principales orientations. Elle est à cet égard un exemple typique de recherche marquante en sciences humaines : dépassée sur un bon nombre de points précis, elle continue à mériter d’être prise en considération, à cause de la problématique qui lui est propre.

Deuxième raison de la traduire en français : le débat qui a opposé les “primitivistes” aux “modernistes”. L’économie antique a fait l’objet, depuis plus d’un siècle, d’analyses très divergentes. Les uns ont insisté sur son archaïsme. À la fin du XIXe siècle, ce fut le cas de Karl Bücher, qui discernait trois stades économiques, celui de l’oikos, ou maison, celui de la cité, celui de la nation, et refusait d’admettre que l’Antiquité ait jamais pu dépasser le stade de l’oikos6. Les autres ont au contraire mis l’accent sur une certaine modernité capitaliste de l’économie antique. Rostovtzeff est à ranger au nombre de ces derniers. Au cours des années 1970 et 1980, ses idées modernisantes ont été fortement battues en brèche. Rostovtzeff est devenu à juste titre le symbole même des “modernistes”, qui ne perçoivent pas l’économie antique comme qualitativement différente de la nôtre (ou du moins de l’économie européenne des XVIIIe et XIXe siècles) et qui, contrairement à Marx et à la tradition marxiste, n’hésitent pas à parler à son propos de capitalisme, de bourgeoisie, de prolétaires au sens moderne du terme. Décriée par certains (en particulier par M. I. Finley), l’œuvre de Rostovtzeff est exaltée par d’autres (par exemple par Walter O. Moeller ou, dans une certaine mesure, par John H. D’Arms).

Par ses prises de position, Rostovtzeff mérite, certes, d’être l’objet de telles polémiques. Mais elles ont tendance à occulter ou à réduire la variété de ses centres d’intérêt et de ses conclusions. Les idées de D’Arms sur l’organisation du commerce sont, il est vrai, inspirées de celles de Rostovtzeff, mais Rostovtzeff ne s’est pas seulement intéressé au rôle des sénateurs dans les affaires portuaires de Pouzzoles7. Nous avons vu qu’il était fortement préoccupé par le “Gibbon’s problem”, et il a en outre beaucoup écrit sur les plombs de commerce, sur les questions agraires, sur l’archéologie et l’histoire de la Russie du Sud et de la mer Noire, sur le site de Doura-Europos et le Proche-Orient, sur l’art oriental dans ses relations avec celui de la Chine, etc. Son œuvre immense ne se laisse pas réduire à une approche modernisante de l’économie antique. Aussi est-il important de la traduire, de la lire, de la relire, quoiqu’elle date désormais d’au moins un demi-siècle, et, pour certains titres, de près d’un siècle.

Autre raison de lire l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain : Rostovtzeff est le premier à avoir mené à bien une histoire spécifiquement économique et sociale, et il est resté le seul à l’avoir fait en s’intéressant à toutes les régions de l’Empire, et en mobilisant toute la documentation archéologique et épigraphique disponible. Dès qu’il fut étudiant, Rostovtzeff décida d’être à la fois historien et archéologue, et, dans ses ouvrages de synthèse, de s’appuyer avec autant de compétence et d’esprit critique sur les monuments figurés et l’archéologie de terrain que sur les textes littéraires, les monnaies et les inscriptions. Cet intérêt porté aux sources non écrites revêt une grande importance épistémologique. L’Histoire économique et sociale de l’Empire romain reste à cet égard une réussite éblouissante ; ses longues et nombreuses notes présentent un très riche bilan de la recherche archéologique et épigraphique en matière d’histoire économi­que et sociale. Depuis, beaucoup d’autres se sont essayés à des histoires économiques et sociales de l’Antiquité : citons par exemple J. Toutain, T. Frank, F. Heichelheim, F. De Martino8. La documentation archéologique et épigraphique s’est énormément enrichie. Mais per­sonne n’a tenté de la mobiliser aussi amplement, avec autant de méthode et de compétence que Rostovtzeff était parvenu à le faire.

Enfin, les œuvres de Rostovtzeff constituent un témoignage. Elles montrent comment un historien, impliqué dans une révolution dont il approuvait la première phase mais condamnait les développements (l’appropriation illégale des terres par les paysans et la prise de pouvoir par les bolchevistes), au point de prendre le chemin de l’exil, fut intellectuellement influencé par cette terrible expérience (un “cauche­mar”, écrivait-il). Comment il parvint à penser le présent à travers le passé, en même temps que l’inverse. Une réflexion sur l’œuvre de Rostovtzeff est une réflexion sur l’économie antique et sur le déclin de l’Empire romain ; c’est aussi une réflexion sur la création historique, et sur les rapports que l’enseignement de l’histoire entretient avec la politique, à une époque où beaucoup d’historiens professionnels s’intéressent à la politique, mais où bien peu sont de véritables hommes politiques (à la différence de ce qui se passait jusqu’au XIXe siècle).

Politiquement engagé, Rostovtzeff n’a jamais été un vrai politique. Mais la révolution de 1917 n’en a pas moins bouleversé sa vie, et renouvelé son œuvre, à un point tel que certains pensent que sans cette épreuve il n’eût pas atteint la maîtrise et l’esprit de synthèse dont il fait preuve dans son Histoire économique et sociale de l’Empire romain.


Après avoir retracé la vie et la carrière universitaire de Rostovtzeff, la première partie de cette introduction dégagera quelques traits importants de sa personnalité, de sa pensée et de son œuvre. La seconde partie sera consacrée à l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain.

Comme Lénine, comme le menchevik Julius Martov, comme P. A. Struve, Michel Ivanovič Rostovtzeff est né en 1870 – le 28 octobre du calendrier julien, c’est-à-dire le 10 novembre de notre calendrier. À l’issue de ses années de jeunesse et de formation, il commença à enseigner à l’université de Saint-Pétersbourg, en 1898. Ce fut le début de sa très brillante première carrière universitaire – qui prit fin en juin 1918, quand il émigra. Quelques années fort moroses – surtout les deux années qu’il passa en Grande-Bretagne, de 1918 à 1920. Après avoir été professeur à l’université de Wisconsin, Madison (États-Unis), de 1920 à 1925, il obtint une chaire à l’université de Yale. Cette carrière américaine, non moins brillante que celle de Saint-Pétersbourg, constitue la quatrième et dernière période de sa vie. C’est à New Haven (Connecticut) qu’il s’éteignit le 20 octobre 1952, alors qu’il était professeur émérite de l’université de Yale.

La jeunesse et la formation ; le professorat de Saint-Pétersbourg ; l’exil ; la carrière américaine : je vais reprendre l’un après l’autre chacun de ces quatre grands moments de sa vie.

Rostovtzeff naquit à Kiev ; il était le cinquième d’une famille de neuf enfants. Son père, qui descendait de commerçants passés de Rostov à Voronež, était diplômé de philologie classique, et faisait beaucoup pour la diffusion des études classiques. D’abord directeur de gymnase (c’est-à-dire de lycée) à Žitomir, il fut ensuite premier adjoint du recteur du district de Kiev, avant de devenir lui-même recteur du district d’Orenburg (dans la partie orientale de la Russie d’Europe). Il était recteur au sens français du mot – qui désigne, en son sens russe, un président d’université. C’est en 1890 que les parents de Rostovtzeff quittèrent l’Ukraine pour Orenburg. À cette même date, le jeune Michel, âgé de vingt ans, s’en alla lui aussi de Kiev, pour continuer ses études à l’université de Saint-Pétersbourg.

Sa mère, Maria Monaxova, était issue d’une famille de militaires. Elle était fille d’un général, qui avait épousé une Allemande des pays baltes, la baronesse Nicolaï. La mère de Rostovtzeff était une femme de très large culture. Elle parlait et traduisait plusieurs langues. C’était en outre une passionnée de jardinage et d’apiculture. À Orenburg, elle fonda une section locale de la Société d’horticulture de l’Empire russe, qui cherchait à contribuer au développement de la région.

Une famille bourgeoise, donc, habituée à la culture urbaine et à la vie de l’intelligentsia. Rostovtzeff fit des études secondaires classiques au gymnase de Kiev, et y rédigea un essai sur L’Administration des provinces romaines à l’époque de Cicéron. Beaucoup plus tard, en 1941, dans une manière de testament intellectuel qu’il remit à son élève Cecil Bradford Welles, il voyait dans cet essai un signe annonciateur de l’une des deux directions qu’il percevait dans son œuvre : “Une histoire ancienne qui mette l’accent sur la vie économique et sociale”. Ayant terminé ses études secondaires en 1888, il entra la même année à la faculté d’histoire et de philologie de l’université de Kiev, où il resta deux ans. Il se passionnait pour la philologie classique et pour l’histoire russe. Le professeur d’histoire russe, qu’il appréciait tout particulière­ment, était Vladimir Bonifatevič Antonovič (1834-1908), historien, archéologue et ethnologue ukrainien, l’un des fondateurs de l’histoire d’Ukraine, qui dirigeait la revue Archives de la Russie du Sud-Ouest, et qui publia des sources et une collection de recherches sur l’histoire de l’Ukraine, ainsi que des ouvrages d’archéologie sur ces mêmes régions. Les philologues de l’université de Kiev, Kulakovskij, Lepsius, Sonni, ne lui plaisaient guère ; il leur trouvait moins de relief. Rostovtzeff s’est toujours attaché aux plus fortes personnalités scientifiques, et s’est, au fond, donné pour objectif de les égaler, voire de les dépasser.

Notons une fois pour toutes qu’aux yeux de Rostovtzeff, comme à ceux de la plupart de ses contemporains, le mot Russie désigne le territoire de l’Empire russe du début du XXe siècle, dans son intégrité. Il n’emploie donc que très rarement le mot Ukraine. Pour désigner l’Ukraine, où il a été enfant, puis adolescent, il utilise des expressions telles que “Russie méridionale” ou “Russie du Sud-Ouest”.

À Saint-Pétersbourg, où il arriva en 1890 pour y effectuer ses troisième et quatrième années d’études universitaires, il manifesta à l’égard des plus prestigieux de ses maîtres la même admiration qu’il avait montrée pour Antonovič. Il s’occupa avant tout d’histoire et de littérature anciennes, mais se mit aussi à l’archéologie, et suivit pendant un an les cours d’histoire de l’art de Nicodème Pavlovič Kondakov. Parmi ses professeurs, il faut en outre mentionner : F. F. Sokolov, fondateur du musée des Antiquités de Saint-Pétersbourg, et le premier grand spécialiste russe d’épigraphie grecque ; Victor Karlovič Ernstedt, paléographe et éditeur de textes classiques, membre de l’Académie des sciences, dont la fille devint plus tard l’étudiante de Rostovtzeff ; P. V. Nikitin ; I. V. Pomialovskij.

Kondakov, historien particulièrement réputé de l’art byzantin et de l’ancien art russe, et lui aussi membre de l’Académie des sciences, exerça sur Rostovtzeff une profonde influence, et, par la méthode iconographi­que qu’il avait mise au point, fut à l’origine du goût que Rostovtzeff ne cessa de manifester pour l’analyse historique détaillée des monuments figurés, envisagés dans leur environnement social, culturel et politique. Parmi ses condisciples, il faut nommer le byzantiniste A. A. Vasiliev (qui, grâce à Rostovtzeff, sera par la suite professeur à l’université de Madison, dans le Wisconsin) et le papyrologue G. Zeretelli. Mais il était surtout lié à S. A. Žebelev, à l’archéologue B. V. Farmakovskij et au médiéviste J. I. Smirnov (qui mourut peu après la Révolution, tandis que les deux autres vécurent jusqu’à leur mort en Union soviétique). Avec eux, Rostovtzeff formait un petit cercle très attaché à Kondakov, qui se réunissait souvent chez le maître. Ce petit groupe avait reçu le surnom de “Cercle des amoureux des faits”, des “vénérateurs des faits”.

Rostovtzeff était très attaché aussi à Thaddeus F. Zielinski, un Polonais qui fut professeur à l’université de Saint-Pétersbourg jusqu’en 1922, date à laquelle il rentra dans sa patrie redevenue indépendante, pour terminer sa carrière à l’université de Varsovie. Philologue qui travailla sur Cicéron et la comédie attique, Zielinski, après la Première Guerre mondiale, écrivit en outre toute une série de livres moins érudits, et d’inspiration plus large, sur les rapports entre paganisme, judaïsme et christianisme. L’un de ces livres, La Sibylle (1924), fut rédigé en français ; d’autres furent traduits en allemand, en italien ou en français ; tous défendaient avec passion une thèse fort contestable (et non dépourvue d’antisémitisme !) : le christianisme est bien plus proche de la pensée gréco-romaine et de la religion païenne que du judaïsme ; si le christianisme s’est profondément hellénisé au cours des premiers siècles de son histoire, ce n’est pas un hasard, mais le résultat de convergences profondes ; il est même regrettable que les églises chrétiennes n’aient pas admis de s’helléniser davantage. Bref, comme l’affirme la dernière phrase de La Sibylle, “c’est dans la religion antique que nous trouvons le véritable Ancien Testament de notre christianisme”.

Ces idées religieuses, que T. Zielinski n’a pas été le seul à défendre, mais qu’il a formulées de façon très affirmée et presque caricaturale, ne se retrouvent certes pas dans l’œuvre de Rostovtzeff. Mais le maître a influencé son étudiant en lui apprenant à replacer les grands auteurs latins dans la vie de leur temps, et en établissant un lien constant entre l’Antiquité et le monde contemporain.

L’exemple de Zielinski est très caractéristique. Il aide à comprendre la philologie et l’histoire ancienne russes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.

D’une part, il montre à quel point cette historiographie est soucieuse de trouver dans l’Antiquité ses racines culturelles, religieuses, sociales, économiques même. L’idée que la religion gréco-romaine ait été profondément différente de la nôtre est simplement insupportable à Zielinski. Il doit se convaincre que l’Antiquité, malgré l’apparente existence d’un nombreux Panthéon, était monothéiste ; contre tout bon sens il faut qu’il parvienne à montrer qu’Alcmène ressemble comme une sœur à la Vierge Marie, et Apollon, comme un frère au Christ. Il ne tolère ni que sa foi soit l’héritière de la pensée juive, ni qu’elle soit étrangère à celle des gréco-romains, avec lesquels il a vécu dès son enfance. De même, Rostovtzeff écrivait : “héritiers de la culture gréco-romaine que nous avons sucée avec le lait maternel et reçue sur les bancs des lycées, quand nous comprenons le monde ancien, c’est comme si nous nous voyions dans un miroir, c’est comme si nous appréhendions le monde moderne”9.

D’autre part, Zielinski, philologue par ailleurs minutieux, ne se borne pas, dans ces petits livres aérés, à faire œuvre de foi ; il vise à reconstruire toute l’évolution religieuse de l’histoire. Son exemple est emblématique des deux directions qui, au commencement du XXe siècle, ont marqué la recherche russe en matière d’Antiquité : une érudition précise et froide volontairement imitée des grands antiquisants allemands ; d’autre part, une tradition d’“histoire universelle”, qui recherchait les vues brillantes et synthétiques, refusait de se perdre dans le détail de la discussion des sources, et assimilait souvent l’histoire à la philosophie de l’histoire. Un grand professeur d’histoire universelle, comme Granovskij, qui enseigna à l’université de Moscou de 1839 à 1855, après un séjour de deux ans en Allemagne, ne se bornait pas à traiter d’un peu toutes les périodes, il reconstituait l’histoire du monde, – en l’occurrence, à la lumière de la philosophie hégélienne. Rostovtzeff n’était pas Granovskij ; T. Mommsen était passé par là. Étudiant à Saint-Pétersbourg, il était déjà tellement partisan de l’érudition à l’allemande qu’on le traitait de “Vénérateur des faits”. Il n’empêche qu’en 1919 à Manchester, alors qu’il présentait aux Britanniques la science russe, il se mit à faire l’éloge de l’histoire universelle.

“L’étude de l’histoire russe, qui fit d’énormes progrès au XIXe siècle, doit ces progrès au fait que les chercheurs russes, en même temps, s’intéressaient aussi bien à des questions philosophiques et juridiques qu’aux problèmes économiques et sociaux considérés d’un point de vue comparatif. On prêtait aussi une scrupuleuse attention aux problèmes d’histoire universelle dans leurs aspects les plus larges”10.

Certains caractères de l’œuvre de Rostovtzeff, et notamment de ses Histoires économiques et sociales, ne se comprennent pas, nous le verrons, si l’on ne garde pas présentes à l’esprit ces préoccupations d’“histoire universelle”11.


Il termina ses études universitaires en 1892, après avoir rédigé l’équivalent d’une maîtrise sur Pompéi à la lumière des nouvelles fouilles. Dès cette époque s’affirme donc clairement sa double vocation d’“historien” et d’archéologue. L’archéologie au service de l’histoire ancienne (et non point au service d’une histoire de l’art repliée sur elle-même) : telle a été, selon Rostovtzeff lui-même, la seconde grande orientation de son activité intellectuelle ; et il voyait dans sa maîtrise d’Université la première manifestation de cette orientation.

En cette même année 1892, il se rendit à Pompéi, à ses frais, puis enseigna trois ans (1892-1895) au lycée impérial de Tsarskoïe Selo (fondé en 1811 près du Palais impérial, et dont Pouchkine avait été l’un des premiers élèves). C’est à cette époque que furent publiées ses premières œuvres d’érudition : en 1894, un article sur “Les nouvelles fouilles de Pompéi” (qui résultait de sa maîtrise et de son voyage à Pompéi12), et une édition commentée de la Guerre des Gaules de César13 ; en 1895, deux autres articles, l’un sur Pompéi, l’autre sur le Panthéon. Dernier acte de la période de formation : après ces trois ans d’enseignement secondaire, il obtint une bourse pour voyager à l’étranger et y travailler à sa thèse de “magistère” – une sorte de thèse de master ou de troisième cycle, si l’on tient à établir un parallèle –, qui porta sur l’histoire de la ferme d’État. C’était F. F. Sokolov qui, en 1880, avait obtenu du ministère l’institution de telles bourses, très importantes pour la formation à la recherche des futurs universitaires russes.

Rostovtzeff passa chacun des trois hivers de son séjour dans une grande ville universitaire (Vienne, Paris, Londres), à suivre des séminaires et à travailler à un sujet de recherches, et chacun des trois étés à visiter des sites et des musées archéologiques dans des pays méditerranéens (Turquie, Grèce, Espagne, Afrique du Nord, et surtout Italie)14.

Au cours de l’été 1895, il séjourna en Turquie, à Constantinople, puis en Grèce, où il visita quelques îles de l’archipel en compagnie de Farrnakovskij, de Smirnov et du peintre Brailovskij. À l’automne, il se trouvait en Italie, et y travailla en liaison avec l’Institut archéologique allemand de Rome. Il commença à se lier avec des chercheurs allemands : Christian Huelsen, Wolfgang Helbig, Walter Amelung, August Mau, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, et aussi F. Münzer, qui n’était alors qu’un jeune boursier, et dont la pensée n’exerça jamais beaucoup d’influence sur celle de Rostovtzeff15. L’Institut archéologique allemand, alors dirigé par Eugen Petersen et Christian Huelsen (qui portaient les titres de Premier et de Second secrétaires), ne se trouvait pas encore Via Sardegna, où il a été installé en 1924 ; il donnait sur la Via dei Saponari et sur la Via di Monte Caprino, au Capitole. De jeunes boursiers, officiellement qualifiés de “Stipendia­ten” et appelés en italien “I Ragazzi” (c’est-à-dire “les garçons”), venaient d’Allemagne ou d’Autriche pour y séjourner un an. Rostovtzeff était assimilé à ces “Ragazzi”, auxquels le directeur, un peu raide et peu ouvert sur l’Italie, reprochait d’être trop bruyants, de boire trop, de se coucher trop tard16. À l’atmosphère violemment chahuteuse du rez-de-chaussée, où logeaient les boursiers (les étudiants allemands et russes de l’époque ne maniaient pas la bouteille d’alcool avec le dos de la cuiller, et Rostovtzeff ne faisait pas exception à l’usage), s’opposait le calme compassé du premier étage, l’étage directorial.

Rostovtzeff se rendit souvent à Pompéi, et y reçut l’enseignement d’August Mau. À Rome, Mau, avec le titre modeste d’aide-bibliothécaire, s’occupait depuis 1880 de la bibliothèque de l’Institut allemand, qui recevait alors tous les ans quelque six cent cinquante nouveaux livres et deux cent cinquante revues ou collections ; il créa un nouveau catalogue, dont les deux premiers volumes imprimés parurent en 1900 et 190217. Mais en plus de sa femme, à laquelle il ne survécut que de trois jours, et de l’Institut archéologique allemand de Rome, Mau comptait un troisième amour dans sa vie : Pompéi. Il y passait tout l’été, et travaillait l’hiver à la publication des résultats de ses investigations estivales. Au mois de juin, il animait des “promenades” au cours desquelles il expliquait Pompéi aux hôtes de l’Institut allemand. L’article nécrologique que Rostovtzeff lui consacra au moment de sa mort, en 1909, montre combien il fut marqué par lui. D’autant plus marqué que leurs caractères étaient plus dissemblables : à l’ambition de Rostovtzeff, à sa violence extravertie, à son goût de l’effet et de la synthèse, s’opposaient l’austérité de Mau, sa discrétion, son indifférence, à l’égard de la carrière et des honneurs académiques, son goût du raisonnement précis et sans faille. Mau n’aimait pas les prétendues excellentes idées, écrit Rostovtzeff, il en montrait sans pitié la faiblesse ; et l’on comprend que cette remarque se fonde sur des souvenirs précis18 !

Des savants comme Huelsen et Mau représentaient beaucoup pour Rostovtzeff. Ils représentaient l’archéologie de terrain par opposition à l’archéologie de l’histoire de l’art et de l’objet artistique étudié pour lui-même. L’archéologie de terrain, non seulement parce que l’activité de Mau n’aurait pas eu de sens sans les fouilles de Pompéi, mais aussi parce que Huelsen et lui étaient intégrés à l’Italie, et ne concevaient pas l’étude de l’archéologie sans une fréquentation assidue et attentive des régions mêmes qu’ils étudiaient. Mau représentait aussi pour Rostovtzeff la tradition “antiquaire” élevée à la dignité historique, c’est-à-dire précisément ce à quoi il aspirait lui-même. La tradition antiquaire, attentive aux curiosités de l’objet quotidien et des us et coutumes, mais soumise au souci de la chronologie et aux exigences d’une problématique historique.

Il vaut la peine de noter comment, parmi les grands archéologues allemands de l’époque, Rostovtzeff sut très tôt choisir ceux qui l’intéressaient. Ceux qu’il choisit n’étaient pas les tenants de la prestigieuse tradition de l’histoire de l’art cultivée pour elle-même, mais des spécialistes de la topographie et des antiquités privées. De même, parmi les historiens et épigraphistes disciples de Mommsen, il choisit de s’attacher, non à ceux qui s’occupaient du centre du pouvoir et des hiérarchies militaires, mais aux tenants de la périphérie, des provinces et de tout ce qui demeurait en elles non romanisé, c’est-à-dire avant tout à Ulrich Wilcken. Comme l’écrit Momigliano, Wilcken et ses amis nous ont appris que le droit et l’administration romains avaient un tout autre visage quand on les regardait d’une province éloignée de Rome. Né à l’extérieur de l’Empire, Rostovtzeff ne chercha pas à cacher ses origines. Ambitieux de réussite académique, il n’hésita pas pour autant à faire les choix intellectuels qui s’imposaient à lui.

Le jeune boursier russe séjourna à Vienne au cours de l’hiver 1895-1896, et y suivit les séminaires d’Otto Benndorf (1839-1907) et d’Eugen Bormann (1842-1917). Le choix de ces maîtres confirmait la double vocation de Rostovtzeff. Archéologue, Benndorf avait participé aux fouilles allemandes de Samothrace. C’est précisément en 1895 que débutèrent, sous sa direction, les fouilles autrichiennes d’Éphèse. Trois ans plus tard, Benndorf fonda l’Institut archéologique autrichien, puis la revue de cet institut. Épigraphiste et historien de l’Antiquité, Bormann s’était formé à l’école de Mommsen en collaborant au Corpus des Inscriptions Latines ; il fit du séminaire de l’université de Vienne un grand centre d’épigraphie.

Vient le printemps de 1896. Kondakov et Brailovskij passent par Vienne pour se rendre en Espagne. Rostovtzeff s’associa à cette expédition dirigée par Kondakov, et ce long voyage en Espagne a été très enrichissant pour lui. Il se souvenait surtout que Smirnov, qui les avait rejoints en Espagne, lui avait appris à bien regarder les objets et à en discerner les traits essentiels. C’est ainsi que Rostovtzeff devint peu à peu un infatigable visiteur de musées et de sites.

D’Espagne, il se rend à Paris, où il fréquente le Cabinet des médailles, alors dirigé par le numismate Ernest Babelon. Il y fait la connaissance de Maurice Prou, avec lequel il se lie d’amitié. Quelques mois auparavant fut apportée à Paris une tiare d’or qui, aux dires de son propriétaire, avait été trouvée dans un tumulus de Russie méridionale. À Paris comme à Vienne, où il avait été précédemment examiné, l’objet divisa les archéologues. Benndorf crut d’abord à son authenticité ; Salomon Reinach aussi, et il eut du mal à admettre par la suite qu’il s’agissait d’un faux. Au moment même où la tiare fut achetée par le Louvre, en mars 1896, Wesselowsky, professeur de droit à Saint-Pétersbourg, écrivit un article pour proclamer sa fausseté. Il fut suivi, au mois d’août 1896, par son collègue De Stern, conservateur du musée d’Odessa, qui intervint à ce propos au Xe congrès archéologique russe, à Riga. Rostovtzeff avait donc de multiples raisons de s’intéresser au débat, et il se fit rapidement une opinion : Babelon et lui ne croyaient nullement à l’authenticité de la tiare19.

De Paris, où il passa l’hiver 1896-1897, il lui arrivait de se rendre en Italie, et en particulier à Rome. Par une lettre de Mme Petersen, nous savons qu’il s’y trouvait le 24 décembre 1896, pour la réception de Noël donnée par le directeur du D.A.I. de Rome et par son épouse20.

Vient un autre printemps. Grâce à de l’argent qu’en sus de sa bourse il a reçu de sa mère, Rostovtzeff décide d’aller visiter la Tunisie et l’Algérie. Il passe par l’Italie, tant à l’aller qu’au retour. Rentré à Paris à l’automne de 1897, il se rend pour la première fois en Angleterre, et, à Londres, travaille sur les collections numismatiques du British Museum. C’est probablement alors qu’il fait la connaissance des papyrologues anglais, et notamment de B. P. Grenfell et de J. P. Mahaffy, qui avaient publié l’année précédente le papyrus dit des “Revenue Laws”. Il passe à Paris une bonne partie de l’hiver 1897-1898. En 1898, avant de rentrer dans son pays, il voyagea encore une fois dans les pays méditerranéens. À la fin de cette même année, il était de nouveau à Saint-Pétersbourg, et commençait à enseigner le latin à l’université. L’Institut archéologique allemand de Rome conserve une lettre manuscrite de Rostovtzeff, datée du 6 décembre 1898, et par laquelle il remerciait Petersen de l’avoir accueilli à l’Institut, et de lui avoir ainsi accordé l’honneur d’appartenir à une institution dont, écrivait-il, il se sentait déjà membre par l’esprit. Trois ans plus tard, en juillet 1902, alors qu’il rédigeait sa thèse de doctorat, Les Tessères de plomb romaines (publiée en russe en 1903), il écrivit de nouveau à Petersen, parce qu’il avait besoin de consulter trois ouvrages que possédait la bibliothèque de l’Institut allemand de Rome, et qu’il ne trouvait pas à Saint-Pétersbourg : l’Institut pourrait-il, malgré la lettre du règlement, lui expédier ces livres, qu’il renverrait très vite dès qu’il les aurait consultés ? Ou bien serait-il possible de lui faire parvenir des notes concernant les passages dont il avait besoin ? Amelung et Huelsen étant absents de Rome en cette période d’été, il se permettait de déranger le Premier secrétaire, et ne tarissait pas d’éloges sur l’efficacité et l’esprit hospitalier de l’Institut archéologique allemand de Rome. Petersen lui rendit-il le service qu’il demandait ? Il ne le semble pas ; car, dans l’édition russe de sa thèse, s’il exprime sa gratitude à Amelung et à Huelsen, ainsi qu’à Wissowa et à Dressel, il ne dit rien de Petersen. Il est vrai qu’il n’y mentionne pas non plus August Mau21.

Deux remarques s’imposent à propos de ce long séjour qui marque l’achèvement de la formation de Rostovtzeff.

On voit combien Rostovtzeff a été marqué par l’érudition allemande, et combien il a connu d’Allemands ; quand il va à Rome, il travaille à l’Institut allemand, pourtant moins ouvert sur l’extérieur que de nos jours22 et ne fréquente guère d’Italiens. À cette époque, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis comptent beaucoup moins à ses yeux que l’Allemagne et l’empire d’Autriche. La chose ne s’explique pas seulement par l’impressionnant prestige de la philologie allemande ; elle tient aussi à l’histoire culturelle de la Russie moderne, très influencée par la pensée allemande. Mais dans ces conditions, il paraît surprenant qu’il ne soit pas entré en Allemagne avant 1900, alors qu’à cette date il avait déjà passé un hiver en Autriche et deux à Paris. Cette bizarrerie s’explique-t-elle par les relations internationales de ses maîtres de Saint-Pétersbourg ? Ou par la situation de Vienne, qui, en tant que capitale de l’Empire austro-hongrois, attirait les jeunes archéologues des peuples balkaniques, et aussi, par voie de conséquence, ceux de l’Est européen ? Trente ans plus tard, il rendait hommage à Vasile Pârvan pour la manière dont il avait organisé l’archéologie dans sa patrie, la Roumanie, au cours des années qui suivirent la Grande Guerre, et rappelait à cette occasion combien de jeunes Roumains, Bulgares et Serbes il avait rencontrés aux séminaires de Benndorf et Bormann23. Il a connu bon nombre d’Allemands en Italie. En outre, dès 1896 ou 1897, il a commencé à correspondre avec Otto Hirschfeld et Ulrich Wilcken. Ces correspondances ont tellement marqué les deux grands élèves de Mommsen que lorsque Hirschfeld, en 1905, a publié la deuxième édition de son fameux livre, Die Kaiserlichen Verwaltung­sbeamten, il demanda à Rostovtzeff, sans l’avoir jamais rencontré, d’en lire les épreuves24.

Enfin, il ne faut pas oublier qu’à cette époque, en matière d’antiquités, les universités de Vienne, de Prague, de Bâle et de Zurich étaient de purs et simples prolongements des universités allemandes. Benndorf était Allemand, il était né à Greiz, et avait fait ses études à Bonn, sous la direction de Jahn et de Ritschl. Il enseigna d’abord à Zurich, puis à Prague. Après que, en 1877, il fut devenu professeur ordinaire à Vienne, il continua à intervenir dans la vie de l’Institut archéologique allemand, qui d’ailleurs n’allait pas sans crises. Il avait participé avec Petersen à des voyages archéologiques dans le sud de l’Asie Mineure. Alexander Conze, alors secrétaire général de la direction centrale de l’Institut archéologique allemand à Berlin, avait précédé Benndorf à l’université de Vienne ; il avait dirigé les expéditions archéologiques autrichiennes de Samothrace de 1873 et 1875, et fondé avec Hirschfeld, en 1876, la revue autrichienne Archäologisch-­epigraphische Mitteilungen. Hirschfeld, avant d’obtenir la chaire de Berlin, en occupa une à Prague (1872-1876), puis à Vienne (1876-1885). Quant à Bormann, c’était lui aussi un Allemand, né en Westphalie, et qui avait fait ses études à Bonn et à Berlin. Il fut professeur à l’université de Marburg (1881-1885) avant de partir pour Vienne, et c’est à sa recommandation que Christian Huelsen dut de pénétrer dans l’Institut allemand de Rome, au début des années 1880. Il y avait incontestablement une très homogène communauté philologique de langue allemande, et c’étaient les universitaires allemands qui, dans cette communauté, tenaient le haut du pavé.

Autre remarque. Au cours de ce long séjour en Europe occidentale et sur les bords de la Méditerranée, Rostovtzeff entreprit de travailler sur tous les thèmes qui allaient l’occuper jusqu’à la révolution de 1917. Parachèvement de ses années de formation, ce voyage porte en germe tous ses livres et articles des deux décennies suivantes. Les recherches sur les tessères (jetons de diverses espèces) et sur les plombs de commerce (sceaux de plomb qui fermaient les ballots, ou bien se trouvaient fixés aux caisses de marchandises) furent l’objet de ses hivers parisiens et de sa collaboration avec Prou, sous l’égide d’Ernest Babelon ; elles se poursuivent jusqu’en 1905. Les articles sur Pompéi et la peinture murale se nourrissent des séjours qu’il a faits en Italie. C’est Bormann qui l’a orienté vers l’étude de la ferme d’État, en le faisant travailler sur une inscription d’Halicarnasse relative aux collecteurs des droits portuaires de la province d’Asie, et en lui faisant publier un article à ce propos, dans la revue que dirigeait désormais Benndorf, les Archäologisch-epigraphische Mitteilungen. Dès 1898 et 1899, il publie des articles sur les questions agraires, qui font par la suite l’objet de sa thèse de doctorat. Très sûr de lui, Rostovtzeff, alors âgé de moins de trente ans, n’hésite pas longtemps à publier des articles sur les thèmes auxquels il s’attelle ; et il aborde plusieurs thèmes à la fois ; et il est rare que ses écrits soient indéfendables, ou qu’ils pèchent par un défaut de documentation ou de bibliographie ; ses conclusions peuvent être discutées, certes, mais il sait se placer d’emblée au niveau de la recherche internationale, – même lorsqu’il publie en Russie des articles destinés à informer ses compatriotes des recherches menées à l’étranger. Certains thèmes apparaîtront par la suite, d’autres seront abandonnés par lui ; mais il est vrai, comme il l’écrivait lui-même dans son testament de 1941, que sa carrière intellectuelle s’est caractérisée par une grande constance. Et tous les germes de ses préoccupations permanentes se perçoivent au cours de ces années de formation, en particulier au cours de ses trois années de pérégrination.


La deuxième grande période de sa vie, c’est sa brillante carrière pétersbourgeoise, qui commence à l’automne de 1898, pour s’achever en 1918, quand il quitta définitivement son pays. Il soutient en 1898 sa thèse de magistère, Histoire de la ferme d’État dans l’Empire romain d’Auguste à Dioclétien, publiée l’année suivante dans les Mémoires de l’université de Saint-Pétersbourg, et traduite en allemand quatre ans plus tard25. À l’automne, à titre de “libre-docent” (c’est-à-dire à titre d’enseignant salarié, mais sans être professeur ordinaire), il commence à enseigner la philologie classique à l’université. Celle-ci était réservée aux garçons, mais il existait parallèlement un cours d’enseigne­ment supérieur pour jeunes filles ; il y enseigna aussi. Selon son élève C. Bradford Welles, qui, dans les années 1930, travailla avec lui sur Doura-Europos, il enseignait le latin à l’université et l’histoire romaine au cours supérieur ; G. Vernadski ne présente pas les choses de cette façon, mais Vernadski, plus jeune que Rostovtzeff, était probablement moins bien documenté sur cette période de sa vie que Welles, car Welles connaissait bien Mme Sophie Rostovtzeff, et ses notices nécrologiques sont nourries des souvenirs de l’épouse du maître. Après avoir soutenu, en 1903, sa thèse de doctorat sur les tessères de plomb, il eut une chaire de professeur, au cours pour jeunes filles aussi bien qu’à l’université. En 1916, il devint membre de l’Académie des sciences de Russie.

Trois ans après son retour, le 5 août 1901, il épousa Sophie Mixajlovna Kul’ciskaia. A-t-elle été son étudiante au cours d’enseigne­ment supérieur, comme l’écrit C. B. Welles ? Ou bien l’a-t-il rencontrée en fréquentant la revue culturelle Le Monde de Dieu (Mir Božij), à laquelle il a collaboré ? Elle était en tout cas d’origine polonaise, et appartenait à une famille très connue. En 1683, son ancêtre F. G. Kulczycki avait joué un rôle important : alors que Vienne était attaquée par les Turcs, il parvint à sauver la ville en réussissant à y entrer, pour annoncer l’arrivée du roi de Pologne Jean Sobieski. À la suite de cet exploit, Kulczycki reçut le monopole de la vente du café pris dans un convoi turc. Il ouvrit alors un café, le premier créé à Vienne, dans la rue qui actuellement encore, près de la gare du Sud (4e arrondissement), porte le nom de Koltchitsky-Gasse.
Sophie Mixajlovna suivit Rostovtzeff dans l’exil, et s’intéressa toujours de très près à son travail et à sa vie universitaire. Elle l’accompagnait dans ses nombreux voyages, et on la voyait à ses côtés dans les congrès. Elle l’aidait de diverses façons, en particulier en rédigeant les index de ses livres. Momigliano, dont les précieuses informations m’ont beaucoup aidé, m’écrivait qu’elle occupait dans sa vie une place considérable. Ils n’ont pas eu d’enfants. Elle a survécu à son mari.

Au début des années 1900, Michel Rostovtzeff était manifestement animé d’un grand désir de s’affirmer, à la fois dans son métier et socialement, en tant que grand universitaire, titulaire d’une chaire dans la capitale de l’Empire russe. Dans un article de 1900, il se situe intellectuellement par rapport aux débats auxquels l’économie antique donnait lieu à l’époque : refusant catégoriquement (mais non sans quelques nuances, qu’il aura tendance à oublier par la suite) le “primitivisme” de Karl Bücher, il se rallie aux interprétations d’Eduard Meyer, mais les adapte, nous le verrons, aux traditions historiographiques russes. L’année suivante, il publia un très long et virulent compte-rendu contre le professeur E. Grimm, à propos d’un livre que ce dernier venait de consacrer au développement du pouvoir impérial romain. Une dizaine d’autres comptes-rendus très fournis lui permirent, jusqu’à la guerre mondiale, de dire son mot sur les travaux de ses collègues, d’esquisser quelques vues synthétiques, de parler en Russie de l’érudition allemande. Contemporainement, il participait à une grande encyclopédie, l’édition russe (complètement refondue) du Dictionnaire encyclopédique de Brockhaus. Il y publia les articles Histoire de la ville de Rome (1898), Sénat romain (1900), Forum (1902), Pouvoir royal en Grèce et à Rome (1903), Chersonèse taurique (1903), Jules César (1904), Hellénisme (1904) et Édiles (1904). À l’étranger, il collaborait à de grandes encyclopédies spécialisées : à la Realencyclo­pädie de Pauly et Wissowa, avec les articles Congiarium (1901), Ab Epistulis (1909), Fiscus (1909) et Frumentum (1912) ; au Dizionario Epigrafico de De Ruggiero (Conductor,1900) ; au Handwörterbuch der Staatswissenschaften de Conrad, 3e éd. (Kolonat,1909). En Russie, il écrivait aussi dans des revues politiques et culturelles, par exemple La Pensée russe26, ou Le Monde de Dieu, sur l’orientation de laquelle je reviendrai un peu plus loin.

Mme Rostovtzeff et son mari tenaient chez eux, le mardi, un salon scientifique et littéraire où l’on rencontrait artistes, écrivains, scientifi­ques et universitaires, parmi lesquels N. P. Kondakov. Pendant la guerre mondiale, Rostovtzeff prit part à l’organisation de l’aide aux victimes ; il organisait des collectes pour les blessés et pour les réfugiés, en particulier pour les Polonais et Arméniens ; la dernière de ces collectes fut organisée par lui peu avant la révolution d’Octobre.
Une belle réussite de notable de la culture, donc, la réussite consciemment recherchée d’un membre de l’intelligentsia qui se faisait une haute idée de l’intelligentsia, et surtout de la culture classique. Peu théoricien, mais intéressé par les idées, et croyant sans réserve à la valeur de l’héritage gréco-romain, Rostovtzeff, comme il aimait à s’affirmer, avait aussi un sens aigu des institutions auxquelles il appartenait. À l’époque où il était professeur à Saint-Pétersbourg, il ne manqua jamais d’expliquer quelles recherches se faisaient dans son université, et grâce à qui. Dans les congrès auxquels il participait à l’étranger, il prenait garde, par patriotisme, que les Russes fussent bien accueillis, qu’on leur accordât suffisamment de marques d’honneur (de présidences de séances, par exemple), etc. En 1912, ayant participé, à Rome, au IIIe congrès international d’archéologie classique et chrétienne, il en publie un compte-rendu en russe ; dans ce compte-rendu, il note, entre autres choses, que les savants russes ont été très bien traités, et en profite pour critiquer le congrès d’orientalistes d’Athènes, qui avait eu lieu au printemps de la même année : l’accueil réservé à ses compatriotes, lors de cette autre rencontre, avait beaucoup laissé à désirer27. Plus tard, après 1925, devenu professeur à l’université de Yale, il fait preuve d’un autre patriotisme et d’une nouvelle solidarité universitaire. Dans la “noble compétition” archéologique que les nations se livrent au Proche-Orient, il ne doute pas que les États-Unis occupent la première place28. À Doura-Europos, dont les fouilles résultaient d’une collabora­tion internationale, il se félicite que “par une grande fortune, dans la division des trouvailles, toutes les peintures aient été attribuées à Yale”, et que toutes aient pu être transportées avec succès à la Yale Gallery29

Outre son salaire de professeur, Rostovtzeff et sa femme avaient-ils des patrimoines qui leur assurassent de substantiels revenus ? En ce qui le concerne, il ne le semble pas, et d’ailleurs il avait eu huit frères et sœurs. Dans Caravan Cities, livre publié en 1932, et qu’il rédigea à la suite d’un voyage en Syrie, en Arabie et en Palestine, il évoque un précédent voyage dans ces régions effectué en 1912 ou 1913. À cette époque, il n’était pas aisé de visiter Amman, Pétra et Djerash ; les routes étaient mauvaises, il fallait équiper une caravane, recruter des gardes, obtenir des laissez-passer des autorités turques, et, pour cela, graisser la patte des administrateurs. C’étaient beaucoup de frais, auxquels, note-t-il, le salaire d’un jeune professeur de Pétersbourg suffisait à peine30.

Dans un article politique d’une revue de l’émigration, en 1920, il parle de son neveu, un étudiant de l’université de Pétrograd, qui a combattu les bolchevistes, s’est retrouvé dans un camp de prisonniers en Finlande, et lui demande un visa, ainsi que des moyens pour passer à l’étranger et pour y vivre : malheureusement, il n’a pas d’argent, et ne saurait non plus obtenir de visa. Il songe aux Russes qui disposaient d’une fortune et ont réussi à la faire sortir de Russie, – mais qui, hélas, ne sont guère soucieux d’aider leurs compatriotes. Rostovtzeff ne se range manifestement pas au nombre de ces émigrés fortunés31.

Remarquons que l’historien Paul Milioukov, qui dirigea le parti constitutionnel-démocrate et fut ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement provisoire, ne paraît pas, lui non plus, avoir possédé de patrimoine familial. Dans ses Mémoires politiques, il évoque l’époque où, pour la première fois, il devint propriétaire d’un appartement, puis d’une maison de vacances. C’était en 1907 ou au cours des années suivantes ; Milioukov avait donc autour de cinquante ans ; il indique la nature de ses revenus : son salaire de député à la Douma ; son salaire de rédacteur de Rech’ (la revue du parti constitutionnel-démocrate, ou parti “cadet”) ; ses droits d’auteur32.

Sans être jamais un homme politique, Rostovtzeff s’est, au cours de toute cette période, intéressé de très près à la politique russe, et il a été un militant politique. Lié aux libéraux de la revue Le Monde de Dieu, il s’est inscrit, peu après la révolution de 1905, au parti constitutionnel-démocrate qui venait d’être créé. Il y demeura inscrit jusqu’à son exil. Les articles et comptes-rendus qu’il rédigea et publia après la révolution d’Octobre montrent qu’avant 1918 il était politiquement proche de P. Milioukov (quoique peut-être un peu plus conservateur que Milioukov). Dans ses Mémoires, Milioukov fait allusion à l’un des frères de Rostovtzeff, un jeune officier de la garde, qui, à l’époque de la troisième Douma (c’est-à-dire en 1907 ou dans les années qui suivirent), jouait comme premier violon dans un quatuor à cordes amateur, qui comprenait aussi Nelidov, Milioukov et la femme de ce dernier33.

Au début du siècle, les futurs constitutionnels-démocrates peuplaient la revue Le Monde de Dieu. Rostovtzeff y publia notamment, en 1904, une longue notice nécrologique de Theodor Mommsen34. Il lui arriva aussi d’écrire dans le journal du parti cadet, Rech’ (Le Discours)35 ; c’est ainsi qu’il y publia en 1916 une notice nécrologique de P.V. Nikitin36. Notons que ces articles étaient culturels. Rostovtzeff était un universitaire s’intéressant à la politique, et un militant de parti politique, particulièrement compétent, bien sûr, sur les questions de l’enseignement et de la recherche. Ses réactions de militant se perçoivent parfois dans son œuvre scientifique, à la manière dont il présente et considère les décisions politiques. Très intéressé par l’État et l’évolution de son action, il ne se hâte pourtant pas de s’assimiler aux dirigeants et souverains, et ne s’appesantit ni sur la préparation de la décision ni sur le processus de prise de décision. Ce qui l’intéresse, c’est l’opinion des divers milieux sociaux sur le mode de gouvernement et la politique menée, ainsi que l’action de leurs membres pour influer sur cette politique37. Il se distingue en cela de beaucoup d’historiens du XIXe siècle ou de son époque, qui, soit qu’ils appartinssent à la classe politique, soit qu’au contraire ils fussent étrangers à tout militantisme, ne concevaient pas d’histoire de l’État qui n’adoptât pas pleinement le point de vue du souverain.

En 1907, il publie une notice nécrologique du philologue et historien V. I. Modestov, qui venait de mourir à l’âge de soixante-huit ans. “Un homme des années 1860”, commente Rostovtzeff, – c’est-à-dire un homme favorable aux mesures libérales qui avaient marqué le début du règne d’Alexandre II, mais n’avaient guère eu de suite. Et Rostovtzeff rappelle que, malgré sa modération et sa prudence, quoiqu’il se gardât bien de transformer sa chaire en tribune politique, Modestov, en 1880, perdit son poste de libre-docent à Pétersbourg : le ministre de l’Éducation, le comte Dimitri Tolstoï, connu pour son goût de la répression, avait considéré certains de ses articles comme des menaces pour le régime. Pendant une dizaine d’années, Modestov dut vivre du journalisme, ce qui ne le détourna d’ailleurs pas de continuer ses recherches. Rostovtzeff stigmatise ces excès stupides et inadmissibles de l’autorité de l’État38.

Comme il est naturel pour un philologue ou un historien de l’Antiquité, l’histoire romaine ou grecque évoquait aux yeux de Rostovtzeff l’histoire contemporaine, et cette dernière, à son tour, le ramenait à l’Antiquité. D’où les très fréquentes allusions au monde moderne qui émaillent par exemple l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, et qui ne s’expliquent pas toutes par une tendance à “moderniser” l’économie et la société antiques. Je reviendrai sur ces allusions. Je cite pour l’instant deux textes rédigés après la Grande Guerre, qui montrent combien son goût de l’actualité et de la politique est resté vif, mais en même temps combien il était lié à son travail de philologue et d’historien39.

Le premier est un article publié en 1920 dans The New Russia, le journal du mouvement d’émigrés auquel participait M. Rostovtzeff pendant son séjour en Grande-Bretagne, de 1918 à 1920. Au printemps de 1920, Rostovtzeff a fait un long voyage scientifique, et il est notamment resté six semaines en Algérie et en Tunisie, de la fin avril à la mi-juin. Il y a rédigé cet article de trois pages sur le bolchevisme en Afrique du Nord, que ses amis émigrés lui avaient certainement suggéré de leur rapporter. Se rendant en Afrique pour visiter les sites archéologiques, il ne fit aucune recherche d’histoire contemporaine. Mais il a observé, il a eu des conversations, il a pratiqué les journaux, et ce qu’il dit de la situation coloniale, relu à la lumière des événements postérieurs, n’est ni plat ni erroné. Il a bien vu que les socialistes européens et les socialistes musulmans ne pourraient jamais s’entendre et que, chez les uns et les autres, le socialisme, c’est-à-dire à ses yeux le bolchevisme (mais rappelons-nous que le Congrès de Tours n’avait pas encore eu lieu, et que la majorité de la S.F.I.O. était alors favorable aux bolchevistes), ne serait jamais déterminant, à cause de la situation coloniale où ils se trouvaient. Étranger, il a été plus sensible que les Français au fossé qui séparait les Européens des Arabes. Mais ces observations perspicaces lui viennent curieusement par le truchement de ses souvenirs antiques. La France, écrit-il, est encore plus étrangère aux Arabes que les Romains l’étaient aux indigènes de leur temps (il ne se faisait pourtant aucune illusion sur la romanisation des provinces), car, à la différence des Romains, les Français ne pouvaient mêler leur religion aux cultes indigènes. Et plus loin : sous le calme apparent couve le feu ; il faut craindre des massacres d’Européens qui rappelleraient ceux dont les Italiens furent victimes au temps de Mithridate. Sa crainte, Dieu merci, ne s’est pas vérifiée ; mais la manière dont il comprenait le présent par le passé et le passé par le présent est très caractéristique et vaut d’être notée.

Quelques années plus tard, il fit un voyage au Proche-Orient, dont il parla dans Caravan Cities. Au détour d’une page, il s’y intéresse non seulement à l’organisation archéologique du jeune État de Transjordanie (l’actuelle Jordanie), mais encore à ses institutions politiques. À la tête de l’État, un émir qui vit à Amman, la capitale, dans un petit palais tout neuf. Il consulte un cabinet, composé de ministres élus par la population locale ; un conseiller britannique est adjoint à chacun des ministres indigènes. Les officiers de l’armée dont dispose l’émir sont en partie britanniques. À l’époque des Ptolémées, conclut Rostovtzeff, le gouvernement ne devait guère être différent… Intérêt pour l’actualité que stimule encore son très grand goût des voyages, mais qui ne se coupe jamais des références antiques.

Militant politique et notable de la culture, Rostovtzeff possède assez de liens avec les milieux politiques libéraux pour que, selon Vernadski, on lui demande en 1917 de participer (sous quelle forme ?) aux travaux du gouvernement provisoire. Il refuse. Plus tard, après le coup d’État des bolchevistes, il est de nouveau sollicité ; il refuse de nouveau. Dans ce second cas, les divergences politiques suffisent à expliquer son refus ; mais le premier montre qu’il ne souhaitait pas entrer en politique40.

Avant la Grande Guerre aussi bien que par la suite, les grandes orientations des constitutionnels-démocrates se retrouvent dans la façon dont il conçoit l’économie antique et son évolution. La clientèle des “cadets” était essentiellement urbaine et bourgeoise, et c’était sur les classes bourgeoises des villes que le parti comptait s’appuyer (malgré leur relative faiblesse), pour instituer en Russie une monarchie constitutionnelle, et un régime parlementaire en gros semblable à celui des États occidentaux. Socialement, on reconnaîtra l’opposition bien connue que, dans ses Histoires économiques et sociales, Rostovtzeff a établie entre les bourgeoisies des villes et les masses rurales, et l’importance croissante qu’il accorde à l’initiative économique indivi­duelle, dès les années qui précèdent la guerre mondiale.

D’autre part, les Mémoires de Milioukov montrent combien la paysannerie était conçue par les constitutionnels-démocrates comme une force extérieure au monde politique et pour ainsi dire incompréhen­sible ; par rapport à la civilisation urbaine, elle constitue l’Altérité. Milioukov qualifie lui-même la paysannerie de “Sphynx russe”, politiquement voué au “silence éternel” : à cent verstes des grandes villes toute lutte politique sombrait dans ce silence41. Mais les constitutionnels-démocrates avaient un véritable programme agraire (qu’ils ne purent mettre en œuvre ni sous le tsarisme ni en 1917). À ce programme, Rostovtzeff s’intéressait d’assez près, puisqu’il écrivit le compte-rendu d’un ouvrage consacré à la question paysanne en Russie42. À la différence de la droite, qui, avec le décret de Stolypine (1906), entreprit de dissoudre les communes rurales pour développer une paysannerie riche de gros exploitants, pallier le manque de terres disponibles et éviter le partage des très grands domaines, le parti cadet souhaitait, dans un premier temps, la confiscation d’une partie de ces domaines, et la distribution de lots aux paysans43. À plus longue échéance, la plupart des cadets souhaitaient que l’État exerçât un contrôle sur l’ensemble des terres et procédât à une socialisation de la propriété foncière. Un tel programme n’a pas grand-chose à voir avec les mesures prises par les Gracques ou par César. Des parallélismes peuvent néanmoins être établis entre les situations agraires de l’Antiquité et celles de la Russie moderne ; Rostovtzeff ne manqua pas de les établir. Les catégories qu’il emploie dans le cas de Rome se confondent souvent avec celles qu’on utilisait couramment en Russie : distinction entre domaines féodaux et domaines cultivés, industrialisés ; servage ou colonat attaché à la terre ; petits propriétaires et petits tenanciers paysans (“peasant-owners” et “peasant-tenants”), constituant la base d’une “économie paysanne” ; propriétaires latifundistes, etc. Ce sont les débats politiques de son temps qui ont rendu familières à Rostovtzeff les notions d’“économie paysanne” et d’ “exploitation paysanne”, redécouvertes par l’historiographie occidentale à partir de Čajanov44. Il insiste volontiers sur le progrès économique et social que représente l’existence d’une telle paysannerie libre, par rapport aux systèmes archaïques fondés sur le servage et les dépendances personnelles45. Mais, à la différence de Čajanov, il n’essaie jamais de préciser les règles spécifiques du fonctionnement économique de ces exploitations. Je vois à cela quatre raisons, dont trois tiennent à sa conception “modernisante” de l’économie antique. La première est que, malgré ses recherches sur le colonat, il n’a jamais été un vrai spécialiste des pratiques agricoles, et n’a jamais étudié dans le détail la gestion de quelque forme d’exploitation agricole que ce soit. La deuxième est qu’il ne conçoit pas le fonctionnement des entreprises préindustrielles comme fondamentalement différent de celui de leurs héritières plus modernes. Par ailleurs, il est convaincu que l’exploitation paysanne, si elle se maintient à travers toute l’Antiquité, n’est pas, à la plupart des époques, celle qui donne le ton et qui permet le mieux de saisir l’évolution historique. Dès 1900, il insiste d’ailleurs sur la supériorité du domaine capitaliste agricole par rapport à cette exploitation paysanne46.

Il serait erroné de croire qu’un libéral russe comme Rostovtzeff ait ressemblé à un radical français de la même époque, ou même à un républicain modéré tel que Léon Gambetta ou Jules Ferry. Les traditions politiques et sociales des deux pays, les problèmes de tous ordres qui se posaient à eux différaient trop pour que le libéralisme ait le même contenu à Pétersbourg qu’à Paris (ou à Londres). Ajoutons à cela que l’intelligentsia russe avait fortement subi l’influence de Hegel ; nous y reviendrons47.

Certaines pages de Rostovtzeff, par exemple dans l’Histoire économi­que et sociale de l’Empire romain, montrent que la notion de droit public, telle que la maniait Mommsen, lui restait profondément étrangère48, et qu’il n’avait pas une idée claire de ce qu’était un régime politique constitutionnel, – indépendamment de toute considération sur les forces sociales.

Cette première carrière de Rostovtzeff se solde donc par une grande renommée et une impressionnante production scientifique. De sa renommée témoignent les trois articles qui lui furent consacrés, en 1915 et 1916, dans des ouvrages et revues de son pays, alors qu’il n’avait que quarante-cinq ans49. Quant à la production scientifique, elle embrasse une grande diversité de domaines. Citons d’abord l’histoire ancienne et l’archéologie de la Russie du Sud et des régions de la mer Noire. À ces questions – dont il ne s’occupe plus guère après la Grande Guerre, ne disposant plus de la documentation nécessaire –, il a consacré, entre 1900 et 1918, une quarantaine de publications, dont trois livres : en 1913-1914, La Peinture décorative antique en Russie du Sud (2 vol.) ; L’Hellénisme et l’iranisme en Russie du Sud, qui a été publié à Petrograd en 1918, à l’époque même où il quittait son pays ; enfin, La Scythie et le Bosphore, dont il avait remis le texte, pour publication, à la commission archéologique impériale, et qui ne parut qu’en 1925, grâce à l’intervention d’un de ses anciens condisciples, S. A. Žebelev50. Dans le testament intellectuel qu’il remit en 1941 à son élève C. Bradford Welles, il écrivait : “Étant Russe et éprouvant pour mon pays un profond attachement, je m’intéressai tout naturellement à l’histoire de la Russie à l’époque classique”. Cet intérêt qu’il portait à l’histoire de la Russie n’était pas seulement érudit ; il s’agissait de se mettre au clair sur les racines d’un pays qui, comme il l’écrivait dans ce même texte, avait deux visages, l’un européen, l’autre oriental, c’est-à-dire avant tout iranien. En héritier des idées “occidentalistes” du XIXe siècle, Rostovtzeff était extrêmement soucieux d’intégrer la Russie à l’Europe et d’y affirmer les valeurs individualistes du classicisme gréco-romain. Mais il se rendait compte qu’il était impossible de la traiter en pays européen, sans autre forme de procès. Il y voyait le mélange de deux aires culturelles, la Méditerranée gréco-romaine et l’Orient, – mais un mélange tel que la première de ces deux aires avait pu semer des germes suffisamment forts. Sa pensée était d’ailleurs complètement étrangère au racisme, et il ne considérait pas du tout qu’un peuple prétendument homogène fût supérieur aux autres. Dans un article de 1901 dont je reparlerai, “Les martyrs de la civilisation grecque aux Ier et IIe siècles après J.-C.”, il dénonçait les pogroms russes que “certains, écrivait-il, justifiaient à tort par de prétendus désordres juifs”.

Ses autres thèmes de recherche concernaient plus spécifiquement la politique économique et sociale. Il consacra plusieurs articles et comptes-rendus à la vie financière et commerciale de l’Égypte ptolémaïque (c’est-à-dire du royaume grec d’Égypte, issu de la conquête d’Alexandre, et ensuite réduit par Rome à l’état de province, en 31 a.C.).

Dans un important article méthodologique de 1900, “Le capitalisme et l’économie nationale dans le monde antique”51, il considérait l’Égypte ptolémaïque comme l’État économiquement le plus avancé du monde antique. À partir de la Grande Guerre, il tendit cependant à insister davantage sur les défauts de l’organisation ptolémaïque, et mit l’accent sur la supériorité de la réussite romaine, surtout sous le Haut-Empire, mais également à la fin de la République52. Mais il ne faudrait pas penser qu’il s’était jusque-là abstenu de s’occuper de Rome. Plusieurs de ses articles avaient touché à l’archéologie et à la peinture murale de Pompéi. Il avait travaillé sur l’histoire de la ferme d’État (c’est-à-dire de l’adjudication de la perception des impôts, des travaux publics et des fournitures aux armées à des particuliers ou à des sociétés privées), et lui avait consacré sa thèse de magistère. Les plombs de commerce et les tessères (c’est-à-dire les jetons) d’époque romaine l’avaient beaucoup occupé, au point qu’il publia quatre volumes à leur sujet. Enfin, il avait consacré un volume aux origines du colonat, et cette recherche avait paru suffisamment importante à Max Weber pour que le sociologue allemand l’invitât à rédiger à sa place l’article “Kolonat” de la troisième édition du Handwörterbuch de J. Conrad53.

À cette liste impressionnante ajoutons encore trois titres : deux volumes pédagogiques, l’un sur les guerres de César, qu’il écrivit alors qu’il était professeur de gymnase et qu’il publia en 1895, l’autre sur L’Antique Rome (1902), et un livre de vulgarisation de haut niveau sur La Naissance de l’Empire romain, publié en 1918.


La préface de cette Naissance de l’Empire romain, rédigée par Rostovtzeff après le reste du livre, était datée du 25 mai 1918. Quelques semaines plus tard, il quittait la Russie pour n’y jamais revenir. Avec ce départ commence une troisième période de sa vie, la plus sombre certainement. Il ne retrouve son plein équilibre, sa pleine activité sociale et professionnelle qu’au bout de cinq ou six ans. Son entrée à l’université de Yale, en 1925, marque la conclusion définitive de ce “cauchemar”, et le début de sa seconde grande carrière, américaine celle-ci.

C. Depretto-Genty me signale la publication de deux protocoles de séances extraordinaires de l’Académie des sciences, tenues les 18 et 21 octobre 1917 (dates du calendrier julien)54. Ils montrent qu’au lendemain même du coup de force bolcheviste les académiciens M. I. Rostovtzeff, A. S. Lappo-Danilevskij et N. Ja. Marr déclarèrent, avec un certain nombre de leurs confrères, s’opposer à cette prise de pouvoir. Ils craignaient à juste titre qu’elle ne préludât à une transformation radicale de la politique étrangère de la Russie, et se prononçaient pour la réunion d’une assemblée constituante.

Selon G. Vernadski, Rostovtzeff, lors de son départ de Russie, n’a été aidé que par Gustave Oscar Montelius, grand archéologue suédois alors âgé de soixante-quinze ans. Sans en être certain, je pense donc qu’il est passé par Stockholm. Il s’est ensuite installé en Grande-Bretagne, où il a résidé à Oxford, de 1918 à 1920. Il avait dû abandonner en Russie sa bibliothèque et ses notes, ainsi que le manuscrit d’un livre écrit pendant la révolution, La Scythie et le Bosphore.

De quels moyens de subsistance disposait-il à Oxford ? Je l’ignore. En tout cas, il n’enseignait pas. Les rapports qu’il entretint avec ses collègues britanniques ne paraissent pas avoir été bons. Au cours de son séjour, en 1919, la chaire d’histoire ancienne (romaine) de l’université d’Oxford, traditionnellement dénommée Camden Chair, devint vacante à la suite de la mort de F. Haverfield, qui en était titulaire depuis 1905. M. Rostovtzeff, qui s’entendait très bien avec Haverfield, espérait lui succéder. Se présenta-t-il à l’élection ? P. A. Brunt (1917-2005), lui-même récemment titulaire de la Camden Chair et ensuite professeur honoraire, m’a dit qu’il n’a pu parvenir à aucune certitude à ce sujet55 : les procès-verbaux de l’université n’indiquent que le nom de l’heureux élu – qui ne fut pas Rostovtzeff, mais Stuart Jones, auteur d’un livre sur la sculpture grecque et futur responsable de la réédition du dictionnaire grec-anglais Liddell-Scott. Certains reprochaient à Rostov­tzeff de ne pas assez bien parler anglais. D’autres n’appréciaient pas sa virulence naturelle, d’autant plus marquée à cette époque qu’il considérait les Britanniques et les Français comme des traîtres à la cause de la démocratie libérale de son pays. Dans le journal d’émigrés auquel il collaborait alors, The New Russia, il rédigea en anglais, à l’intention des lecteurs britanniques, de sévères condamnations de l’attitude britannique. Les Anglais, écrivait-il, couraient après la victoire : depuis que les bolchevistes étaient venus à bout des armées des Blancs, les Britanniques commençaient à être mieux disposés à leur égard ; c’est qu’ils craignaient de perdre le blé, les œufs et le beurre qu’ils importaient de Russie ! Ils se moquaient que le bolchevisme triomphât en Russie, pourvu qu’il ne l’emportât pas en Grande-Bretagne ! Mais la contagion ? Les Alliés français et anglais ne se préparaient-ils pas d’amères surprises56 ? De telles délicatesses ne pouvaient flatter le sens aigu que les Britanniques de l’époque, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ne manquaient pas d’avoir de leur propre supériorité. Le futur professeur H. Last, qui était alors très jeune et n’a jamais apprécié Rostovtzeff, se fait l’écho, dans sa notice nécrologique, de ces griefs du petit monde d’Oxford57. D’autres collègues, plus curieusement, prétendaient que Rostovtzeff ne connaissait pas assez bien les langues anciennes (c’était par exemple le cas de F. W. Hall, spécialiste de critique textuelle) ! Les détracteurs de Rostovtzeff le valaient-ils intellectuelle­ment, et leur œuvre fut-elle plus marquante que la sienne ? Évidemment non.

Lorsqu’en 1920 l’occasion se présenta à Rostovtzeff de partir pour les États-Unis et d’être professeur à l’université du Wisconsin (à Madison), il accepta, quoique cette université ne fût pas, tant s’en faut, l’une des plus importantes du pays. Cette occasion, il la devait, m’a écrit Finley quelques mois avant sa mort, à W. L. Westermann. Fidèle à ceux qui l’avaient aidé, Rostovtzeff, quelques années plus tard, recommanda Westermann à l’éditeur de l’encyclopédie de Pauly et Wissowa, pour un article sur l’esclavage58. Dès qu’il fut aux États-Unis, Rostovtzeff chercha manifestement à s’intégrer au monde des historiens et philologues américains. Dès le mois de décembre 1920, il fit une communication remarquée à la trente-cinquième rencontre annuelle de l’association historique américaine, sur le seul sujet médiéval dont il se soit jamais occupé : “L’Origine de l’État russe sur le Dniepr”59 ; à la trente-sixième rencontre de cette même association, en décembre 1921, il fit une autre communication sur “L’Histoire de l’influence de l’art d’Asie centrale sur la Russie du Sud et la Chine”60. Sujets apparemment bizarres pour un historien du monde hellénistique et romain, qui n’avait jamais rien publié ni sur le Moyen Âge ni sur la Chine. Ils méritent d’autant plus d’être remarqués ; je montrerai plus loin qu’ils ont une importance notable dans sa conception générale de l’Histoire. À cette époque où, après avoir vécu un cauchemar d’un an, il a dû se couper de ses racines, Rostovtzeff réfléchit à tout le cours de l’Histoire, et tend à de plus larges synthèses qu’auparavant. Mais, très méfiant à l’égard de toute théorie et même de toute méthodologie, il le fait par des articles érudits (moins érudits toutefois qu’à l’accoutumée) et inattendus. Ces articles sont des démarches latérales, une manière de prendre du recul par rapport à ses propos habituels.

En 1925, il passe de l’université du Wisconsin à celle de Yale, et désormais sa carrière américaine atteint son plus haut niveau. Au moins deux Russes émigrés parviennent grâce à lui à obtenir une chaire aux États-Unis : l’historien de la Russie G. Vernadski à Yale, et le byzantiniste A. A. Vasiliev à Madison61.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que Rostovtzeff, en Grande-Bretagne, ne s’était fait que des ennemis. Le professeur B. Ashmole, qui était alors un tout jeune archéologue, me raconte avec quel plaisir il parlait de ses recherches au grand maître russe, et il fait partie de ceux que remercie Rostovtzeff dans la préface de la première édition de l’Histoire de l’Empire romain. Outre F. Haverfield, J. G. C. Anderson était aussi son ami, et il lui dédia l’Histoire de l’Empire romain. La rédactrice du fameux Journal of Roman Studies, M. V. Taylor, le soutenait aussi, et il continua à publier dans cette revue. De même pour John Johnson, qui était “Printer” à l’Oxford University Press, c’est-à-dire aux éditions qui publièrent l’Histoire de l’Empire romain, et plusieurs autres livres de Rostovtzeff : Iranians and Greeks in South Russia (1922), The Social and Economic History of the Hellenistic World (1941), A History of the Ancient World (1926-1927), Caravan Cities (1932).

Après avoir très abondamment produit de 1914 à 1918, Rostovtzeff a connu un passage à vide : ses articles et livres historiques des années 1919, 1920, 1921 sont peu nombreux (quatorze titres en tout) par rapport à ses travaux des années précédentes. Comme il y a un décalage d’un ou deux ans entre la rédaction et l’impression, ces trois années correspondent à l’aggravation de la révolution, à son départ et à une bonne partie de son séjour britannique. Mais quatorze titres en trois ans, ce n’est pas négligeable, – s’agît-il d’articles, et non de livres, et même s’il faut tenir compte des traductions et des articles qui se répètent peu ou prou ! Et en 1922, le nombre des titres scientifiques remonte très fortement, l’incroyable fécondité de Rostovtzeff a pris un nouveau départ. Il aborde des thèmes nouveaux, travaille à des synthèses qu’il va terminer quelques années plus tard, et revient à plusieurs reprises sur le même problème pour se livrer à une nouvelle argumentation, aboutir à de nouvelles conclusions (ainsi, nous le verrons, en ce qui concerne l’évolution de l’Empire romain et sa décadence).

“Rostovtzeff fut toujours intéressé par les problèmes contemporains, écrit C. B. Welles, et en discuta souvent dans des écrits, avant son départ de Russie aussi bien qu’après”62. La première partie de la phrase est exacte, mais la seconde ne l’est guère. Car, si je ne me trompe pas, les articles politiques écrits par Rostovtzeff avant la guerre de 1914 sont très peu nombreux, et il n’en écrit plus beaucoup à partir de 1922. Ce sont les épreuves de la Russie pendant la guerre, puis la Révolution et l’expérience de l’émigration qui l’ont amené à écrire davantage d’articles politiques (très courts, d’ailleurs, et en général peu techni­ques) : plus d’une trentaine en quelques années. La plupart de ces articles ont été publiés dans des journaux d’émigrés, The New Russia en Grande-Bretagne et The Struggling Russia aux États-Unis. Ces revues, entre 1918 et 1920, étaient publiées en anglais et visaient à informer les Anglo-Saxons (remarquons d’ailleurs qu’une fois installé aux U.S.A., Rostovtzeff republia dans la revue américaine pratiquement tous les petits articles qui étaient déjà sortis dans la revue anglaise, car la presse d’émigration circulait peu, elle franchissait rarement l’Atlantique). À l’inverse, à partir de 1921-1922, les émigrés russes se replient sur leurs communautés et sur leur langue nationale. Désormais, leurs revues visent à maintenir la pratique de la langue russe, en particulier chez les jeunes. Rostovtzeff continue à y écrire des articles ; mais désormais, sauf erreur, il n’y écrit plus guère que des articles d’histoire ancienne ; et il s’agit d’articles beaucoup plus longs que les pamphlets politiques des premières années de l’après-guerre.

Durant son séjour en Angleterre, M. I. Rostovtzeff présidait une organisation d’émigrés, le “Russian Liberation Committee”, qui regroupait les cadets émigrés en Grande-Bretagne. Elle se voulait ouverte à tous pour la lutte antibolcheviste et la liberté de la Russie. Dans le contexte des années 1918-1921, cette ouverture, qui correspon­dait à la ligne officielle du parti cadet (“unification des forces russes antibolcheviques dans une organisation politique non-partisane, se tenant au-dessus des partis”), signifiait le soutien à la guerre civile des Blancs, et la condamnation des socialistes-révolutionnaires, hostiles à un tel soutien63. Les cadets de Londres étaient particulièrement opposés aux socialistes-révolutionnaires.

Ils comptaient dans leurs rangs Ariadna Tyrkova-Williams, son mari Harold Williams, puis Milioukov, qui séjourna un certain temps en Grande-Bretagne. Le “Committee” avait pour objectifs d’informer le public britannique, d’intervenir auprès du gouvernement britannique et d’aider les Russes émigrés ; il publiait de petits livres et une revue en anglais. Quand les Blancs eurent été vaincus par les bolchevistes, Milioukov, qui, depuis 1917, avait tendance à changer souvent de position (au point de soutenir l’alliance allemande au cours de l’été 1918 !), se désolidarisa de la cause des Blancs, et prôna une alliance à gauche, avec les socialistes-révolutionnaires. Ce fut la “Nouvelle Tactique”, que la majorité des constitutionnels-démocrates repoussa en 192164. En rendant compte d’un ouvrage politique de Milioukov, Rostovtzeff montre qu’il était en accord avec la majorité des cadets contre la nouvelle tactique de leur leader ; il se refuse à condamner les armées blanches65.

Par la suite, il arriva que Rostovtzeff collaborât au quotidien russe Vozroždenie (“Renaissance”), édité à Paris et orienté vers la droite. Mais cette collaboration ne paraît pas signifier qu’il ait nettement dérivé vers la droite par rapport à ses positions antérieures. D’autres cadets collaboraient occasionnellement à ce journal, par exemple A. A. Kizevetter et A. Tyrkova-Williams66. Après son installation aux États-Unis, Rostovtzeff est resté en relations avec les milieux d’émigrés, ceux des États-Unis bien sûr, mais aussi ceux de Grande-Bretagne, de Tchécoslovaquie, de France, d’Allemagne, et il a écrit dans plusieurs de leurs revues culturelles et scientifiques, en langue russe ; mais, si je ne me trompe, on ne peut plus parler à son propos d’une véritable activité politique – comparable à celle d’un Milioukov ou d’un Kérensky. Rostovtzeff était particulièrement proche des émigrés de Prague ; dans cette ville résidaient en effet son maître N. P. Kondakov et, jusqu’en 1927, son ami G. Vernadski. Après la mort de Kondakov à Prague en février 1925, une revue savante fut fondée par ses élèves et amis réfugiés en Tchécoslovaquie, Seminarium Kondakovianum ou Annales de l’Institut Kondakov, qui continua à paraître, de façon relativement régulière, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Rostovtzeff y publia plusieurs articles d’histoire ancienne, en 1927, 1928, 1929, 1933 et 1938.

Il est indéniable que les événements de 1917 et la prise de pouvoir par les bolchevistes ont très durement atteint Rostovtzeff dans sa sérénité et dans les valeurs sociales et culturelles auxquelles il était attaché. Il est également vrai que son séjour d’Oxford n’a pas été très agréable. Mais ne croyons pas qu’il se soit laissé aller au découragement et à l’oisiveté. Son emploi du temps du printemps 1920 donne une idée suggestive de son activité.

Aux mois de février et mars 1920, il est invité à Paris, au Collège de France, où il fait huit conférences sur les Iraniens et les Grecs dans la Russie méridionale67. Par la même occasion, il participe à la première réunion du groupe académique russe68. Puis il part pour la province, y fait d’autres conférences sur la situation de la Russie contemporaine ; il a en effet été invité par Jules Patouillet, professeur à la faculté des lettres de l’université de Lyon. Il s’embarque ensuite pour l’Afrique du Nord. Le 30 avril, il est à Alger, et il a avec un cheminot européen une conversation sur le socialisme ; il fait un long séjour en Algérie et en Tunisie ; le 12 juin, il est de nouveau à Alger, et y rédige l’article “Bolshevism in Tunis and Algeria”, dont j’ai parlé plus haut. Il est donc resté absent d’Oxford plus de quatre mois.


Avec la période américaine, et surtout avec l’université Yale, recommence l’ère des honneurs et de l’épanouissement. Très nombreux honneurs : dès 1931, alors que Rostovtzeff avait soixante et un ans, Vernadski écrit qu’il était docteur honoris causa des universités d’Oxford, de Leipzig et du Wisconsin, et membre ou correspondant de neuf académies : l’American Academy of Art and Science, de Boston ; la Connecticut Academy of Art and Science, de New Haven ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; l’Accademia Pontificia ; les Académies de Prusse, de Grande-Bretagne, de Norvège, de Pologne et de Bulgarie. Et ne parlons pas des diverses sociétés savantes auxquelles il appartenait. Mais ces couronnements de la carrière académique ne sont rien à côté de l’impression de souveraineté qui rayonnait de lui. Karl Christ écrit qu’il parvint à autant de célébrité que Theodor Mommsen un demi-siècle auparavant69. En 1933, au congrès de papyrologie de Munich, quoiqu’il eût perdu les notes sur lesquelles il pensait s’appuyer, il se mit à traiter en allemand, durant quarante-cinq minutes, des papyrus latins récemment découverts à Doura-Europos. La même année, au congrès historique de Varsovie, un chercheur belge s’exclama : “Il n’y a qu’un Rostovtzeff !” Il donnait l’impression de tout dominer et d’être partout. Momigliano évoque avec émotion les séjours qu’il faisait à Rome, où il continuait de fréquenter l’Institut archéologique allemand. Momigliano décrit admirablement la démarche agressive, le regard clair et félin de cet homme qui désormais n’avait plus envie d’être agressif. Et il conclut : “Ceux qui l’ont connu ont connu la grandeur”70.

S’il voyageait plus que jamais, il se sentait à l’aise, je l’ai dit, aux États-Unis, et, en 1928, il refusa de succéder à Wilcken à l’université de Berlin. En 1939, il n’accepta pas non plus de quitter Yale pour occuper une chaire d’archéologie à l’université de Harvard.

Il ne me paraît pas qu’il ait jamais pu revoir ses anciens collègues et amis de Russie. Mais il ne les oublia certes pas complètement, ni eux non plus. En 1925, le manuscrit qu’il avait laissé à Petrograd était publié sans qu’il en fût prévenu, mais fidèlement, sans aucune modification, par les soins de son ancien condisciple Žebelev et du professeur N. Ja. Marr. La même année paraissait à Moscou une traduction russe des Agrarverheihnisse de Max Weber, avec une introduction de D. M. Petruševskij71. Au texte de Weber était ajouté en annexe l’article “Kolonat” de Rostovtzeff (1909). De son côté, Rostovtzeff consacra des comptes-rendus élogieux aux publications érudites de ses anciens condisciples et amis Žebelev et Farmakovskij72 et même à d’autres travaux d’érudits soviétiques73. Mais de quelque œil qu’on l’ait regardé en U.R.S.S. (sa réputation a subi des hauts et des bas au cours de l’histoire soviétique)74, il n’a jamais polémiqué par écrit avec l’historiographie communiste de son pays. À aucun moment Rostovtzeff ne construit ses œuvres d’après-guerre en réaction contre les thèses marxistes de ses compatriotes. Il était au courant des ouvrages soviétiques érudits ; lisait-il aussi les livres et articles idéologiquement les plus engagés ? Rien ne l’indique ; il ne les cite jamais, serait-ce pour les critiquer. Il paraît avoir fait une croix sur la culture historique de son pays. Mais cela n’empêche pas qu’en 1928, au VIe Congrès international des sciences historiques, qui se tenait à Oslo, il ait violemment interpellé les membres de la délégation soviétique75. Cela n’empêche pas non plus que sa formation intellectuelle reste indestructi­blement russe et ne devienne aucunement anglo-saxonne. Il n’oublia rien du passé. Que je transcrive ici une anecdote que m’a racontée M. I. Finley, et qu’il tenait lui-même de W. L. Westermann. Sans le dire à son mari, Mme Rostovtzeff invita un jour quelques-uns de ses amis à venir fêter chez eux l’anniversaire du savant. À son arrivée, il fut congratulé par tous ; mais il repartit aussitôt de chez lui, au comble de la fureur, parce qu’elle avait choisi la date selon le calendrier grégorien, – ce qui lui paraissait à la fois un signe de papisme et de bolchevisme !

Au cours de sa carrière américaine, ses thèmes de recherche se renouvellent pour une part, mais les préoccupations qui le conduisent à en choisir de nouveaux, les grandes directions de son activité intellectuelle demeurent les mêmes. Il abandonne l’archéologie et l’histoire de la Russie du Sud et de la mer Noire, mais le Proche-Orient (la Palestine, et surtout la Syrie, avec ses fouilles de Doura-Europos) remplace ces régions au firmament des marges et confins qui l’ont toujours intéressé au premier chef. Comme la Scythie et le royaume du Bosphore Cimmérien, Doura-Europos, qui fait l’objet de la majeure partie de ses publications des années 1930, devient sous sa plume, et non sans raison, un exemple privilégié de double influence économique, sociale et culturelle. L’influence de l’“Orient” y rivalise avec celle de la Méditerranée gréco-romaine.

Si l’on en croit C. B. Welles, c’est en 1914 qu’à la suggestion d’Eduard Meyer et de Wilamowitz, Rostovtzeff décida d’écrire deux histoires économiques et sociales, du monde hellénistique et du monde romain76. Avec la guerre et la révolution, l’Empire romain (que d’ailleurs il ne cessa d’étudier à aucune époque) avait pris le pas sur ses vieilles amours hellénistiques. Après la publication de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, la Méditerranée orientale prit sa revanche sur l’Occident romain, et il en résulta la publication de l’Histoire économique et sociale du monde hellénistique (1941). Cet intérêt pour la Méditerranée orientale et pour le Proche-Orient se prolongea, en matière d’art, vers l’Asie centrale et même jusqu’en Chine ; je reviendrai sur ce point, qui n’est plus guère surprenant quand on se reporte à l’œuvre d’Eduard Meyer. Il publia en 1929, à la Princeton University Press, un livre d’un peu plus de cent pages sur The Animal Style in South Russia and China. Ses recherches d’histoire de l’art ne cessèrent donc pas, mais leur point d’application se déplaça, et il ne s’occupa plus, après la Grande Guerre, de peinture murale.

Thème de jeunesse, les tessères et plombs de commerce sont entièrement abandonnés dès l’époque de Pétersbourg, mais il publie en 1932 une longue étude sur les sceaux de terre cuite de la Babylonie séleucide77.

Enfin, il ne faut pas oublier l’apparition de nombreux articles et livres d’histoire religieuse païenne, dont les premiers sont immédiatement postérieurs aux années de la révolution. Rostovtzeff se réclamait, bien sûr, de la tradition orthodoxe russe. Était-il croyant ? Momigliano m’a confié qu’à son avis Rostovtzeff, à la différence de son ami Franz Cumont, n’avait pas de problèmes de religion, – mais ajoutait que c’était une chose bien délicate à savoir. Jusqu’à la Grande Guerre, il n’avait fait aucune recherche d’histoire religieuse, mais tenait à ce qu’on n’interprétât point comme un signe de matérialisme son goût de l’économique et du social. À y regarder de plus près, ses articles des années 1920 et 1930 sur le paganisme sont plus politiques et sociaux que véritablement religieux ; il s’agit d’intégrer l’évolution religieuse au destin global des civilisations antiques ; il s’agit aussi, je crois, de régler ses comptes avec une certaine historiographie russe issue de l’hégélia­nisme, et dont il avait fortement subi l’influence à l’université, et sans doute dès le gymnase.

Toutes les années qu’il passa à l’université Yale, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, furent marquées par ses fouilles de Doura-Europos. Située au bord du moyen Euphrate, à mi-chemin entre Alep et Bagdad, cette ville antique avait été découverte par le capitaine anglais Murphy : alors qu’il se battait contre les Arabes, dans une tranchée, il se trouva en présence des peintures du temple “des dieux palmyréniens”. Le professeur J. H. Breasted, de Chicago, qui séjournait alors en Mésopotamie, vint en reconnaissance sur le terrain (mai 1921). L’exposé qu’il fit devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres convainquit celle-ci qu’il était nécessaire d’organiser des fouilles. Franz Cumont, associé étranger de l’Académie des inscriptions, dirigea deux campagnes de fouilles en 1922 et 1923, et en publia les résultats dans un volume de 192678. Mais à cette date, à cause des troubles survenus en Syrie, la fouille avait été interrompue. Cumont souhaitait qu’elle fût reprise lorsque la paix serait revenue, et Rostovtzeff le réclamait aussi avec insistance dans le compte-rendu qu’il rédigea sur le livre de Cumont79. Doutant que la France eût assez de moyens financiers pour mener à bien cette entreprise, il appelait à une collaboration internationale, et pressait l’université de Yale et le gouvernement des États-Unis d’intervenir. C’est ce qui se produisit. Des fouilles franco-américaines en résultèrent, conjointement organisées par l’Aca­démie des inscriptions et l’université de Yale, mais de plus en plus dominées par la présence américaine. Dix campagnes eurent lieu, entre 1928 et 1937 ; à cette date, le manque de fonds amena à suspendre les travaux ; trois cent mille dollars avaient déjà été dépensés par l’université de Yale pour la fouille et la publication80. Rostovtzeff était directeur général du chantier. Il était secondé par un directeur ; Pillet, Clark Hopkins et Frank Brown se succédèrent à ce poste. Rostovtzeff publia plusieurs dizaines d’articles sur Doura-Europos. Il dirigea la publication de neuf volumes de rapports préliminaires, dont il rédigeait lui-même une partie, et celle de rapports définitifs, qui continuèrent à paraître alors qu’il était déjà malade, après la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1928, 1932, 1933, 1934, 1935 et 1937, des articles sur ces fouilles franco-américaines furent publiés par lui dans les Comptes-rendus et les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Cette “Pompéi du désert syrien” ne fut jamais qu’une ville moyenne, mais sa situation, aux limites du monde méditerranéen, à celles de l’Empire romain et de l’Empire parthe, constituait l’intérêt de son histoire. Elle avait été fondée au début de l’époque hellénistique, par Séleucos Ier. Elle faisait partie du royaume séleucide ; c’était une forteresse et une colonie militaire et agricole. Doura était son nom indigène sémitique ; les Séleucides l’appelèrent Europos.

Au IIe siècle a.C., les Parthes agrandirent l’étendue de leur domination, ils s’emparèrent de la Babylonie, puis de Doura, qui connut une période d’occupation militaire parthe ; le palais du gouverneur séleucide fut détruit et remplacé par un autre, de style tout iranien. Mais si Europos, désormais appelée Doura-Europos, était sous le contrôle des Parthes, qui y avaient détaché une forte garnison, ce rôle militaire qu’elle jouait ne l’empêchait pas de connaître aussi une grande prospérité économique. La période la plus brillante de l’histoire de la cité fut celle de la domination parthe, écrit Rostovtzeff81. Presque toute la ville fut alors reconstruite. Doura était à la fois “une forteresse très importante sur la frontière nord de l’empire des Parthes et une ville caravanière, lieu de transit et de repos pour les caravanes qui allaient et venaient entre Palmyre et la basse Mésopotamie”. Doura fut-elle vraiment une cité caravanière au même titre que Palmyre ou Pétra ? Jean Balty, que je remercie très vivement pour ses précieuses indications, a tendance à en douter ; il est possible que Rostovtzeff se soit laissé entraîner par son irrépressible désir de trouver du commerce partout. Toujours est-il que sous le règne de Marc Aurèle Doura-Europos devient une possession romaine, annexée à la province de Syrie. Sa vocation commerciale – si vocation commerciale il y eut – s’étiole désormais, au profit d’un rôle militaire à nouveau prépondérant : Doura devient une des forteresses du nouveau limes romain, reçoit une garnison romaine ; un quart de la ville est transformé en camp ; une cohorte de l’armée romaine, recrutée sur le territoire palmyrénien, stationne à Doura. Au IIIe siècle p.C., Doura souffre de la décadence que Rostovtzeff reconnaît à travers tout l’Empire : la fiscalité est lourde, la ville s’appauvrit, les palais de l’aristocratie sont morcelés et transformés en “conglomérats de petites maisons pauvres”82. Nous reviendrons sur ces symptômes de la décadence, et sur les causes que lui attribue Rostovtzeff. Les Sassanides, qui ont pris le contrôle de l’ancien Empire parthe à la place des Arsacides, menacent. En 260, l’empereur Valérien est fait prisonnier par leur roi, Shapour, qui s’empare de Doura au cours de la même expédition. Après avoir été assiégée, la ville est prise, en partie brûlée, et ni les Romains ni les Perses ne la réoccupèrent jamais ; ses restes se sont ensablés. “C’est le capitaine Murphy, Cumont et moi qui avons ressuscité la ville”, commente Rostovtzeff. Et il ajoute : “Au moins dans notre imagination et dans la vôtre”83 !

Très admiré et honoré, Rostovtzeff avait à Yale des élèves, comme il en avait eu à Pétersbourg. Dans son article de 1931, Vernadski mentionne quelques-uns des étudiants russes de Rostovtzeff qui avaient su s’imposer dans les disciplines que pratiquait leur maître – ou se faire un nom d’une autre manière : Xilinskij, devenu professeur à Lvov, en Galicie, qui, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, faisait partie de la Pologne ; Voldemaras, homme politique lithuanien ; Borovka, directeur du musée de l’Ermitage ; Sergieskij, directeur de celui de Sarajevo. À cette liste doit évidemment être ajouté le nom de l’historien Elias Bickermann. À Yale, ses élèves les plus proches ont participé au travail de Doura-Europos. Au premier rang d’entre eux, il faut citer Cecil Bradford Welles. Toutefois, ce n’était pas l’enseignement qui intéressait le plus Rostovtzeff, et il ne se souciait guère d’être entouré de véritables disciples, de fonder une école qui eût perpétué l’esprit de ses recherches. Sa très grande influence d’historien n’est guère passée par des rapports de maître à élève ; il l’a exercée sur bon nombre de ses contemporains qui n’étaient pas ses élèves, et sur bon nombre de leurs successeurs, qui ne l’avaient pas même connu.

Professeur émérite à partir de 1939, Rostovtzeff fut très atteint par la Seconde Guerre mondiale ; en 1940, il se demanda si nos études étaient appelées à survivre aux bouleversements et aux destructions de ce nouveau conflit84. Puis vint la maladie, qui le frappa dans ses facultés mentales. Le dernier article signé de lui a paru en 194685. Il mourut chez lui le 20 octobre 1952, à New Haven (Connecticut).


Avant de consacrer quelques pages aux thèses de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, je tiens à ajouter deux ou trois observations sur l’ensemble de son œuvre, et sur sa manière de travailler et de concevoir l’Histoire.

Il faut d’abord insister sur sa fécondité. Toute rencontre, toute visite de fouille ou de musée devient pour lui une occasion d’écrire des livres ou des articles, inégaux certes, mais presque toujours de haut niveau scientifique. Les premières années de sa carrière, entre 1894 et 1900, illustrent bien cette extrême fécondité. À vingt-cinq ans, il a déjà publié plusieurs longs articles, non seulement sur Pompéi, à laquelle il avait consacré sa maîtrise, mais sur les briques du Panthéon et les fouilles du centre de Rome. Il publie en outre une introduction à la Guerre des Gaules de César. Bormann lui conseille-t-il, en cette même année 1895, de travailler sur une nouvelle inscription d’Halicarnasse ? Un article paraît l’année suivante, et cette recherche aboutira en 1899 à son livre sur la ferme d’État. Entre-temps, il a rédigé, avec Maurice Prou, plus de trois cents pages sur les tessères et plombs de commerce86. Ayant fait la connaissance de Huelsen, il traduit en russe les commentaires dont ce dernier accompagnait le troisième tome des Architektonische Studien de S. A. Ivanov87. De retour à Pétersbourg, il dirige avec Zielinski la traduction russe d’un grand manuel allemand d’histoire romaine, qui est publiée l’année suivante (1899)88. Sans oublier toute une série de petits articles et de comptes-rendus. Passant par Tébessa en mai 1897, il voit dans le petit musée de la ville un fragment de relief sur surface convexe ; il s’aperçoit qu’il est inédit, en comprend l’originalité (ce relief représentait l’intérieur d’un amphithéâtre, ce qui est fort rare ; c’est l’extérieur qui est habituellement représenté) ; il écrit un petit article, qui paraît l’année suivante dans les Mélanges d’Archéologie et d’Histoire (revue de l’École française de Rome). Il saute sans hésitation d’un sujet à un autre. Même sans compter les traductions, il a allègrement dépassé à trente ans les mille pages publiées. Au cours des années qui suivent, le rythme ne fait que s’accélérer.

Sur chacun des thèmes auxquels il se consacre, il prend l’habitude de publier en plusieurs langues. Mais, même quand les titres de deux de ses articles sont identiques, le contenu change le plus souvent d’une langue à l’autre : il ne se borne pas à faire traduire le texte de l’article déjà publié. En 1923, en même temps que son article du Musée belge sur la crise du IIIe siècle p.C., il en publie un second, sous le même titre, dans la revue russe d’émigration Annales contemporaines. Alors que celui du Musée belge ne dépasse pas dix pages, celui-ci en comporte plus de soixante, et il ne s’agit pas d’un article de vulgarisation, où les mêmes idées seraient plus longuement développées. Les pages qu’il y consacre à la crise du IIIe siècle sont précédées d’un ample tableau de l’Empire romain au IIe siècle, tableau qui préfigure, en plus ramassé, certains chapitres de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain. L’année précédente, dans La Pensée russe, revue d’émigration successi­vement éditée à Prague, à Berlin, puis à Paris, il avait déjà publié une autre étude, de vingt-cinq pages, sur l’Antiquité en déclin89. Certes, beaucoup d’idées exprimées dans cet article se retrouvent dans les deux autres, puis dans l’Histoire économique et sociale. Mais l’optique n’est pas la même : de 1922 à 1926, le rôle de l’empereur et de l’État comme clefs de voûte de l’ordre social s’est affaibli, et les groupes sociaux ont pris de la consistance, s’émancipant en quelque sorte de l’omniprésence et de l’omnipotence de l’État. Le jugement qu’il porte sur les deux premiers siècles de notre ère s’est lui aussi modifié. En 1922, le déclin lui paraissait progressif ; il concevait ces deux siècles comme une marche lente vers la décadence. À partir de l’année suivante, il insiste au contraire sur les aspects positifs de la période – dans laquelle il reconnaît l’apogée de l’Antiquité tout entière. Doit-on le taxer de versatilité ? Non, car ces variations s’expliquent par une évolution de sa pensée. Il ne faudrait pas croire, en tout cas, qu’il se répète. Une nouvelle publication est le plus souvent pour lui l’occasion de nouvelles recherches documentaires ou d’interprétations inédites.

Le déplacement, le séjour en des lieux où il ne réside pas, stimulent tout particulièrement cette fécondité. Grand amateur de voyages, Rostovtzeff ne pratique ni le voyage ethnologique ni le voyage d’évasion, et il est en outre à des milliers de lieues du Club Méditerranée et de Nouvelles Frontières (qui, certes, n’existaient pas à son époque, mais dont on trouvait des équivalents, mutatis mutandis, en ces sociétés où les vacances étaient réservées à une minorité). Il voyage en professeur et en chercheur et, en tant que professeur, jamais il n’oublie ses préoccupations érudites, mais jamais les préoccupations érudites ne l’empêchent de jouir de la nouveauté, de boire, de manger, d’être attentif aux coutumes et aux événements. Son camarade A. A. Vasiliev raconte par exemple comment, en 1899, Rostovtzeff l’a rejoint à Constantinople, alors qu’il corrigeait les épreuves de sa thèse sur Byzance et les Arabes à l’époque de la dynastie Amorienne (IXe siècle p.C.). Les voilà partis pour Amorion, en Phrygie (aujourd’hui Sivrihisar). Ils prennent le train à Scutari, doivent le quitter à Afyonkarahisar, et se retrouvent dans de grands chariots indigènes, escortés par un gendarme turc que leur a fourni le gouverneur de la région. La nuit, ils couchent en plein air, dans leurs chariots. Le jour, ils traversent les villages, visitent les sites, mesurent les restes archéologiques, prennent des notes. Dans la région de Konya, ils retrouvent le train, et ils remontent vers Constantinople.

Avant de rentrer en Russie, Rostovtzeff s’arrête encore à Sofia90. L’année suivante, il est invité en France, où il fait le 11 juillet une communication devant les membres de la Société nationale des antiquaires91. Il séjourne aussi en Allemagne et en Grèce ; alors qu’il se trouve à Athènes, il rédige deux comptes-rendus, qui sont publiés à la fin de cette même année dans la Deutsche Literaturzeitung, etc.92. Toute sa vie se déroulera de cette façon. Son œuvre est le fruit non d’une réflexion solitaire et sédentaire, mais d’une interminable série de départs et de retours. On comprend que l’exil, tout compte fait, l’ait davantage stimulé que détruit. Selon Vernadski, l’un des motifs de cet exil serait d’ailleurs qu’il craignait avec raison, s’il demeurait en Russie, de ne plus pouvoir en sortir librement, même pour son travail93. Pour lui, l’archéologie, comme elle était liée à l’Histoire, était liée au voyage ; elle supposait un déplacement (dans l’espace comme dans le temps). À l’inverse, il ne faisait aucun déplacement qui fût entièrement dépourvu d’objectifs ou d’arrière-pensées archéologiques.

On comprend que les voyages occupent dans son œuvre une place notable, et qu’il mérite d’être tenu pour un historien du voyage. Mais tous les voyages ne l’intéressaient pas, ni toutes les formes d’histoire du voyage. Il n’a jamais prêté grande attention ni aux explorations ni aux voyages ethnographiques.

Les voyages des hommes de métier l’intéressent, dans leurs aspects les plus quotidiens, parce qu’ils touchent à l’administration, ou concernent, de près ou de loin, la vie économique et sociale. Au musée de Belgrade, l’inscription funéraire d’un speculator (charge militaire dont on parvient mal à définir les attributions) est accompagnée d’un relief qui représente un chariot dans lequel sont installées trois personnes. Est-ce symbolique du voyage dans l’au-delà ? Point du tout ! Rostovtzeff, qui, à l’inverse de son ami Cumont, tend toujours à ramener les représentations funéraires à la vie concrète et matérielle du défunt, y voit une scène de l’activité du speculator, qu’il rattache à la poste impériale94.

Les voyages commerciaux le touchent tout particulièrement. On sait quelle fascination exerça sur lui le commerce caravanier. Contemplant Pétra, il rêve en 1928 à ces lentes caravanes qui se déplaçaient du nord au sud et du sud au nord ; et il comprend alors pourquoi la religion musulmane s’est tellement répandue, et pourquoi l’Empire arabe a atteint une telle puissance. Trop étroitement liés à une seule contrée, jouissant d’un caractère national “insuffisamment mobile ou versa­tile”, les Juifs n’ont pu bénéficier de cette heureuse conjonction d’un esprit, d’un sol et de circonstances historiques particulièrement favorables. Que ceux qui veulent comprendre le destin des Arabes se rendent à Pétra95 ! Au rayonnement spirituel ou intellectuel d’Athènes ou de Jérusalem, Rostovtzeff préfère sans nul doute la puissance des Romains et celle des Arabes.

Il a l’intuition que le pouvoir politique, parce qu’il résulte de l’action et de la mobilité, est lié au voyage comme il est lié au commerce. Le notable Satyros, citoyen de Chersonesos96 en Crimée, s’est rendu à Rome entre mai et décembre 46 a.C. pour y rencontrer César. Rostovtzeff consacre un article à démêler les arrière-plans de ce voyage diplomatique, qui visait, selon lui, à obtenir la “liberté” pour la cité de Chersonesos. De même, beaucoup de visiteurs antiques de l’Égypte, qui ne manquent pas d’admirer ses merveilles, y allaient en réalité pour des raisons politiques. Ainsi, le roi du Bosphore Paerisades, le dernier roi glorieux de la dynastie des Spartocides, qui mourut peu après 250 a.C., était venu en Égypte pour cultiver l’alliance des Ptolémées. Comme celui d’Égypte, le roi du Bosphore était un “roi-marchand” ; il avait des relations commerciales avec les cités grecques, notamment pour le blé. Mais cela n’impliquait pas que Ptolémée et lui fussent des concurrents, car la demande de blé, â cette époque, était très importante en comparaison de l’offre97. Le commerce librement pratiqué, l’État, le jeu des influences internationales, le voyage : tous les ingrédients de la fascination rostovtzévienne sont réunis dans ce bref article de trois pages.

Qu’y a-t-il de commun entre le commerce et le voyage ? Le déplacement, la circulation – auxquels Rostovtzeff s’est sans cesse attaché. Quelques-uns de ses écrits sont, certes, consacrés à des tableaux synchroniques, à des études de structures et de relations. Mais il n’est jamais aussi content que lorsqu’il a dessiné une évolution, ou décelé le passage d’une influence. La vraie histoire est pour lui un flux chronologique – non point une succession d’événements qu’il suffirait de raconter et de dater, mais un changement permanent qui perd son sens si on le détache de cette trame que constitue le temps.
Aussi ne se sent-il concerné ni par une vie quotidienne ni par une anthropologie du voyage. Tout cela relève à ses yeux de la tradition antiquaire, qui l’intéresse, sur laquelle il cherche à prendre appui, mais dont il tient à se détacher, pour parvenir à la véritable histoire. À ses yeux, la tradition antiquaire ne tient pas un compte suffisant de l’État, de l’économie et des groupes sociaux ; et elle est trop indifférente aux grandes évolutions chronologiques. Par crainte de se limiter à une recherche antiquaire, Rostovtzeff se méfie beaucoup de ce qu’on nomme actuellement histoire des mentalités et anthropologie historique. Rendant compte du quatrième volume de l’Economic Survey of Ancient Rome, il critique F. Heichelheim de s’être trop étendu, dans son chapitre relatif à la Syrie, sur l’éducation et la culture, les mariages, les divorces, le coût des funérailles, etc. ! N’y a-t-il pas des questions plus importantes ? Par exemple les conséquences économiques et sociales des guerres et de la présence de l’armée98 ?

Il pousse très loin sa critique de la tradition antiquaire. Le compte-rendu qu’il rédigea sur le livre de Walter Liebenam relatif à l’administration municipale le montre bien99. Ce travail de Liebenam, qui fait encore autorité de nos jours, d’autant que son auteur a réuni une impressionnante documentation, ne trouve pas grâce à ses yeux. Car cette documentation n’y est pas considérée selon lui avec assez d’esprit critique, elle n’est pas suffisamment classée. Liebenam, surtout, néglige trop les grandes évolutions chronologiques, il ne se pose pas assez de questions “historiques” sur la documentation, c’est-à-dire qu’il ne cherche pas assez à l’intégrer à une explication d’ensemble qui prendrait en compte toute l’évolution de l’Antiquité. Pour Rostovtzeff, la documentation disponible doit être soumise à de grandes explications chronologiques (on voit là pointer ses préoccupations d’histoire universelle). Ces grandes explications peuvent résulter de plusieurs démarches. En 1900, confiant en l’avenir de la science historique positive, il pense qu’il faut commencer par des recherches monographi­ques, consacrées à un thème précis, à une époque et dans une région déterminées. De proche en proche, l’accumulation de monographies conduira à la synthèse historique ; n’est pas Mommsen qui veut, et Liebenam aurait mieux fait de se limiter à une monographie. Plus tard, Rostovtzeff accorde davantage à l’intuition, et aux brillants raccourcis qu’elle est susceptible de suggérer à l’historien. L’Histoire économique et sociale de l’Empire romain est bâtie autour d’un tel raccourci.

À ces grandes synthèses historiques, et en particulier à la présente Histoire de l’Empire romain, Rostovtzeff a, de fait, intégré la documentation archéologique, et cela reste l’un de ses principaux apports. Si bon nombre de ses successeurs ont aspiré à le suivre sur ce terrain, aucun, jusqu’ici, ne l’y a égalé. Aucune des grandes histoires économiques et sociales de l’Antiquité qui furent écrites au cours des années 1930 ou plus récemment, n’accorde une telle place à l’archéologie – tant s’en faut. Mais soyons plus précis. Son archéologie n’est pas celle du monument, analysé du point de vue de l’histoire de l’art. Ce n’est pas non plus celle de la fouille monumentale, dans laquelle l’important est de dater et de connaître la construction (quelle qu’elle soit) à partir d’une stratigraphie qui permet d’en comprendre les diverses phases – et éventuellement de s’interroger sur la méthode stratigraphique elle-même. Et c’est encore moins l’actuelle archéologie du sol, qui prête autant d’attention à l’environnement et à la terre qu’aux structures bâties. L’archéologie de Rostovtzeff s’efforce toujours d’embrasser des ensembles, et elle s’exerce surtout dans trois directions.

Il arrive qu’il consacre un article à un objet singulier ou à une catégorie limitée d’objets, mais c’est pour en dégager toutes les implications historiques, pour en faire le centre d’un réseau d’influences et de relations. Donnons deux exemples de cette première démarche archéologique, qui se perçoit très bien dans ses publications de Doura et dans ce qu’il a dit des villes caravanières. Le premier est un article consacré à deux statues d’or, auxquelles l’empereur Claude fait allusion dans sa fameuse lettre aux Alexandrins100. L’une de ces statues, que les Alexandrins offraient à l’empereur, devait être installée dehors, sur une place publique ; Claude la refuse. Mais il accepte l’autre, qui serait conservée dans un monument public. Que représentaient ces statues ? Pourquoi refuser l’une, et non pas l’autre ? S’appuyant sur des textes littéraires et sur les types de certaines monnaies, Rostovtzeff parvient en six pages à une impressionnante reconstruction du culte de Némésis-Pax dans ses aspects les plus officiels et politiques, et de la signification anti-juive qu’au début du règne de Claude aurait prise une statue de la Paix, publiquement dédiée à Alexandrie. Reconstruction aléatoire, certes, mais brillante. Par son brio, elle annonce la manière dont Filippo Coarelli a, ces dernières années, dégagé les arrière-plans politiques, idéologiques et culturels de tel monument précis101 – en s’intéressant davantage, lui aussi, aux significations idéologiques de la religion qu’aux croyances et aux cultes eux-mêmes.

Autre exemple de cette démarche : un article consacré aux jetons d’un jeu, qui ressemblait probablement à notre jeu de dames102. Rostovtzeff s’intéresse certes à la fonction de ces jetons, aux caractères du jeu dont ils faisaient partie, au lieu de leur fabrication (Alexandrie) et à leur chronologie (les représentations figurées qu’ils portent se seraient fixées aux époques de César et d’Auguste). Mais la signification historique du jeu lui importe avant tout. Il s’agit, pense-t-il, de l’amalgame d’un jeu grec et d’un jeu égyptien. Et ce jeu alexandrin, qui obtint d’autant plus de succès qu’on avait beaucoup de loisirs à l’époque antique, devient un excellent symbole de l’union entre le monde gréco-romain et le monde oriental que représentait l’Empire romain ainsi mis en place.

La deuxième direction est davantage tournée vers l’histoire de l’art proprement dite. Il s’agit de comparer, d’une région à l’autre, les formes et styles de tel type d’objets, d’en étudier la diffusion et d’esquisser les influences, mais avec une ampleur qui tranche un peu sur les habitudes les plus courantes de l’histoire de l’art traditionnelle. La préoccupation est évidente : il s’agit de saisir les rapports culturels entre Orient et Occident, et même d’appeler l’Extrême-Orient à la rescousse. Ce sont par exemple des bols chinois en forme de fleur de lotus ouverte : Rostovtzeff propose de revoir leur datation parce que cette même forme est plus anciennement attestée en Inde ; mais l’Inde ne l’a-t-elle pas reçue de l’art impérial perse, qui l’utilisait en particulier comme forme de chapiteau103 ? Ou bien c’est le motif du Parthe lançant sa flèche104. Aux VIe et Ve siècles a.C., les Scythes jouaient dans la vie des Grecs un rôle important, y compris militaire. Les représentations figurées qu’en réalisaient les Grecs se retrouvent partout où se manifestent des peuples iraniens (ou influencés par l’Iran) : sur la côte nord de la mer Noire ; en Asie Mineure ; à l’époque augustéenne, en Syrie (parce que la défaite de Crassus avait produit dans l’Empire romain une forte impression) ; et même en Chine, au cours de la période Han !

Ce second exemple est aussi très révélateur de la forte tendance de Rostovtzeff à considérer l’art comme un reflet, comme la traduction immédiate de phénomènes politiques, militaires, économiques, sociaux. Tendance constante, qui va contre les orientations les plus récentes et, à mon avis, les plus fécondes de l’histoire de l’art (et qui contribue à expliquer le cas que certains marxistes communistes font de l’œuvre de Rostovtzeff). Il n’accorde de véritable autonomie à l’art et à la culture que dans les cas où les œuvres d’art le conduiraient à des conclusions inverses de celles qu’il atteint par ailleurs. Il remarque ainsi, dans la présente Histoire économique et sociale de l’Empire romain, que les représentations figurées des tombes gallo-romaines montrent de petits ateliers et boutiques. Faut-il y voir un témoignage sur la structure des “industries” gallo-romaines ? Non ! Car les reliefs funéraires ne fournissent pas une image réaliste des véritables entreprises “industrielles” de la Gaule romaine ; celles-ci méritent souvent d’être qualifiées de capitalistes, surtout en ce qui concerne la céramique. Les reliefs funéraires de Gaule reproduisent conventionnellement des motifs déjà utilisés ailleurs, en particulier en Italie. Mais comment expliquer que ces motifs professionnels n’apparaissent jamais ni en Afrique ni en Bretagne ? C’est, pense Rostovtzeff, qu’à l’époque des Flaviens et des Antonins la Gaule et l’Italie du Nord dominent en matière d’industrie le reste de la Méditerranée occidentale105. Rostovtzeff n’admet pas que le choix des reliefs funéraires dépende de pratiques locales, d’habitudes culturelles, et qu’un potier ou un marchand d’Afrique se dispensent de faire représenter sur leur tombe une boutique ou un atelier – alors que certains de leurs confrères de Gaule en font volontiers représenter (nulle part, à aucune époque, cet usage ne s’étend d’ailleurs à tous les marchands, à tous les potiers). Il n’a concédé d’autonomie à l’art funéraire que dans le cas de la Gaule, parce que les petits ateliers des tombes gallo-romaines l’embarrassaient.

En même temps qu’il incite à l’utilisation de l’archéologie et des objets artistiques, Rostovtzeff restreint la portée de cette relative nouveauté, parce qu’il est prisonnier d’un point de vue réaliste et mécanique. La longue note qu’il consacre aux reliefs funéraires – s’efforçant de rattacher aux idéaux stoïciens de l’élite cette représentation de scènes professionnelles – n’est qu’une façon (ingénieuse, mais peu convaincante) de justifier son parti pris réaliste106.

Troisième direction archéologique, à mon avis la plus novatrice et qui porte de nos jours de plus en plus de fruits, en particulier sous l’influence de Rostovtzeff : l’étude archéologique d’une région plus ou moins vaste, pour en saisir les particularités économiques et sociales, et en retracer l’évolution. C’est une telle étude qu’il mène dans les nombreux livres et articles qu’il a consacrés à la Russie du Sud. Le présent ouvrage est plein de ces brèves monographies archéologiques, d’autant plus suggestives si on les compare les unes aux autres. À partir de ce qu’il voit au musée d’Aquilée, il dresse une esquisse des productions artisanales et manufacturières du port et de sa région107. Ou bien il ébauche une synthèse contestable, mais suggestive, de l’histoire sociale de Pompéi et de son évolution économique108. Ou bien il s’attache aux villes et aux campagnes de Syrie109 ; il n’oublie ni les siècles qui ont précédé la conquête romaine, ni ceux qui ont suivi la fin de l’Antiquité, ni les informations qu’il a tirées de ses propres voyages ; à chaque page ou presque, le déplacement dans le temps se double d’un déplacement dans l’espace…

Mais, chose curieuse, les particularités régionales que dégagent ces analyses archéologiques ne sont guère prises en compte dans les principales conclusions du livre, et cette étrangeté se constate dans la plupart des travaux que Rostovtzeff a consacrés au monde romain. Reprenons l’exemple de la Gaule et des progrès qu’y firent le commerce et l’industrie aux I
er et IIe siècles p.C. Rostovtzeff commente les inscriptions et reliefs funéraires de Lyon, Trèves, Arles, Narbonne. Il évoque les ressources naturelles de la Gaule et l’importance de ses voies d’eau. Il insiste sur le rôle économique des légions du Rhin, et croit même, pour cette raison, que beaucoup de commerçants de Trèves étaient des agents du pouvoir impérial. Mais quand il aborde les monuments funéraires d’Igel et de Neumagen, dont les propriétaires lui paraissent être de gros négociants (en textiles à Igel, en vins à Neumagen), il évoque Trimalcion, négociant italien qui lui aussi a acheté des terres : comme Trimalcion, les riches marchands de Trèves prêtaient de l’argent et possédaient des biens fonciers110.

Autre exemple, celui de la Bretagne (c’est-à-dire de l’actuelle Angleterre). Là aussi, les soldats, comme consommateurs, jouent un grand rôle économique. Mais on y trouve peu de villes ; l’agriculture occupe une plus grande place qu’en Gaule ; les produits vendus ne sont pas les mêmes. Les élites se différencient par leurs origines : ici des propriétaires celtiques ; là des hommes d’affaires qui ont assuré les fournitures aux armées ; là encore, des vétérans qui ont reçu de l’empereur des lots de terre111. Une fois qu’a été ainsi dressé le catalogue des différences, il s’avère pourtant que les lignes de force sont partout les mêmes. Les élites sont toujours les élites, classe urbaine tellement distante du monde paysan qu’il s’ensuivra au IIIe siècle p.C. une révolution. Elles ont toujours les mêmes types de fortunes, à la fois foncières et commerciales ou financières. Tout au long de ces développements régionaux, Rostovtzeff se plaît d’ailleurs à multiplier les comparaisons, pour faire sentir que les situations bretonnes n’étaient pas très éloignées de celles d’Afrique ou d’Asie Mineure : en Bretagne comme dans la vallée du Rhin, les propriétaires des villas agricoles étaient aussi de riches commerçants112 ; en Bretagne comme en Égypte (notons qu’il ne pouvait choisir une province de l’Empire plus distante de la Bretagne que l’Égypte !), les paysans demeurent totalement étrangers à l’essence de la civilisation gréco-romaine113.

Suite logique de cette façon de penser : Rostovtzeff se refuse de plus en plus à expliquer les grandes crises politiques par des particularismes régionaux ou par des revendications ethniques ou nationales. Beaucoup d’autres historiens voient dans la crise des années 68-69 p.C. une manifestation du particularisme gallo-romain. Rostovtzeff s’oppose à ce point de vue défendable et souvent défendu, et il le fait en connaissance de cause :

“La majorité des historiens, écrit-il, ont tendance à penser que la cause ultime de cette révolution sanglante fut une sorte de mouvement séparatiste émanant des provinces et des armées provinciales, porte-parole des sentiments des provinciaux. Je ne vois pas le moindre indice de ces prétendues tendances séparatistes des soldats romains”114.

Plutôt qu’à une revendication nationale, il attribue la guerre civile de l’année des quatre empereurs à une lutte de classes sociales. Il annonce ainsi certains historiens soviétiques des années 1940 et 1950 (qui, d’ailleurs, se sont peut-être inspirés de lui sans le dire)115. Même s’ils ne discernent pas dans la société romaine les mêmes milieux sociaux que Rostovtzeff, ces historiens soviétiques, A. G. Bokkhanin, V. A. Goldenberg, V. N. Djakov, S. A. Kovaliov, considèrent comme lui que l’armée, en 68-69, était le porte-parole de milieux sociaux bien déterminés. Mais, paradoxalement, ils finissent par attribuer aux différences régionales et aux revendications qu’elles font naître beaucoup plus d’importance qu’il ne leur en accordait116.

De même, quand il décrit la crise du IIIe siècle, Rostovtzeff insiste sans cesse sur le fait que toutes les régions, celles d’Orient comme celles d’Occident, sont logées à la même enseigne117. L’Histoire économique et sociale de l’Empire romain est à cet égard l’aboutissement extrême d’une tendance, déjà très sensible auparavant, à réduire l’importance des spécificités régionales. La différence entre Pola, Nîmes et Timgad, écrit-il en 1923, était probablement moins grande que celle qui aujourd’hui sépare Chicago de Rio et de Leipzig118.

Extrêmement intéressé par l’archéologie, qui avait joué un rôle de plus en plus important dans ses recherches historiques et qu’il voulait mettre “au service de l’histoire ancienne”, Rostovtzeff, à un certain niveau d’hypothèses, congédie en quelque sorte les hétérogénéités régionales que lui a enseignées l’archéologie, pour proposer des explications plus générales, communes à la majeure partie ou même à la totalité de l’Empire. Pour le Ier siècle a.C., il insiste fortement sur la main d’œuvre servile et l’esclavage de plantation ; tous les indices disponibles pour le IIe siècle p.C. lui paraissent au contraire impliquer la prédominance d’une main d’œuvre libre de colons, c’est-à-dire de métayers ; quant au IIIe siècle p.C., il est marqué partout par la crise. Ces évolutions générales ne sont pas rejetées, loin de là, par tous les antiquisants actuels. Mais certains archéologues montrent qu’il est impossible, à partir d’elles, de rendre compte de tout le matériel disponible. Il faut les atténuer, il ne faut pas négliger les différences régionales. La présence massive d’esclaves agriculteurs, par exemple, ne paraît attestée que dans quelques régions bien précises, ce qui ne conduit pas nécessairement à lui refuser toute importance économique.

Comment expliquer cette apparente incohérence de Rostovtzeff, qui, après avoir tant accordé à l’archéologie, finit par la réduire à la portion congrue ?

Elle s’explique à mon avis par les préoccupations nationales et idéologiques de Rostovtzeff. Celles-ci sont dominées par deux questions, dont l’une, d’une certaine manière, résulte de l’autre. La première de ces deux questions est la suivante : comment penser la Russie par rapport à l’Europe ? Les partisans de la démocratie à l’occidentale, dont fait partie Rostovtzeff, sont-ils fondés à espérer qu’un tel régime politique (mais aussi social) puisse s’instaurer en Russie ?

Rostovtzeff a le mérite et l’intelligence de ne pas se voiler la face ; il n’essaie pas de se persuader que la Russie est un pays européen comme un autre, aussi moderne qu’un autre, et mûr pour la révolution bourgeoise. Et pour penser la spécificité russe et, comme il dit, le long enchaînement des tribulations et souffrances du peuple russe, il considère que la Russie est à la fois européenne et asiatique. Par un certain côté, la Russie est européenne ; par un autre, asiatique. Aussi, après la révolution de 1917, parle-t-il favorablement des idées “eurasiennes” ou “eurasiatiques”, très répandues parmi les émigrés russes, et que partageait aussi son collègue et ami G. Vernadski119.

Faut-il conclure que la destinée de la Russie est définitivement séparée de celle du reste de l’Europe ? Si l’on considère ses origines ethniques, oui. Mais, parce qu’il se sent étroitement lié à la Méditerranée et à l’Occident, Rostovtzeff, homme des choix clairs, refuse absolument toute explication ethnique ou raciale, comme il refuse toute idée de déterminisme géographique. Quand il travaille sur la Russie du Sud, il insiste volontiers sur le fait qu’il ne fait pas l’histoire d’un peuple, mais d’une terre (“land”, en anglais) – c’est-à-dire non pas l’histoire des Scythes ou celle des Slaves, mais celle d’une région à la fois caractérisée par son sol, son climat, sa végétation, etc., et par la population qui y vit120. Cette population est toujours un mélange de plusieurs peuples et de plusieurs cultures, car les envahisseurs ne sont jamais assez nombreux pour réduire à néant les populations antérieurement installées. Rostovtzeff ne croit ni qu’il existe des races “pures” ni qu’une race ou un peuple “pur” soit plus fort que les résultats de mélanges. Il critique donc ceux qui attribuent la décadence de l’Empire romain à un abâtardissement des races gréco-italiques, sous les effets du sang oriental, c’est-à-dire en particulier Tenney Frank. Pourquoi le mélange serait-il nécessairement négatif121 ? D’ailleurs, les races orientales ont elles-mêmes créé des civilisations sans lesquelles il n’y aurait pas eu d’épanouissement gréco-romain. D’autres chantent les grands Nordiques et les opposent aux maudits Méditerranéens. Comment les suivre ? Nordique lui-même, Rostovtzeff se juge bien placé pour critiquer un tel culte des Nordiques ; il n’est pas dit que les Nordiques aient joué un rôle prépondérant dans l’histoire de la civilisation humaine122.

Est-il assuré pour autant qu’avec sa nature double, la Russie ait été suffisamment marquée par l’Europe et la Méditerranée pour ne pas dériver définitivement vers l’Asie ? Dans son désir de voir triompher en Russie un régime constitutionnel et bourgeois, Rostovtzeff s’attache à cette question, – surtout après le succès des bolchevistes, qui illustre encore une fois les limites de l’européanisation de son pays123. Sa tâche d’historien consiste à montrer que, bien avant Pierre le Grand, la Russie, ou du moins la partie méridionale de l’Empire russe du début du XXe siècle (l’Ukraine, les rives de la mer Noire), était liée à la Méditerranée et au reste de l’Europe. Deux façons de le montrer. D’une part, le reste de l’Europe résulte lui aussi de mélanges ethniques, culturels et économiques, et lui aussi a vécu bien des avatars. Ainsi, la France, qui, comme la Russie du Sud, a connu un brillant essor culturel à l’âge du bronze, puis, à l’âge du Fer, une pénétration des indigènes par la civilisation grecque. C’est cette pénétration qui a produit en Gaule la civilisation de la Tène, et en Russie celle des Scythes. Par la suite, au début du Moyen Âge, la France et la Russie méridionale ont même entretenu des relations directes, par l’entremise des Sarmates et des Goths. Et, si l’on étudie cette partie de la Russie “d’une manière purement historique”, on s’aperçoit que, comme la Gaule, elle a parfois joué un rôle important dans l’évolution du monde gréco-romain124. C’est le deuxième volet de la démonstration, le plus important : la mise en évidence des liens étroits qui, dès l’époque antique, liaient la Russie à la Méditerranée gréco-romaine. Liens culturels, bien sûr. Mais aux yeux de Rostovtzeff, le culturel ne suffit pas. Il faut que la parenté soit sociale et économique, car, selon lui, le cœur même des différences entre la modernité européenne et tout ce qui ne participe pas de cette modernité est social et économique. Nous en arrivons ainsi à la seconde grande question qui préoccupe Rostovtzeff, aussi bien avant qu’après 1917 : comment penser l’économie romaine de façon à mettre en évidence la modernité qu’y perçoit Rostovtzeff ? Cette seconde question est apparue plus clairement aux historiens de l’Antiquité que la première, à cause du débat qui a opposé les “modernistes” aux “primitivistes”. Rostovtzeff la pose dès les premières années de sa carrière universitaire ; mais elle est logiquement seconde par rapport aux interrogations sur la Russie.

C’est Eduard Meyer qui aide Rostovtzeff à répondre à ces deux questions. Rostovtzeff subit des influences comme tout un chacun, mais sans être un disciple malléable qui accueille l’intégrité de la pensée de ses maîtres et la fait sienne. Il est en général possible de situer l’influence, et de percevoir où elle commence et où elle s’arrête. Meyer lui fournit deux grands schémas d’explication, grâce auxquels il est en mesure de répondre à ses propres interrogations. Le premier de ces grands schémas est la théorie des trois aires de civilisations. Dans l’Antiquité, l’Ancien Monde connaît, selon Meyer, trois aires de civilisation “qui, par-delà les limites de la race, de la langue et du groupe ethnique, unissent les unes aux autres les formations politiques particulières, et créent entre elles une communauté de formes de vie et de conceptions”125. L’une de ces trois aires, l’asiatique-orientale (Inde et Chine), quoiqu’elle entretînt des relations avec les deux autres, a essentiellement suivi ses propres voies. Mais l’aire orientale du Proche-Orient et l’aire grecque, devenue par la suite gréco-romaine ou hellénistico-romaine, se sont mêlées au point de se fondre en une unité historique, que Meyer appelle “l’aire de civilisation des peuples méditerranéens”126. L’histoire de l’Antiquité méditerranéenne se présente donc comme l’enchevêtrement progressif de divers États et civilisations isolés, qui finissent par s’amalgamer dans l’unité d’un grand État et d’une civilisation unique.

L’aire des peuples méditerranéens a elle-même connu deux grands moments successifs : l’Antiquité, qu’on peut tenir pour terminée à l’époque de Dioclétien, et les temps modernes au sens large, qui commencent au Moyen Âge, sans doute à l’époque carolingienne. Entre les deux, une longue transition. La révolution interne qui a marqué sous l’Empire romain la fin de l’époque antique, s’achève par la victoire du christianisme.

Cette vision de l’histoire méditerranéenne débouche sur un deuxième grand schéma : la conception cyclique de l’histoire de l’économie. L’Antiquité a connu un grand essor économique, suivi d’une forte régression ; les temps modernes, eux aussi, ont connu un semblable essor ; il est trop tôt pour savoir s’il sera suivi d’une régression analogue. Meyer pousse le parallélisme si loin qu’il compare chacun des siècles de l’Antiquité à un siècle de l’époque moderne. Quant aux rapports sociaux et économiques, aux caractéristiques de la circulation monétaire, quant à l’industrie, au commerce et aux exportations, les VIIe et VIe siècles a.C. en Grèce lui paraissent correspondre aux XIVe et XVe siècles p.C., le Ve au XVIe siècle et ainsi de suite127. Bien avant la Première Guerre mondiale, Meyer était frappé par les ressemblances qui existaient, selon lui, entre l’époque des guerres puniques et la sienne propre. Cette vision des choses s’affirma au cours de la Grande Guerre ; devenu très nationaliste, Eduard Meyer comparait l’Allemagne à la Rome ancienne et la Grande-Bretagne à Carthage ; et il répétait après Caton : “Il faut détruire Carthage”, “delenda est Carthago” ! (Cette formule, on le sait, fut reprise plus tard par les nazis et par certains collaborateurs français, par exemple Henri Béraud.)

Rostovtzeff ne partageait évidemment pas la haine que Meyer nourrissait pour l’Angleterre. Il fut d’ailleurs profondément choqué, pendant la Grande Guerre, de l’attitude nationaliste et xénophobe de professeurs allemands tels que Meyer. D’autre part, il était beaucoup moins enclin que Meyer à comparer siècle par siècle l’Antiquité et les temps modernes. Mais le schéma cyclique de l’histoire de l’économie et de la société, quelque insoutenable qu’il nous paraisse aujourd’hui, emporte son adhésion, et il lui permet de penser l’économie antique, dans ses siècles les plus brillants, comme très proche de celle des temps modernes, voire contemporains. Quant à l’autre grand cadre historique, celui des trois aires de civilisation, il lui permet de penser la Russie dans l’Europe sans pour autant ignorer l’héritage “oriental”, voire asiatique, qui est le sien. Car si les deux aires, orientale et gréco-romaine, se sont fondues en une seule, il est normal que toutes les côtes de la Méditerranée aient subi de façon à peu près égale l’influence gréco-romaine et celle de l’Orient. L’Afrique, la Gaule, l’Égypte, les côtes de la mer Noire sont logées à la même enseigne, ou presque. On conçoit que la diversité régionale, démontrée ou suggérée par la documentation archéologique, soit tout à la fois prise en compte et occultée par Rostovtzeff, qui, au niveau des grandes explications historiques, était beaucoup plus attaché à l’unité de l’aire des peuples méditerranéens. L’influence de Meyer explique aussi le titre et le contenu de certains articles ou livres de Rostovtzeff, qui sonnent étrangement si on ne les met pas en rapport avec l’existence des trois aires de civilisation. Ainsi, The Animal Style in South Russia and China128. Le rapprochement surprend, car Rostovtzeff, avant les années 1920, n’avait rien écrit sur la Chine. Mais la chose s’éclaire si l’on songe que la Chine appartient à l’aire asiatique-orientale, qui a entretenu avec l’aire méditerranéenne des rapports lointains, mais indéniables. Dans un tel livre, tout l’ancien monde culturel est donc présent : l’aire méditerranéenne d’un côté, représentée par la Russie ; l’aire asiatique-orientale (ou extrême-orientale) de l’autre. Ainsi encore, ses “Notes d’archéologie orientale”129 : pourquoi rapprocher des agrafes de ceintures villanoviennes ou protoétrusques de celles qu’on a découvertes en Russie du Sud et en Syrie ? Pour démontrer l’origine orientale des Étrusques ? Non, Rostovtzeff n’aborde pas ce fameux problème. Ce qu’il cherche à affirmer à partir de cas précis, c’est l’unité de l’aire des peuples méditerranéens, et l’existence de nombreux échanges culturels d’un bout à l’autre de cette aire. Mais les échanges à l’intérieur de l’aire n’empêchent pas d’autres échanges avec l’extérieur. Si la Russie méridionale a des liens avec le monde classique, elle en a aussi, dès les époques les plus reculées, avec “la Russie centrale, la future Russie slave”. Et certains des envahisseurs successifs sont originaires de l’aire asiatique-orientale. Les flux sont intenses et constants. Aussi Rostovtzeff refuse-t-il explicitement de faire l’histoire des Scythes ou des Sarmates ; il fait l’histoire d’un cadre régional, la Russie du Sud, l’histoire des influences grecques et iraniennes en Russie du Sud.

À l’intérieur de l’aire méditerranéenne, il y a deux pôles, le pôle oriental et le pôle gréco-romain, et certaines régions ressortissent à l’un des deux pôles plutôt qu’à l’autre. Néanmoins, sous l’Empire, on peut dire que l’influence des deux pôles se sent sur toutes les côtes de la Méditerranée, et que l’organisation même de l’Empire relève tour à tour ou contemporainement, de l’un et de l’autre. Aussi Rostovtzeff s’abstient-il toujours de transformer cette dualité en dualisme, surtout au détriment de l’Orient, dont il souligne souvent la particulière prospérité. Parmi tant d’exemples possibles, prenons celui de l’article Ab Epistulis de la Realencyclopedie130. On appelait “ab epistulis” certains secrétaires des empereurs dans leur activité publique. Tantôt ces secrétaires étaient des membres de l’aristocratie, – à l’époque de César, sous Othon et Vitellius, puis à partir du règne d’Hadrien ; tantôt c’étaient des esclaves ou des affranchis de l’empereur. Selon Rostovtzeff, ce deuxième usage est conforme à la tradition romaine, tandis que le premier reflète une influence orientale venue d’Égypte, car à la Cour des rois hellénistiques, les secrétaires étaient des membres de l’aristocratie. La dualité de ces usages revêt tant d’importance à ses yeux qu’il en parle d’un bout à l’autre de son article. Il est néanmoins impossible de s’en servir pour classer les régimes en deux catégories, – d’un côté les tyrannies orientalisantes, de l’autre les monarchies modérées. Comment réunir en effet dans la même catégorie les règnes d’Auguste, de Claude et Néron, de Domitien et de Trajan, qui tous recrutaient leurs secrétaires parmi leurs esclaves et affranchis ? Rostovtzeff comprend que le critère par lui choisi (le rang social des secrétaires) ne débouche pas sur des conclusions politiques très tranchées. Mais peu lui importe. Dans cet article, il ne cherche jamais à opposer les bons empereurs aux mauvais, ni le despotisme oriental aux traditions “démocratiques” de la cité gréco-romaine. Son objectif n’est pas là. Il veut montrer qu’au cœur même de la haute administration romaine l’aire orientale joue un aussi grand rôle que l’aire gréco-romaine. Désormais, tout l’Empire relève d’une unique aire méditerranéenne ; c’est pourquoi ces deux usages – l’un caractéristique de l’aire orientale, l’autre de l’aire gréco-romaine – se succèdent l’un à l’autre à plusieurs reprises, avant que l’un d’entre eux triomphe définitivement. L’article permet en outre de constater combien Rostovtzeff, qui n’était aucunement impressionniste et cherchait sans cesse à unifier davantage sa réflexion historique, s’efforçait d’appliquer ses grandes interprétations historiques à chaque événement ou institution particulière. D’où parfois une tendance à soumettre la documentation à des idées préconçues, et à noyer la logique et l’originalité de l’institution concernée sous le flux irrépressible de l’évolution générale de l’Empire.

Cette manière de concevoir l’histoire (qui prémunit Rostovtzeff contre toute tentation de racisme ou d’ethnocentrisme, mais non point contre celle de hiérarchiser les sociétés en fonction de son idée de la civilisation) a pour effet de laisser une énorme place à la recherche des influences et de leur diffusion. Cette tendance existe aussi chez Eduard Meyer, mais dans une moindre mesure, car Meyer accorde davantage aux caractères ethniques ou linguistiques. Dans l’œuvre de Rostovtzeff, le peuple est sacrifié à la région, à la “terre” (land), et cette terre elle-même tend à n’être que le lieu d’invasions successives, également importantes ou négligeables, et le point de convergence d’influences proches ou lointaines. La chose est particulièrement marquée quand la terre se nomme Russie du Sud ; elle est évidemment plus atténuée quand la terre se nomme Grèce ou Latium (puisque ces deux régions se trouvaient au centre d’une aire de civilisation). Rostovtzeff n’est pas, loin de là, le seul antiquisant à sacrifier à la recherche des influences ! Mais ne nous y trompons pas : dans son œuvre, cette recherche prend, d’une certaine manière, une signification inverse de celle qu’elle revêt dans beaucoup d’autres œuvres historiques. Il s’agit pour lui, non point de remonter aux origines, mais plutôt d’échapper à la notion même d’origine. Le style animalier auquel il a consacré l’un de ses livres se promène de l’Europe à l’Extrême-Orient, mais on ne peut pas dire que Rostovtzeff soit en quête de son lieu de naissance. L’existence même de trois aires de civilisation n’est pas compatible avec la recherche d’une source unique. L’Histoire est un flux incessant et multiple, et la vanité de ce flux (qui exerce sur Rostovtzeff une profonde fascination) n’est tempérée que par les idées de progrès et de déclin. Certaines sociétés sont supérieures aux autres, d’ailleurs pour des raisons économiques et sociales plutôt que culturelles – et ces sociétés elles-mêmes peuvent fort bien régresser. C’est ce qui est arrivé à l’Empire romain ; cela pourrait arriver au capitalisme moderne.

J’ai parlé à plusieurs reprises de l’influence que la science et la pensée allemandes ont exercée sur Rostovtzeff, soit directement, soit par l’entremise d’auteurs ou de savants russes. Pour terminer ces remarques générales sur l’œuvre de Rostovtzeff, il vaut la peine d’y revenir plus synthétiquement. Ayant connu à Vienne et à Rome des savants autrichiens et allemands, ayant correspondu avec d’autres érudits allemands tels que Hirschfeld et Wilcken, s’étant ensuite rendu à Berlin, Rostovtzeff, avant la Grande Guerre, était beaucoup plus ·marqué par la science germanique que par ses homologues anglo-saxonne, française ou italienne. Cela dit, il faut faire trois remarques.
 
Première remarque : dès les dernières années du XIXe siècle, il se trouva assez familier de la culture germanique pour effectuer un tri, sur lequel il ne revint pas. Ce tri s’opéra de diverses façons. À l’intérieur de l’“Altertumswissenschaft” (la science de l’Antiquité), il choisit les archéologues de terrain contre les tenants de l’histoire de l’art formelle et esthétisante, mais refusa en même temps ce qu’il considérait comme pure et simple continuation de la tradition antiquaire. Confronté à l’œuvre et à la personne de Max Weber, il fut très attentif à ce que le sociologue allemand disait des questions agraires, mais refusa toujours la conception qu’il se faisait de l’économie antique ; et l’on ne peut même pas dire qu’il ait bien compris cette conception puisqu’il la rattache tantôt à celle de Karl Marx, tantôt à celle de Bücher. Enfin, s’il choisit en histoire ancienne les tendances les plus modernes et les moins conservatrices, il ignore par ailleurs les courants culturels les plus novateurs. Rien de ce qui constitue, à nos yeux actuels, la modernité de la Vienne du début du siècle n’a vraiment compté pour Rostovtzeff. Quand il parle de la Renaissance allemande du XIXe siècle – à son avis aussi importante que les Renaissances italienne et française des XVe et XVIe siècles –, il ne songe évidemment ni à Nietzsche, ni à Freud, ni à Kafka, ni aux courants artistiques des avant-gardes autrichiennes et allemandes131.

Autre remarque : Rostovtzeff s’est toujours senti très libre à l’égard de ceux qui lui avaient le plus appris, et à l’avis desquels il accordait le plus de prix. Dès 1894, dans le premier article qu’il ait publié, il contredit sur un point précis August Mau, que probablement il ne connaissait pas encore à cette date, mais dont il avait bien sûr étudié les ouvrages132. Par la suite, il n’est pas si rare de rencontrer, dans ses livres et articles, des objections dirigées contre telle ou telle conclusion de Hirschfeld, de Mommsen ou de Wilcken ; objections exprimées avec respect et courtoisie, mais néanmoins avec fermeté.

Enfin, cette admiration pour la science allemande n’empêche pas qu’il refuse, de la part des Allemands et Autrichiens, toute manifestation abusive de supériorité ou d’ethnocentrisme. Dès 1900, dans un compte-rendu publié en Allemagne, il reproche à Adolf Schulten d’être trop replié sur son propre pays : de ne pas connaître assez bien les fouilles d’Afrique du Nord, parce qu’il ne visite que les musées rhénans, et de donner des leçons de politique étrangère à meilleur que lui, en l’occurrence à la France, – du haut de la conscience que Schulten a de sa supériorité133. Quatre ans plus tard, avec modération mais sans complaisance, il critique le nationalisme de Mommsen – qui l’amenait à rêver à une Grande Allemagne –, et même à y inclure la sœur britannique ! Mommsen luttait contre l’absolutisme bismarckien et contre l’antisémitisme. Mais Rostovtzeff regrette que son nationalisme l’ait empêché de comprendre qu’un jour l’humanité se détournerait du nationalisme, et, qu’une telle attitude pouvait nuire à la culture allemande elle-même134. Après la Grande Guerre, dans un article où il rend hommage au rôle joué par les Français et les Allemands en matière d’archéologie de la Russie, il reproche à l’Allemand Stephani, conservateur de l’Ermitage, de s’être enfermé dans le monde grec, et, pour cette raison, de n’avoir pas su découvrir les éléments orientaux des antiquités du sud de la Russie135. Friand de séjours à l’étranger et nourri de cultures étrangères, Rostovtzeff a toujours conservé une vive conscience de sa propre nationalité, et, en histoire ancienne, cette conscience se manifestait par une forte attention prêtée aux périphéries, qu’elles se situent par rapport au monde grec ou à la domination romaine. S’il s’est inspiré de la conception meyérienne des trois aires de civilisation, c’est précisément parce qu’elle l’aidait à penser l’histoire de ces périphéries.

Elle l’aidait d’autant mieux que périphérique ne signifie pas totalement autre. À son arrivée en Angleterre, Rostovtzeff se rend compte que, paradoxalement, l’Occident ne retient de la Russie que ses aspects les plus lointains et exotiques : le caractère mystique de l’Église orthodoxe et de certaines sectes russes ; l’apparence byzantine de l’autocratie ; et même une partie de l’art et de la littérature russes (Rostovtzeff regrette, pour cette raison, que Tolstoï et Dostoïevski soient trop connus en Occident, et Pouchkine et Tchekhov trop ignorés)136. La Russie est à la fois proche et éloignée de l’Occident, comme les Scythes étaient à la fois imprégnés d’hellénisme et fort distants des Grecs.

Le refus de ce qu’on peut appeler l’impérialisme allemand, qu’au début du siècle il exprimait avec discrétion, devint très violent dans l’article de politique culturelle qu’il publia en 1916137. Il y reprochait aux Allemands d’avoir toujours méprisé la pensée russe ; ils ne lisaient pas les œuvres des Russes, ou y cherchaient tout au plus des informations ponctuelles, sans prendre en compte l’ensemble de la réflexion qui s’y développait. Il regrettait que les relations scientifiques étroites existant entre la Russie et l’Allemagne aient souvent détourné ses compatriotes de contacts avec les Français et les Anglais. Il admettait cependant que la présence à Berlin de slavophiles et de socialistes de tout poil n’aidait pas les Allemands à se faire une haute idée du monde culturel et politique de l’empire des tsars. Trait caractéristique de sa dépendance culturelle (mais non point politique) à l’égard de l’Allemagne : il termine l’article en incitant les Russes à faire connaître leur science à leurs alliés français et anglais, – en sorte que les Allemands finissent, eux aussi, par en comprendre l’importance !

L’ambiguïté des sentiments qu’il nourrissait à l’égard de l’Allemagne se manifeste de nouveau dans ses articles politiques des années 1918-1920. Reprochant aux alliés de ne pas faire grand-chose en faveur des émigrés, il finit par leur donner l’Allemagne en exemple : n’est-il pas paradoxal que l’Allemagne, l’ennemie de la Russie, accueille mieux les émigrés que ses propres alliés ne le font ?

Mais, désormais, le IIe Reich est mort. L’Empire austro-hongrois aussi. La situation économique et sociale du monde germanique n’est pas brillante. En archéologie et en histoire ancienne, la supériorité allemande s’estompe. Rostovtzeff est installé aux États-Unis ; quand il se représente la modernité, c’est aux États-Unis qu’il songe. En 1928, il refuse de succéder à Wilcken à l’université de Berlin. Quand il séjourne à Rome, il continue, certes, à fréquenter l’Institut archéologique allemand ; mais, dans l’ensemble, et sans rien renier de sa formation, il est devenu beaucoup plus éclectique. L’ère de la prééminence culturelle allemande est close.

Introduction à l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain

L’Histoire économique et sociale de l’Empire romain correspond à une certaine étape de la vie et de la carrière de Rostovtzeff. Elle doit être mise en rapport avec toute une série de recherches antérieures et avec ce qu’il a écrit du monde hellénistique. Aussi en a-t-il déjà été question, tant dans la partie biographique de l’introduction qu’à propos des grandes orientations de l’œuvre de Rostovtzeff. En présentant maintenant le livre lui-même, nous n’allons ni reprendre la chronologie de sa rédaction et de sa publication, ni reparler de la place qu’y tient l’archéologie. Nous nous limiterons à trois ou quatre autres points importants, qui paraissent indispensables à sa compréhension.

Premier de ces points, auquel il a déjà été fait allusion, mais toujours de façon rapide : le “modernisme” de Rostovtzeff. En quoi consiste-t-il ? Et qu’en penser ?

On parle de modernisme, de modernisation, en histoire ancienne, à chaque fois qu’un historien a une tendance marquée à rapprocher l’Antiquité de l’époque moderne, à ne pas accepter l’idée d’une hétérogénéité fondamentale entre l’Antiquité et le monde moderne (c’est-à-dire notre époque et les deux ou trois siècles qui l’ont précédée). Si tous les historiens de l’Antiquité étaient “modernistes”, le mot même, qui sonne comme une critique, ne serait évidemment pas employé. Il n’est utilisé que parce que certains antiquisants tiennent à insister à juste titre sur la profondeur des différences qui séparent le monde, moderne des sociétés plus anciennes, et notamment de l’Antiquité gréco-romaine. Ces derniers, de plus en plus nombreux de nos jours, en particulier sous l’influence de M. I. Finley, sont, à tort ou à raison, parfois qualifiés de “primitivistes” par ceux qui ne partagent pas leurs vues.

Si l’on utilise les mots de “modernisme” et de “primitivisme” il fut donc savoir qu’ils sont polémiques et caricaturent abusivement la démarche intellectuelle de ceux auxquels on les applique. Certains historiens s’abstiennent volontairement de se situer par rapport à de tels clivages. D’autres cherchent à dépasser ce qui leur apparaît comme une querelle d’écoles ou même de chapelles. D’ailleurs, ces deux tendances opposées peuvent se manifester de façons très diverses. Rapprocher l’Antiquité du monde moderne, cela ne signifie pas la même chose selon qu’on s’intéresse à la politique, à l’économie, à la religion ou à l’art.

Mais quand on s’intéresse à Rostovtzeff, il est impossible d’ignorer ce débat. Car lui-même, dès le début de sa carrière, a pris soin de condamner clairement et vigoureusement le “primitivisme” de Karl Bücher ; et il n’est pas excessif de dire qu’il est devenu par la suite le chef de file des “modernistes”.

Traitant dans ses travaux de tous les aspects du monde antique, on comprendra qu’il soit “moderniste” de plus d’une façon. Il l’est ainsi en histoire politique, en posant que la vie politique antique est le reflet plus ou moins fidèle de luttes sociales ou d’intérêts économiques divergents. Dès le début de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain138, il affirme que son objectif est de rattacher l’évolution économique et sociale de l’Empire à son développement institutionnel et administratif, et à la politique intérieure et extérieure des empereurs.

Un tel objectif consiste en particulier à expliquer les institutions de l’État et 1a politique des empereurs par l’état de l’économie et des structures sociales. C’est ce qu’il fait constamment, et de façon particulièrement nette quand il est question de la crise du IIIe siècle p.C., aussi bien dans le présent livre que dans les articles où il aborde le sujet. Ainsi, dans la revue Le Musée belge, en 1923, il oppose la politique impériale du IIe siècle p.C., fondée sur “les classes citadines éclairées et aisées, dont une partie et une partie seulement était formée par les classes sénatoriale et équestre”, à celle de l’empereur Maximin, dont l’importance dépasse à ses yeux, et de beaucoup, la brièveté de son règne (235-238). Maximin, lui-même soldat et paysan, écrit Rostovtzeff, était l’élu des soldats, et toute son activité “correspondit aux idées et aux idéaux de ses électeurs”, c’est-à-dire qu’i1 persécuta systématiquement les classes privilégiées et les cités139. La même interprétation du règne de Maximin est reprise dans l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, dont elle constitue en quelque sorte le cœur. Or beaucoup d’historiens de l’Antiquité, tout en acceptant l’idée que la politique actuelle résulte de l’action des classes sociales et des partis qui les représentent d’une manière ou d’une autre, refusent d’appliquer un tel schéma à la vie politique romaine. Certains, tels que Theodor Mommsen à la fin du XIXe siècle ou de nos jours, Claude Nicolet, insistent sur l’importance que revêtent dans l’Antiquité le droit public et la mentalité civique : chaque citoyen se tient pour lié à une cité et à ses divisions juridiques (ordres, classes, centuries et tribus dans le cas de la République romaine), plutôt qu’à des intérêts économiques ou à un groupe social. D’autres, surtout des anglo-saxons, que l’on appelle souvent les “prosopographistes”, voient dans la politique romaine une espèce de combat de chefs, une rivalité d’influences individuelles où la lutte pour le pouvoir se déchaîne sans dépendre beaucoup de l’arrière-plan social. C’est le cas de Ronald Syme ou de Ernst Badian. Certains marxistes eux-mêmes mettent en doute une telle interprétation sociale de la vie politique romaine. C’est le cas d’Aldo Schiavone, qui explique que la structure de 1’économie et de la société antiques, tendant à autonomiser le domaine politique, le protège contre une influence directe des différences sociales et des luttes de classes.

Même chose pour la culture ou la religion. Tel culte est-il l’expression d’une revendication sociale, incarne-t-il la mentalité et l’idéologie d’une classe sociale ? Rostovtzeff le croit volontiers, mais cette idée, pour le monde antique, ne fait pas l’unanimité. Elle apparaît comme moderniste, comme modernisante dans la mesure où l’on croit qu’elle est valable pour le monde moderne, et non pour l’Antiquité. Qui croirait qu’une telle idée n’a de valeur pour aucune époque ni pour aucune société ne taxerait évidemment pas Rostovtzeff de modernisme ; il considèrerait seulement qu’il s’est trompé.
Mais le terme de modernisme s’applique de façon privilégiée au fonctionnement de la vie économique et à ses conséquences sociales, – c’est-à-dire aux sujets mêmes que Rostovtzeff a choisi pour ses deux grands ouvrages de synthèse. C’est donc là qu’il faut analyser et apprécier son modernisme.

Dès 1900, Rostovtzeff prend position contre l’économiste allemand Karl Bücher. Bücher, dans un livre dont la première édition fut publiée en 1893, distinguait trois grandes phases de l’histoire de l’économie : l’économie domestique, “Hauswirtschaft” ou “Oikenwirtschaft” (les biens sont avant tout consommés dans les unités économiques où ils sont produits) ; l’économie urbaine ou citadine, “Stadtwirtschaft” (les biens passent directement de la sphère des producteurs aux consommateurs) ; l’économie nationale, “Volkswirtschaft” (les biens connaissent toute une série d’échanges avant de parvenir à la consommation)140. Il s’agissait à ses yeux de trois stades logiques, mais qu’il assimilait sans autre forme de procès à des périodes chronologiques, pour aboutir à un schéma linéaire de l’évolution économique de l’humanité. Toute l’Antiquité était rejetée du côté de l’économie domestique, et le bas Moyen Âge du côté de l’économie citadine. L’économie nationale ne commençait qu’à l’époque moderne. Rostovtzeff part en guerre contre cette théorie, – à laquelle, à dire vrai, plus personne ne croit de nos jours. Il lui adresse deux critiques essentielles141. D’une part, si l’on tient à cette distinction de trois stades il faut renoncer à considérer que toute l’Antiquité ressortit au premier d’entre eux. Car l’Antiquité a connu des époques très différentes. Elle fut plus archaïque en son début et à sa fin ; mais aux périodes où elle fut la plus prospère, il est impossible de la réduire à l’économie domestique. Bien plus, si des restes d’économie domestique, se manifestent à ces périodes, il ne peut s’agir que de survivances. Jusqu’à la fin de sa carrière, Rostovtzeff tient à affirmer que certaines périodes de l’Antiquité ont connu, comme les temps modernes selon Bücher, une économie nationale, et d’autres même une “économie mondiale”.

D’autre part, il refuse l’idée de cette succession de stades. Il y reconnaît une métaphore organique qu’il juge inadéquate : l’Antiquité correspondrait à l’enfance de l’économie humaine, le Moyen Âge à sa jeunesse et l’époque moderne à sa maturité ; sans doute à juste titre, Rostovtzeff n’admet pas qu’une institution historique soit ainsi assimilée à un être vivant. Il reproche en outre à ces conceptions de Bücher d’être linéaires et évolutionnistes. Et il rapproche de l’évolutionnisme de Bücher celui qu’il croit reconnaître dans la pensée de Karl Marx, dans celles de Karl Kautsky, de Max Weber, de Giuseppe Salvioli.

À cette théorie des stades, il oppose une conception cyclique, empruntée, nous l’avons vu, à Eduard Meyer : le monde méditerranéen a connu deux grandes époques, l’antique et la moderne, et la plus récente reproduit grosso modo les étapes de la première. Conséquence directe de cette conception cyclique : l’Antiquité a connu des périodes extrêmement proches de notre monde moderne. Était ainsi démontré ce qu’il fallait démontrer. Rostovtzeff se résolvait d’autant moins à penser les Anciens comme différents de nous qu’il jugeait une telle démarche très dangereuse pour les études classiques : que deviendront-elles si nous posons que le monde antique n’avait avec le nôtre aucun rapport ? “Héritiers et enfants du monde gréco-romain”, devons-nous cesser de le tenir pour familier ? Or pour nous, le trait le plus caractéristique de l’époque contemporaine est le capitalisme ; ce capitalisme ne peut pas ne pas apparaître dans le monde ancien142.

Si l’Antiquité, à côté de périodes et de sociétés fort archaïques, en a connu de modernes et de capitalistes, il faut déterminer à quels moments s’opèrent les passages des premières aux secondes ou des secondes aux premières, et comment ils s’expliquent. Ces questions sont au cœur de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain ; elles intéressent d’autant plus Rostovtzeff que, pour lui, la véritable Histoire est la recherche de l’explication des grandes évolutions. Les réponses qu’il leur a apportées sont restées constantes sur certains points, et ont varié sur d’autres.
Le monde antique, certes, n’a jamais égalé le nôtre. Mais quand a-t-il connu son économie capitaliste la plus moderne ? Au IVe siècle a.C. et au début de l’époque hellénistique, dans le monde grec ? Ou plus tard, sous la domination romaine ? Au début du siècle, Rostovtzeff tranche nettement en faveur du monde grec hellénistique, et il n’est jamais complètement revenu sur cette opinion.

Pourquoi le IVe siècle et l’époque hellénistique ? Prenons pour exemple l’Égypte ptolémaïque. L’agriculture y est prospère et intensive ; la main-d’œuvre y est davantage constituée de petits fermiers que d’esclaves ; l’État mène les travaux d’irrigation. Cette agriculture, qui est la base de la vie économique, contribue à l’essor du commerce, car le blé est l’un des principaux produits d’exportation. Mais il y a aussi un commerce de transit ; l’Égypte joue un rôle d’intermédiaire entre l’Inde et l’Afrique intérieure d’une part, l’Europe de l’autre. Aux ports de la mer Rouge, il faut ajouter les routes de caravanes, dont une partie aboutit en Égypte. En outre, l’Égypte possède des activités de transformation, qui connaissent un succès mondial : tissus fameux d’Alexandrie, tapis en lin, en soie et en laine ; vaisselle d’or et d’argent ; papyrus ; bijoux ; objets de verre, etc. L’État prélève sur ces activités économiques de nombreux impôts et taxes, au moyen d’une bureaucratie rémunérée très moderne pour l’époque, et en recourant à un système de déclarations fiscales qui, lui aussi, annonce les époques les plus récentes. Il est vrai que ces impôts limitent les profits de ceux qui les versent. Mais leur abondance même et la complexité de l’organisation fiscale sont incompatibles avec une économie domestique. Elles révèlent la diversification de la vie économique, la prospérité de la bourgeoisie et notamment de la bourgeoisie moyenne : seul un pays riche qui travaille et produit beaucoup est capable de supporter une imposition intensive. Certes le trôné intervient fortement dans l’économie ptolémaïque ; mais cette intervention est d’autant moins révélatrice d’archaïsme qu’il n’hésite pas à investir l’argent dans les travaux d’irrigation, dans les monopoles de production, etc. Le rôle du trône n’est donc pas nocif, car, bien loin de piller, il exerce des prélèvements sur des activités fécondes ; et s’il redistribue, ce n’est pas exclusivement à des “rentiers”, dont le seul souci soit de prélever, à leur tour, le pourcentage le plus fort possible.

Le roi a le monopole du sel : et la gabelle ? Qu’on n’oublie pas les vexations auxquelles elle donnait lieu ! Pour montrer la modernité d’Alexandrie, et pour marquer les limites de cette modernité, Rostovtzeff la compare au Paris du XVIIIe siècle. Non pas à Londres, mais à Paris. Malheureusement, à la différence de la France moderne, l’Égypte subit ensuite une domination étrangère, celle de Rome…143

À cette époque, Rostovtzeff n’est donc pas hostile aux interventions de l’État, bien au contraire. Encore faut-il savoir en quoi consistent ces interventions, que d’ailleurs il ne distingue pas toujours du libre jeu de la vie économique privée. Presque tout son article de 1900 traite de l’État et des conséquences de son action. Pour lui, l’économie nationale est évidemment une économie où les biens connaissent toute une série d’échanges avant de parvenir à la consommation. Mais c’est un peu aussi une économie de l’État ; un quart de siècle plus tard, son maître T. Zielinski écrit : “L’économie nationale, c’est-à-dire les revenus et les dépenses du Trésor public144.” La “Volkswirtschaft”, pour Rostovtzeff, n’est guère dissociable à cette époque de la “Staatswirtschaft145. En cela, il se sépare nettement d’Ed. Meyer, économiquement beaucoup plus libéral.

Quand il aborde la gestion des domaines agricoles, il s’intéresse à la nature de la main-d’œuvre et accorde au petit fermage plus de modernité qu’à l’esclavage, parce que le domaine esclavagiste tend vers l’autosuffisance et constitue donc un noyau d’économie domestique. Pour cette raison, Rostovtzeff refuse de tenir la République romaine pour l’égale des royaumes hellénistiques. Non seulement l’État romain pille les provinces au profit de spéculateurs et de magnats, instituant ainsi une forme ruineuse et malsaine de capitalisme, mais encore l’Italie romaine devient une terre d’esclavage, ce qui constitue un handicap dans la progression vers l’économie nationale, voire mondiale.

Faut-il suivre Rostovtzeff dans ces conclusions de 1900 ? Il serait trop long d’en faire ici la critique ; notons seulement que les “mauvaises” interventions de l’État ne sont pas toujours faciles à distinguer des “bonnes”. Quoi qu’il en soit, dès avant la Grande Guerre et dans les années qui la suivirent, il revint en partie sur ces conclusions.

Continuant à considérer que l’Antiquité a connu des périodes plus modernes que d’autres, des périodes marquées par l’économie nationale et le capitalisme, qui les rendaient analogues au XVIIe, au XVIIIe ou même au XIXe siècle européen, il modifie cependant ses critères d’appréciation. Le libéralisme économique de l’État devient l’une des pierres de touche de la modernité. Cette évolution est en partie due aux réactions que provoqua de sa part la révolution russe et au contact du monde anglo-saxon ; mais les événements de 1917 ne suffisent pas à l’expliquer, car on la perçoit dès les dernières années de l’avant-guerre. Dans le long compte-rendu qu’il consacra en 1914 au deuxième livre de Khvostov sur l’Égypte, il oppose deux principes dans l’organisation de l’industrie textile ptolémaïque. Le premier est hérité des traditions indigènes : c’est l’organisation gouvernementale, la “direction centralisée bureaucratico-capitaliste” ; la crise du IIIe siècle p.C., facilitant un “retour aux traditions anciennes”, lui confère une nouvelle vigueur. Le second a été introduit par les Grecs : c’est l’initiative privée. Il est aisé de comprendre où penchent le cœur et la raison de Rostovtzeff146.

Peu après la guerre, il publie un article dont j’ai déjà parlé à propos de l’histoire du voyage : “Caesar and the South of Russia147. Dans cet article, daté de 1917 mais qu’il a rédigé après son arrivée en Angleterre et dont la publication n’est pas antérieure à 1919, il fait quelques observations fragmentaires sur les effets qu’a eus en Orient la domination romaine. Ainsi, au IIe siècle a.C., après la bataille de Pydna, les Romains, pour sanctionner l’attitude de Rhodes, lui enlevèrent la Carie et la Lycie et créèrent un port franc à Délos, qui devint athénienne. Est-ce la création de ce port franc qui fit chuter les revenus du port de Rhodes d’un million à cent cinquante mille drachmes ? On en doute de nos jours148 ; quoi qu’il en soit, l’action de l’État romain est, au moins partiellement, à l’origine de la relative décadence de l’économie rhodienne. Rostovtzeff monte en épingle cette affaire, qui constitue pour lui un tournant capital dans l’histoire du commerce oriental. Elle montre à ses yeux avec quelle facilité l’intervention inconsidérée de l’État peut éteindre le fragile foyer de modernité que représente un centre de commerce rayonnant dans toute la Méditerranée ou presque. Un siècle et demi plus tard, sous un monarque pourtant avisé, Auguste, nouvelle erreur du pouvoir romain : la Chersonèse de Tauride est soumise par lui au royaume du Bosphore ; voici que la vocation commerciale des côtes du Sud de la Russie est fortement compromise par cette décision. L’État peut aider à la prospérité économique, mais pourvu qu’il se résolve à s’abstenir d’agir…

À la même époque, les progrès de ce libéralisme économique l’amènent à critiquer la politique des rois hellénistiques, et en particulier des Lagides, et à mieux reconnaître les mérites des cités-États d’Italie. À la Méditerranée orientale, il oppose clairement la Grèce, qui garantit dans une certaine mesure la liberté politique et économique des citoyens, à l’Égypte, organisée selon le principe de la gestion gouvernementale. Le roi était propriétaire de tout Je territoire de l’Égypte et pouvait disposer de ses ressources, y compris les mines, les lacs et les rivières. Une telle situation signifie “la nationalisation de toute la production agricole et industrielle”, et un tel système est dominé, selon Rostovtzeff, par le maître-mot suivant : “Tout pour l’État et par l’État, rien pour l’individu.” Il songe évidemment aux bolchevistes et dans la conclusion d’un article daté de 1920, il remarque que, deux mille ans plus tard, les mêmes problèmes restent posés. L’Europe a encore à répondre à la même question : “L’individu existe-t-il pour l’État, ou bien l’État existe-t-il pour assurer aux individus le libre développement de leur pouvoir créatif ?”149

Dans les années qui suivent, Rostovtzeff s’en tient au même libéralisme. Mais en outre il s’intéresse de plus en plus à l’état de la société civile : la modernité économique ne naît pas seulement de l’activité ou de la passivité de l’État, mais à la fois de ses attitudes et d’une certaine configuration de l’équilibre social. C’est cette troisième représentation du progrès économique qui domine dans l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain. Mais elle est déjà très apparente dans les articles des années précédentes. En 1922, dans un article de La Pensée russe, revue désormais publiée dans l’émigration, il distingue la République romaine du Haut-Empire. À la fin de la République, l’État constituait une grande source de richesse ; sous le Haut-Empire, au contraire, la richesse s’acquiert comme de nos jours, par le commerce et l’industrie. Mais même à l’époque républicaine, la structure de la société civile peut influer sur les institutions et la politique de l’État. Ainsi les guerres civiles de la fin de la République ont été provoquées par l’affrontement de deux classes sociales150. De même l’action de l’État ne suffit pas à expliquer le crépuscule du principat ; il ne faut pas surestimer le rôle négatif de la fiscalité ; c’est l’économie romaine qui souffrait d’un mal caché.

La préface de la première édition de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain est en gros fidèle à ces orientations de 1922. L’évolution économique et sociale y est à la fois expliquée par l’action de l’État et la structure propre de la société, qui agissent indépendamment, mais exercent l’une sur l’autre une profonde influence. La modernité suppose l’existence d’une “bourgeoisie” non féodale c’est-à-dire d’un groupe apte à s’enrichir, et disposé à s’enrichir, par l’activité économique privée. L’État n’a pas à intervenir dans la vie économique proprement, dite, mais il doit favoriser l’épanouissement de cette bourgeoisie. Si l’État n’a en tête que sa propre vie et ne cherche qu’à s’attacher, par des avantages ou par la contrainte, le plus grand nombre possible de “bourgeois”, il anéantit ce milieu, ou pour le moins le détourne de l’entreprise économique. Dans le cadre de la civilisation antique, favoriser ce milieu “bourgeois”, c’est aussi promouvoir la vie urbaine et veiller à limiter la puissance des “magnats”, privilégiés trop envahissants qui, pour accentuer leur suprématie, se servent de l’État plutôt que de la vie économique.

La bourgeoisie, d’autre part, ne doit pas trop exploiter les classes paysannes, car sinon elle risque de provoquer une révolution sociale extrêmement néfaste à la prospérité de l’ensemble de la société. L’exploitation abusive des classes paysannes, dans la dialectique de la structure sociale, joue à la fois le rôle d’effet et de cause (mais Rostovtzeff n’emploie pas le mot “dialectique”). Elle est l’effet de l’état d’esprit du “rentier”, qui cherche à avoir les revenus les plus hauts possibles sans investir dans de nouvelles entreprises économiques ; mais elle est cause d’un renforcement de cet esprit, et elle exerce aussi une influence négative sur l’État, en le détournant d’une lutte contre l’état d’esprit du rentier. Si la révolution sociale éclate, alors l’État va en être bouleversé. Sans agir directement sur l’entreprise économique, l’État doit lutter contre une exploitation abusive des milieux paysans. Mais il arrive que les empereurs, décidés à une telle lutte, ne parviennent pas cependant à rompre efficacement le cercle vicieux qui s’est instauré dans la structure sociale. C’est ce qui s’est produit entre le Ier et le IIIe siècles p.C.151 ; Entre la société et l’État, qui évoluent de façon autonome, l’interaction est fréquente et normale, mais non pas mécanique. Face à la révolution sociale elle-même, l’État peut adopter plusieurs attitudes, dont certaines sont bien meilleures que d’autres ; le choix de ces attitudes ne dépend pas seulement des responsables de l’État ; il y a de fortes contraintes extérieures, qui naissent elles-mêmes de la structure économique et sociale. Enfin, la révolution sociale, au début des années 1920 et jusqu’à la publication du présent ouvrage, prend de plus en plus d’importance aux yeux de Rostovtzeff. Elle devient le révélateur des vices cachés de la société et le détonateur qui bouleverse durablement l’État. L’histoire de la domination romaine s’ordonne autour de· deux grandes et longues révolutions sociales : celle de la fin de la République, qui est marquée par les guerres civiles et aboutit à l’instauration du régime augustéen, le principat ; celle de l’époque des Sévères et du IIIe siècle p.C., qui anéantit le principat, au profit d’un “despotisme oriental”. La première a eu sur l’économie et la société des conséquences positives, la seconde des conséquences extrêmement négatives.

En fonction de cette évolution et des conceptions qu’il s’est faites de la modernité économique, Rostovtzeff a été amené à réfléchir sur l’action économique des divers groupes sociaux et sur les différents acteurs de l’économie romaine, mais toujours de façon assez rapide et synthétique.

Quand existe une riche bourgeoisie, la modernité économique se heurte à deux freins, qui, souvent (mais pas toujours), se manifestent ensemble et chez les mêmes personnes. Le premier est l’état d’esprit du rentier, qui guette tout bourgeois, à toute époque de l’histoire semble-t-il, et qu’il définit toujours de la même façon depuis 1900 : le principal objectif de l’activité devient, pour le rentier, “de s’assurer, pour soi-même et pour sa famille, une vie calme et inactive, sur la base d’un revenu sûr, même s’il s’agit d’un revenu relativement modéré”152 ; un tel état d’esprit conduit à l’exploitation abusive des classes inférieures, ce qui constitue non seulement une injustice sociale, mais un substitut aux profits qu’aurait pu produire le progrès économique. L’autre est l’enrichissement par l’État, qui aboutit à la constitution d’un “capitalisme féodal” et transforme les bourgeois en magnats. Cet enrichissement par l’État caractérise en particulier les derniers siècles de la République : par suite des conquêtes et du pillage des provinces, les magnats se saisissent directement de beaucoup de terres et de richesses, et d’autres finissent entre leurs mains après avoir transité par celles de l’État153. Bourgeois et magnats se répartissent de façon souple entre les ordres : beaucoup de sénateurs et certains chevaliers sont des magnats, d’autres chevaliers et les aristocrates municipaux sont plutôt des bourgeois.

Il ne faut pas confondre le “capitalisme féodal” avec le “capitalisme d’État”, autre perversion du capitalisme qui caractérise l’Antiquité tardive (et le régime bolcheviste). Il ne faut pas non plus confondre les magnats et les rentiers : tous les magnats sont au fond des rentiers, mais tous les rentiers ne sont pas des magnats.

La modernité et l’archaïsme sont perceptibles dans tous les secteurs de la vie économique, dans l’agriculture aussi bien qu’ailleurs. Mais il est certain que le commerce représente pour Rostovtzeff le secteur privilégié de la modernité économique. Cette tendance, encore modérée dans les années 1920, va s’accentuer par la suite ; au début des années 1930, son livre Caravan Cities, puis un certain nombre d’articles, par exemple ceux qu’il rédige pour l’Enciclopedia Italiana, donnent au commerce un impressionnant primat de fait, et il tend à n’expliquer l’ensemble de l’histoire antique que par celle du commerce154. À l’époque où il rédige le présent ouvrage, il est évident pour lui que toute bourgeoisie capitaliste, donc toute classe qui produit le progrès économique, possède des intérêts commerciaux. Peu importent les modalités de ces intérêts. Rostovtzeff n’a jamais cherché à montrer que les sénateurs et chevaliers étaient de véritables commerçants, gérant eux-mêmes des maisons de commerce à la mode moderne. Il suffit qu’ils engagent des fonds dans le commerce et en tirent des profits. Par ailleurs, il n’ignore pas que le commerce antique n’est pas absolument identique à celui du XVIIIe ou du XIXe siècle, et nous verrons qu’il situe dans l’organisation du commerce certaines limites intrinsèques de l’économie antique. Il admet enfin que certains rentiers ou magnats, tout en ayant des intérêts dans le commerce, ne soient pas des agents de progrès économique. Il mentionne par exemple les sources de revenus très diversifiées de l’aristocratie étrusque ; ayant elle aussi des intérêts dans le commerce, elle demeure toutefois très archaïque, peut-être parce que sa position est fondée sur le servage agraire155. Pas de capitalisme sans commerce. Mais le commerce, même pratiqué par une riche “bourgeoisie”, ne signifie pas toujours modernité économique. Fasciné par le commerce, Rostovtzeff est toutefois plus nuancé à son propos que certains de ses héritiers.

Il reste d’autre part très attentif aux transformations de l’agriculture et des rapports agraires. Sur certains points précis, il s’abstient de se prononcer de manière catégorique ; ainsi, tout en soulignant l’“industrialisation” de l’Italie ou par exemple de Pompéi, il n’est pas rare qu’il réaffirme la prédominance de l’agriculture, y compris à l’époque augustéenne156 ; et quoiqu’il insiste sur les intérêts commerciaux des élites urbaines, il lui arrive aussi de mettre l’accent sur leurs possessions foncières157 ; enfin, on ne sait jamais s’il songe à une unique “bourgeoisie” dont les intérêts seraient diversifiés, ou à des groupes séparés, voire opposés, dont l’un serait industriel, et l’autre terrien. Quoi qu’il en soit de ces flottements, il ne néglige jamais l’agriculture. Mais toute agriculture n’est pas moderne. Certaines formes d’agriculture sont capitalistes et scientifiques, d’autres non. L’agriculture capitaliste suppose que le propriétaire n’hésite pas à engager de gros investissements et qu’il fasse attention à la gestion pour améliorer la production et commercialiser davantage. Ayant opéré ces choix, le propriétaire s’engage sur la voie d’une agriculture scientifique, parce que, même s’il n’exploite pas lui-même ses terres et les confie à des intendants esclaves (vilici), il est amené à les surveiller de près. C’est ce qu’a fait Horace dans le domaine de Sabine que lui avait donné Mécène : il en a transformé une partie en ferme modèle exploitée selon des méthodes scientifiques158.

En pratique, ces méthodes scientifiques impliquent des changements de culture et le choix d’un certain type de main-d’œuvre. Quant à la main-d’œuvre, elle conduit le propriétaire à acheter des esclaves et à éviter le petit fermage. Le petit fermage plaît au rentier, qui y trouve un moyen de toucher des revenus fixes sans exercer une grande surveillance. Mais il interdit les gros investissements : le propriétaire n’a pas intérêt à les faire, et le fermier n’en a pas les moyens. Pour Rostovtzeff, qui, au début du siècle, voyait dans l’esclavage un ferment d’économie domestique et naturelle, il est devenu dans les années 1920 l’équivalent antique de la main-d’œuvre salariée moderne159. Cette évolution est-elle liée à une influence de Max Weber ? En tout cas, Rostovtzeff se rend compte, non sans quelques hésitations, que l’offre de main-d’œuvre esclavagiste ne dépend ni de 1’État romain ni de la société de l’Empire. Survient une époque où l’offre d’esclaves est insuffisante, et cette variable exogène pèse lourd sur le destin de l’économie romaine. Car le recours à une nombreuse main-d’œuvre salariée paraît impossible ; Rostovtzeff n’aborde jamais de façon explicite cette absence presque totale de main-d’œuvre salariée, il exclut manifestement que les salariés puissent pallier le manque d’esclaves.

Quant aux cultures, la gestion capitaliste des terres conduit à sacrifier les céréales à la vigne et à l’olivier, dont les produits sont plus rentables et se prêtent mieux à la vente. En cela, l’agriculture capitaliste peut aussi provoquer des excès, car il arrive qu’elle conduise à un manque de céréales et à une surproduction de vin ; mais c’est le prix à payer pour une plus grande commercialisation des produits agricoles, sans laquelle il n’y a pas de progrès économique possible160. Enfin, Rostovtzeff ne conçoit pas nécessairement les domaines “scientifiquement” esclavagistes comme très grands ; il les distingue soigneusement des latifundia, dont d’ailleurs il parle assez peu161. Sur ce point, ses idées rejoignent celles qui prédominent dans 1’historiographie actuelle, et qui ont été en particulier défendues par Andrea Carandini, en marge de la fouille de Settefinestre, à Cosa, en Toscane162.

La modernité économique se manifeste dans 1’industrie antique aussi bien que dans le commerce et dans l’agriculture, à condition qu’en ce cas aussi l’entrepreneur vise à une plus grande commercialisation et n’hésite pas à investir, en employant comme main-d’œuvre des esclaves. Contre H. Gummerus, Rostovtzeff refuse de penser que l’esclavage constitue la faiblesse de l’industrie antique. Au contraire, puisque 1’âge d’or de l’industrie antique est celui de l’esclavage163.

Dans sa vision modernisante de la domination romaine, Rostovtzeff insiste pourtant beaucoup moins sur l’industrie que sur le commerce et l’agriculture. Il n’assimile pas entièrement l’économie romaine à celle des XVIIIe et XIXe siècles européens. Il a conscience de blocages qui interdisent à l’économie romaine de dépasser certains seuils. Au moins quatre de ces blocages sont indiqués dans le présent ouvrage et dans d’autres de ses œuvres. Le premier est une tendance constante de l’État à trop intervenir et à intervenir de façon néfaste, pour instituer soit un capitalisme féodal soit un capitalisme d’État. Le deuxième est une tendance constante des agents économiques les plus importants à adopter la mentalité du rentier. Les deux derniers regardent plus spécialement l’industrie, et la condamnent à rester en retrait par rapport au commerce. L’un concerne la demande : l’industrie a besoin d’une demande suffisante qui réponde à l’offre et la stimule, et elle a beaucoup plus de mal que l’agriculture à susciter cette demande164. L’autre a trait à la structure des entreprises. À la différence de certains de ses disciples, Rostovtzeff aime à souligner que les entreprises antiques de commerce et d’industrie n’ont jamais été de grandes sociétés. Il s’est toujours agi d’entreprises individuelles. L’esprit de rentier et le caractère individuel de l’enrichissement interdisent la constitution de sociétés et de véritables dynasties industrielles et commerciales. Quant à la conception individuelle de l’enrichissement, Rostovtzeff rapproche curieusement la Rome antique des États-Unis d’Amérique, tandis qu’il l’oppose à l’Europe moderne. Mais il ne voit pas dans cette particularité un symptôme de modernité. Car dès que s’est produit l’enrichissement le nouveau riche songeait à placer son argent en prêts à intérêt ou en terres, et en terres affermées qui nécessitaient moins de surveillance. Tendant à devenir un propriétaire foncier, le nouveau riche ne cherche nullement à transmettre à ses fils ses entreprises, industrielles et commerciales. De la sorte, l’entreprise ne prend jamais d’ampleur165. L’industrie souffre davantage que le commerce de cet état de fait ; il l’empêche de parvenir à la solidité dont elle aurait besoin.

Deux remarques encore, pour en terminer avec les conceptions que Rostovtzeff s’est faites de la modernité économique. Qu’est-ce qu’il appelle “capitalisme” ? Comme Fernand Braudel plus récemment, Rostovtzeff est convaincu qu’il faut parler de capitalisme dans l’Antiquité, et, sur ce point, Braudel se range explicitement de son côté166. Mais il n’entendait pas par capitalisme la même chose que Braudel. Alors que ce dernier propose d’appeler capitalisme, dans chaque société, le niveau d’affaires le plus élevé, si bien qu’il est convaincu qu’aucune société n’ignore (serait-ce “en puissance”) le capitalisme, Rostovtzeff réservait le terme à certaines vies économiques – les seules, à vrai dire, qu’il eût envie d’étudier. Son capitalisme se définit à la fois, me semble-t-il, par une certaine attitude des agents économiques (à quelque secteur qu’ils s’appliquent), et par un certain degré de commercialisation et de transactions monétaires.

Autre remarque. Avant qu’il y ait capitalisme, on peut malgré tout distinguer plusieurs phases, en particulier selon l’état des rapports agraires. En Russe qu’il était, Rostovtzeff accorde une grande importance à l’abolition ou au recul du servage, et il réserve une place non négligeable à la société paysanne, qui, certes, ne permet pas de gros investissements agricoles, mais paraît constituer à ses yeux une condition sine qua non de la modernité capitaliste. À Rome, c’est au IVe siècle a.C. que l’on passe selon lui d’une société aristocratique dominée par le rapport de servage à une économie paysanne. Dans l’économie paysanne, la plupart des propriétaires de terres sont de petits exploitants, qui travaillent eux-mêmes leur terre et ne commercialisent guère leur production. Rostovtzeff se plaît à souligner qu’aux IVe et IIIe siècles a.C. chaque nouvel établissement romain (chaque colonie, par exemple) était un établissement de paysans. Aux Ier et IIe siècles p.C., la raréfaction des esclaves ruraux et la multiplication des colons (qui n’étaient pas des serfs) marquent un recul de l’agriculture capitaliste et constituent un retour à l’économie paysanne. Mais quelque archaïque qu’elle demeure (elle participe largement de l’économie domestique de Bücher), cette phase paysanne est un préalable apparemment indispensable à la diffusion de l’économie capitaliste et scientifique, quoique cette dernière, pour triompher, ait besoin de l’éliminer : on sait quelles crises agraires se sont produites en Italie romaine dans la seconde moitié du IIe siècle et la première moitié du Ier siècle a.C.167

Au moment où il parvient en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis, après avoir connu à Petrograd trois ans de guerre et un an de révolution, Rostovtzeff éprouve le besoin de se situer par rapport à la Russie, par rapport à la Méditerranée et à l’Europe, par rapport au capitalisme et au libéralisme. Il fait l’inventaire de ses idées antérieures, les révise, et surtout les mobilise pour parvenir à des synthèses historiques aux grandes lignes desquelles il va désormais rester fidèle jusqu’à la mort. Nous avons vu combien l’œuvre d’Ed. Meyer, dont depuis longtemps il avait subi l’influence, l’a aidé dans l’élaboration de ces synthèses – qui se traduit en particulier par la rédaction de ses deux grandes Histoires économiques et sociales. Il aborde à cette époque trots thèmes ou sujets qu’il vient à rencontrer dans son cheminement intellectuel à la fois historique et politique : la décadence de l’Empire romain, à laquelle il s’était déjà intéressé ; l’art iranien et asiatique, et l’histoire de la Russie au haut Moyen Âge, deux sujets auxquels il n’avait jamais touché. Tout ce que j’ai écrit jusqu’ici montre que ces trois thèmes n’étaient pas seulement de nouveaux sujets de recherche. Dans sa réflexion historique qui touche de très près à sa destinée individuelle, ils jouent tous les trois un rôle irremplaçable. Nous avons déjà abordé l’art iranien et asiatique, lié dans son esprit à la conception meyérienne des trois aires de civilisation, qui lui permet de situer l’histoire de la Russie par rapport à celle du reste de l’Europe. Ses thèses sur la décadence romaine sont au centre du présent ouvrage. Avant de nous y consacrer, il n’est pas inutile de dire un mot de l’histoire de la Russie au haut Moyen Âge, car ce qu’il écrit à son propos est étroitement lié à sa conception de la modernité économique.

Sur le cours du Dniepr, en Ukraine, se développent, au IXe siècle p.C., des cités autonomes. Rostovtzeff en parle à plusieurs reprises au début des années 1920168. Il décrit leurs institutions politiques, composées d’une assemblée, de magistrats élus et d’un conseil des Anciens. Il évoque la présence de princes suédois (des Varègues) qui s’étaient chargés de la défense de ces cités peuplées de slaves, et qui parvinrent ensuite à fonder un véritable royaume, dont la capitale était Kiev. Il insiste surtout sur la vocation commerciale de ces cités, qui lui importe plus que tout le reste. Connaissant une agriculture sédentaire, un gouvernement autonome (malgré la protection des Varègues) et, à l’opinion de Rostovtzeff, une mentalité individualiste et commerciale, ces cités constituaient, écrit-il, une repousse de la culture classique avec cet aspect gréco-oriental qui était caractéristique de l’Empire byzantin. Le flambeau de l’économie et de la société méditerranéenne, passé des Grecs aux Scythes et des Scythes aux Germains, est ensuite transmis à ces cités de la Russie kiévienne. Dernier maillon d’une vieille chaîne historique, ces cités sont aussi le premier d’une nouvelle chaîne, car la Russie kiévienne est la mère des États russes postérieurs, celui de la Russie occidentale (l’actuelle Galicie), celui du Haut-Dniepr (l’actuelle Biélorussie) et surtout, entre la Haute-Volga et l’Oka, celui de Grande Russie, la Russie actuelle. Au IXe siècle, l’Occident était féodal, et on n’y trouvait pas de semblable “fédération de grandes cités commerciales autonomes, dirigées par un invité, par un prince, à leur solde”. Les États russes postérieurs, certes, n’ont pas su préserver tous les acquis de ces bienheureuses cités du Dniepr, car, encore une fois, la modernité capitaliste est une plante fragile. Néanmoins, ce brillant épisode a suffi pour que la Russie “ne se dissolve pas dans la mer des nomades orientaux”, et pour qu’elle puisse ensuite entrer dans “la famille des nations européennes”169.

Ces pages de Rostovtzeff, plusieurs fois répétées avec quelques variantes, ne sont pas de première main : André Guillou, que je remercie vivement pour les informations qu’il m’a fournies, me dit que Rostovtzeff a utilisé une seule source narrative, le Récit des temps passés ou Chronique de Nestor, et qu’il l’a utilisée de façon hâtive. Contrairement à son habitude, il a même négligé la bibliographie de base : il considère la Chronique de Nestor comme monolithique, ce qui signifie “qu’il n’a pas pris en considération les travaux du philologue A. A. Sachmatov, célèbre à son époque, et qui reste la base de l’étude de cette très ancienne source narrative russe”. Le reste, c’est-à-dire cette thèse de la “Russie marchande” précédant la “Russie agraire” (thèse aujourd’hui abandonnée), il l’a emprunté au très grand historien de la Russie V. O. Kljucevskij (1841-1911), soit directement, soit à travers les œuvres de ses disciples (par exemple M. K. Ljubavskij, dont le cours d’histoire russe ancienne est paru à Moscou en 1915)170.

Ces précieuses informations d’A. Guillou montrent que la seule incursion de Rostovtzeff en histoire médiévale a été beaucoup moins brillante que ses recherches antiques. Elles permettent aussi de conclure qu’il n’aspirait pas ici à une érudition de type germanique, mais à une synthèse d’histoire universelle à laquelle ses préoccupations politiques et nationales n’étaient évidemment pas étrangères. Cette curieuse partie de son œuvre, un peu décevante certes, mais d’autant plus significative, constitue même un pont entre les préoccupations nationales de Rostovtzeff et sa conception de l’économie antique. En même temps, elle montre vers où se dirigeaient ses pensées en ces années difficiles et décisives : non pas vers T. Mommsen ou U. Wilcken mais vers les historiens russes de la Russie. Ne l’oublions pas en analysant ce qu’il écrit, dans le présent ouvrage, de la décadence romaine.


De par sa conception modernisante de l’économie antique, Rostovtzeff est amené à distinguer dans l’Antiquité des périodes plus capitalistes, plus modernes que d’autres, et à réfléchir sur les causes du déclin aussi bien que du progrès. Le déclin est en un sens encore plus surprenant que le progrès, car il prend figure d’une véritable “chute” économique, d’une malédiction. Ses causes méritent d’autant plus d’être élucidées qu’il est susceptible de se reproduire dans un avenir proche ou lointain. Dans l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, la réflexion sur le déclin joue un rôle particulièrement important. Le contenu de la décadence est évidemment lié au contenu du capitalisme et de la modernité ; car la décadence n’est que l’inverse du progrès vers la modernité économique. Il est normal qu’au fil des années l’idée que Rostovtzeff se faisait de la décadence ait évolué de la même façon que sa conception d’une économie moderne.

Dans le présent ouvrage, la décadence est à la fois le résultat d’une certaine configuration des structures sociales et de réactions néfastes de l’État. Rostovtzeff, tentant d’organiser les rapports de ces deux séries causales, insiste sur l’influence que la structure sociale exerce sur l’État, surtout en temps de crise.

Il soutient que le déclin politique, économique, intellectuel, culturel du monde antique a résulté d’un violent mouvement social, qui secoua l’Empire à la fin du IIe siècle et au cours du IIIe siècle p.C. Les acteurs de cette véritable révolution, qui fut victorieuse mais ne profita pas à ceux qui l’avaient déclenchée, étaient les classes pauvres, essentiellement paysannes ; leurs adversaires étaient les élites avant tout urbaines de l’Empire. Certains empereurs, par exemple Septime Sévère ou surtout Maximin le Thrace, ont fait cause commune avec les classes paysannes, précipitant ainsi le mouvement. Parce que l’armée était l’émanation des couches paysannes les moins romanisées et les moins civilisées, et parce qu’elle constituait le principal instrument de leur pouvoir, ces empereurs adoptèrent une politique qui, dans le cas de Maximin, correspondait aussi à ses convictions profondes.

En 238 p.C., un soulèvement se produit à Thysdrus, en Tunisie actuelle. Les Gordiens père et fils accèdent au trône, mais pour peu de temps. L’Italie entreprend de se défendre contre Maximin, sous l’égide d’une commission sénatoriale de vingt membres. Cette suite d’épisodes a pour Rostovtzeff une unique signification politique et sociale : c’est un mouvement “contre-révolutionnaire”, un effort des élites urbaines de la classe dominante, de la bourgeoisie pour tenir tête aux classes paysannes et à l’armée qui les représente. Il n’est certes pas dit que l’armée ait eu un véritable programme politique et social. Mais son recrutement la rendait favorable au nivellement, et hostile aux élites en place. L’évocation et l’analyse de ces événements de 238 sont un des points forts du livre de Rostovtzeff, qui s’appuie notamment sur un passage de l’historien Hérodien. Contemporain de ces évènements, Hérodien, écrit Rostovtzeff, “voyait clairement les lignes foncières dans le chaos qui se déroulait sous ses yeux”171.

Les luttes des élites d’Afrique et d’Italie n’aboutirent à rien. Malgré la mort violente de Maximin, la révolution triompha. Qu’ils le voulussent ou non, les empereurs qui lui succédèrent durent aller dans le même sens que lui. Le résultat de cette révolution sociale fut que les classes éduquées furent progressivement absorbées par les masses populaires. La vie et la pensée politiques, sociales, économiques et intellectuelles s’en trouvèrent fortement simplifiées. C’est ce que nous appelons, écrit Rostovtzeff, la barbarisation du monde antique.

À partir d’une certaine époque, les empereurs ne peuvent plus rien ni contre la révolution ni contre la décadence. Il n’y a pourtant pas pour Rostovteff, de fatalité de la crise sociale et de la lutte des classes. De même qu’il aide ou non au développement et à la prospérité du capitalisme, l’État peut ou non remédier à la crise sociale. Dans ces mêmes années, il écrit un livre, puis des articles sur les guerres civiles de la fin de la République romaine et sur l’action d’Auguste, d’où il ressort que l’héritier de César fut dans une certaine mesure un Kerenski qui aurait réussi à contrôler la crise sociale et à y porter remède, ou un Septime Sévère qui aurait refusé de satisfaire les revendications unilatérales des masses populaires. Maintenant la supériorité sociale de l’ordre sénatorial et celle des citoyens romains, intervenant relativement peu dans le domaine économique et ne recourant pas systématiquement à la contrainte, créant des points de consensus, par exemple en matière de religion, Auguste obtient que la tempête se calme sans se laisser emporter par elle. Son action fut efficace (temporairement, certes, mais qu’est-ce qui n’est pas temporaire en histoire ?) parce qu’il savait observer, saisir l’importance des divers courants sociaux et les utiliser à des fins politiques. Le grand tort des successeurs des Antonins est de n’avoir pas voulu ou de n’avoir pas su l’imiter172.

Avant 1918, la responsabilité de l’État romain dans le déclin du monde antique paraissait à Rostovtzeff encore plus accablante car il s’attachait beaucoup moins à analyser l’évolution de la société civile indépendamment de l’État. La Méditerranée, ayant été conquise par les Romains, se trouvait soumise aux interventions intempestives de l’État romain, beaucoup plus archaïque que les États hellénistiques. Le déclin résultait donc d’une lente évolution, qui s’expliquait par le caractère à la fois “féodal” et “étatique” du capitalisme romain. Dans cette perspective, le Haut-Empire apparaissait, non pas comme l’acmé de l’économie antique, mais comme une ère de sursis, entraînée vers le déclin malgré ses brillantes réussites, et en vertu de la logique même de l’État qui en constituait le centre. Il est vrai qu’au début du siècle l’État romain, aux yeux de Rostovtzeff, ne pouvait se comprendre indépendamment de la société de l’Empire. Dans son long compte-rendu du livre de son collègue E. D. Grimm – qui prétendait étudier dans son développement chronologique l’histoire institutionnelle du régime impérial – Rostovtzeff lui reproche de ne tenir aucun compte de la société civile et de la façon dont elle percevait et acceptait le pouvoir impérial, et de ne pas s’intéresser non plus aux réalisations politiques et sociales de ce même pouvoir173. Mais, à y regarder de près, Rostovtzeff, à cette époque, ne cherche pas vraiment à préciser quels rapports le pouvoir politique entretenait avec les structures sociales, comme il le cherche dans les années 1920. Au début du siècle, sa démarche se caractérise plutôt par une incapacité à distinguer l’État de la société civile, à penser l’État indépendamment de la société civile. L’État est à la fois l’architecte et la clé de voûte des structures politiques et sociales de l’Empire ; le déclin ne peut pas ne pas résulter de ses erreurs.

C’est la double révolution de 1917 et l’exil qui modifient sa façon de voir. La révolution lui donne l’expérience des troubles sociaux. Par la suite, évoquant les décennies de guerre civile qu’a connues Rome soit à la fin de la République soit au IIIe siècle p.C., il dira combien ses compatriotes sont désormais capables de comprendre la gravité et l’horreur de telles situations, pour en avoir vécu, plus brièvement certes, d’assez semblables. L’exil l’introduit à des sociétés où l’économique et le social se développent plus librement, et sont conçus comme indépendants de l’État.

Le parallèle entre crise du IIIe siècle et révolution russe n’est pourtant indiqué avec netteté par Rostovtzeff que quelques années après son exil, dans des articles datés de 1923. Dès 1919, certes, dans un opuscule politique publié à Londres, Proletarian Culture, il fait une rapide allusion à un tel parallèle : critiquant la politique culturelle des bolchevistes, qui ne peut conduire qu’à la barbarie, il écrit : “Ils veulent nous ramener dans la voie qui fut parcourue au moment de la décadence de l’Empire romain.174” Mais, dans cet opuscule, il n’explicite évidemment pas sa conception de la révolution sociale romaine.

En 1919, Rostovtzeff n’interprétait pas encore le règne de Maximin et l’épisode de Thysdrus de la façon dont il l’interprète par la suite. En effet, un article publié dans le Journal of Roman Studies de 1918, dont l’impression fut terminée en juillet 1920, “Synteleia tirônôn”, en parle incidemment à propos de l’histoire du recrutement de l’armée et, citant le passage d’Hérodien sur lequel il va s’appuyer par la suite, présente le soulèvement comme un signe du désintérêt des populations à l’égard des guerres civiles et de la crise politique. Plus personne ne voulait combattre, et ces populations d’Afrique ne souhaitaient plus soutenir Macrin contre Caracalla ou Maximin contre Alexandre Sévère. Dans cet article, les causes de la décadence sont politiques, fiscales, militaires et non pas sociales175.

Ce n’est donc qu’entre 1920 et 1922 que Rostovtzeff précise sa conception de la crise du IIIe siècle. En avril 1923, quand il prononce une communication au Ve congrès international des sciences historiques à Bruxelles, elle est complètement précisée176. On la voit reparaître dans l’article des Annales contemporaines, où il qualifie Maximin de “précurseur des bolchevistes russes”177, dans l’Histoire du monde antique (d’abord publiée en russe à Berlin en 1924, puis traduite en anglais), dans un article des Mélanges Pirenne178 et dans l’Histoire économique et sociale.

La comparaison établie entre cette crise et la révolution russe se fonde, remarquons-le, sur l’idée que la question paysanne est au centre de la révolution bolcheviste. Quoi qu’écrive Mazzarino dans La Fin du monde antique, Rostovtzeff ne compare à aucun moment les masses rurales romaines au prolétariat urbain et industriel du XXe siècle179. Tout en sachant bien que le parti bolcheviste n’était pas un parti paysan, il est convaincu que la révolution ne se serait pas produite, ou du moins n’aurait pas triomphé, si les paysans ne s’étaient pas emparés des terres au cours de l’année 1917. Il condamne, nous l’avons dit, cette appropriation illégale et parfois violente des terres.

Ceux qui ont publié des comptes-rendus sur la première édition de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain se sont évidemment aperçus du parallèle qu’établissait ainsi Rostovtzeff entre l’Antiquité et l’histoire contemporaine de son propre pays. Ils ne furent en général pas convaincus par cette nouvelle réponse au Gibbon’s Problem, – au problème posé par la décadence de l’Empire romain. G. De Sanctis, par exemple, opposa à l’explication sociale fournie par Rostovtzeff une explication plus politique et passablement ethnocentrique : “Au fond, ce n’est une victoire ni du militarisme, ni à plus forte raison de la révolution sociale, mais une victoire de la barbarie orientale. […] L’empereur cesse d’être le princeps, le premier parmi les citoyens […] pour devenir le despote de l’époque de Constantin, le premier des Califes, selon le nom qu’on a pu lui donner à juste titre180.” De Sanctis ne croit nullement que les empereurs du IIIe siècle aient été hostiles à la bourgeoisie citadine ou favorables à la paysannerie. N. Baynes critique sèchement cette “malheureuse théorie” et proteste que les Romains du IIIe siècle n’avaient pas été endoctrinés par Karl Marx181 ! H. Last n’est pas plus tendre182 ; etc. Car les textes et inscriptions disponibles ne permettent d’être sûrs ni des intentions des révoltés de Thysdrus, ni des sentiments que nourrissaient les paysans à l’endroit des militaires. Encore maintenant, certains antiquisants sont séduits par les thèses de Rostovtzeff sur le IIIe siècle, tandis que d’autres les repoussent énergiquement. Leur aspect le plus généralement accepté est celui qui concerne les rapports de l’armée et des bourgeoisies urbaines.

Piqué par les critiques, peut-être ébranlé dans ses convictions, Rostovtzeff ne renonça jamais explicitement à sa théorie de la révolution. Elle n’a disparu ni des traductions de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, ni de sa deuxième édition anglaise. Mais, comme l’a très justement remarque Momigliano, il mit une sourdine, dans ses œuvres postérieures, aux causes sociales de la décadence romaine. Dans son article de 1930, il revient partiellement à ses thèses antérieures. L’État impérial romain, y écrit-il, avait pour préoccupations essentielles sa propre défense et sa propre survie. À ces préoccupations il sacrifia le développement économique, en instituant un système qui était un mélange de despotisme oriental et de “socialisme de la cité-État”. Dans le mot “socialisme”, on retrouve évidemment à la fois son modernisme (c’est lui qui avait fait traduire en russe le livre de von Pöhlmann sur le socialisme et le communisme antiques) et ses préoccupations politiques. Mais en 1930 sa manière de présenter les choses privilégie de nouveau l’État, aux dépens de l’évolution autonome des classes sociales et de la société civile. La crise sociale, économique et politique du IIIe siècle n’est, dans cet article, qu’un facteur d’aggravation de la décadence183. Si le refus radical du primitivisme de Karl-Bücher est une constante de sa pensée, dont il n’a absolument jamais démordu, la thèse selon laquelle la décadence romaine s’explique avant tout par la révolution sociale du IIIe siècle n’apparaît dans ses œuvres qu’au cours des années 1920. C’est cette thèse qui, pour une bonne part, constitue l’originalité de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain.

Elle résulte évidemment de son expérience de la révolution russe. Rostovtzeff qui, malgré son goût du plein air, du voyage et de l’activité, était aussi un homme de la bibliographie et de la réflexion livresque, ne s’est pas borné à transposer à l’époque romaine les violences et les désordres qu’il avait constatés dans son petit univers de Petrograd. Vers où sa réflexion s’est-elle portée quand il a voulu mettre en forme sa théorie de la révolution sociale ?

Il s’est certes tourné vers toute la littérature historique du Gibbon’s problem, et, à la fin du présent ouvrage, il discute en quelques pages les principales thèses défendues par ses prédécesseurs184. Certaines de ces thèses, bien sûr, sont plus proches que d’autres de sa propre pensée. Mazzarino observe par exemple que certaines pages de Rostovtzeff sont très liées à l’œuvre d’Otto Seeck, et il a certainement raison185. Seeck insistait sur le rôle qu’avaient joué, dans la décadence du monde antique, les facteurs démographiques et biologiques. Les conditions familiales du monde antique avaient mené, selon lui, à un déclin démographique et à ce qu’il appelait l’“élimination des meilleurs”. Rostovtzeff ne refuse pas une telle explication pour la Grèce et l’Italie ; c’est même là l’une des seules différences régionales vraiment importantes qu’il introduise au niveau de ses plus larges schémas historiques. Mais, repoussant toute explication biologique ou naturelle, il ne peut suivre longtemps le même chemin que Seeck. Les livres dans lesquels José Ortega y Gasset, au début des années 1920, a analysé les causes de la décadence espagnole (elle tient selon lui à l’absence de “minorités insignes” et à l’“empire imperturbable des masses”), ont pu eux aussi influencer Rostovtzeff186. Quant à Oswald Spengler, dont on a souvent lié le nom à celui de Rostovtzeff, ses idées ne sont pas tellement proches de celles de l’historien russe, car il s’oriente surtout vers une histoire des cultures, êtres vivants refermés sur eux-mêmes comme des monades, et qui connaissent une naissance, une floraison et un déclin187. Autant Rostovtzeff décrit les cultures comme mobiles et ouvertes aux influences extérieures, autant Spengler tend à les isoler, à en faire des êtres vivants munis d’une âme, dont il faut établir la “biographie comparée”. Ce n’est pas un hasard si Spengler a été suspecté d’approuver l’hitlérisme, et Rostovtzeff non. D’une part, Rostovtzeff a lu les œuvres des antiquisants qui réfléchirent sur la décadence, et il essaie de se situer par rapport à eux. D’autre part, il connaît peu ou prou ces penseurs et essayistes contemporains, et participe au même climat intellectuel et philosophique. Mais rien n’atteste que les uns et les autres l’aient influencé de façon décisive. Les livres qui l’ont aidé à mettre en forme sa théorie de la décadence se trouvent ailleurs.

Si je ne me trompe, ce sont les œuvres de certains historiens russes s’occupant d’histoire universelle ou d’histoire de la Russie. L’intuition que la révolution russe a fait naître en Rostovtzeff, et que plusieurs autres ont d’ailleurs eue au cours de ces mêmes années188 est élaborée, explicitée à la lumière de la tradition hégélianisante que lui avaient transmise ses maitres et collègues des universités russes.
La preuve incontestable réside dans un livre de Paul Milioukov, dont la traduction française parut en 1918, Le Mouvement intellectuel russe (Paris, éd. Bossard). Milioukov consacre un chapitre entier à T.N. Granovsky (1813-1855), professeur d’histoire universelle à l’université de Moscou de 1839 à 1855, année de sa mort, – et l’une des grandes figures de l’histoire en Russie au milieu du XIXe siècle189.

Granovskij avait séjourné deux ans en Allemagne, à Berlin, où il écouta les leçons des disciples de Hegel (1837-1839). Ses cours marquèrent d’autant plus l’intelligentsia russe qu’il était à la gauche politique (s’il est permis d’employer une telle expression), – mais sans être aucunement un révolutionnaire. A. Herzen évoque, dans Passé et pensées, les rapports amicaux qu’il entretenait avec lui et, en 1861, les étudiants de Moscou organisèrent une manifestation sur sa tombe190. Ses cours, souvent très généraux, ne furent pas publiés, mais certains auditeurs conservèrent les notes qu’ils y avaient prises, et c’est ainsi que Milioukov, dans le chapitre indiqué ci-dessus, publie des extraits du cours de 1845-1846 consacré à l’histoire du Moyen Âge. Pour comprendre les origines du Moyen Âge, Granovskij remontait jusqu’à l’Antiquité romaine (plus précisément jusqu’au règne d’Auguste). Il distinguait deux grandes phases dans l’Histoire : l’Antiquité ou histoire de l’homme naturel et l’histoire moderne ou histoire de l’homme spirituel. C’est le christianisme qui marque la victoire complète de l’esprit. L’Antiquité romaine se trouve à la frontière des deux phases, mais il serait vain d’y chercher une évolution progressive. C’est une révolution que connaît l’époque romaine : d’un côté, la décadence de l’esprit antique, les tentatives infructueuses pour le rétablir, le mécontentement du vieil ordre de choses ; de l’autre, les élans vers le nouveau monde inconnu. Les Ier et IIe siècles p.C. se caractérisent à la fois par une administration intelligente, et par un bien-être incomparable qui contribue à améliorer le sort des provinces et aussi par “l’absence d’un principe vital unificateur” : Auguste n’est pas parvenu à restaurer l’ordre ancien ; “les règnes mauvais et les bons se ressemblent entre eux ; la vie romaine était déjà épuisée, elle ne pouvait pas produire de forces et de réactions nouvelles…” Le principe nouveau, qui devait changer le monde, luttait contre le principe ancien mais pour l’instant “il était contenu dans un vase impur car ses représentants étaient la plèbe urbaine débauchée, les légions grossières et les empereurs eux-mêmes”. Aux IIIe et IVe siècles un ennemi nouveau, qui lui aussi portait “l’idée nouvelle qui emplissait l’atmosphère”, se manifeste au cœur même de la société : ce sont les classes inférieures, les bandes de paysans et d’esclaves (les Bagaudes, notamment) car le principe nouveau est aussi celui de l’émancipation de la société. L’Empire est donc une période intermédiaire : le succès des invasions des Barbares est la conséquence de l’écroulement intérieur du monde antique.

Ces notes de cours prises en 1845-1846 à l’université de Moscou existaient encore à la fin du XIXe siècle. L’étudiant qui les avait écrites les remit à Milioukov, qui, par la suite, en fit don au Musée historique. Milioukov les a-t-il communiquées à Rostovtzeff, ou bien celui-ci se borna-t-il à lire Le Mouvement intellectuel russe ? Rostovtzeff connaissait-il par d’autres voies la pensée de Granovskij ? A-t-il eu comme professeurs des élèves de Granovskij, ou plutôt des élèves d’élèves de Granovskij ? II est difficile de le préciser, car si Rostovtzeff cite en note les érudits d’Europe de l’Ouest, il ne cite jamais les intellectuels russes du milieu du siècle dernier. On trouve en tout cas dans ce chapitre (beaucoup plus que chez Seeck ou Spengler !) tous les problèmes que pose Rostovtzeff, et la manière dont il s’est représenté l’Empire romain dans son déroulement chronologique. La vision du Haut-Empire rejoint ce qu’il avait tendance à en penser au début du siècle ; celle du IIIe siècle annonce de très près ses conclusions de l’Histoire économique et sociale.

La différence la plus importante concerne l’idée, le “principe vital unificateur”. Se défiant un peu de la philosophie de l’histoire parce qu’elle tend toujours à restreindre la place de la contingence, Granovskij n’était pas entièrement fidèle à la pensée hégélienne. Néanmoins, il est bien persuadé que le travail historique suppose la pratique de l’abstraction car il s’agit de comprendre le déroulement des faits et époques comme histoire de l’esprit qui se révèle progressivement, et de ne retenir, dans l’aventure du genre humain, que ce qu’elle présente d’essentiel, d’universel191. Rostovtzeff était, certes, très porté à la synthèse. Mais, historien, archéologue et philologue rebelle à l’abstraction philosophique, il montrait pour le principe unificateur autant d’indifférence et d’incompréhension que pour le projet du Droit public de Mommsen. Non pas qu’il refuse d’y faire allusion, en le désignant par des mots tels qu’esprit ou psychologie des milieux sociaux. Dans un compte-rendu, il reproche ainsi à T. R. Glover de faire de la civilisation athénienne une conséquence de son régime démocratique ; civilisation et démocratie sont sœurs, ajoute-t-il, et toutes deux filles de la même mère, l’esprit grec192. Mais cet esprit est beaucoup plus psychologique que philosophique ; comme il l’écrit lui-même, il s’agit de “la transformation psychologique de toutes les couches de la société”, dont l’étude approfondie est par exemple susceptible d’éclairer l’histoire de l’Antiquité à son déclin193. Autant dire que cet esprit n’a rien à voir avec l’idée de Granovskij. Il s’agit des formes de pensée, des mentalités, et envisagées, qui plus est, d’un point de vue plus social qu’anthropologique. Rostovtzeff écrit que ces formes de pensée conditionnent le reste des manifestations sociales (adoptant ainsi une espèce de position idéaliste) ; mais il ne cherche jamais à préciser de quelle manière elles les conditionnent. Ces formes de pensée constituent pour lui une manifestation parmi d’autres de la vie sociale dans son devenir historique.

Cette évocation de Granovskij m’amène à poser une dernière question : pourquoi Rostovtzeff a-t-il choisi de s’occuper d’histoire économique et sociale, et quelle place occupe, dans sa conception de la décadence romaine, la vie culturelle, religieuse, “psychologique” ?

Dans son testament intellectuel de 1941, il indique que s’il a choisi l’histoire économique et sociale, c’est par hasard et par instinct194. Comme son maître et collègue Zielinski, il lui arrive de remarquer que l’histoire économique et sociale de l’Antiquité est beaucoup moins étudiée que son histoire politique ou son histoire religieuse, et qu’il reste beaucoup à faire en ces domaines195. Notons d’ailleurs que ce qu’il nomme au début de sa carrière histoire économique et sociale est plutôt l’histoire de l’activité économique de l’État, l’histoire des rapports que l’État entretient avec la société civile. Il refuse en tout cas de se considérer comme matérialiste, et se garde de prétendre que les facteurs économiques déterminent l’ensemble de l’Histoire. Il déclare au contraire, dans la préface du présent ouvrage, qu’il faut prendre garde de ne pas surestimer l’importance historique des faits économiques196 : s’il n’a pas étudié dans son livre l’évolution culturelle, artistique, religieuse de l’Empire, c’est que l’ouvrage fût devenu trop gros, et qu’il eût été obligé de sauter sans cesse d’un sujet à un autre ! Mais qu’on se rassure : l’évolution culturelle et religieuse est strictement parallèle à son évolution économique et sociale. Il essaie, dans cette même préface, de le montrer en quelques lignes197 : la fin de la République et le tout début de l’Empire créèrent une civilisation hautement raffinée qui parvint à son acmé en se répandant parmi les élites ; mais cette civilisation demeura étrangère aux classes pauvres, et c’est ainsi qu’elle finit par être détruite par la révolution sociale du IIIe siècle. Il y revient dans plusieurs articles des années 1920, et surtout dans son “Augustus”198. S’il se met alors à l’histoire religieuse, c’est précisément pour soutenir et pour affirmer qu’Auguste, en même temps qu’un nouvel ordre politique, a créé un nouvel ordre religieux. La périodisation proposée par Granovskij faisait du Haut-Empire un temps politiquement mort ; beaucoup de spécialistes d’histoire religieuse rejoignent cette pensée hégélienne, en tenant le début de l’empire pour un moment intermédiaire, entre une religion païenne déjà morte en substance et une religion chrétienne qui n’avait pas encore triomphé. Rostovtzeff considère, non pas que l’économie détermine les religions et les cultures, mais que tous les aspects de la vie sociale sont intimement liés et évoluent dans le même sens. Aussi refuse-t-i1 ces vues, souvent défendues : “La vieille religion était morte, la nouvelle n’était pas encore née. Je ne puis accepter cette vue. À aucune autre époque le mouvement religieux ne fut aussi fort qu’à la fin du Ier siècle a.C. c’est-à-dire à l’époque d’Auguste”199.

Mais cette reconstruction de l’évolution religieuse romaine, qui cadre bien avec la façon dont il explique le déclin dans le présent ouvrage, ne rend pas un compte suffisant de toute la documentation. Une autre reconstruction le tente, qui nous ramène aux vues de Granovskij et à sa première conception de la décadence. Elle tend à nier toute véritable valeur créatrice aux mouvements religieux de toutes sortes qui se manifestent entre la fin de l’époque hellénistique et la victoire du christianisme. La véritable période de création intellectuelle et artistique, c’est le IVe siècle et le début de l’époque hellénistique. Alors triomphe le rationalisme, et la science progresse. La conquête romaine et les troubles civils de la fin de la République marquent la fin de ce grand épanouissement intellectuel. Le reste n’est plus que déclin. Cette seconde vision des choses, qui valorise l’Orient hellénistique aux dépens du Haut-Empire, est exposée dans un article de 1922 ; elle est reprise en 1927200 ; Rostovtzeff, au fond, n’a guère cessé de la défendre ; il n’a pas vraiment choisi entre ces deux synthèses culturelles. La seconde signifie-t-elle que l’évolution culturelle et religieuse peut être décalée par rapport à l’évolution économique ? Oui si l’évolution économique connaît son acmé sous le Haut-Empire pour sombrer dans la révolution sociale du IIIe siècle. Non, si elle souffre dès le règne d’Auguste d’insuffisances qui ne font que s’accentuer au cours des deux premiers siècles de notre ère. À la différence de Granovskij, qui tenait le Haut-Empire à la fois pour une époque de prospérité économique et de vide spirituel, Rostovtzeff aime à considérer que tous les aspects de la vie sociale marchent du même pas. Mais pour l’époque romaine il a le choix entre deux évolutions, qui correspondent à deux conceptions de la modernité économique et du progrès spirituel, et, conséquemment, à deux conceptions de la décadence. En matière culturelle et religieuse, il n’a jamais vraiment choisi, car il s’intéressait beaucoup moins à ces domaines et les avait, tout compte fait, assez peu étudiés. En matière économique et sociale, nous avons vu qu’il était au contraire fort net. S’il demeure fidèle, jusqu’à sa mort, à une double culture (sa culture générale de tradition russe et sa formation philologique surtout marquée par l’Allemagne), les années 1920, après la révolution et l’exil, font surgir dans son œuvre un schéma d’évolution qui n’y figurait pas auparavant. On peut considérer qu’aux environs de 1930, il renonce à cette explication, pour revenir à celle qu’il défendait auparavant. L’Histoire économique et sociale de l’Empire romain est d’autant plus intéressante : non seulement il s’agit d’une magistrale synthèse, d’un impressionnant état des questions, qui utilise toute la bibliographie et la documentation disponibles, mais c’est l’explicitation d’un éclair intellectuel, – lui-même résultant du “cauchemar” de la révolution.

Pierre Vidal-Naquet, que je remercie vivement, me raconte qu’un jour quelqu’un interrogea Rostovtzeff : “Au fond, vous n’avez jamais parlé que de la révolution russe ?” L’exilé répondit : “De quoi vouliez-vous donc que je parle ?” Très révélatrice, certes, cette réponse risque aussi d’induire en erreur. Car, si elle montre quel poids Rostovtzeff accordait à son expérience vécue, elle ne rend que partiellement compte de son itinéraire intellectuel**.

Dans l’introduction et les notes qui l’accompagnent, j’ai eu l’occasion d’exprimer ma reconnaissance à l’égard de plusieurs collègues ou amis : Bernard Ashmole, Jean Balty, Horst Blanck, Peter Brunt, C. Depretto-Genty, J.-P. Depretto, André Guillou, Claudio Ingerflom, Françoise-Hélène Massa Pairault, Fergus Millar, Pierre Vidal-Naquet.

J’ai le plaisir de remercier en outre : Claude Nicolet, à qui je dois d’avoir entrepris ce travail ; Mesdames Belova, Dévé et Velikson, qui m’ont traduit une bonne partie de l’œuvre russe de Rostovtzeff ; Madame Arman, Marguerite Aymard, Vladimir Berelovitch, Marie-Élisabeth Ducreux et Véronique Schiltz, dont l’aide bibliographique et linguistique a été extrêmement précieuse ; ainsi que Catherine Andreyev, Hinnerk Bruhns, Luigi Capogrossi Colognesi, Olivier Dumoulin, Madame Gestkoff, Alain Guéry, Grant Harris, François Hartog, Georges Nivat, K. Pomian, Jacques Revel, Aline Rousselle, John Scheid, Jutta Scherrer, Alain Schnapp, Paul Vanderbroek et Catherine Virlouvet, à la gentillesse desquels j’ai été amené à faire appel de diverses façons au cours de ce travail.

** À mon ami J. G. C. Anderson en remerciement pour sa collaboration.

Notes

  1. Sur l’histoire économique de l’Antiquité au cours de ces dernières décennies, voir Andreau & Étienne 1984.
  2. Mazzarino 1973, 183.
  3. Gibbon [1776-1788] 1983.
  4. Pendant les trois premiers quarts du XIXe siècle, le problème de la chute de Rome suscita au contraire fort peu d’intérêt ; voir Momigliano 1983, 343-344.
  5. Einaudi 1934.
  6. Sur les idées de K. Bücher, voir par exemple Austin & Vidal-Naquet 1972, 12-15 et Finley, éd. 1979.
  7. D’Arms 1981.
  8. Toutain 1927, traduit en anglais en 1930 ; Heichelheim 1938, ensuite traduit en anglais et en italien ; Frank 1933-1940 ; De Martino 1980.
  9. Rostovtzeff 1900e, 197. En 1905, T. Zielinski publia De la vie des idées, ouvrage réunissant quinze articles de vulgarisation. L’auteur d’un compte-rendu anonyme souligne qu’une seule idée constitue l’unité de ces quinze articles – la reconnaissance d’un rapport naturel unissant la culture moderne à la culture antique, la conviction que l’Antiquité est la source des idées dont nous vivons actuellement (voir Revue du ministère de l’Éducation nationale (en russe), avril 1905, 437).
  10. Rostovtzeff 1920d.
  11. L’université de Saint-Pétersbourg était réputée pour son amour de l’érudition, celle de Moscou pour son goût du brio et des grandes synthèses. Voir à ce sujet Raskolnikoff 1975, 22 ; et aussi Svoboda 1959.
  12. Rostovtzeff 1894.
  13. Rostovtzeff 1895.
  14. Celui qui fournit le plus de détails sur ce voyage de Rostovtzeff est son collègue et ami Georges Vernadski (1931).
  15. Selon Momigliano, une des limites de Rostovtzeff est de n’avoir point compris l’importance de l’œuvre de Münzer pour l’histoire politique et sociale romaine (Momigliano 1966b, 790).
  16. Voir Blanck 1979et Wickett 1979,tous les deux édités à Mayence, chez P. von Zabern, à l’occasion du 150e anniversaire du D.A.I.
  17. Blanck 1979, notamment 18-22.
  18. Rostovtzeff 1909. A. Mau a écrit deux livres sur Pompéi : Mau 1879 et 1900 (2e éd., 1908), le second également publié en anglais sous le titre : Pompeii, its Life and Art.
  19. Sur la prétendue tiare du roi scythe Saïtaphernès, voir Vayson de Pradenne 1932, 519-573.
  20. Wickert 1979, 60.
  21. Je remercie très vivement M. Horst Blanck, bibliothécaire actuel de l’Institut, de m’avoir communiqué ces deux lettres. Il n’est pas exclu que le D.A.I. de Rome possède d’autres lettres adressées à Rostovtzeff ou écrites par Rostovtzeff, mais une partie seulement des lettres conservées a été classée à ce jour. Les autres ne peuvent être consultées commodément. Quant à l’American Academy in Rome, à ce que me dit F.-H. Massa Pairault (que je remercie vivement pour cette information), elle n’est en possession d’aucune lettre de Rostovtzeff.
  22. En 1911, la bibliothèque de l’Institut ne comptait que 202 lecteurs, dont la moitié étaient allemands ou de langue allemande. En 1977, elle en a compté 1651, dont les quatre cinquièmes étaient italiens, et moins de 5 % allemands ou de langue allemande. Voir Blanck 1979, 23 et 46-47.
  23. Compte-rendu des deux premiers tomes de la revue Dacia, dirigée par V. Pârvan (1, 1924, et 2, 1925), dans Rostovtzeff 1928b.
  24. Vernadski 1931, 241. Mentionnons, à titre de comparaison, le cas du philosophe V. I. Ivanov, qui écrivit un bon livre sur les sociétés de publicains romaines, et abandonna ensuite l’histoire ancienne pour se consacrer à la littérature : élève de P. Vinogradov à l’université de Moscou, lvanov se rendit, comme Rostovtzeff, à l’Institut allemand de Rome, mais, auparavant, de 1886 à 1891, il avait passé cinq ans à Berlin auprès de Mommsen. Voir à ce propos Polverini 1979.
  25. Rostovtzeff 1902b.
  26. Voir par exemple Pipes 1980, 169 et suivantes. C’est en 1907 que P. A. Struve commença à diriger La Pensée russe.
  27. Rostovtzeff 1912, 111.
  28. Rostovtzeff 1930b 76.
  29. Rostovtzeff & Hopkins 1933, 3-4.
  30. Rostovtzeff1932a, 37-40.
  31. Rostovtzeff 1920f.
  32. Milioukov 1967, 195.
  33. Ibid., p. 194.
  34. Rostovtzeff 1904, 1-12.
  35. Cette revue ne se trouvant pas en France, je n’ai pu la dépouiller entièrement.
  36. Rostovtzeff 1916a.
  37. Voir, par exemple, les pages 96 et suivantes et les pages 110-112 de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain (1988).
  38. Rostovtzeff 1905b.
  39. Il s’agit de Rostovtzeff 1920a et d’un passage de Rostovtzeff 1932a, 72-73. Pierre Vidal-Naquet me fait remarquer que des documents contemporains confirment pleinement les impressions de Rostovtzeff relatives au socialisme en Algérie. C’est en particulier le cas de la lettre des communistes de Sidi-bel-Abbès, envoyée le 27 juin 1922 et contenant le texte d’une motion votée par la section en avril de la même année. Il est dit dans cette motion que les Arabes sont “réfractaires à l’évolution économique, sociale, intellectuelle et morale indispensable aux individus pour former un État autonome capable d’atteindre à la perfection communiste” (voir Carrère d’Encausse & Schram, éd. 1965, 269-271). Pour une préhistoire de ce courant marxiste colonial, voir Haupt & Rebérioux, éd. 1967.
  40. Parmi les membres du comité central du parti cadet en février-mars 1917, W. G. Rosenberg signale un M.N. Rostovtzeff. S’agit-il de l’historien, dont l’une des initiales serait modifiée par erreur, à la suite d’une confusion entre Ie I et le N russes ? Je le croirais volontiers. Selon Rosenberg, ces membres du comité central qui ne participaient pas au gouvernement provisoire étaient en général liés à l’aile droite du parti cadet ; ils étaient particulièrement opposés à l’activité des soviets (voir Rosenberg 1974, 84 note 62).
  41. Milioukov 1967, 300-301. Sur les rapports qu’entretenaient avec la paysannerie les constitutionnels-démocrates, voir aussi Emmons 1983. C. Depretto-Genty, J.-P. Depretto et C. Ingerflom m’ont fourni sur ces questions de précieux renseignements ; je les en remercie vivement.
  42. Rostovtzeff 1921b.
  43. Fleischhauer 1979.
  44. Voir Kerblay 1964 et Thorner et al., éd. 1966. Les historiens français de l’économie ont redécouvert ces catégories à partir de Čajanov, mais cela ne signifie pas que Rostovtzeff ait subi son influence. L’historiographie russe de la fin du XIXe siècle s’intéressait tout particulièrement au problème paysan ; les Russes qui travaillaient sur l’histoire moderne et contemporaine de l’Europe occidentale étaient souvent spécialistes des questions agraires (qu’on songe à N. l. Karejev, à I. V. Lučitskij et à P. Vinogradov) ; ce sont de tels ouvrages d’historiens qu’a lus Rostovtzeff, et non pas ceux de Čajanov.
  45. Il explique par exemple dans ce livre-ci (Rostovtzeff 1988, 23-25) comment l’on est passé en Italie, au IVe siècle a.C., de formes de servage à un État paysan, et, dans une certaine mesure, il compare cette évolution à la libération des serfs, qui s’est produite en Russie en 1861.
  46. Voir Rostovtzeff 1900e, 205-208.
  47. Un article récent a montré ce qu’il fallait entendre par le libéralisme de Čičérine ; voir Kelly 1977 ; mais les idées de Čičérine ne se confondent évidemment ni avec celles de Milioukov ni avec celles de Rostovtzeff. Voir aussi Fischer 1958. Selon T. Emmons (1983), les leaders et notables du parti cadet, formés au cours des années 1880, avaient été marqués par le climat intellectuel de cette époque : ils avaient subi l’influence des idées des Lumières et du populisme libéral, ils aspiraient à exercer une activité à la fois scientifique et sociale et refusaient les méthodes révolutionnaires de lutte.
  48. Voir Thomas 1984, introduction à Mommsen [1887] 1984 ; et, sur l’évolution du droit en Russie au XIXe siècle et au début du XXe siècle, Raeff 1979.
  49. Il s’agit surtout de Borozdine 1915 ; la revue russe Hermès (“Revue de vulgarisation sur le monde antique”) a rendu compte de ce petit livre (en 1915, n° 11-12, 300-301). Voir enfin Société impériale de Moscou (1915), tome 2, 206-398 (ainsi que p. 160).
  50. Sur S. A. Žebelev, qui, sans être marxiste, joua un rôle notable dans l’historiographie soviétique des années 20 et 30, voir Raskolnikoff 1975, en particulier 40-41 et 116-118.
  51. Rostovtzeff 1900e.
  52. Voir par exemple Rostovtzeff 1920e, où il dénonce le dirigisme ptolémaïque et le compare implicitement au communisme bolcheviste.
  53. Rostovtzeff 1910a.
  54. Dans Pamjat’ (série de documents inédits sur l’URSS publiée en France), n° 4, Paris, 1981, 463-466.
  55. Je remercie très vivement les professeurs B. Ashmole, P. A. Brunt et F. Millar pour tous les renseignements qu’ils m’ont fournis, avec une grande gentillesse, sur cette période de la vie de Rostovtzeff.
  56. Rostovtzeff 1920g.
  57. Last 1953. Last avait publié dans la même revue (1926), un compte-rendu très critique et même malveillant de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain (“La Russie moderne n’est pas la Rome antique”). Tous ceux qui ont connu Last disent qu’il était très hostile à Rostovtzeff.
  58. Finley 1981, 68-71. En 1920, à Madison, Rostovtzeff succéda à W. L. Westermann, qui devint alors professeur à Cornell University, puis termina sa carrière à l’université de Columbia. À ce que m’a écrit M. I. Finley, Westermann éprouvait du respect et un peu de crainte pour la science de Rostovtzeff ; mais leurs rapports n’étaient pas très faciles. Sur le séjour de Rostovtzeff à l’université du Wisconsin, voir Bowersock 1986.
  59. American Historical Review,26, 1920-1921, 422-423.
  60. American Historical Review, 27, 1921-1922, 411.
  61. On trouvera de brèves indications sur Vernadski dans P. E. Kovalevsky, La Russie endehors de ses frontières (en russe), Paris, éd. Libres des Cinq Continents, 1973, p. 171-172. Le tome 10 du Seminarium Kondakovianum, en 1938, fut consacré au byzantiniste A. A. Vasiliev, à l’occasion de son 70e anniversaire ; il contient en particulier un article de Rostovtzeff (“La fondation de Doura-Europos sur l’Euphrate”, p. 99-106, en russe), et un autre de G. Vernadski. Vasiliev succéda à Rostovtzeff en 1925 à l’université du Wisconsin. À cette date il était encore professeur à Petrograd, devenue l’année précédente Leningrad.
  62. Welles 1956, 380 note 1.
  63. Rosenberg 1974, 436-439.
  64. Voir par exemple Pipes 1980, 445-461.
  65. Rostovtzeff 1923f.
  66. Pipes 1974, 376 ; sur le quotidien Renaissance, voir, outre ce livre de R. Pipes, Delage 1930, surtout 134-136 et 163-167.
  67. Voir Rostovtzeff 1920c.
  68. Kovalevsky 1973, 82.
  69. Christ 1979, 334.
  70. Momigliano 1966a, 91-104.
  71. Weber 1925. Sur D.M. Petruševskij, voir Raskolnikoff 1975, 38-40 ; Petruševskij, un libéral qui en 1911 avait démissionné de sa chaire de l’université de Moscou pour protester contre la politique réactionnaire du ministre de l’Éducation, n’était pas marxiste, et ses œuvres furent mises en cause dès que le régime se raidit en matière scientifique, en 1928 ; voir Raskolnikoff 1975, 78-79. Sur N. Ja. Marr, voir Raskolnikoff 1975, 29, 114, 122, etc. Académicien depuis 1909, il avait été défavorable, comme Rostovtzeff, à la prise du pouvoir par les bolchevistes ; il devint néanmoins, en 1919, directeur de l’Académie d’histoire de la culture matérielle, et exerça au cours des années 1930 une influence fortement dogmatique. Spécialiste de philologie arménienne et géorgienne, mais aussi d’archéologie, d’histoire et d’ethnographie du Caucase, il créa une doctrine linguistique, le “marrisme” ou théorie “japhétique”, finalement condamnée par Staline en 1950.
  72. Rostovtzeff 1931a et 1943a.
  73. Rostovtzeff 1942.
  74. Voir Momigliano 1966a, 93-94 et Raskolnikoff 1975, passim. Les éditions successives de l’Encyclopédie soviétique sont un signe parmi d’autres de ces évolutions : la deuxième, dont le volume concerné a paru en 1955, insiste sur son antimarxisme et considère son œuvre comme “falsificatrice” ; la troisième, dont l’article Rostovtzeff, écrit par V. I. Kuziščin, a paru en 1969, lui reproche ses conceptions modernisantes de l’économie antique, mais reconnaît la puissance de ses synthèses.
  75. Sur cet épisode, voir Barber 1981, 34.
  76. Welles 1956b, 62.
  77. Rostovtzeff 1932c.
  78. Cumont 1926. Sur l’ensemble des fouilles de Doura-Europos, voir Hopkins1979.
  79. Rostovtzeff 1927f.
  80. Voir par exemple Rostovtzeff 1937.
  81. Dans Rostovtzeff et al. 1960, 188.
  82. Rostovtzeff1937, 237-238.
  83. Ibid., p. 240. Cet article reproduit le texte d’une conférence prononcée au Collège de France le 8 juin 1937.
  84. Rostovtzeff 1940. Sur les rapports de Bickermann et de Rostovtzeff, voir Bickermann 1986, XI.
  85. Rostovtzeff 1946.
  86. Dans la Revue numismatique : Rostovtzeff & Prou 1897, 1898, 1899, 1900.
  87. Ivanov 1898, avec des commentaires de C. Huelsen, traduits en russe par M.I. Rostovtzeff.
  88. Niese 1897, traduit de l’allemand par les stagiaires du cours supérieur pour femmes.
  89. Rostovtzeff 1922d.
  90. Ce voyage en Turquie est raconté par Vasiliev dans une lettre datée du 7 février 1931, et qu’il envoya à Vernadski ; celui-ci la cite dans son article du Seminarium Kondakovianum (Vernadski 1931, 242).
  91. Voir le Bulletin de la société : Rostovtzeff 1900d ; la communication portait sur des dons en blé que les empereurs des IIe et IIIe siècles p.C. firent aux cités d’Asie Mineure, dont les ressources agricoles laissaient à désirer.
  92. Rostovtzeff 1900a et 1900c.
  93. Son ami Žebélev, qui, avant 1914, avait voyagé en Italie, en Grèce, en Turquie, et avait visité les principaux musées d’Europe, ne quitte plus la Russie de 1914 à 1941, année de sa mort. Voir Raskolnikoff 1975, 40-41.
  94. Rostovtzeff 1911.
  95. Rostovtzeff 1932a, 52-53. “I can make but one suggestion to those who wish to understand the part that the Arabs have played in the history of religion, culture and statecraft, and that is that they go to Petra… Thus they may feel something of the departed life of ancient Petra, the most beautiful of all caravan cities in the region.
  96. Rostovtzeff 1917.
  97. Rostovtzeff 1928a.
  98. Rostovtzeff 1939, 369.
  99. Rostovtzeff 1900c. Rostovtzeff, par la suite, n’est pas demeuré aussi sévère à l’égard de Liebenam. Dans l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain, il considère son livre comme le meilleur qui ait traité de ces sujets, et comme une véritable œuvre historique ; voir Rostovtzeff 1988, 578 note 41.
  100. Rostovtzeff 1926d.
  101. Voir en particulier Coarelli 1968 ou bien 1978.
  102. Rostovtzeff 1905a.
  103. Rostovtzeff 1927e.
  104. Rostovtzeff 1943b.
  105. Sur les tombes et l’industrie gallo-romaines, voir Rostovtzeff 1988, 485 notes 37 et 39 ; et aussi 479-482.
  106. Rostovtzeff 1988, 611-613 note 27. Ce parti pris réaliste contribue à expliquer que Rostovtzeff ait fait insérer, dans son Histoire économique et sociale de l’Empire romain, environ quatre-vingts planches d’illustrations, qui représentent des photographies et plans de monuments, des statues et statuettes, des vases et autres objets de terre cuite : des mosaïques, des reliefs figures, notamment funéraires, etc. La présence de ces illustrations, que Rostovtzeff jugeait riches d’informations économiques et sociales, était une innovation dans les ouvrages d’histoire ancienne ; A. Momigliano raconte combien elle l’a surpris, quand, en 1927, il a feuilleté le livre pour la première fois (voir Momigliano 1953, 481). Rostovtzeff les accompagnait d’ailleurs d’un commentaire substantiel, parfois long de plusieurs dizaines de lignes. Il faut regretter que, pour des raisons techniques, la présente édition française ne comporte pas ces planches d’illustrations.
  107. Rostovtzeff 1988, 67-68.
  108. Rostovtzeff 1988, 444-446 note 20, et 446-447 note 23. Pour une critique de cette synthèse, qui ne m’apparaît guère recevable, voir Andreau 1973a et b.
  109. Rostovtzeff 1988, 197-204.
  110. Ibid., p. 131-133.
  111. Ibid., p. 176-178.
  112. Ibid., p. 177.
  113. Ibid., p. 178.
  114. Ibid., p. 77-78. Au début du siècle, dans le compte-rendu de l’ouvrage de Grimm dont j’ai déjà parlé, il évitait de parler de séparatisme, mais il mettait en avant la spécificité de la Gaule, qui, à cette époque, écrivait-il, “passait du régime tribal au régime citadin” (Rostovtzeff 1902a, 152). Dans les années 1920, il ne tient plus aucun compte de l’originalité des situations gauloises.
  115. Voir Raskolnikoff 1975, 187-188 et 245 ; et Kovaliov 1955, 553-559 (publication originelle Leningrad, 1948).
  116. À propos de la crise de 68-69, Kovaliov parle de “mouvement séparatiste” qui toucha les provinces occidentales ; il explique ce mouvement par le mécontentement des notables des provinces et par celui des gouverneurs et des chefs militaires, qui risquaient, les uns et les autres, d’être les victimes du régime de terreur institué par Néron (ibid., p. 559).
  117. Dans le chapitre IX, Rostovtzeff définit la politique “d’urbanisation et de militarisation des paysans” en Afrique, puis il s’efforce de montrer que les Sévères ont appliqué cette même politique dans toutes les grandes régions de l’Empire (Rostovtzeff 1988, 310-314). Il n’ignore évidemment pas qu’au IIIe siècle certaines provinces ont davantage souffert que d’autres des invasions barbares ; mais les conséquences des invasions comptent peu à ses yeux, comparées à celles des oppositions sociales et de la politique impériale. Aussi, dans le chapitre X ne fait-il d’exception pour aucune région, aucune province (ibid., p. 433-468). Au chapitre suivant, quand il décrit le marasme économique du IIIe siècle, il n’introduit qu’une exception, celle de la Bretagne (ibid., p. 347-348). Et ainsi de suite.
  118. Rostovtzeff 1923a, 283-284.
  119. Voir la préface que Rostovtzeff a rédigée pour Vemadski 1929, p. IX-XI.
  120. Voir par exemple Rostovtzeff 1925c.
  121. Rostovtzeff 1922d, surtout 190-191 ; et aussi Rostovtzeff 1988, 399-400.
  122. Rostovtzeff 1926b. Le compte-rendu n’est pas signé, mais l’Index 1924-1944 de la Saturday Review l’indique comme étant de Rostovtzeff.
  123. Il termine par exemple sa préface de L’Histoire de Russie de Vernadski (voir ci-dessus note 119) en posant cette question.
  124. Rostovtzeff 1920b.
  125. Meyer 1912, 88. Sur ces aires de civilisation, voir aussi ibid., p. 215-217 et 269-271.
  126. Ibid., p. 269.
  127. Sur ces aspects de la pensée de Meyer, voir Meyer 1895, réédité dans Finley, éd. 1979 ; et Christ 1979, 286-333.
  128. Rostovtzeff 1929.
  129. Rostovtzeff 1932b.
  130. Rostovtzeff 1907a. La Méditerranée orientale est à la fois le pôle oriental et l’héritière de la culture grecque. Au début de sa carrière, Rostovtzeff est sensible aux résistances que le monde grec opposa à la domination romaine : voir Rostovtzeff 1901. Par la suite, cet aspect des choses le concerne beaucoup moins, et il s’intéresse davantage aux relations du pôle oriental et du pôle gréco-romain.
  131. Sur la Renaissance allemande du XIXe siècle, voir Rostovtzeff 1904, 1. S. I. Ivanov, lui, au cours de son séjour en Allemagne, subit fortement l’influence de Nietzsche (voir Polverini 1979).
  132. Rostovtzeff 1894. Il s’agit de pièces d’une maison, dans lesquelles Mau reconnaissait des entrepôts, et Rostovtzeff des thermes privés, mais ouverts au public. Pénétré de la logique économique de l’offre et de la demande, le jeune Rostovtzeff supposait que, comme les thermes publics ne suffisaient pas aux besoins des Pompéiens, l’initiative privée avait suppléé à ce manque ; des particuliers avaient ouvert au public les thermes de leur demeure (“Comme la demande existait l’offre devait aussi se manifester !”). Notons qu’il existe à la bibliothèque de l’Istituto Archeologico Germanico de Rome une mauvaise traduction française de cet article, due à un certain R. De Chirico.
  133. Rostovtzeff 1900a.
  134. Rostovtzeff 1904, 2.
  135. Rostovtzeff 1920b, 227.
  136. Voir par exemple Rostovtzeff 1919b.
  137. Rostovtzeff 1916b.
  138. Rostovtzeff 1988, 7.
  139. Rostovtzeff 1923b, 236-237.
  140. Bücher 1893. Ce texte a été réédité, avec ceux des adversaires de Bücher, Ed. Meyer et J. Beloch, dans Finley, éd. 1979. Sur ce débat du “primitivisme” et du “modernisme”, voir en particulier Will 1954 et Austin & Vidal-Naquet 1972, 11-19.
  141. Voir Rostovtzeff 1900e ; 1930a ; 1988, 251-253 et 397-398.
  142. Ces expressions sont empruntées à Rostovtzeff 1936b, 232 ; et 1900e, 197.
  143. Cette description de l’Égypte ptolémaïque est empruntée à Rostovtzeff 1900e, 197-204 ; voir aussi les comptes-rendus qu’il a consacrés aux deux livres de M. Khvostov (Rostovtzeff 1907b et 1914).
  144. Zieliński 1931, 333.
  145. Claudio Ingerflom me dit que la pensée politique russe, au XIXe et au XXe siècles, a le plus grand mal à envisager la société civile indépendamment de l’État ; cette caractéristique de la pensée russe contribue, à mon avis, à expliquer le contenu des articles du début de la carrière de Rostovtzeff. J’en profite pour remercier Cl. Ingerflom des très stimulantes conversations que nous avons eues à ce propos et de l’aide qu’il m’a apportée.
  146. Rostovtzeff 1914. Comme me le fait remarquer K. Pomian, la Russie, au cours de la décennie qui précéda la Grande Guerre, fit l’expérience d’un libéralisme économique qu’elle ne connaissait pas auparavant.
  147. Rostovtzeff 1917.
  148. Voir Nicolet 1977, 181-182.
  149. Rostovtzeff 1920e. Cl. Orrieux remarque justement qu’au début des années 1920, les Grecs des Archives de Zénon représentent aux yeux de Rostovtzeff des exemples d’esprit pionnier (tel qu’il a pu se manifester plus tard aux Etats-Unis). Voir Orrieux, 1985, 20-23.
  150. Rostovtzeff 1922d et 1922e. J.-P. Depretto me suggère qu’en portant un intérêt de plus en plus vif à la société civile, Rostovtzeff, en même temps qu’il condamnait le bolchevisme, tirait la leçon de l’évolution récente de la Russie : c’est à la suite des soulèvements paysans de l’été 1920 (région de Tambov) que le parti communiste bolchevik a abandonné, en mars 1921, la politique du communisme de guerre, pour passer à la N.E.P. ; ces événements étaient de nature à montrer l’existence autonome de la société civile et la nécessité de la penser à part, indépendamment de l’action de l’État.
  151. Voir Rostovtzeff 1988, 255-284.
  152. Voir Rostovtzeff 1988, 10.
  153. Ibid.
  154. Rostovtzeff 1932a ; 1935a ; Rostovtzeff & Corso 1931 ; etc.
  155. Voir Rostovtzeff 1988, 23.
  156. Par exemple ibid., p. 415-416 note 25. Sur l’importance de l’histoire agraire, voir aussi 39-40.
  157. Par exemple ibid., p. 89-90, 92 ; 427 note 17, et 440 note 10.
  158. Ibid., p. 60-61 ; voir aussi 85 et 429-430 note 23.
  159. Par exemple ibid., p. 86 ; voir aussi Rostovtzeff 1926f.
  160. Par exemple Rostovtzeff 1988, 82-83, 156-158, et 440 note 10.
  161. Par exemple ibid., p. 60-61.
  162. Carandini & Settis 1979 ; Carandini, éd. 1985.
  163. Voir par exemple Rostovtzeff 1988, 252-253 et note 108.
  164. Ibid., p. 253-254.
  165. Rostovtzeff 1923a, 300-301 ; et sur la structure des entreprises voir Rostovtzeff 1988, 135-136, 138, 139, 143, etc.
  166. Braudel 1979c, 538 : “Un capitalisme en puissance s’esquisse dès l’aube de la grande histoire, se développe et se perpétue des siècles durant. C’est Theodor Mommsen qui a raison. C’est Michael Rostovtzeff qui a raison. C’est Henri Pirenne qui a raison.” Notons qu’il s’agit ici d’un capitalisme “en puissance”. Pour Rostovtzeff, le capitalisme antique est un vrai capitalisme, et non pas une esquisse ou un embryon de capitalisme.
  167. Rostovtzeff 1988, 24-25, 60-62, 82, 85-86, 429-430 note 23, etc.
  168. Rostovtzeff 1921a et 1922f ; 1922c ; 1925c.
  169. Rostovtzeff 1922c, 220-221.
  170. L’histoire de la Russie de Kiev revêtait aussi une grande importance aux yeux de Soloviev (dans son Histoire de la Russie depuis les temps les plus reculés, 1851), mais au contraire comme première manifestation (très imparfaite) d’un État russe. Voir à ce propos Van Regemorter 1971, 138. Un passage de Kerenski, que me signale C. Depretto-Genty, montre que ces réflexions de Rostovtzeff sur la Russie de Kiev lui étaient déjà venues bien avant la Grande Guerre. Kerenski (1967, 56-57), évoque le temps où il était l’étudiant de Rostovtzeff, et il écrit : “Le professeur Rostovtseff, encore très jeune à l’époque, nous inculquait de bonnes connaissances de l’histoire romaine. Il nous faisait aussi une description émouvante des villes grecques qui avaient fleuri sur les rives de la mer Noire avant la naissance de la ‘Rouss’, l’ancienne Russie. Il ressortait clairement de ses conférences sur l’histoire ancienne de la Russie méridionale que la démocratie de l’ancienne ‘Rouss’ puisait ses origines dans un passé beaucoup plus lointain, et qu’il y avait un certain rapport entre la pensée politique de la Russie primitive et celle des anciennes républiques grecques.”
  171. Rostovtzeff 1923b, 181-182. Voir aussi Rostovtzeff 1988, 328-329.
  172. Voir Rostovtzeff 1918a ; 1922b ; 1923-1924 ; 1927c ; etc.
  173. Rostovtzeff 1902a.
  174. Rostovtzeff 1919a, 9.
  175. Rostovtzeff 1918b, 3.
  176. Rostovtzeff 1923b, 233.
  177. Rostovtzeff 1923a et 1924.
  178. Rostovtzeff 1926c.
  179. Mazzarino 1973, 161. Beaucoup de spécialistes de la Révolution russe insistent, comme Rostovtzeff, sur l’importance de la campagne et des paysans dans les bouleversements de 1917 ; voir par exemple Sorlin 1964.
  180. De Sanctis 1926, surtout 550-551.
  181. Baynes 1929, surtout 229-230.
  182. Last 1926.
  183. Rostovtzeff 1930a, 214.
  184. Voir Rostovtzeff 1988, 393-400.
  185. Mazzarino 1973, 163-164.
  186. Ortega y Gasset 1921 et1923.
  187. Spengler 1931-1933 (les deux volumes de l’édition originale allemande ont été publiés en 1918-1923). Spengler est pourtant explicitement cité dans une ou deux notes de la fin de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain.
  188. En Russie, N.A. Vasiliev, qui publia en 1921 un livre sur la chute de l’Empire romain occidental rédigé avant la Révolution, y souligna incidemment que “la chute de l’Empire russe jetait un éclairage historique sur celle de l’Empire romain”. Dès 1919, un nommé P. M. Bicilli avait publié à Odessa, sous le coup des événements contemporains, un autre livre sur la Chute de l’Empire romain. En 1923, le même parallèle fut repris par un Suédois, Axel Persson. Mais Rostovtzeff tira un plus grand parti de son intuition que ses prédécesseurs, car il parvint à une nouvelle explication de la décadence et de la chute de l’Empire romain, – par une révolution sociale. Raskolnikoff 1975, 44.
  189. C’est le chapitre VII, “Le cours de Granovskij” (Milioukov 1918, 301-376). Voir aussi Raskolnikoff 1975, 17-20 ; et Planty-Bonjour 1974, 21-32 et passim.
  190. Sur l’amitié de Granovskij et d’Herzen, voir Herzen1974-1981 ; et Venturi 1972, I, 140 et suivantes. Sur la manifestation de 1861, ibid., I, p. 442. Je remercie vivement J.-P. Depretto (université de Toulouse-le-Mirail) des informations qu’il m’a fournies sur Granovskij.
  191. Voir Planty-Bonjour 1974, 23-27.
  192. Rostovtzeff 1927-1928.
  193. Rostovtzeff 1922e.
  194. Welles 1953, 129.
  195. Voir Zieliński 1900, 586-587.
  196. Voir Rostovtzeff 1988, 9.
  197. Ibid., p. 11.
  198. Rostovtzeff 1922b.
  199. Ibid., p. 135.
  200. Rostovtzeff 1922e et 1927c, surtout le chap. 1 (1-23).
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
ISBN pdf : 978-2-35613-374-8
ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
57 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 1. Antique, moderne et temps présent : la carrière et l’œuvre de Michel Ivanovič Rostovtzeff (1870-1952)”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 23-80, [En ligne] https://una-editions.fr/carriere-et-oeuvre-rostovtzeff [consulté le 15 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.3
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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