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Article 10•
Entrepreneur et entreprise chez Montchrestien et Cantillon*

par

* Extrait : de A. Guéry, éd., Montchrestien et Cantillon : le commerce et l’émergence d’une pensée économique, Gouvernement en question(s), Lyon, 2011, 157-176.

Pourquoi se consacrer aux entrepreneurs et au rôle de l’entrepreneur chez Montchrestien et chez Cantillon ? Deux raisons m’ont incité à ce choix. La première est que la notion d’entrepreneur est absente de la pensée romaine ; il n’y a pas en latin de mot qui traduise “entrepreneur”, ni d’ailleurs “entreprise”, dans aucun des sens économiques de ces termes. Étant donné le rôle qu’ont joué ces notions dans l’histoire de la science économique, leur absence dans la pensée antique ne peut pas ne pas être remarquée, et elle ne peut pas ne pas être un objet d’interrogation. D’autre part, ayant commencé à dialoguer avec C. Lamouroux qui, s’appuyant sur le nommé Paul Smith, voit dans cette notion une des clés de l’étude de la bureaucratie chinoise médiévale1, j’ai souhaité, moi aussi, m’interroger à ce sujet en ce qui concerne l’Antiquité, et avant tout l’Antiquité romaine.

Toutefois, le choix d’un tel thème ne va pas de soi. Il soulève de multiples difficultés. Il ne va pas de soi, parce qu’à l’époque moderne et contemporaine, les mots “entrepreneur” et “entreprise” n’ont pas un seul sens, ni même un seul sens économique.

Dans le langage courant, les entreprises sont des unités de production, des commerces et des sociétés industrielles ou commerciales. L’entrepreneur est donc un “chef d’entreprise”, le responsable d’une de ces unités et sociétés ; c’est celui qui prend les décisions et supporte la responsabilité de leur gestion. Dans mes recherches sur l’économie romaine, et plus spécialement sur la vie financière, c’est en ce sens que j’ai employé les deux mots. J’ai entendu par entrepreneur le banquier ou le négociant qui dirigeait la maison de commerce ou de banque, qui recevait le chiffre d’affaires, auquel revenaient les bénéfices et qui supportait le risque économique de cette “entreprise”. J’ai notamment utilisé cette notion dans le cas des esclaves que leur maître a autorisés à s’occuper d’une exploitation agricole, commerciale ou manufacturière. Ou l’esclave est un “préposé”, et c’est le maître qui touche le chiffre d’affaires ; selon plusieurs textes juridiques latins, l’esclave est, en ce cas, salarié par son maître. L’esclave préposé n’est donc pas un “entrepreneur” (au sens précisé ci-dessus). Ou bien l’exploitation fait partie d’une espèce de quasi-patrimoine de l’esclave (appelé le “pécule”) ; c’est alors l’esclave qui a le chiffre d’affaires, et on peut le considérer, malgré son statut d’esclave, comme un “entrepreneur”2.

Mais ce sens courant des mots “entrepreneur” et “entreprise” ne se rencontre ni chez Montchrestien, ni chez Cantillon, ni chez un économiste tel que Joseph A. Schumpeter. Schumpeter refuse explicitement d’attribuer un tel sens au mot entrepreneur, puisqu’il écrit : “la conception de l’entrepreneur comme celui qui supporte les risques est incompatible avec nos idées”3. Il est vrai que, chez Joseph A. Schumpeter, “entrepreneur” est (à la différence d’“entreprise”, d’ailleurs) un mot français introduit en anglais, et qui, pour cette raison, peut recevoir plus facilement un sens différent de celui de notre langage courant.

Des trois noms qui viennent d’être mentionnés, Cantillon est sans doute, dans une certaine mesure, le moins éloigné du sens courant du mot entrepreneur. À l’inverse, la notion actuelle courante de l’entrepreneur est pratiquement absente du Traité de Montchrestien, même s’il emploie assez fréquemment le mot “entreprise”, et trois fois au moins le mot “entrepreneur”4. Mais on peut répondre à cela que, précisément, il est intéressant de se demander comment Montchrestien, en apparence du moins, se passe de cette notion (l’examen de la question nous dira si les apparences sont trompeuses ou non, s’il s’en est vraiment passé).

Schumpeter est cité pour trois raisons. L’une d’entre elles est qu’il s’est occupé de Cantillon et qu’il doit donc être pris en considération quand on étudie l’Essai de ce dernier. La deuxième est que la notion d’entrepreneur a une grande importance dans sa pensée. Enfin, Paul Smith, sur lequel s’est appuyé C. Lamouroux, s’est lui-même inspiré de la pensée de Schumpeter dans son interprétation de la bureaucratie chinoise médiévale ; la notion schumpétérienne de l’entrepreneur est donc, d’une certaine manière, un lien entre la pensée de Cantillon, d’une part, et les conclusions de Paul Smith et de C. Lamouroux, de l’autre (cela dit, mon article ne sera nullement consacré à Paul Smith).

Toutefois, chez Schumpeter, si je le comprends bien, la notion de l’entrepreneur est très éloignée de ce qu’elle est chez Cantillon. Chez l’un et chez l’autre, certes, l’entrepreneur se définit par le rôle qu’il joue dans l’activité économique, et il y a des entrepreneurs dans tous les secteurs économiques, dans l’agriculture aussi bien que dans l’industrie ou le commerce. Mais le rôle de ceux qu’ils appellent entrepreneurs n’est pas le même chez les deux auteurs. Chez Cantillon, l’entrepreneur a une certaine place dans les rapports de production (et, par ce type d’approche, Cantillon est, sans doute, un prédécesseur de Quesnay, mais aussi un prédécesseur de Ricardo et de Marx) : l’entrepreneur est celui qui n’est ni propriétaire ni salarié, car le propriétaire et le salarié reçoivent des gains certains, fixés à l’avance (la rente et le salaire), tandis que l’entrepreneur reçoit un gain incertain.

Pour Schumpeter, l’entrepreneur est celui qui obtient un certain type de résultats, représentant pour lui la voie de l’innovation, et donc d’une évolution positive : la mise en œuvre de nouvelles combinaisons de production. “Nous appelons ‘entreprise’ l’exécution de nouvelles combinaisons, et également ses réalisations dans des exploitations, etc., et ‘entrepreneurs’, les agents économiques dont la fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons et qui en sont l’élément actif”5. Schumpeter insiste sur le fait qu’en principe les entrepreneurs ainsi conçus peuvent jouer divers rôles dans la production ; leur statut dans l’activité économique, la manière dont ils sont rémunérés peuvent varier, et ils n’appartiennent pas au même secteur économique. Un paysan non propriétaire qui choisit un nouvel assolement est un entrepreneur, tandis qu’un propriétaire ou un fermier important qui reste fidèle à la routine n’en est pas un. Encore faut-il, évidemment, que l’agent soit, en pratique, en situation de concevoir et d’exécuter de nouvelles combinaisons. Un patron d’entreprise, en pratique, a plus de chances qu’un manœuvre de pouvoir être un “entrepreneur”. Mais il reste que, pour Schumpeter, le mot “entrepreneur” ne désigne pas un rôle précis dans l’organigramme des sociétés commerciales et industrielles, ni dans celui des hiérarchies sociales.

Une étude sémantique des mots entrepreneur et entreprise est évidemment au-dessus de mes forces, et ce n’est pas l’objet de cet article. Hélène Vérin en a écrit une, mais qui, à mon avis, malgré ses qualités, n’épuise en aucune façon les aspects économiques de la question6. C’est pourquoi, si mon article porte sur Montchrestien et Cantillon, j’utiliserai en même temps, pour la notion de l’entrepreneur, Schumpeter comme une sorte de point de référence. Par la suite, je n’emploierai pas les mots entrepreneur et entreprise dans leur sens courant actuel, pour essayer de ne pas multiplier les ambiguïtés ; je parlerai des “exploitations” pour désigner les unités de production et les commerces (le mot exploitation est utilisé dans la traduction française du Traité de l’évolution économique), et quant au mot entrepreneur en tant que chef d’entreprise, il sera remplacé par industriels, artisans, commerçants, agents économiques.

Cette longue introduction sera suivie de trois parties : la première concerne Cantillon ; la deuxième porte sur l’action privée chez Montchrestien, et la troisième sur l’action du roi chez ce même auteur. Chacune de ces parties s’efforce de présenter à la fois des explications de certains passages précis de ces œuvres, des réflexions sur leur contenu et des comparaisons avec la pensée antique, et notamment romaine. Dans la mesure où je m’occupe d’histoire romaine et où Montchrestien ne cesse de se référer à l’Antiquité – quitte à critiquer les Anciens sur certains points, y compris sur des points importants –, il ne m’a pas semblé déplacé d’esquisser ce début de comparaison.

L’entrepreneur chez Cantillon

Commençons par présenter brièvement la notion d’entrepreneur chez Cantillon. Comme il l’explique notamment dans les chapitres 12 et 13 de la première partie de son Essai, l’ensemble de l’“État” (c’est-à-dire de la communauté sociale, de la société) est composé de trois grandes catégories. Il y a d’abord les propriétaires de terres, auxquels sont assimilés les propriétaires d’argent7. Ces possédants reçoivent des fermiers une somme fixe d’argent, et leur rémunération est donc un revenu certain sur leurs biens, notamment sur leurs terres. Comme la terre est, en dernière analyse, la seule source de richesse et que l’appropriation privée des terres est nécessaire, tout repose sur eux. On peut aller jusqu’à dire que “tous les ordres et tous les hommes d’un État subsistent ou s’enrichissent aux dépens des propriétaires de terres” (Titre du chap. 12 de la première partie, p. 25) ; ou bien qu’“il n’y a que le prince et les propriétaires des terres qui vivent dans l’indépendance” (p. 25) ; ou encore que “tous les habitants d’un État tirent leur subsistance et leurs avantages du fonds des propriétaires des terres, et sont dépendants” (p. 32).

Viennent ensuite les “gens à gages”, dont le rang social est extrêmement variable, puisqu’on trouve dans cette catégorie aussi bien des généraux que des domestiques, mais qui ont en commun de recevoir tous des salaires fixes. Enfin, les “entrepreneurs” sont tous ceux qui engagent de l’argent ou du travail dans une activité “sans avoir de certitude de l’avantage qu’ils tireront de cette entreprise” (p. 28). Donc, les entrepreneurs “sont des gens à gages incertains” (p. 31). Parmi les entrepreneurs, si on prend le mot au sens que lui donne Cantillon, il faut compter les fermiers de l’agriculture, et d’autre part toute la chaîne des artisans, des manufacturiers et des commerçants. Par exemple, le commerce du vin comprend les marchands qui emportent le vin à la ville, les marchands en gros qui restent en ville, les détaillants ; et tous ces commerçants sont des entrepreneurs. Cantillon énumère en outre toute une série d’autres métiers d’entrepreneurs (p. 30-31).

Il faut tenir compte du fait qu’il donne parfois au mot “entrepreneur” un sens plus restreint. Par exemple, il le limite parfois à ceux des villes et des bourgs, et désigne les autres, ceux de la campagne, par le mot “fermiers”, quoique les fermiers soient eux aussi des entrepreneurs, au sens large défini plus haut (voir par exemple p. 4-7, 29 et 71). Ou bien il distingue les entrepreneurs des villes et des bourgs des “villageois”, alors que, parmi ces derniers, figurent certainement des fermiers. Ou bien il distingue les “bas entrepreneurs” des autres, selon leur surface sociale et financière, ce qui, d’ailleurs, se comprend aisément (p. 114-115).

Ces distinctions brouillent un peu la catégorie des entrepreneurs, mais elles se conçoivent sans difficulté, et elles me semblent légitimes. À l’inverse, deux autres aménagements de son schéma paraissent y introduire une certaine dose d’incohérence, et il faut les déplorer. D’une part, il assimile aux entrepreneurs ceux qui cherchent du travail à gages, les chômeurs, parce qu’ils “peuvent être considérés comme vivant à l’incertain” (p. 31-32). Une telle assimilation ne paraît pas justifiée. D’autre part, s’il considère en principe que les entrepreneurs sont toujours dépendants, ensuite, il décide que les entrepreneurs ayant des stocks “de quelque denrée ou marchandise qui soit d’un usage ou débit constant” dans un État, ou encore des “habitants à gros gages” sont, eux, indépendants (p. 32). On peut se demander comment déterminer si une denrée est d’un usage constant ou non. En outre, il semble confondre ainsi la réalité sociale empirique, qui fait que le riche est toujours moins dépendant que le pauvre, avec le schéma abstrait de la vie économique qui domine par ailleurs son Essai. Ce qui fait l’intérêt de son Essai et son originalité, par exemple par rapport à Montchrestien, c’est précisément qu’il va au-delà des différences de richesse, des réalités proprement sociales. À ce point de vue, la notion d’entrepreneur prend une valeur toute particulière dans son schéma.

Il serait possible de confronter la pensée de Cantillon avec les idées économiques antiques, quoiqu’il en soit infiniment plus éloigné que Montchrestien, et quoique l’Antiquité tienne peu de place dans son Essai. Mais il s’agirait d’une enquête érudite scrutant le détail de ses argumentations, plutôt que d’une analyse telle que celle que j’ai esquissée pour Montchrestien8. Et, en ce qui concerne l’entrepreneur, ce ne serait pas très utile, parce que la notion de l’entrepreneur, au sens de Cantillon et à celui de Schumpeter, n’existe pas dans l’Antiquité. Le latin et le grec possèdent des mots pour désigner des catégories d’entrepreneurs au sens actuel, mais il s’agit alors de chefs d’exploitation ou de locataires d’exploitation qui assument le risque financier de l’exploitation, sans être propriétaires.

L’Essai de Cantillon révèle une triple démarche d’abstraction, une triple distance qu’il prend par rapport à la réalité sociale observable. Il prend ses distances par rapport aux hiérarchies de statuts, puisqu’il traite l’élite dominante et le roi lui-même comme des membres de la classe des propriétaires, purement et simplement. Il prend ses distances par rapport aux secteurs économiques, dont il connaît très bien l’existence et la spécificité, puisqu’il souligne qu’il y a des propriétaires d’argent aussi bien que des propriétaires de terres, et discerne des entrepreneurs aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie et le commerce. Enfin, il prend ses distances par rapport à tout ce qui n’est pas l’économie, et notamment par rapport à l’État comme gouvernement, comme autorité publique. Dans les textes latins, aucune de ces distances, aucune de ces opérations d’abstraction par rapport à la réalité sociale immédiate n’est complètement réalisée. Chez Montchrestien, la première distance est nettement affirmée, puisqu’il renonce dès le début à traiter des problèmes que pose l’existence de la noblesse et du clergé. Mais les deux autres ne le sont pas.

Mais ce qui est intéressant, c’est que Cantillon pense une économie historique préindustrielle, et la pense d’une manière qui va plus tard être celle de l’économie classique. En ce sens, alors que Montchrestien, sûrement plus proche des idées antiques, n’est toutefois guère utile à une réflexion sur les économies antiques, parce qu’il est trop lié à l’actualité de son époque et ne s’en abstrait pas suffisamment, – et parce que son objectif est de donner des conseils au roi, et non pas, avant tout, d’analyser la réalité économique, Cantillon me semble une fascinante source de réflexion sur les économies préindustrielles.

C’est notamment vrai de ce qu’il dit du propriétaire et de l’entrepreneur, au sens où il entend ce second mot. En effet, les sociétés historiques préindustrielles en Europe se caractérisent par l’existence d’une élite sociale et politique qui, d’une manière ou d’une autre, contrôle la propriété du sol, quelles que soient les formes prises par cette propriété, et, d’autre part, d’agents économiques extérieurs à cette élite et qui sont notamment des entrepreneurs au sens où Cantillon utilise le mot. Le schéma qu’il nous fournit présente l’avantage d’envisager comme des membres d’une même catégorie des individus ou des groupes que la pensée antique conçoit toujours comme séparés les uns des autres : hommes et femmes des métiers urbains de l’artisanat et du commerce, fermiers de la terre et des adjudications publiques…

Il met aussi en évidence, me semble-t-il, que la pensée et la pratique romaines visent, de manière insistante, à ignorer ces classes d’entrepreneurs et à attribuer aux propriétaires une importante partie du rôle qui leur revient chez Cantillon. Les textes des auteurs agronomiques (Caton, Varron, Columelle, Pline l’Ancien) et certains textes juridiques figurant dans le Digeste montrent comment le point de vue du propriétaire est sans cesse privilégié, et comment l’idéal à atteindre est une espèce d’unification, entre les mains du propriétaire de la terre, des deux rôles de propriétaire et d’entrepreneur (au sens de Cantillon). Il est étonnant que nous n’ayons aucun texte latin qui soit orienté vers le point de vue et les intérêts de l’entrepreneur agricole. Le fermier que les marxistes ont par la suite qualifié de capitaliste est un personnage absent de la documentation romaine, et les rares brefs passages des agronomes qui paraissent songer à un tel personnage demandent instamment au propriétaire d’éviter à tout prix de lui louer des terres.

Une étude économique comparative des économies historiques préindustrielles pourrait se fonder sur le schéma présenté par Cantillon et confronter la manière dont les trois “classes” (propriétaires, entrepreneurs et gens à gages) sont représentées dans chaque cas, et comment, dans chaque cas, elles s’articulent les unes par rapport aux autres. Cantillon lui-même a conscience que le nombre des entrepreneurs n’est pas le même dans toutes les sociétés : “la multitude des entrepreneurs est encore bien plus grande parmi les Chinois” (p. 117). Dans le cas romain, il est sûr que la figure du propriétaire est extrêmement dominante. Même si les textes latins n’ont pas recours aux mêmes formulations que Cantillon, ils conçoivent le propriétaire comme occupant une place en gros identique à celle qu’il occupe, en principe, chez Cantillon. Nous avons cité plus haut plusieurs phrases montrant le rôle dominant qu’au point de départ, Cantillon attribue au propriétaire. Mais, dans le cours de son Essai, on découvre que la notion d’entrepreneur prend de plus en plus d’ampleur et qu’elle devient la figure centrale, par rapport aux propriétaires et aux gens à gages (voir par exemple p. 116-117). À l’inverse, cela ne se produit jamais dans aucun texte latin, sauf dans des textes satiriques et caricaturaux, tels que le Satyricon. Au-delà de la pensée personnelle de Cantillon et de celle des agronomes latins, cette différence me semble être en partie le reflet de différences sociales et économiques existant entre l’Antiquité romaine et les pays d’Europe occidentale (Angleterre et France) au XVIIIe siècle.

Entrepreneur et entreprise chez Montchrestien

Un des traits de la modernité de Montchrestien, en particulier par rapport à la pensée antique, réside dans la conscience qu’il a de l’unité de la vie économique et de la répartition de cette vie en grands secteurs, l’agriculture, le commerce et la navigation, les arts mécaniques. Même si l’“œconomie politique”, telle qu’il la conçoit, accorde une grande place à la fiscalité et à l’action du souverain (sans aucun doute, une bien plus grande place que celle qu’elles ont dans l’Essai de Cantillon), cette conscience est très visible dans le plan même de son Traité. En effet, il consacre à la navigation et au commerce deux des livres du traité et un autre aux arts mécaniques. Elle est visible aussi dans des pages telles que celle où il distingue “les trois canaux de l’utilité commune”, les laboureurs, les artisans et les marchands9.

Il fait un vibrant éloge du commerce, auquel la Hollande doit son impressionnante croissance et la prospérité de ses villes, “grosses de monde, comblées de marchandises, pleines d’or et d’argent” (p. 288-291). Le commerce, écrit-il, assure la richesse des ressortissants du pays, et il permet “que les choses nécessaires à (ce) pays ne défaillent pas” (p. 287). Mais ce genre d’éloge du commerce n’est pas en lui-même très original, on en trouve dans l’Antiquité. De même pour la division en secteurs économiques (les Anciens savaient bien qu’il existait de l’agriculture, de l’élevage, du commerce et de la fabrication, même s’ils prêtaient beaucoup moins d’attention à cette dernière). La division en groupes professionnels, artisans, marchands, cultivateurs, n’est pas nouvelle non plus. Mais le fait de réunir tout cela dans un même ouvrage dont ces typologies forment l’ossature et qui est adressé au roi n’a pas d’équivalent dans l’Antiquité. Aucun Grec et aucun Romain, pas même Aristote, n’a écrit un traité où il serait question, comme dans celui-ci, des divers secteurs économiques envisagés l’un après l’autre, en rapport avec les groupes sociaux qui y travaillent, et de façon parfois assez technique. Dans l’Antiquité, la division en secteurs et la division en groupes professionnels étaient des lieux communs convenus, qui reparaissaient assez fréquemment, mais toujours de façon extrêmement rapide, sans que l’unité de la vie économique soit clairement perceptible, et jamais dans le cadre d’un long traité tel que celui-ci. On a l’impression que les Anciens refusaient de mettre en relation, méthodiquement, les divers aspects qu’on trouve réunis ici (répartition en groupes professionnels, répartition en secteurs économiques, problèmes précis de la vie économique tels que l’approvisionnement des villes, etc.). En ce sens, il a entièrement raison de reprocher aux Anciens de ne pas s’être occupés des questions matérielles de la production et du commerce.

Montchrestien a conscience de ces différences, ou au moins d’une partie d’entre elles. Il critique les penseurs antiques de ne pas s’y être intéressés, de ne pas avoir été attentifs “à l’ordre qui concerne un chacun en son particulier et tous ensemble en général” (p. 48). Selon lui, “ils ont omis, ou touché comme par hasard en passant, ce qui concerne le règlement (du gouvernement politique)” (p. 49). Il leur reproche de ne nous fournir “aucunes ordonnances et moyens propres à duire et façonner aux États, aux arts et métiers certain nombre d’hommes” (p. 49). Il critique par exemple Aristote, qui avait le tort de se bercer de l’idée qu’une cité pourrait se passer de l’existence de marchands (p. 285-286).

Que veulent dire les mots “entreprise” et “entrepreneur” chez Montchrestien ? Il est impossible ici d’étudier toutes les occurrences du mot entreprise, car Montchrestien l’emploie fréquemment. Remarquons cependant qu’il ne l’emploie pas également dans tous les chapitres, tant s’en faut. Dans le chapitre 1, quand il parle de l’agriculture, puis des “arts mécaniques” (la forge, le textile, etc.), le mot entreprise est très rarement employé. Pour désigner les exploitations ou la gestion de ces exploitations, il emploie, dans ces passages, plusieurs autres mots (ménagerie, art, artifice, atelier, fabrique, manufacture, industrie, établissement d’une industrie), mais non pas entreprise. Cependant, à la p. 103, on rencontre le mot pour désigner une création d’exploitation, quelle qu’elle soit, agricole ou industrielle (“l’établissement de quelque artifice en quelque lieu”).

À l’inverse, entreprise est très fréquemment présent quand il s’agit de navigation ou de commerce. Cela commence à la p. 154, avec l’expression “l’entreprise d’un voyage de long cours”. Que sont ces entreprises ? Ce sont des initiatives et des actions de tous ordres, dans le domaine de l’économie ou de la politique, et notamment des aventures, des expéditions, des exploits, des opérations à l’extérieur du pays. Le mot entreprise peut s’employer pour l’action d’un particulier aussi bien que pour celle du roi.

À l’inverse, le mot entrepreneur, qui ne se trouve que trois fois dans le Traité (p. 155, 165 et 332) n’est pas employé pour le roi. Est-ce un hasard ? Ou bien “entrepreneur” serait-il ressenti comme humiliant, comme irrespectueux, si on l’appliquait au roi, parce que le mot paraît être une appellation de métier ? Mais il n’y a pas de métier d’entrepreneur, chez Montchrestien. L’entrepreneur est seulement celui qui se livre à une entreprise, – qui, dans certains cas, est ponctuelle, et non pas permanente. Une autre explication pourrait être que, si Montchrestien demande instamment au roi d’agir, s’il attend de lui de grandes “entreprises” extérieures, il ne le conçoit tout de même pas avant tout comme quelqu’un qui ne fait qu’agir, comme un “entrepreneur”. Il parle de lui comme d’un pilote (p. 41), certes, mais aussi comme d’un médecin (p. 42), comme d’un intercesseur entre Dieu et les autres hommes (p. 43, 45-46, 52-53), comme d’un arbitre et d’un pacificateur (p. 44). Jamais il ne le présente comme le premier des “entrepreneurs”, Nous y reviendrons dans la troisième partie.

Dans les deux passages où le mot “entrepreneur” est en rapport avec des expéditions maritimes françaises qui ont eu de bons débuts, mais se sont ensuite mal achevées, il désigne les auteurs de hauts faits, de grandes aventures, et non les chefs d’unité de production ou de société commerciale, et le contenu de ces entreprises n’est pas non plus spécifiquement économique (p. 155 et 165). Le mot n’a ici ni le sens qu’on trouve chez Cantillon, ni celui qu’on trouve chez Schumpeter. Il n’a pas non plus l’acception habituelle et actuelle de chef d’exploitation. Ce sens usuel suppose une unité de production, une structure organisée et en principe destinée à durer, tandis que Montchrestien décrit par lui des expéditions uniques, dont la durée est par définition incertaine.

Quoiqu’il répète à quel point l’État doit tenir compte des laboureurs, des artisans et des marchands, “les trois canaux de l’utilité commune” (p. 46-47), et quoique surtout il accorde une grande importance à l’entreprise (au sens où il entend ce mot), c’est-à-dire à l’esprit d’aventure, au goût des expériences et des réalisations nouvelles, Montchrestien ne donne de précisions ni sur les objectifs précis ni sur les modalités pratiques des entreprises valables et viables. Sa morale de l’action reste très générale, et elle est en partie aveugle. Le commerce requiert beaucoup de soin ; celui qui s’adonne complètement au commerce, au lieu de se livrer à d’autres activités (telles que la gestion de son héritage ou les charges publiques), a une grande supériorité sur les autres marchands, qui se dispersent davantage (p. 312). Et puis il faut agir, il ne faut pas se décourager, il faut continuer jusqu’à ce que cela réussisse. Oui, certes, mais pourquoi et comment ? Il n’y a pas, dans son traité, de réflexion sur la ligne de conduite de l’exploitant au sens actuel du mot ; il est vrai que c’est un traité adressé au roi, et non pas un manuel pour les marchands.

Il proclame que les ateliers “doyvent (en l’Estat bien ordonné) tenir le second lieu après les familles” (p. 124), et demande sans cesse au roi de veiller à leur prospérité et à leur multiplication. S’il ne revendique pas pour les marchands et les industriels une place institutionnelle plus grande, il recommande, certes, avec insistance au roi de les contrôler, mais aussi de les protéger, et notamment de les protéger contre la concurrence étrangère. Il apprécie que, dans certains pays, les marchands et fabricants aient reçu dans le passé, ou reçoivent à son époque, des honneurs officiels et même politiques. Il faut que les marchands soient estimés dans l’État (p. 285-288) ; il relève qu’ils tiennent les premiers rangs de l’honneur et de la réputation dans des cités comme Venise, Gênes et Florence, et qu’ils sont aussi très estimés en Angleterre (p. 286). Il explique avec faveur la façon dont est choisi le maire de Londres (p. 294-295). Il souligne que certains rois d’Israël s’entouraient de marchands (p. 286).

Néanmoins, il ne décrit guère non plus les structures et la situation interne des exploitations commerciales et industrielles. Aux p. 79-81, par exemple, il déplore que trop peu de propriétaires de terres agricoles les exploitent eux-mêmes, et qu’ils les confient “à des fermiers, à des mercenaires ou à des valets”, que les laboureurs ne soient que très rarement propriétaires des terres, ce qui les réduit à la pauvreté et nuit au rendement de ces terres. Mais il ne va pas plus loin dans cette analyse, et il ne dit pas non plus comment il serait possible de remédier à cette situation ; reconnaissons toutefois que l’agriculture n’est pas son objet.

Quand il s’intéresse ensuite à la métallurgie, à la forge (p. 82-92), il note que les spécialistes français sont partis pour l’Angleterre, pour la Hollande et pour l’Allemagne. Pour rétablir la prospérité de la métallurgie, il faut refuser que la petite métallurgie et la quincaillerie fabriquées à l’étranger fassent concurrence à celle de France, et obtenir que les gros ouvrages métallurgiques soient de nouveau fabriqués en France. Pour cela, écrit-il, il faut ouvrir un atelier dans chaque province (p. 87-89). Il évoque les difficultés et la misère des artisans et des manœuvres ; mais il ne s’attache pas du tout à l’organisation des exploitations existantes, ni à celle des ateliers qu’il veut ainsi faire créer ; il ne dit même pas si ces nouveaux ateliers devraient être privés ou royaux. De même, quand il aborde le domaine du textile (chapellerie, toiles, draps de laine, soies, teinture, tailleurs, tannerie, aux p. 92-109), il ne dit pratiquement rien de la structure des ateliers et ne se pose nullement la question de savoir si elle pourrait être améliorée. Même les passages les plus techniques de son traité n’expliquent rien, ou si peu, de la structure des exploitations. Ainsi, les pages où il décrit les opérations de change des Flamands (p. 317-318), ou bien les procédés des Espagnols pour vendre à plus bas prix (p. 329-330).

Le seul aspect des exploitations sur lequel il insiste concerne les facteurs et commissionnaires, parce que ces agents des exploitations étrangères nuisent à la production et au commerce français, et sont donc la cible préférée de ses critiques et de son ironie10. Dans certains cas, les marchands étrangers ont des facteurs étrangers fixés en France, et ces facteurs emploient eux-mêmes des facteurs français, qui reçoivent une commission, mais très basse, et, malgré cela, se considèrent comme flattés d’être des “facteurs de facteurs” (p. 309-310). Dans d’autres cas, les Français qui travaillent au service des étrangers sont payés à la journée (p. 327-328). À l’inverse, écrit-il, on ne trouve pas de facteurs français en Espagne ou en Angleterre, ce qui reflète la domination des fabricants et des marchands des pays étrangers (p. 333).

Ces facteurs ne sont pas des chefs d’exploitations, ce ne sont donc pas des entrepreneurs au sens actuel du mot ; ils ne sont pas non plus, davantage que les autres, des entrepreneurs comme l’entend Schumpeter. Mais ils font partie des entrepreneurs à la mode de Cantillon.

Les “entreprises” du roi

La réflexion de Montchrestien est dominée par deux séries d’événements, dont on ressent l’influence à chaque page de son traité : la guerre civile en France, qui a porté atteinte à la fois à l’autorité royale et à la prospérité du pays ; les grandes navigations et expéditions de la fin du XVe et du XVIe siècle, expéditions dans lesquelles la France a joué un rôle, certes, mais un rôle relativement modeste, en regard de ses possibilités et des ambitions que Montchrestien nourrit pour elle. Dans les institutions de l’époque, le pouvoir royal occupe une grande place, et d’ailleurs Montchrestien souhaite que cette place s’accroisse encore. À ses yeux, l’intervention du roi est donc nécessaire ; c’est au roi à montrer la voie permettant aux Français de redresser la barre. C’est la raison d’être de son Traité, raison d’être qu’il réaffirme très fréquemment. “[…] vostre seule authorité comprend en soy souverainement la puissance de tous Magistrats, tant pour ordonner que pour régir” (p. 37). “Nous avons besoin des échalats de l’authorité royale, des appuis d’un bon ordre, des supports d’une bonne police” (p. 312). “Les François […] n’ont besoin que de vostre commandement, et de bonne conduite” (p. 334). “Vos Majestez peuvent disposer de la scène, aussi bien que de l’amphithéâtre” (p. 337).

C’est par son autorité et sa grandeur que le roi assure la prospérité. Ainsi, au début du chapitre 3, le royaume est comparé à un bateau (comparaison très traditionnelle), et le passage est centré sur le pouvoir du roi, sur le rétablissement de la vertu et de la moralité (p. 141-146). Pour jouer pleinement son rôle, le roi doit affirmer son autorité et être respecté, mais il faut aussi qu’il soit riche. Montchrestien insiste sans cesse sur l’importance de la paix intérieure et de la stabilité politique (par exemple p. 292-293 et 301), mais aussi sur le fait que le souverain doit être riche et avoir de gros revenus fiscaux. Il multiplie les remarques sur le patrimoine, les gains et les revenus des divers souverains.

Pour s’enrichir, le roi doit agir, il doit prendre des initiatives et organiser des “entreprises”. La morale politique et sociale de Montchrestien est dominée par l’action, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie. Cette morale de l’action ne vaut pas seulement pour les particuliers, elle vaut aussi pour le roi. Dans certains passages, l’intervention royale atteint une grandeur cosmique, puisque Montchrestien écrit : “De tous les biens que (Dieu) verse sur nous de son bon tonneau, vous êtes les distributeurs des uns, et les conservateurs des autres. […] Aussi, de tant de grands biens qu’il plaist à Dieu de nous faire, nous n’avons moyen d’en user et jouir que par l’intervention de Vos Majestez”. Tout en proclamant que “le grand Politique doit seulement et principalement imiter la Nature”, et que le roi est le lieutenant de Dieu, d’une certaine manière il met le roi au-dessus de la nature, puisque les biens fournis par la nature semblent comme annulés et vains en l’absence d’interventions royales (p. 52-53).

Ce primat de l’action dans la morale sociale marque une différence majeure avec l’Antiquité, mais, dans une certaine mesure, plus théorique que pratique. Différence majeure, parce que la pensée antique conçoit toujours la sagesse intérieure, le retour sur soi, comme plus importants que l’action ; mais différence plus théorique que pratique, parce que les magistrats romains et, par la suite, les empereurs étaient évidemment amenés à des “entreprises” au sens où Montchrestien emploie le mot, c’est-à-dire à des initiatives de tous ordres, mais surtout à des exploits et à des opérations à l’extérieur, opérations qui ont assuré pendant plusieurs siècles la supériorité de Rome sur les autres peuples de la Méditerranée, et même sur une partie de l’Europe.

Cette situation de fait n’empêche pas qu’à Rome l’action du souverain ne soit pas conçue avant tout comme une suite d’“entreprises” comme les entend Montchrestien. Le souverain est censé avoir un rôle de régulation, de remise en ordre, de recherche d’un équilibre. En même temps, il doit réprimer, imposer des comportements. Il est significatif qu’une des constantes de la morale politique et sociale romaine concerne la consommation et sa réglementation. Tous ces traits se constatent dans des textes d’ordre politique tels que la République et les Lois de Cicéron, les deux Lettres de Salluste à César (qu’elles soient authentiques ou non), les Res gestae d’Auguste, le Panégyrique de Trajan, dû à la plume de Pline le Jeune (100 p.C.), etc. C’est ce que Paul Veyne a appelé une politique “disciplinaire”11.

Toutefois, je doute que le souverain de Montchrestien se caractérise, lui, avant tout, par l’“entreprise” (au sens de Montchrestien). Il est la clé de tout l’édifice social, le lien nécessaire entre Dieu et les autres hommes ; on attend de lui des “entreprises” extérieures, en Turquie ou dans les Nouveaux Mondes, pour que la paix sociale soit rétablie et que la prospérité du pays soit accrue, mais je ne pense pas que Montchrestien le considère comme le premier des “entrepreneurs”. Nous avons déjà touché à ce point dans la deuxième partie. Les différences avec la pensée antique ne sont donc pas faciles à cerner.

L’une d’elles tient, comme je l’ai déjà dit, à la place que Montchrestien réserve aux divers secteurs de la vie économique et aux milieux sociaux du Tiers État qui assurent cette vie économique.

Pour protéger les artisans et les marchands, Montchrestien propose aux rois toute une série de mesures ponctuelles. Certaines sont proprement des mesures d’incitation économique. Il montre en exemple la Hollande, dont le gouvernement favorise le plus possible les Hollandais qui veulent “établir une utile industrie”. Car “en matière de grandes actions, il faut que la main publique aide à la particulière” (p. 132-134). Il suggère parfois que le roi accorde des subventions : ainsi, pour la soie, le roi doit “[épandre] son nuage d’or” sur les fabriques de Lyon et de Tours (p. 103). Il propose l’ouverture d’un atelier métallurgique dans chaque province (p. 89).

D’autres propositions visent à protéger les Français contre la concurrence étrangère. Il suggère au roi d’imposer des restrictions à l’activité des étrangers. Les passages portant sur ce sujet sont très nombreux (voir par exemple p. 293 et suivantes, et p. 327). Certains sont très précis, comme le paragraphe où il indique deux remèdes pratiques pour reconquérir le négoce du hareng sur les Hollandais (p. 370). D’autres sont plutôt des slogans, par exemple le passage où il emploie une métaphore sexuelle annonçant la rhétorique de l’extrême droite actuelle (p. 298).

Le point fondamental, pour lui, c’est que “l’estranger ne doit point avoir en l’Estat pareil droit que le citoyen”. Il déplore que les étrangers, dans les “halles, foires et marchés”, aient la même liberté d’acheter et de vendre que les Français (p. 296). À partir de la p. 338, il explique en détail comment les marchands et artisans français sont traités dans les divers pays étrangers, et incite le roi à ne pas supporter une inégalité de traitement défavorable à ses sujets. Dans le passé, les rois de France restreignaient le droit des étrangers à obtenir la nationalité française ; ils interdisaient certaines exportations de marchandises dont leurs sujets avaient besoin ; ils accordaient des privilèges aux diverses villes du royaume (p. 295). Montchrestien signale qu’en Angleterre, les marchandises importées de l’étranger sont saisies (p. 127-128). Il déplore qu’Henri IV ait autorisé une fabrique flamande de toiles à s’installer en France (p. 95), et propose que désormais de telles installations de manufactures étrangères soient interdites (pour les draps, voir p. 100 ce qu’il écrit d’une éventuelle manufacture anglaise). À l’intérieur du royaume, il souhaiterait aussi que chaque ville accorde des privilèges de travail à ses ressortissants, c’est-à-dire qu’ils soient employés dans les exploitations de préférence à des gens venus d’ailleurs (voir l’exemple de Lyon, p. 128-129). Et, d’autre part, il prône des mesures de contrôle et de répression contre les fraudeurs : augmentation des droits de douane (p. 376 et suivantes) ; contrôle de la qualité des laines importées d’Espagne (p. 94) ; contrôle dans les ports et sur les frontières (p. 295).

Mais la plupart des mesures énumérées ne révèlent pas un esprit d’entreprise économique de la part du roi (ni au sens où il emploie ce mot entreprise, ni en son sens actuel). Ce sont des mesures d’ordre disciplinaire. D’autre part, il ne faut pas supposer que Montchrestien ait une vision nette et déterminée de la dimension économique de cette action qu’il demande au roi et à la régente. Il écrit, certes, un Traicté de l’œconomie politique et s’intéresse aux divers secteurs économiques. Mais, dans les actions qu’il recommande au roi, la place de l’économie n’est pas toujours importante, et elle est souvent mal définie. Montchrestien est certes conscient que l’action du roi exerce une influence, bonne ou mauvaise, sur la vie économique, mais, quand il propose au roi des “entreprises”, et non pas des mesures disciplinaires, ces “entreprises” ne sont pas avant tout économiques, ni conçues comme spécifiques par rapport au reste de sa politique, même si elles ont des retombées économiques et si certains de leurs objectifs peuvent être économiques. Mais, dans l’ensemble, elles ont très souvent des visées politiques et militaires.

Cette façon de concevoir l’action du roi est renforcée par l’influence qu’exercent sur Montchrestien les deux séries d’événements évoquées plus haut : d’une part, la guerre civile ; d’autre part, les grandes navigations conduisant à la conquête de nouveaux territoires, en particulier dans le Nouveau Monde. Car ces deux séries d’événements ont certes des aspects économiques, mais ils sont très loin d’être avant tout économiques ; leurs aspects les plus visibles sont politiques et militaires.

Au sujet de l’action des souverains, certains passages sont éloquents. Par exemple les trois pages dans lesquelles Montchrestien raconte l’histoire du roi de Barbarie, Moulay Hamed Benabdala, qui envoya un bon nombre de ses esclaves en Afrique subsaharienne, pour qu’ils conquièrent les royaumes de Gago et de Tomboucoutou (p. 173-175). Un commerce existait entre les Marocains (les marchands de Fès) et les Noirs, et il se poursuit. Mais les objectifs de Moulay Hamed Benabdala tels que Montchrestien les décrit, n’étaient pas de devenir un entrepreneur dans ce commerce, au sens où Schumpeter emploie ce mot, ni un chef d’exploitation commerciale, ni même de développer ce commerce. C’était avant tout de se débarrasser de ses esclaves, qui auraient pu être utilisés contre lui par un prétendant au trône. “[…] il s’avisa de les employer en quelque entreprise où ils se consommeraient peu à peu, et lui acquerraient cependant du bien et de la gloire”. Et l’opération eut en effet les retombées fiscales qu’il escomptait : d’importants prélèvements fiscaux sur les diverses marchandises, et notamment sur le sel.

De même peut être cité le passage relatif aux deux grandes entreprises que Montchrestien suggère au roi de France (p. 186-187). Il s’agit de la conquête de l’Empire turc (ou au moins d’une partie de cet Empire ? il ne le précise pas) et des contrées du Nouveau Monde. Dans les deux cas, il faudrait faire de la “peuplade”, chose dont il parle très souvent et avec insistance, c’est-à-dire “se servir de colonies”, y envoyer des Français qui y constituent de nouvelles Frances. Quels seraient les résultats de ces “entreprises” ? Pour le souverain, la gloire et l’honneur, mais aussi “le profit”, “l’accroissement au fonds de [ses] finances”, “l’amplification de l’État” et l’acquisition de nouvelles forces. Pour le pays tout entier, une activité plus vive, un refus de la paresse. En outre, Montchrestien juge que le pays est trop peuplé (“on s’y entre-étouffe l’un l’autre”). Il faut envoyer ailleurs, au Nouveau Monde, les gens honnêtes, mais extrêmement pauvres, qui ne trouvent pas de place suffisante dans le territoire du royaume. On voit où sont ses préoccupations principales : l’autorité du souverain, sa richesse et les recettes fiscales, l’ordre public et l’équilibre social. Et quand il s’interroge sur les raisons pour lesquelles, dans l’histoire, les peuples ont migré, il énumère “le désir de régner, la convoitise des richesses, l’appétit de vengeance, l’ambition de gloire, la nécessité et la contrainte quelquefois”, auxquels il ajoute l’action de la Providence, qui veille à ce que “le son de la parole de Dieu s’épande par toute la terre” (p. 194). Rien de nettement économique là-dedans.

Mais les migrations de peuples ont eu des effets économiques, et la “peuplade” des nouvelles Frances en aurait aussi. Dans les pages qui suivent, il imagine quelles “grandes et inépuisables sources de richesse” les nouvelles régions ainsi colonisées constitueraient pour la France, grâce aux productions qu’on y trouve déjà, aux progrès de l’activité maritime que cela représenterait, et aux nouvelles activités relevant de l’agriculture et de l’élevage qui pourraient y être implantées (p. 197-200). Enfin, à tous ces avantages s’ajoute la recherche du passage vers l’Asie (p. 201). Il est intéressant de constater qu’il distingue soigneusement les objectifs politiques et fiscaux, puis les motifs religieux (p. 194-197), enfin les avantages économiques. Il reste que l’“entreprise” n’est pas avant tout économique, et que le mot “entreprise”, dans ce passage, désigne un haut fait, une grande action digne de l’honneur et du rang des rois. C’est le sens habituel du mot chez Montchrestien.

La comparaison avec les Lettres de Salluste à César est éclairante sur tout ce que je viens de dire. Le prétendu Salluste ne s’intéresse absolument pas aux divers secteurs économiques, et quand il parle de la plèbe, il s’agit seulement du petit peuple de la ville de Rome, et non d’un équivalent du Tiers État. Il regrette la diversification des métiers de cette plèbe de Rome, sans voir que cette diversification résulte d’une forme de progrès économique ; la plèbe est, dit-il, “divisée en divers métiers et genres de vie, sans aucune cohésion d’aucune sorte”12. Il insiste beaucoup moins sur l’action que Montchrestien et il ne propose guère de mesures disciplinaires touchant à l’économie. Mais lui aussi conseille au souverain de fonder des colonies (au sens latin du terme ; mais c’est aussi une opération de “peuplade”), et il justifie cette proposition en disant : “[…] ainsi notre force militaire en sera accrue, et d’autre part la plèbe, retenue par des tâches utiles, cessera de faire le malheur public”13. Cela illustre bien, me semble-t-il, ce que je viens de dire : le cadre théorique n’est pas le même, mais en pratique, même si les circonstances et la situation politique et sociale sont très différentes, l’inspiration de certaines des mesures proposées est proche.

Sur un point important, les propositions des Anciens dans leur ensemble et celles de Montchrestien sont extrêmement éloignées de ce qu’a décrit C. Lamouroux pour la Chine. Ni pour les Romains, ni pour Montchrestien, il ne peut s’agir d’organiser une bureaucratie, qu’elle soit ou non composée d’“entrepreneurs” au sens schumpétérien. Tout ce que les Romains pensent de la vie politique et administrative est opposé à l’idée de bureaucratie, et on trouve dans Montchrestien des passages très critiques à l’égard d’un développement de l’administration du royaume.

En ce qui concerne les activités privées de ses sujets, on peut dire qu’aux yeux de Montchrestien, le roi a plusieurs fonctions. Il doit : protéger ses sujets et leurs intérêts, notamment par rapport aux étrangers ; protéger leurs emplois (p. 368-369) ; protéger leur consommation ; les pousser à l’action, y compris économique (voir par exemple p. 385-386) et soutenir leurs initiatives, alors qu’en France, à son époque, on fait tout, dit-il, pour les faire échouer (p. 305).

Quant à la définition schumpétérienne de l’entrepreneur, le roi de Montchrestien peut, à l’occasion, être un entrepreneur économique, dans la mesure où telle ou telle de ses initiatives peut provoquer, même sans qu’il le veuille explicitement, de nouvelles combinaisons économiques (“the carrying out of new combinations”). Si on sort du domaine proprement économique pour embrasser toute l’action politique, alors la notion schumpétérienne d’entrepreneur devient tellement large et vague que probablement elle n’est plus très utile. Il faut d’ailleurs rappeler que, pour Schumpeter, on n’est pas entrepreneur par position politique, sociale ou économique, et que l’on n’est pas entrepreneur à vie ; celui qui est entrepreneur, par son action, à un certain moment, ne le sera plus l’année suivante, parce qu’il a cessé d’organiser de nouvelles combinaisons. Montchrestien insiste davantage sur l’ordre, sur le rétablissement d’une harmonie et d’un ordre, plutôt que sur l’invention de combinaisons nouvelles. Le roi est pour lui un “ordonneur de peuples” ; Dieu, écrit-il, “ne fit que changer le désordre en bon ordre” ; quand il parle de Lysandre et d’Alexandre, il met en relief le fait de “disposer et de bien ordonner les choses” (p. 60-61 ; voir aussi p. 66). Il n’est pas sûr que ce désir d’ordre aille dans le sens de l’entreprise à la Schumpeter. Conclusion : le roi de Montchrestien, comme tout un chacun, peut, à certains moments de sa vie et de son règne, devenir un entrepreneur schumpétérien, mais on ne peut rien dire de plus, sauf à étudier en détail chacun de ses actes.

Notes

  1. Voir Lamouroux 2011, publié originellement à la suite du présent chapitre.
  2. Andreau 2001, 131-135 ; 2004b.
  3. Schumpeter 1935, 108. À vrai dire, l’esclave ne supporte le risque de l’exploitation que dans une certaine mesure, puisqu’en dernière analyse, le pécule lui-même appartient au maître, même s’il constitue un quasi-patrimoine de l’esclave.
  4. Montchrestien [1616] 1999, 155, 165 et 332.
  5. Schumpeter 1935, 106 et, plus largement, 106-137. L’auteur souligne.
  6. Vérin 1982.
  7. Cantillon [1755] 1997, 32-33 [dans cette partie consacrée à Cantillon, les références dans le texte sont faites à cet ouvrage].
  8. Voir Andreau 2011b, initialement publié dans le même volume que ce chapitre.
  9. Montchrestien [1616] 1999, 46-47 [à partir d’ici, les références dans le texte sont relatives à cet ouvrage].
  10. Voir par exemple Montchrestien [1616] 1999, 94, 309-310, 317-318, 327-330, 333.
  11. Veyne 1991, 163-215, et surtout 203-215.
  12. Sall., [Ad Caes. sen.], 2.5.6 (in artes vitasque dispalata, nullo inter se congruens).
  13. Sall., [Ad Caes. sen.], 2.5.8 (ita et res militaris opulentior erit et plebs, bonis negotiis impedita, malum publicum facere desinet).
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
ISBN pdf : 978-2-35613-374-8
ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
13 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 10. Entrepreneur et entreprise chez Montchrestien et Cantillon”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 175-188, [En ligne] https://una-editions.fr/chez-montchrestien-et-cantillon [consulté le 15 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.13
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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