Introduction
La société Ychsma a été l’une des plus importantes civilisations qui est apparue dans la région des Andes Centrales. Elle a occupé le bassin inférieur des vallées du Chillon, Rímac et Lurín entre les périodes chronologiques (fig. 1) “Intermédiaire Tardif (1000-1470 p.C.)” et “Horizon Tardif (1470-1532 p.C.)”. Durant l’Horizon Récent, l’Empire inca a conquis les territoires de la côte centrale.
Les premières références à cette société proviennent de sources historiques consignées dans des documents rédigés par les dirigeants coloniaux espagnols à partir du XVIe siècle p.C. Ces documents contiennent de nombreuses revendications auprès des autorités coloniales, dont l’objectif principal était de récupérer la propriété des terres agricoles. L’étude de ces informations historiques a permis d’identifier le groupe social qui s’est développé dans la région de Lima avant l’arrivée des Incas1. D’après ces données historiques, cette société était organisée en curacazgos qui dominait de vastes zones des basses vallées. Un curacazgo était une portion de territoire qui représentait une unité politique mineure au sein de la seigneurie de la société Ychsma. En ce sens, Armatambo est considérée comme la capitale du curacazgo appelée Sullco, Sulco ou Surco, également appelée “seigneurie de Sullco” (fig. 2). Il y en avait six dans la vallée de Rímac et une dans la vallée de Lurín2.
Les références historiques et archéologiques de la société Ychsma sont également étayées par des preuves matérielles telles que l’architecture, les tombes et les céramiques. Au cours de l’évolution des recherches archéologiques sur la côte centrale, les céramiques de la période tardive ont été nommées de différentes façons : “Huancho”3 ou “Puerto Viejo”4 ou d’autres noms basés sur des caractéristiques décoratives. En 1990, Bazán del Campo5 réalise la première définition et classification importante de cette poterie et l’appelle “style Ychsma” en se basant sur les conclusions historiques de Rostworowski6. Bazán a classé la céramique en trois phases correspondant à des périodes chronologiques qui ont été complétées par Vallejo7 : les phases Ychsma Ancien, Moyen et Tardif, avec une subdivision de chacune d’entre elles en deux sous-phases, appelées A et B. Il a ainsi jeté les bases des futurs travaux sur ce sujet. Cette dernière classification est basée sur des différences décoratives et formelles : la première phase conserve certains canons décoratifs des périodes précédentes, comme la production de récipients globulaires ou de bouteilles à double corps avec des motifs décoratifs dans une large gamme de couleurs. La phase Ychsma Moyen est une consolidation du style Ychsma, avec des céramiques plus simples en termes de décoration et de finition. Dans la dernière phase, on voit en revanche apparaître une plus grande variété de techniques et de formes qui s’explique par des influences de styles étrangers tels que les styles dits Chimú-Inca ou Inca provinciaux. Cette classification a été réalisée principalement avec du matériel céramique provenant d’Armatambo.
L’étude des aspects techniques en archéologie
En archéologie, l’étude du matériel céramique s’est orientée sur l’identification et la classification des aspects stylistiques et formels, en considérant le style comme l’ensemble des éléments associés à la décoration, laissant de côté les éléments techniques liés à des phases de production en négligeant l’importance des aspects techniques dans les interactions sociales qui ont lieu au sein d’un groupe social. Nous ne devons pas oublier que les pratiques et les techniques sont partie intégrante des contextes sociaux. Ainsi, pour définir la dimension sociale des techniques, l’analyse des corpus archéologiques doit être réalisée en se concentrant sur l’identification des processus de fabrication et pas seulement sur la forme des objets8.
La technique est considérée comme un acte traditionnel sur le plan mécanique, physique ou physico-chimique réalisé par l’artisan9. De plus, la technique est à la fois geste et outil, organisée en chaîne par une véritable syntaxe qui donne à la série des opérations leur rigidité et leur souplesse10. Actuellement, nous considérons qu’une chaîne opératoire est une séquence de gestes techniques qui transforment une matière première en un produit utilisable ; cependant, il est entendu que les processus techniques ne sont pas le résultat d’une seule chaîne opératoire, et que la manière dans laquelle les chaînes opératoires sont structurées peut définir une culture particulière11.
Si nous partons de la position de Mauss12 selon laquelle il ne peut y avoir de technique et de transmission s’il n’y a pas de tradition, il est juste de dire qu’une technique ne peut exister en dehors d’une tradition, c’est-à-dire que pour exister, elle doit avoir été apprise ou inventée et doit avoir été pratiquée par quelqu’un, ce qui n’est possible qu’au sein d’un groupe social qui a sa propre tradition13. Il existe un lien entre tradition technique et groupe social qui s’opère par la transmission d’un savoir-faire, lequel s’inscrit dans un processus d’apprentissage au sein de ce groupe, ce qui en fait un mode d’auto-identification pour chaque groupe14. Le savoir-faire, associé à la mémoire procédurale, est lié à une expérience personnelle impliquant une longue période d’apprentissage, de répétition avec des erreurs et des réussites15.
Chaque groupe culturel possède son propre ensemble de stratégies techniques qui constituent une tradition, un savoir constitué et hérité. Cet ensemble de stratégies prend la forme d’une chaîne d’opérations qui désigne l’ensemble des gestes techniques qui font passer un matériau d’un état à un autre, c’est-à-dire le chemin technique suivi par un matériau depuis son état de matière première jusqu’à son état de produit manufacturé et fini16.
Pierre Bourdieu17 affirme que les gens développent des dispositions à agir de certaines manières, influencés par la structure des conditions matérielles dans lesquelles ils vivent. Ces systèmes durables, appelés “habitus”, constituent des modèles uniques de dispositions inconscientes intériorisées ou des structures cognitives socialement constituées, qui génèrent la manière dont les individus perçoivent et agissent, et qui sont structurés en relation avec des systèmes externes. L’habitus est donc le résultat d’une histoire sociale au sein de laquelle l’individu agit par réflexe. Les normes sont connues et les individus utilisent cette connaissance dans leurs interactions sociales quotidiennes.
On peut donc penser que la sélection d’une technique plutôt qu’une autre est un symptôme de l’héritage culturel du potier qui renvoie à son identité18. C’est pour cela que nous proposons d’étudier le matériel céramique dans une perspective beaucoup plus large que ce qui a été fait en archéologie jusqu’à ce jour.
Site d’Armatambo
Situé sur la rive gauche de la vallée inférieure du Rímac à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer, dans l’actuel district de Chorrillos, au sud de Lima, Armatambo était un grand complexe urbain composé de différentes constructions monumentales et de zones résidentielles pour les gens du peuple et leurs élites (fig. 3). À son apogée, le site abritait une population importante.
Entre 1998 et 2004, les fouilles approfondies du site ont permis de déterminer les différentes occupations de cet important complexe archéologique, depuis l’Ychsma Moyen (YM) jusqu’à l’Ychsma Tardif (YT). Elles ont également démontré l’évidence d’une présence Inca19. La situation géographique d’Armatambo en a fait un lieu privilégié pour établir des contacts avec différents sites Ychsma situés dans les vallées de Rímac et de Lurín et en particulier avec le sanctuaire de Pachacamac. Les travaux archéologiques réalisés en 2002 ont permis d’identifier des preuves d’une possible production de céramique in situ, tels que des outils, déchets de production et d’éventuelles zones de combustion20.
Les échantillons
Notre corpus céramique composé de 84 échantillons, correspond aux périodes Ychsma Moyen (n : 42) et Ychsma Ancien (n : 42), fouillé dans les années 2000 par les archéologues Luisa Diaz et Francisco Vallejo (ibid.). Ce matériel provient principalement de fouilles des cimetières.
Nous travaillons à partir de fragments issus de trois formes différentes : des marmites, des jarres et des grandes jarres appelées “tinajas”. Notre matériel archéologique se compose à la fois de morceaux de bases, de parties du corps ainsi que de fragments de cols (fig. 4).
Méthodologie
Au cours de la phase Ychsma Moyen à Tardif, nous observons des changements morpho-stylistiques dans la céramique Ychsma, qui peuvent être dus à des changements politiques, sociaux ou idéologiques, dont nous ne pouvons définir la raison, mais ces changements sont évidents. Cela nous amène à nous demander si ces changements sont présents dans les techniques utilisées pour la production ou non. Étant donné qu’en archéologie, nous devons démontrer par des preuves ce que nous postulons, nous avons décidé d’étudier les éventuels changements de techniques entre les deux périodes Pour cette raison, nous avons étudié, en partie, la proposition développée par Valentine RouxRoux 2016 ; Jadot 2016., principalement les aspects consacrés à l’identification des gestes techniques que les artisans ont pu laisser sur les récipients. Cependant, il est important de souligner que nous n’utilisons pas cette méthodologie et c’est pourquoi nous avons décidé de diviser notre travail en trois étapes.
Dans un premier temps, nous avons opté pour la pétrographie afin de déterminer la nature des types d’inclusions présentes dans nos céramiques et surtout, d’identifier les éventuels traitements des matières premières avant la fabrication des récipients. Ensuite, pour la deuxième étape, nous avons réalisé des observations macroscopiques qui nous ont permis d’étudier le processus de fabrication des récipients grâce aux traces laissées par les artisans. La troisième étape a consisté à reproduire les gestes techniques en fabriquant de nouveaux récipients et jarres, afin de comparer les traces de nos récipients avec celles observées dans le matériel archéologique. Nous utilisons les méthodes suivantes :
Pétrographie
Pour les observations pétrographiques de nos lames minces, nous avons utilisé un microscope polarisant Leica DM 2500 couplé à une caméra CCD. Ce système utilise le logiciel Leica Application Suite v3 qui nous permet de traiter les images obtenues. Les lames ont été préparées avec une épaisseur de 30 µm conformément à ce qui est attendu pour réaliser des identifications de minéraux notamment sur du matériel céramique. Des images en lumière polarisée plane (PPL) et en lumière polarisée croisée (CPL) ont été prises à différents grossissements afin d’identifier la nature des inclusions présentes dans les pâtes et de définir les groupes pétrographiques.
Observations macroscopiques
Nous avons utilisé un microscope optique Leica MC125 équipé d’un appareil photo numérique afin d’enregistrer toutes les images obtenues.
Résultats
Pétrographie
Suite à nos observations des lames minces, nous avons identifié quatre groupes pétrographiques (fig. 5). Les critères adoptés pour faire cette classification ont été l’identification de la nature des inclusions, leur taille et leur pourcentage.
- Groupe 1A. (n : 36) Les pâtes de ce groupe présentent une coloration rougeâtre qui indique une cuisson en atmosphère oxydante. Le type d’argile utilisée pour produire les récipients de ce groupe est d’origine alluviale, il s’agit en effet d’une argile fine composée de particules d’une taille inférieure à 50 µm, de forme sous-arrondie avec une distribution très uniforme dans la pâte : leur taille est homogène, entre 150 et 200 µm. Le pourcentage d’inclusions dans ce groupe varie entre 35 % et 45 %. Nous avons identifié des quartz, plagioclases, micas, amphiboles, oxydes de fer, roches magmatiques et roches sédimentaires.
- Groupe 1B. (n : 3) Les pièces appartenant à ce sous-groupe ont les mêmes caractéristiques que le groupe 1A, mais certaines d’entre elles montrent la présence de chamotte, utilisée comme dégraissant non-plastique.
- Groupe 2. (n : 2) Les échantillons de ce groupe ont une pâte de coloration rougeâtre, avec de grosses inclusions visibles à l’œil nu et qui sont principalement de forme angulaire. La matrice argileuse est composée d’inclusions à granulométrie continue caractéristique des dépôts colluviaux. Le pourcentage d’inclusions dans ce groupe varie entre 35 et 40 %. Nous avons identifié des granites, granodiorites, quartz, plagioclases, micas, amphiboles et oxydes de fer.
- Groupe 3. (n : 2) La couleur de la pâte de ce groupe est rougeâtre, la matrice argileuse est fine (< 50 µm), avec des inclusions sous-arrondies, le type d’argile provient de dépôts alluviaux. La distribution des inclusions est uniforme et leur taille est homogène, entre 150 µm et 200 µm. Le pourcentage d’inclusions dans la pâte est de 40 à 50 %. Le type des inclusions identifiées sont : amphiboles, oxydes de fer, quartz, plagioclases, roches magmatiques et roches sédimentaires.
- Groupe 4. (n : 15) Les couleurs des pâtes de ce groupe vont du gris foncé à des couleurs plus rougeâtres. Les inclusions varient dans leur forme : de sub-angulaire (roches) à sub-arrondie (minéraux). Leur distribution quant à elle, est uniforme. Elles sont de taille assez large, principalement dans la gamme de 150-250 µm, bien que certaines de 1 mm soient également trouvées. Le pourcentage d’inclusions varie de 40 à 50 %. Nous avons identifié des : quartz, plagioclase, micas, amphiboles, roches sédimentaires et roches magmatiques.
Observations macroscopiques
Lors de cette première partie de notre travail, nous avons souhaité étudier les traces laissées par les artisans lors du processus de fabrication afin de mieux le comprendre. En réalisant des observations sur des fractures fraîches des tessons nous avons pu identifier l’orientation de la porosité dans les pâtes et mettre en évidence que la technique utilisée dans l’élaboration de ces récipients était le colombin (fig. 6), tant pour fabriquer les bases que le corps et les bords des récipients. L’utilisation de cette technique a été observée dans des échantillons du Ychsma Moyen et du Ychsma Tardif.
Lors de l’étude des fragments de céramique nous avons observé des marques qui correspondraient à la jonction du corps et du col des récipients (fig. 7). Une fois la préforme désirée obtenue, les potiers corrigeaient les zones avec un excès d’argile à l’aide d’un objet rigide. Nous pouvons le déduire grâce aux stries typiques de ce traitement, laissées à la surface de certains récipients. Ce travail de modelage peut être réalisé lorsque la pâte est encore humide ou lorsqu’elle est presque sèche. Nous n’avons trouvé des stries de raclage que dans les parties internes des marmites et des jarres.
De nombreux gestes des artisans sont effacés par le traitement des surfaces et de nombreuses traces laissées par le raclage sont supprimées lors du lissage de la surface (fig. 8). En général, tous les récipients sont lissés d’une façon très simple. Nous pouvons remarquer également que sur certains échantillons, en raison de leur mauvais état de conservation, il a été impossible d’identifier des marques de raclage, lissage ou décor. Malgré cela, notre étude nous a permis d’identifier quatre types de finitions21.
- Le premier et le plus simple a consisté en un lissage des faces internes et externes, sans autres types de traitement.
- Le second consistait en l’application d’une couche d’engobe sur la face externe, tandis que l’intérieur du récipient présente un lissage grossier et des marques de raclage.
- Le troisième traitement était un lissage simple de la surface externe, puis le récipient était finalement décoré de bandes ou de lignes blanches, de lignes noires sur des zones blanches, ou une décoration était appliquée, connue sous le nom de “Chorreado”. Ces décorations ont été observées à l’extérieur des récipients, sur le bord et le col, ainsi que sur la partie supérieure du corps. La surface intérieure était lissée et ou présentait des marques de raclage.
- Le quatrième type correspondait à une pièce avec une partie externe présentant un lissage très fin (polissage) et un lissage simple à l’intérieur.
Reproduction d’un geste technique
Afin de mieux comprendre l’ensemble du processus de fabrication des pots archéologiques (fig. 9), nous avons décidé de réaliser une série de pots en reproduisant la technique du colombin et les mêmes traitements de surface que ceux observés sur les échantillons archéologiques. L’argile était mélangée avant de commencer à faire les boudins qui allaient être roulés pour donner la forme des pots (fig. 10). Les excédents d’argile ont été enlevés pour leur donner la forme souhaitée (pots ou jarres). Les pots finis ont été cuits à l’aide d’un système de cuisson appelé “foyer simple”.
Discussion
Les résultats de l’analyse pétrographique, nous ont permis de classer les céramiques en quatre groupes pétrographiques (GP). D’une part, nous avons le GP2 qui présente une granulométrie en continue correspondant à sa nature géologique propre d’un dépôt colluvial. En plus des observations pétrographiques que nous avons utilisées pour déterminer la nature et l’origine des matières premières, des analyses par spectrométrie de masse à induction de plasma couplé (ICP-MS) ont été effectuées sur ces échantillons (les résultats sur l’origine des matières premières ont été présentés dans une publication précédente)22, ont montré que GP2 n’avait pas la même composition chimique que les autres échantillons et qu’il provenait d’une zone d’approvisionnement différente.
Pour les autres groupes, bien qu’il y ait une différence dans le pourcentage et la distribution des inclusions dans la pâte, leur taille est très homogène. De plus, leur forme arrondie indique que les inclusions ont subi un long processus d’érosion, ce qui correspond à des dépôts sédimentaires alluviaux. Cependant, le fait qu’il y ait cette homogénéité dans la taille des inclusions nous permet de proposer qu’il y a eu un traitement des argiles, qui consiste à éliminer les impuretés par tamisage et/ou par le processus de décantation, en mélangeant les argiles avec de l’eau et en les laissant décanter pendant quelques jours. Ce processus permet aux particules les plus grosses et les plus lourdes de se déposer au fond, ce qui permet de récupérer un matériau plus fin.
Les groupes GP1 et GP3 présentent un même mode de préparation des matières premières avec le même type d’inclusions. Le sous-groupe 1B est très similaire aux GP1 et GP3 mais nous avons trouvé de la chamotte comme inclusions non-plastiques. Le GP4 est similaire aux GP1 et GP3 au niveau des types d’inclusions. Néanmoins, il en présente quelques-unes de grande taille qui peuvent correspondre à l’ajout de dégraissants de la part des potiers, mais on ne peut pas confirmer cette action.
Dans le cas de GP2, la variabilité de la taille des inclusions témoigne de l’absence de traitement de la matière première avant la production des récipients. Sur la base de cet aspect, parce qu’il est différent des autres échantillons qui auraient été soumis à un processus de tamisage et des données archéométriques (ibid.), nous proposons comme hypothèse que les récipients de ce groupe proviennent d’un autre centre de production. Ainsi, nous pourrions les séparer en deux groupes de préparation de matières (GPM), en fonction du type de traitement de la matière première. D’une part, GPM1 est caractérisé par des vases fabriqués à partir de matières premières non traitées et correspond à GP2. L’GPM2, qui utilise des argiles traitées, correspond aux GP1, GP3 et GP4. Dans le cas de GPM1, qui présente une granulométrie variée, aucune inclusion non plastique est ajoutée. Pour les groupes GPM2, les GP1, GP3 et GP4 n’ont pas d’inclusions non plastiques ajoutées, mais de la chamotte est ajoutée pour le sous-groupe 1-B.
Nos observations macroscopiques nous ont permis de déterminer la technique de façonnage utilisée par les artisans d’Ychsma, à savoir le colombin par étirement. Le matériel analysé à Armatambo montre que cette technique a été utilisée non seulement sur tous les récipients mais encore pour la construction de tous les éléments des composants (bases, corps, cols avec les bords).
Des marques ont été identifiées dans les zones où le corps rencontre le col des récipients. Nous pensons que cela correspond à la séquence d’assemblage des différentes parties des vases. Tout d’abord, la base était fabriquée et laissée à sécher pour éviter que ses parois ne se déforment sous l’effet du poids des autres parties. Le corps était ensuite fabriqué jusqu’à une certaine hauteur et mit à sécher à nouveau. La partie du col du récipient pouvait être travaillée et ensuite jointe au corps. Il est possible de voir ces marques sur les surfaces intérieures, car dans la plupart des cas, ces zones n’ont pas été lissées, contrairement à la surface extérieure. Ensuite, les artisans ont fait le raclage sur les deux surfaces, avec l’intention de corriger les imperfections et retirer l’excédent d’argiles, pour cela ils auront raclé dans toutes les directions.
La finition, pour certaines pièces, n’a été faite que d’un simple lissage, alors que pour d’autres il y a eu un polissage, l’application d’une couche fine d’engobe et l’utilisation de peinture. Toutes ces données nous permettent d’identifier les différents groupes techniques d’Armatambo (fig. 11).
Une part importante pour notre travail a été la reproduction de pièces en céramique, que nous avons cuites en reproduisant les méthodes que nous pensons avoir été celles des potiers Ychsma. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur les connaissances existantes des études ethnographiques sur la cuisson des céramiques à feu ouvert menées dans différentes régions du monde.
Les recherches menées sur le continent africain sont particulièrement intéressantes pour nous car elles ont permis de catégoriser plusieurs formes de cuisson céramique23, parmi lesquelles le type de cuisson “foyer simple” qui aurait une similitude avec les formes de cuisson identifiées dans la région andine et principalement dans la région de la côte centrale. Pour cela, nous proposons comme hypothèse que ce mode de cuisson aurait été utilisé par les potiers Ychsma.
Le “foyer simple” (fig. 12) se caractérise par le fait qu’il peut être installé dans n’importe quel espace ouvert, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la maison. Il se compose d’une couverture en matériau combustible (morceaux de bois et paille) au niveau du sol, sur laquelle sont placées les marmites. Une nouvelle couverture en bois est ensuite appliquée pour recouvrir ce qui doit être cuit.
Bien que notre travail ne traite pas des aspects liés à la cuisson de la poterie, il semble pertinent de faire cette observation, sachant que dans les données archéologiques24, les traces des zones de cuisson sont décrites comme des espaces avec de la terre sombre, similaires aux traces décrites en ethnographie.
Conclusion
Les observations pétrographiques ont permis d’identifier deux sources de matière première, l’une d’origine colluviale (GP2) et l’autre d’origine alluviale (GP1-3-4-1B). Ceci pourrait correspondre à l’existence de deux centres de production de céramique. Pour renforcer cette proposition, nous avons observé qu’il existe une différence dans le traitement des matières premières : le premier centre de production n’effectue aucun tri des argiles (GP2), c’est pourquoi nous avons observé des inclusions de tailles très variées dans les pâtes de ce groupe. En revanche, pour l’autre centre de production (GP1-3-4-1B), les argiles auraient été triées et/ou décantées par les potiers, afin qu’ils puissent utiliser des argiles plus fines pour leurs vases.
Les observations macroscopiques ont permis d’identifier le colombin comme la technique utilisée pour le façonnage de poterie sous toutes ses formes (pots, jarres). Nous avons ensuite identifié la séquence d’assemblage des récipients et les différents types de finition. Cette diversité peut correspondre à l’existence de différents ateliers au sein d’un même centre de production (pour le GPM2).
Il est toutefois important de souligner que le traitement des matières premières, l’utilisation de la technique du colombin et les différents types de finitions ont été observés à la fois dans le matériel céramique de l’Ychsma Moyen et dans celui de l’Ychsma Tardif. Cela montre que, pour le cas d’Armatambo, il y a une continuité dans le choix technique qui nous permet de proposer que la tradition technique ne change pas pendant ces deux périodes.
En conséquence, bien qu’Armatambo ait été un centre administratif Ychsma important avec des preuves de production de matériel céramique, le fait que du matériel provenant d’un autre centre de production ait été trouvé montre que la production locale de certains récipients n’était pas suffisante pour satisfaire la consommation domestique, ce qui aurait conduit à la création de réseaux d’échange entre les différents centres pour répondre à ces besoins.
Remerciements
Nous remercions les institutions : l’IdEx de Bordeaux pour avoir financé un contrat doctoral par le biais d’une allocation de 4 ans, le laboratoire Archéosciences Bordeaux à UBM et le laboratoire GPAC de l’UPV.
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- Rostworowski 1978.
- Vallejo 2004.
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- Sackett 1986 ; Sackett 1990 ; Jadot 2016, 229.
- Díaz & Vallejo 2002 ; Díaz 2004 ; Díaz & Vallejo 2005 ; Díaz 2008.
- Díaz & Vallejo 2002.
- Nous utilisons le terme “finition”, entendu comme l’étape finale du processus de fabrication, à partir de notre expérience personnelle dans un atelier d’ébénisterie, où pour l’artisan ou l’ébéniste la finition correspond au dernier traitement de l’objet avant qu’il ne soit livré. “tenemos que darle un acabado de la sonsa de oro para poder entregar este mueble…”, il faut faire une super finition pour pouvoir livrer le meuble.
- Pareja et al. 2023.
- Gosselain & Livingstone 1995 ; Ramón 1999 ; Livingstone 2001 ; Livingstone 2010 ; Gosselain 2011.
- Díaz & Vallejo 2002 ; Maquera 2008.