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Musicienne et chercheuse au cœur du terrain :
une pratique artistique au service de la recherche et/ou une recherche fondamentale au service de processus de création ?

Musicienne et chercheuse au cœur du terrain :
une pratique artistique au service de la recherche et/ou une recherche fondamentale au service de processus de création ?

Ce chapitre propose une réflexion autour de l’implication du chercheur-artiste1 sur son terrain, à travers des exemples concrets issus de mon expérience de vingt-cinq ans de recherches ethnomusicologiques au Laos et au cœur de l’Asie du Sud-Est continentale.

Quand la connaissance intime de la pratique artistique qui fait l’objet de la recherche (ici la musique) et la recherche fondamentale (en ethnomusicologie) entrent en interaction avec le terrain, mon implication dépasse bien souvent le cadre d’une simple recherche, devenant alors témoin et actrice – par choix ou involontairement –, des mutations et des processus de création. Cette double casquette d’experte scientifique et de musicienne colore ma démarche particulière. Elle engendre des questionnements quant à la posture, l’engagement et l’implication de la chercheuse sur son terrain. Ainsi, la pratique musicale sera utilisée au service de ma recherche, c’est-à-dire au service de la compréhension des systèmes musicaux eux-mêmes et de la compréhension de la vie des populations qui pratiquent ces musiques (la vie du quotidien, les croyances, l’organisation sociale, l’histoire de ces populations, etc.). Mais, mon implication dépasse bien souvent le cadre d’une simple recherche, étant témoin, voir actrice de dynamiques de changement dans les pratiques locales, d’innovations et de processus de création. Mon action sur le terrain et sur les pratiques musiciennes locales, suscitée par cette double casquette de chercheuse-artiste, se fait malgré moi ou par choix, rejoignant dans ce dernier cas la notion d’engagement2.

La première partie de ce chapitre sera consacrée à la thématique « une pratique musicienne au service d’une recherche fondamentale ». Ce premier regard questionnera mon positionnement de musicienne-chercheuse en tant qu’artiste-musicienne sur le terrain au service de la recherche. Comment la pratique permet-elle de mieux comprendre les règles implicites d’organisation des musiques étudiées, ainsi que la place qu’elles occupent dans la société ? Comment cette pratique peut-elle appuyer ou initier un processus de changement dans les pratiques artistiques locales au cœur de ces sociétés contemporaines en pleine mutation ?

La deuxième partie abordera le cheminement « de la recherche à la spectacularisation : valorisation, patrimonialisation et performance scénique ». Ce deuxième regard mettra en lumière le positionnement du chercheur, en tant qu’expert scientifique (conseiller musical), en tant que metteur en scène (collaborateur artistique) et/ou acteur de la performance (artiste), actionnant ici la complémentarité de ses diverses casquettes.

Enfin, la dernière partie interrogera la notion de « recherche et création ». Ce dernier axe s’ouvrira à un nouveau regard sur la recherche – création à travers l’impact de nos recherches scientifiques dans les processus de créations. Comment nos recherches de terrains nourrissent-elles les créations d’artistes locaux et participent-elles à des expériences innovantes au cœur du spectacle vivant contemporain (cirque, marionnette, hip-hop) ?

Premier regard : une pratique musicienne au service d’une recherche fondamentale

Une pratique musicale facilitant un accès aux théories implicites d’organisation des musiques

En tant que chercheuse ethnomusicologue, ma première approche des pratiques musicales traditionnelles se fait avant tout dans cette idée de pratiquer pour comprendre les règles implicites d’organisation de ces musiques. Je ne suis pas seulement chercheuse, mais aussi musicienne expérimentée ce qui permet un échange d’artiste à artiste, ouvrant à des informations précieuses sur la musique. La pratique artistique pourrait alors se rapprocher ici d’un protocole expérimental permettant de comprendre de l’intérieur les répertoires musicaux étudiés.

Cette démarche n’est pas nouvelle et s’est développée dans l’histoire de l’ethnomusicologie avec Mantle Hood, qui, dès les années soixante-dix, initiait ce concept de « bi-musicalité », c’est-à-dire comprendre la musique de l’intérieur par la pratique des musiques faisant l’objet de recherches. Depuis, cette démarche (qui n’est pas la seule démarche analytique en ethnomusicologie) a fait ses preuves malgré certaines réticences à ses débuts et quelques-unes encore aujourd’hui de la part des inconditionnels de l’analyse musicale par une démarche d’analyse expérimentale excluant la pratique et/ou l’apprentissage des musiques faisant l’objet de recherches. Dans un entretien de Giovanni Giuriati avec Ki Mantle Hood3, ce dernier définit sa démarche ainsi :

Le concept a été promulgué dans notre programme à UCLA (Université de Californie à Los Angeles) et il est devenu largement connu (au début il était parfois controversé). Il s’agissait d’apprendre à jouer la musique et à exécuter la danse de son sujet de recherche parce que cela constituait la source d’information la plus fiable4.

De nombreux ethnomusicologues se situent dans cette démarche d’apprendre à jouer pour comprendre et saisir la manière dont les musiciens eux-mêmes conçoivent et pratiquent leur musique comme Bernard Lortat-Jacob avec « l’oreille de l’ethnologue5 », Jean During en tant que musicien-chercheur, autour de la question de se situer  en dehors ou dedans6, ou encore Gilbert Rouget lui-même qui témoigne de son intérêt à s’initier au langage tambouriné pour en comprendre le fonctionnement, et tant d’autres. Dans un entretien avec Gilbert Rouget7 mené par François Borel, Rouget affine son point de vue au sujet du positionnement de l’ethnomusicologue sur le terrain quant à la question de son « implication dans la pratique » ou la nécessité « d’une stricte observation » :

Ce dont je suis convaincu […], c’est plus on fait de la musique avec les gens dont on étudie la musique, mieux cela vaut […] on n’entend vraiment que ce qu’on pourrait soi-même jouer ou chanter. […] Je ne prétends pas un instant bien jouer du tambour, j’en ai beaucoup trop peu fait, malheureusement. Assez, cependant, pour être capable de tambouriner une suite de phrases de manière que les gens la comprennent […]. Assez surtout pour écouter ces musiques de tambour et pour les percevoir de façon infiniment plus intéressante, musicalement, que si je n’avais pas acquis ces rudiments. Assez également pour avoir le sentiment d’être dans le système et non plus dehors. Et puis il y a le plaisir, et pour moi la musique c’est avant tout du plaisir8.

Rouget ajoute au sujet de l’UCLA et de la « bi-musicality » de Mantle Hood :

Je n’en pense que du bien, à condition toutefois qu’on ne confonde pas la musique produite par un gamelan joué en studio par des étudiants occidentaux et celle d’un gamelan joué à Java par des musiciens javanais réputés. Je crains que la distinction ne soit pas toujours bien faite.

C’est principalement ce reproche9 qui avait été fait à cette démarche de bi-musicalité à ses débuts.

Rappelons ici que le but sur le terrain est avant tout une rencontre humaine et artistique permettant d’apprendre pour comprendre, de partager l’amour de la musique autour d’une rencontre culturelle et amicale, créant ainsi des liens particuliers par la pratique d’un même art. En effet, ce positionnement de chercheur-musicien, en tant que praticien est double. Il permet à la fois un échange d’artiste à artiste, de musicien à musicien, permettant certaines confidences sur les pratiques elles-mêmes et sur les contextes de jeu, bénéficiant ainsi de la transmission d’éléments fondamentaux auxquels nous n’aurions pas accès en simple observateur-analyste. Mais, il permet également un positionnement de maître à élève et de situation d’apprentissage parsemée de difficultés de jeu, voire d’incompréhensions. Cette situation oriente ainsi questionnements et analyses, pas forcément là où on s’y attendait, tout en rendant compte d’une théorisation implicite de ces musiques par les populations qui les pratiquent.

Cette démarche propose un autre positionnement de l’écoute : l’écoute de la culture dans la culture. Nous en avons tous une expérience unique, personnelle, artistique et pétrie de nos terrains spécifiques.

Je donnerai ici deux exemples issus de mes recherches où se complètent de manière très enrichissante pratiques musicales (en tant que musicienne et élève) et analyse de pratiques musicales (en tant que chercheuse) au cœur de deux populations des montagnes du nord du Laos : les Lolo et les Hmong.

Les Lolo 

Petite population tibéto-birmane, Nord Laos, petit orgue à bouche à courge à 5 tuyaux, un répertoire de douze danses collectives giratoires.

Ma principale difficulté dans la pratique du répertoire de musique de danse d’orgue à bouche lolo était que je trouvais plus de ressemblance entre deux danses différentes qu’entre deux versions d’une même danse. Par exemple, à chaque fois que je pensais jouer la danse des singes, on me disait que c’était la danse des tigres et vice versa (10).

Population lolo, la danse des singes.
Fig. 1. Population lolo, la danse des singes.
Lolo, Nouvel An, danse des singes, musique d’orgue à bouche.
Lolo, Nouvel An, danse des singes, musique d’orgue à bouche.

Le jeu musical confronté au regard du maître d’orgue à bouche rendait alors compte de ce que j’avais compris, ou plutôt de mon incompréhension de leur pratique de la variation. Ce sont donc ces erreurs, ces incompréhensions dans la pratique, complétées d’analyses particulières, ici « une analyse par place » encore appelée « une analyse par position11 », qui m’ont permis de déceler les règles d’organisation musicale implicitesqui ne se trouvaient absolument pas là où on les attendait : à savoir, la présence et l’absence de petits éléments fixes et mobiles, ne relevant ni d’organisation motivique12 ni d’air mélodico-rythmique de référence.

En effet, mes premières analyses m’orientaient naturellement vers une organisation formulaire et motivique pour expliquer ce si grand degré de variabilité (mais en vain). Puis, je m’orientais vers la recherche d’un air ou d’un motif mélodico-rythmique de référence (tout aussi caduque). Je me retrouvais face à une incompréhension de leur pratique de la variation.

Ces incompréhensions au cœur de l’apprentissage m’ont finalement emmenée peu à peu vers les théories implicites d’organisation de ces musiques : les éléments génératifs de la musique permettant d’expliquer cette grande variabilité s’expliquaient par un fonctionnement spécifique de trois phrases A, B et C ; et dont la phrase principale (A) fonctionne donc sur la présence et l’absence d’éléments fixes et mobiles à savoir, la présence et l’absence d’une note précise le sol sur des temps spécifiques, créant des temps fixes (présence du sol) et des temps mobiles (absence du sol). Ce sont ces derniers temps mobiles qui sont sujets à variation de hauteur et de durée (l’énigme de la variation étant alors résolue). Et c’est l’ordre d’énonciation des 3 phrases A, B et C qui définit la forme de la pièce correspondant à telle ou telle danse (tigre ou singe par exemple), d’où ma confusion entre les danses et leurs différentes versions.

Les Hmong (13)

Population Miao-Yao, Nord Laos, orgue à bouche qui se joue en dansant, un répertoire de funérailles, de jeux compétitifs et de cour d’amour.

 La particularité de la pratique musicale hmong est que la musique transmet un aspect sémantique. Là encore, face à l’apprentissage de ces musiques, il était tout à fait possible, avec beaucoup de travail, de reproduire une pièce par imitation, mais lorsque j’essayais de comprendre le rapport entre le jeu de cet instrument et ce qu’il était censé dire, cela me semblait inaccessible.

Lorsque le maître jouait une pièce d’orgue à bouche et me chantait ce que cet instrument était censé raconter, la mélodie du chant et le jeu de l’instrument ne laissaient transparaître aucun point commun, à l’écoute attentive de mon oreille musicienne.

Hmong partie 1, le chant du texte significatif transmis par la musique d’orgue à bouche keng.
Hmong partie 1, le chant du texte significatif transmis par la musique d’orgue à bouche keng.
Hmong partie 2, pièce instrumentale d’orgue à bouche hmong keng, censée transmettre le texte chanté en partie 1.
Hmong partie 2, pièce instrumentale d’orgue à bouche hmong keng, censée transmettre le texte chanté en partie 1.
Population hmong : maître d’orgue à bouche keng.
Fig. 2. Population hmong : maître d’orgue à bouche keng.

À mon interrogation « ce n’est pas du tout la même chose ! » en tentant de le démontrer par le chant et le jeu, le maître d’orgue à bouche me répondait simplement en souriant. Et c’est seulement après plusieurs terrains que le maître me transmit au cœur de l’apprentissage, l’explication de réalisation de cette musique porteuse de sens.

Il me dit enfin : « Le keng est un grand joueur, il transmet bien le texte » (sous-entendu débrouille toi avec cela…). Ajoutant quelques jours plus tard : « Plus un musicien est bon, plus le texte est dissimulé à travers tous les sons du keng, allant jusqu’à l’emmêler dans la musique. Tout le secret est là».

Effectivement, à la lumière des indices donnés par les difficultés de pratique, le texte est véritablement caché dans les sons de cet instrument polyphonique.

Le texte significatif que la musique d’orgue à bouche est censée nous transmettre (c’est-à-dire la mélodie du chant) oscille tout simplement entre la partie mélodique de l’orgue à bouche, le bourdon, et certaines notes constitutives de la polyphonie (notes au cœur des accords). De plus les éléments sonores cachés ne se trouvent pas forcément sur des temps régulièrement espacés, ce qui accentue d’autant plus la difficulté à les trouver.

Ces deux exemples Lolo et Hmong montrent bien la difficulté à comprendre et reproduire l’essence même de cette musique ; et comment, ces doutes dans la pratique artistique (ici musicale) ont orienté mes interrogations et mes analyses, me donnant ainsi accès à la structure générative de ces musiques.

Une pratique artistique témoin et/ou initiatrice de mutations

Par mon positionnement de chercheuse-musicienne, je peux susciter malgré moi, ou appuyer volontairement, un processus de dynamiques de changement dans les pratiques locales. Je prendrai ici encore deux exemples de mes terrains au Laos.

Un instrument masculin désormais joué par des femmes

Cet exemple témoigne d’une mutation des pratiques locales suscitée, malgré moi, par ma pratique de musicienne de l’orgue à bouche lao, le khène.

En effet, la création d’un ensemble orchestral de khène, joué uniquement par des jeunes femmes, a vu le jour seulement dans les années 2015 alors que cet instrument a toujours été l’apanage des hommes. Pendant de nombreuses années, ces vingt dernières années (de 1997 à 2015), nous étions rares, en tant que femmes, à tenter de jouer de cet instrument si masculin : Madame Kongdeuane Nettavong (l’ancienne directrice de la bibliothèque nationale) et moi-même Véronique de Lavenère (ethnomusicologue, chercheuse et musicienne). 

Avec ces tout nouveaux orchestres féminins, nous retrouvons une utilisation du khène, avec une création d’un ensemble orchestral, d’un répertoire national et l’innovation portée à la fois par la pratique féminine de l’instrument, mais aussi, par la création de répertoires spécifiques. Ma présence en tant que chercheuse, considérée comme « experte », ma capacité à devenir élève malgré mon statut de femme (apprendre en tant que femme à jouer de cet instrument masculin) dès 1997, et la visibilité de la pratique de cet art en public par une femme française, appuyée par les demandes insistantes, d’une part, par les musiciens dans les villages, d’autre part, par les professeurs des institutions et les représentants du ministère de la Culture, a ouvert cette porte, involontairement, à l’apprentissage de cet instrument par les femmes. Je fus ainsi très rapidement suivie par Madame Kongdeuane Nettavong qui représentait l’Institution et le ministère de la Culture par son statut de directrice de la Bibliothèque Nationale (dès 2000), puis une quinzaine d’années plus tard par un grand nombre de jeunes femmes. L’enseignement du khène est désormais dispensé aux jeunes filles dans les écoles de musique depuis 2015, et mon statut de musicienne-chercheuse sur le terrain entraîna malgré moi un mouvement irréversible.

Tout ceci fut officiellement concrétisé par une invitation d’honneur de la part du ministre de l’Information et de la Culture de la RDP Lao (République Démocratique Populaire Lao), Monsieur Vangdara, pour les festivités organisées en 2018 à Vientiane en l’honneur du khène, instrument de musique traditionnelle lao récemment inscrit sur les listes représentatives du patrimoine culturel immatériel de l’humanité à l’UNESCO. Nous étions alors invitées Madame Kongdeuane et moi-même, en tant que les deux premières femmes à jouer du khène. Un orchestre de deux cents khène (joués par des hommes et des femmes) fut créé pour l’occasion, avec des compositions musicales spécifiques pour cet évènement si particulier. Certaines pièces furent interprétées par un orchestre uniquement féminin composé d’une centaine de joueuses de khène. Notons que le contexte de patrimonialisation et de valorisation de cet instrument a favorisé et favorise encore aujourd’hui des processus de création innovants et une certaine « réinvention de la tradition » dans le sens de l’expression « l’invention de la tradition » employée par Hobsbawm14.

Madame Kongdeuane Nettavong [directrice de la Bibliothèque Nationale Lao] et Véronique de Lavenère : invitées d’honneur pour les festivités organisées par le ministère de l’Information et 
de la Culture lao à Vientiane en 2018.
Fig. 3. Madame Kongdeuane Nettavong [directrice de la Bibliothèque Nationale Lao] et Véronique de Lavenère : invitées d’honneur pour les festivités organisées par le ministère de l’Information et de la Culture lao à Vientiane en 2018.
Orchestre de jeunes filles jouant 
du khène [Vientiane, 2018, festivité 
pour la patrimonialisation du khène].
Fig. 4. Orchestre de jeunes filles jouant du khène [Vientiane, 2018, festivité pour la patrimonialisation du khène].

Cette expérience de terrain et de mutations engendrées par mon positionnement de chercheuse-musicienne, dont ma présence et ma façon d’être à la fois en tant que chercheuse et artiste, dépasse une simple observation participante, rejoint les réflexions menées par Jean-Guy A. Goulet autour de « L’interdit et l’inédit. Les frontières de l’ethnologie participante15 ». Dans la présentation de cet ouvrage collectif, il résume parfaitement cette problématique des changements dus à notre observation participante, tout en valorisant le fait d’être les plus compétents, par ce positionnement – qui peut être parfois inconfortable aussi –, pour analyser ces changements : « C’est en passant de l’observation participante à l’observation de sa participation dans le monde d’autrui que l’anthropologue est le mieux placé pour saisir ce qui s’y écroule et s’y dissout, et ce qui y émerge et y prend racine16 ».

Une reviviscence de pratiques locales

Ma présence assidue a également suscité et/ou appuyé une reviviscence de certaines pratiques locales. En effet, sur mes terrains de recherche, mes objets d’étude et mon intérêt pour certains patrimoines musicaux sur du long terme peuvent agir sur les pratiques locales, et à petite échelle, sur une certaine évolution, ou plutôt, une certaine adaptation des politiques culturelles17.

Un exemple particulièrement concret se trouve dans les diverses résurgences de pratiques musicales et pratiques d’arts de la scène passés sous silence depuis des années.

Je prendrai en exemple la reviviscence d’une pièce rituelle khmou (population austro-asiatique du Nord Laos) jouée par un ensemble de flûtes traversières, un chanteur officiant et un chœur masculin, dont le but est de chasser les esprits errants et autres esprits malfaisants. Lors d’évènements bien spécifiques, les semailles et le désherbage, ainsi qu’au moment d’évènements malheureux, les sonorités d’un ensemble de 6 flûtes traversières tot rôôï doivent résonner dans les rizières et dans les villages khmou’ pour chasser les mauvais esprits. Ces flûtes spécifiques à ce rituel possèdent seulement deux trous de jeu chacune et sont fabriquées en bambou vert au moment du rituel. Ce répertoire musical m’était évoqué dans la plupart des villages où je travaillais et plus particulièrement à Ban Somxai, l’un des villages khmou dans lequel j’avais élu domicile et étais revenue travailler régulièrement plusieurs années de suite, jeune étudiante, puis… avec mes enfants. Les musiciens me décrivaient régulièrement ce rituel (sans avoir l’occasion de le voir et ni de l’entendre), rituel dans lequel chaque flûte joue en complémentarité les unes avec les autres, permettant de jouer l’ensemble des notes de la mélodie tout en rendant plus fort et plus efficace le son contre les mauvais esprits : chaque flûte n’émet que deux sons différents et sont joués par paires en alternance (18).

Khmou’, ensemble de 
flûtes traversières tot rôôï, 
musique rituelle, reviviscence.
Khmou’, ensemble de flûtes traversières tot rôôï, musique rituelle, reviviscence.

L’exécution de cette pièce musicale était passée sous silence depuis près de 15 ans (pour des raisons de politiques culturelles). Aussi, ma présence régulière en tant que musicienne-chercheuse a suscité, au bout de quelques années, l’envie, l’intérêt, la possibilité et le droit à le faire revivre19

La présence d’une chercheuse-musicienne engendrant la reviviscence de pratiques et performances rejoint cette idée de demande explicite et/ou implicite par les artistes locaux de s’impliquer auprès d’eux et pour eux, en tant que chercheur, expert. Parallèlement cette situation peut être vécue de notre côté comme une demande d’implication de notre part dépassant notre rôle de chercheur. Cette situation rejoint les réflexions de Goulet autour des « frontières de l’ethnologie participante » :

Les personnes rencontrées sur le terrain, […], demandent au chercheur de s’impliquer avec elles dans leur monde, dans leurs rituels, dans leurs rêves même. En répondant à ces demandes, où qu’elles soient formulées, les chercheurs empruntent une approche expérientielle afin de sortir d’un cadre trop restreint des approches positivistes, structuralistes et interprétatives. Cette disposition à dépasser les frontières de l’ethnologie participante telle que délimitée par Augé, Geertz et bien d’autres est, […], tout à fait conforme aux ambitions d’une ethnographie fiable, parce qu’empirique, fondée sur des observations en principe ouvertes à tout autre chercheur qui emprunterait la même approche expérientielle20.

Aussi, qui dit reviviscence, dit problématiques d’adaptation, de mutation, voire une part de création pour faire revivre un patrimoine traditionnel et qu’il retrouve une place spécifique dans la société actuelle, qui elle-même, a subi de nombreuses mutations. Cette situation renvoie ici encore à une certaine « invention de la tradition ».

Deuxième regard : de la recherche à la spectacularisation.
Valorisation, patrimonialisation et performance scénique

La diffusion et la valorisation des pratiques artistiques faisant l’objet de recherches nécessitent, dans cet autre contexte, une complémentarité des deux champs, l’un relevant de la recherche et l’autre de l’artistique, tous deux au cœur du terrain : mon positionnement devient à la fois celui d’un conseiller scientifique (en tant qu’expert), mais aussi, celui d’un conseiller artistique (en tant que metteur en scène et auteur de performances scéniques), véritable actrice dans le processus de création à des fins de diffusion de patrimoines musicaux traditionnels vivants.

En tant que chercheuse se posera la question fondamentale du passage de musiques fonctionnelles à la scène et plus particulièrement ce passage du rituel à la scène. De nouvelles problématiques devront alors être prises en compte : le changement de contexte de jeu, un nouveau public, de nouveaux enjeux (etc.), à définir avec et par les musiciens et artistes locaux eux-mêmes.

Des mutations dans les pratiques artistiques patrimonialisées

Au cours et au cœur des recherches, l’inscription d’une pratique artistique sur les listes représentatives des patrimoines culturels immatériels de l’humanité engendre souvent des mutations et adaptations de ces pratiques patrimonialisées, alors soumises à de nouveaux enjeux et de nouveaux contextes de jeux.

Prenons en exemple le khène lao, patrimoine identitaire du pays, emblème national. Avant sa patrimonialisation, la pratique de cet orgue à bouche a été soumise à de premières mutations par son insertion dans la musique nationale.

Le développement de la musique nationale lao a vu la création d’ensembles orchestraux de khènes qui lui sont spécifiques et la création de nouveaux répertoires qui coexistent avec les pratiques traditionnelles. Ceux-ci sont marqués à la fois par de nombreuses mutations au cœur de la grammaire musicale, mais aussi par des processus compositionnels21.

La musique de khène (orgue à bouche du Laos) s’est retrouvée au cœur de la création d’une musique nationale lao, prenant pour emblème le khène, en passant sous silence les diverses formes et usages de cet instrument rencontrés à travers tout le Laos, pour en créer un répertoire spécifique d’ensemble orchestral, comparable à nos fanfares.

Ceci a alors entrainé une véritable mutation du langage musical : on observe une transformation musicale par simplification de la complexité du jeu polyphonique, privilégiant une mélodie doublée à l’octave et/ou une simple succession d’accords avec une mise à l’honneur de la tierce et de la quinte.

Parallèlement, on peut aussi analyser une certaine continuité des pratiques traditionnelles notamment dans cette recherche d’épaisseur sonore, mais, avec une mutation dans son application. On a toujours ce souci de ne laisser aucune place au silence, cependant l’épaisseur sonore se fait ici par la multiplicité du nombre d’instruments. On a, par exemple, un ensemble orchestral de plusieurs khènes (dix, vingt ou trente) qui jouent généralement un ostinato d’accords mélodico-rythmique en homophonie (c’est-à-dire qu’ils jouent tous simultanément une série d’accords, répétitive), alors que l’un ou l’autre instrumentiste se détache de temps à autre en soliste pour rivaliser de technique instrumentale par une partie mélodique virtuose.

Enfin, le khène est essentiellement utilisé dans son rôle instrumental. Il abandonne son rôle de soutien de la voix du chanteur, laissant quelque peu de côté l’ornementation et le jeu de variation (habituellement représentatif de la qualité de jeu de la performance). Cet abandon est nécessaire à la réalisation d’un jeu d’ensemble orchestral.

La musique nationale lao élabore avant tout des répertoires issus des lam traditionnels, mais avec la naissance d’une nouvelle grammaire musicale. Elle engendre également quelques nouvelles compositions, de véritables créations (en dehors de tout référent traditionnel), plus particulièrement initiées ces dernières années avec la patrimonialisation du khène.

Ce contexte de pratique musicale traditionnelle vivante au cœur de l’élaboration d’une musique nationale d’une part, et son adaptation suscitée par le phénomène de patrimonialisation d’autre part, renvoie ici à ce concept de « tradition inventée » de Hobsbawn et plus particulièrement à certaines des multiples situations de « traditions inventées » qu’il a pu analyser. Nous retrouvons ainsi :

[…] l’utilisation de matériaux anciens pour construire des traditions inventées d’un nouveau type et d’un nouveau but… Des traditions nouvelles… greffées sur d’anciennes ou d’autres fois conçues par emprunt à l’entrepôt bien fourni du rituel officiel, de l’exhortation symbolique et morale ». Et nous observons bien sûr dans la musique nationale « des pratiques coutumières traditionnelles – chants populaires… – qui ont été modifiées, ritualisées, et institutionnalisées pour répondre aux nouvelles finalités nationales ». Enfin, dans les pratiques musicales patrimonialisées, nous observons une adaptation qui apparaît lorsque d’anciens usages sont confrontés à de nouvelles conditions et que de vieux modèles sont utilisés dans de nouveaux buts22.

Concernant les nouveaux ensembles orchestraux spécifiques aux contextes de jeu décrits plus haut, ils peuvent prendre plusieurs formes :

Pour le soixantième anniversaire du parti communiste en 2015, trois khène étaient intégrés à un orchestre symphonique, tel un pupitre supplémentaire, accompagnant trois cents chanteurs ; on retrouvait également des ensembles orchestraux composés d’une vingtaine de khène.

Pour marquer l’importance de la patrimonialisation du khène, instrument de musique lao inscrit sur les listes représentatives du patrimoine mondial culturel immatériel de l’UNESCO en 2017, l’orchestre symphonique accompagnait cette fois-ci, lors des grandes festivités organisées à Vientiane en 2018, un orchestre de deux cents khène fabriqués pour l’occasion. Celui-ci interpréta de toutes nouvelles compositions musicales commandées spécifiquement pour cet ensemble orchestral impressionnant et pour cet événement (23).

Répétition avec un orchestre de 200 khène fabriqués pour les festivités autour de cet instrument devenu patrimoine mondial immatériel à l’UNESCO, à Vientiane en 2018.
Répétition avec un orchestre de 200 khène fabriqués pour les festivités autour de cet instrument devenu patrimoine mondial immatériel à l’UNESCO, à Vientiane en 2018.

La patrimonialisation récente du khène a alors suscité une accentuation de la recherche du spectaculaire dans la pratique instrumentale, et une accentuation de sa représentation en performance, s’appuyant sur la création d’impressionnants ensembles orchestraux (multipliant le nombre de participants et la recherche d’épaisseur sonore). Ce contexte particulier a également engendré le développement de nouvelles créations, et un dynamisme d’écriture suscité par ce besoin de nouvelles compositions. Ces dernières veulent démontrer la place toute particulière de cet instrument au cœur de la société lao actuelle avec une pratique traditionnelle active (toujours très présente dans les pratiques populaires), une pratique nationale (le khène comme emblème national), mais aussi une tradition vivante et contemporaine au cœur de la société d’aujourd’hui (avec ces nouvelles compositions).

Patrimoines musicaux traditionnels vivants et spectacularisation : passage « du rituel à la scène »

Pour aborder la question de la spectacularisation et du passage du rituel à la scène, j’analyserai ici une expérience personnelle de direction artistique et de mise en scène d’un programme de musique traditionnelle de la population khmou’ du Nord Laos, pour une programmation en France (une tournée organisée pour la Maison des Cultures du Monde, le Musée du Quai Branly et le Musée des Confluences, ainsi que pour la soirée culturelle du colloque international Euroseas accueilli au centre des colloques du Campus Condorcet EHESS, en juin 2022).

Le projet était de construire avec la population khmou’ des montagnes du nord du Laos, un programme représentatif de leurs patrimoines musicaux, de leurs musiques traditionnelles vivantes aujourd’hui au cœur de leurs communautés villageoises et par conséquent une pratique musicale traditionnelle vivante au cœur de la société lao contemporaine. J’ai ainsi réuni des musiciens de trois villages différents (avec lesquels je travaille sur le terrain, pour certains, depuis vingt-cinq ans et pour d’autres depuis une quinzaine d’années). Venus de deux provinces différentes du Nord, le but était de monter un programme ensemble, à partir de musiques qui sont vivantes, actuelles, mais jouées habituellement dans des contextes de jeu fonctionnels (et non pas de concert). Ces musiques sont en effet exécutées soit pour des rituels liés au cycle agraire, au cycle de la vie ou à des évènements spécifiques touchant le quotidien, soit dans un contexte de divertissement au cœur des maisonnées ou de festivités collectives villageoises.

La question du passage du rituel à la scène s’est très vite posée. J’en retiendrai ici deux aspects.

Notons tout d’abord, une longue discussion en présence de l’ensemble des musiciens participants au projet, et avec un investissement particulièrement marqué de la part des musiciens ayant un statut d’officiant religieux dans leur village, à savoir, principalement le musicien effectuant la danse des épées, mais aussi le joueur de gong et le joueur de flûte traversière (les trois musiciens officiants). Cet échange interminable avait pour principal sujet, le choix à adopter entre deux situations de jeu : soit, une spectacularisation du rituel de l’ordre de la représentation, telle une performance scénique donnant une image de ce que sont leurs rituels, soit, la réalisation d’un véritable rituel sur scène entrainant un changement de contexte de jeu, et donc de but d’efficacité recherchée.

Rituel de la danse des épées exécuté dans 
son contexte dans un village khmou’ du Nord Laos.
Fig. 5. Rituel de la danse des épées exécuté dans son contexte dans un village khmou’ du Nord Laos.
Sur scène au Musée du Quai Branly.
Fig. 6. Sur scène au Musée du Quai Branly.

Le choix s’est naturellement orienté comme une évidence sur la deuxième situation proposée : il était hors de question de jouer une musique rituelle qui n’est pas un rituel. Il a donc été choisi d’effectuer le rituel de la danse des épées, dont le but est de chasser les mauvais esprits en cas d’infortune (mauvaises récoltes, maladies, funérailles, ou encore nécessaire pour appeler la pluie qui tarde à venir après les semailles). Mais le passage à la scène ne put se faire qu’avec l’adaptation et les conséquences suivantes : chasser les mauvais esprits pour éviter d’attraper le covid et chasser les mauvais esprits qui empêcheraient la réussite de la représentation (24).

Rituel de la danse des épées sur scène : concert de musique khmou’, Musée du Quai Branly, Maison des Cultures du Monde, juin 22, direction musicale et artistique Véronique de Lavenère [extrait de répétition].
Rituel de la danse des épées sur scène : concert de musique khmou’, Musée du Quai Branly, Maison des Cultures du Monde, juin 22, direction musicale et artistique Véronique de Lavenère [extrait de répétition].

Une petite anecdote liée à ce choix du rituel mérite d’être évoquée ici : ce rituel doit être effectué par des musiciens spécialistes ayant le statut d’officiant, ce qui implique l’obligation de la présence du joueur de gong sur toute la tournée, même s’il ne joue que pendant les cinq ou dix minutes de ce programme, et donc, de longues négociations avec les théâtres quant à sa prise en charge (billets d’avion, perdiem… pour trois semaines de tournée en France !). Lors de la troisième représentation de la tournée, ce musicien tombe malade. Toute la partie du rituel et de la danse des épées au cœur du programme est alors fragilisée : je dus entamer une négociation de près de trois heures avec les musiciens pour que le joueur de flûte d’un autre village présent sur ce concert (ayant un statut d’officiant car jouant d’une flûte rituelle, mais ne jouant pas habituellement le gong pour la danse des épées) puisse jouer la partie du gong, à la place du joueur de gong, pour que la danse des épées ait bien lieu dans le programme.

Ensuite, le deuxième aspect de la grande question du passage du rituel à la scène, retenu ici, fut le choix appuyé des musiciens khmou’ de débuter le spectacle par une pièce spécifique Iuanting, la danse des bambous. Cette pièce structure habituellement le temps et l’espace du rituel lié à la nouvelle maison et au Nouvel An. Elle ouvre le temps du rituel, en invitant les esprits territoriaux (esprits protecteurs du village et de la maison) à assister à celui-ci et à veiller à son bon déroulement et à son efficacité.

Leur choix a été d’ouvrir le spectacle par cette pièce, mais sans la danse des bambous (puis de la jouer à nouveau avec les bambous au cours du spectacle) pour inviter, dès le début du spectacle, les esprits locaux, c’est-à-dire dans ce nouveau contexte de jeu, les esprits du théâtre, à assister à la représentation et à veiller à son bon déroulement.  

Tous ces exemples liés aux différents choix dus à l’adaptation de rituels sur scène montrent bien que la connaissance intime du terrain et des pratiques musicales par le travail de chercheur est nécessaire pour permettre une collaboration artistique spécifique dans ce passage du terrain de recherche à la spectacularisation, impliquant ce délicat passage du rituel à la scène.

Un nouveau regard sur la « Recherche et création » : le résultat de nos recherches au cœur de processus de créations

Ce dernier axe propose d’aborder l’impact des recherches scientifiques sur les créations artistiques : quand les recherches de terrains nourrissent les créations contemporaines d’artistes locaux et participent à des expériences innovantes !

En effet, le Laos a connu cette dernière décennie la création de formes inédites contemporaines au cœur des arts vivants (cirque, marionnettes et hip-hop) où les patrimoines musicaux traditionnels mis aux jours par mes recherches occupent une place particulière au cœur des processus de création.

Marionnettes : le théâtre d’objet contemporain au Laos 

Cet art de la scène contemporain est issu de rencontres et de coopérations artistiques entre Orient et Occident25. Prenons en exemple le Kabong théâtre (association initiatrice de cet art de la marionnette inédit au Laos et en Asie du Sud-Est continentale) et l’association Khao Niew (la nouvelle génération)26.

Cette forme inédite de théâtre d’objet contemporain est née d’une rencontre entre des artistes français de la compagnie Turak et un artiste lao Leuth Many, ancien professeur de littérature lao, auteur de trois cents pièces de théâtre et clown au cirque de Vientiane pendant vingt ans.

Le Kabong utilise des objets essentiellement fabriqués à partir d’éléments naturels locaux tels que des racines, des fruits, des fibres de coco, etc. complétés par des matériaux de récupération. Ces objets sont mis en scène et manipulés dans une forme inspirée à la fois des théâtres d’objet français et des marionnettes du Bunraku japonais.

Marionnette du théâtre d’objet kabong.
Fig. 7. Marionnette du théâtre d’objet kabong.
Performance du théâtre d’objet Khao Niew.
Fig. 8. Performance du théâtre d’objet Khao Niew.

Concernant l’accompagnement musical des performances, la troupe Khao Niew dirigée par To, le fils de Leuth Many (nouvelle génération reprenant le flambeau), utilise fréquemment un ensemble traditionnel, mais dans une petite forme réduite à un khène, un xylophone et un tambour à deux peaux. Pendant les représentations, ils jouent aussi bien des répertoires traditionnels, que des petites pièces nouvellement composées, mettant à l’honneur le timbre du khène et ayant avant tout pour rôle de soutenir et accompagner la performance marionnettique, tout en valorisant cet instrument si emblématique, mais participant de la création contemporaine.

Quant au Kabong Théâtre, créateur de cette forme innovante en Asie du Sud-Est (avec ses objets particuliers et des mouvements du corps spécifiques à leur manipulation), il se revendique d’une création contemporaine prenant racine dans la tradition (27).

Petit orchestre composé d’un khène, un xylophone et et tambour à deux peaux [troupe Khao Niew].
Fig. 9. Petit orchestre composé d’un khène, un xylophone et et tambour à deux peaux [troupe Khao Niew].
Extrait d’une performance de la troupe Khao Niew [Vientiane, Laos].
Extrait d’une performance de la troupe Khao Niew [Vientiane, Laos].

Les textes ou thèmes mis en scène sont issus de la littérature Lao ou de légendes orales. Et les répertoires musicaux oscillent entre musique occidentale, musique urbaine lao, flûte shakuhachi, le tout relié par l’insertion régulière, de répertoires traditionnels Lao et de patrimoines musicaux subtilement choisis parmi les populations des montagnes dans lesquelles le directeur de la troupe m’a suivi pendant plusieurs de mes terrains de recherche.

L’insertion de ces patrimoines musicaux traditionnels issus de mes recherches au cœur de leur processus de création répond à ce souci de retour aux sources en intégrant de manière contemporaine des patrimoines musicaux locaux, mais de différentes manières.

Ces répertoires musicaux peuvent être utilisés dans le but d’évoquer effectivement le contexte dans lequel ils sont normalement joués traditionnellement. Par exemple, les ensembles de bambous frappés de la population khmou’ seront entendus au niveau sonore et utilisés visuellement sur scène pour évoquer les festivités du Nouvel An ou un contexte rituel.

Mais, on peut également retrouver des répertoires traditionnels uniquement pour le phénomène sonore recherché et l’image scénique indépendamment de tout contexte de jeu. Par exemple, l’emploi de plusieurs orgues à bouche de la population Hmong, qui sont joués et dansés simultanément (comme pour les compétitions du Nouvel An), mais uniquement dans le but d’occuper tout l’espace scénique et tout l’espace sonore en dehors de tout référent contextuel d’utilisation de cet instrument.

Enfin, certaines formations instrumentales (avec une mise à l’honneur du khène) sont choisies afin de créer et de composer de nouvelles formes musicales (sans références à des répertoires traditionnels) et uniquement à des fins compositionnelles et donc de création sonore.

Hip Hop, la troupe Fang Lao

La troupe Fang Lao et ses créations sont nées également d’une rencontre Orient-Occident, mais ici entre artistes danseurs lao et un chorégraphe franco-lao Olé Kramchanla, né en France (deuxième génération issue de l’immigration), danseur professionnel spécialisé en hip-hop. La particularité de cette troupe hip-hop lao est de développer une complémentarité des mouvements entre danse traditionnelle lao, danse hip-hop et break dance. Ceci crée des mouvements uniques mêlant un rapport du corps au sol et aux mouvements acrobatiques spécifiques du hip-hop et de la danse urbaine, à la finesse et la grâce des mouvements de bras, de mains et de doigtés si riches dans la danse traditionnelle lao.

Compagnie Fang Lao de hip-hop, Vientiane, Laos.
Fig. 10. Compagnie Fang Lao de hip-hop, Vientiane, Laos.

Dans cette même mouvance, et faisant écho au théâtre d’objet contemporain lao, les compositions musicales vont intégrer et utiliser des instruments traditionnels (khène orgue à bouche lao, xylophone, flûte) mêlés à d’autres instruments occidentaux (guitare électrique, basse, ponctuellement un saxophone) et musique électroacoustique.

Les répertoires entendus sont à la fois des répertoires traditionnels revisités intégrant les deux types d’instruments (traditionnels et occidentaux), mais aussi de nouvelles compositions contemporaines. Notons surtout l’utilisation d’instruments traditionnels avec un choix délibéré de se défaire des répertoires traditionnels. Ce sont alors les spécificités de timbre, les qualités sonores et techniques de ces instruments qui sont utilisés au service d’une composition musicale, une véritable création sonore en dehors de toute inspiration d’airs traditionnels.

Enfin, dans cette idée de rencontre entre tradition et création contemporaine, l’utilisation d’instruments traditionnels lao avec leurs propres répertoires accompagnera plutôt la danse contemporaine, tandis que les nouvelles créations musicales accompagneront une danse hip-hop, break et urbaine, mais constamment enrichie de petits mouvements de danses traditionnelles lao faisant écho à la tradition (28).

C’est ainsi que l’objet de mes recherches (ici la musique) et les conseils de chercheur-artiste, plus exactement de chercheuse-musicienne, se retrouvent au cœur de processus de création locaux, engendrant rencontres innovantes mêlant recherche et création.

Extraits d’un spectacle 
de la Compagnie Fang Lao.
Extraits d’un spectacle de la Compagnie Fang Lao.

En conclusion, lorsque nous adoptons un double positionnement de chercheur et d’artiste, pour ma part, de musicienne et de chercheuse au cœur de nos terrains de recherche, nos deux approches interagissent constamment. Elles enrichissent les résultats de nos recherches fondamentales d’une part, tout en participant à divers processus de création d’autre part, créations artistiques qui bénéficient à leur tour de l’expertise de la recherche.

Cette démarche et les réflexions qu’elle suscite, invite à une autre écoute, à un tout autre regard sur le concept de « Recherche et création » qui prend alors tout son sens tant dans la recherche fondamentale que dans la réception des créations contemporaines ayant bénéficiées de cette complémentarité au cœur de leur processus de création.

Notes

  1. J’emploie ici l’expression de chercheur-artiste pour définir une personne qui recouvre à la fois le rôle et les compétences d’un chercheur et celles d’un artiste. Cette personne est avant tout présente sur son terrain de recherche en tant qu’expert scientifique pour mener un travail de recherche, travail qui sera enrichi, complété par ses compétences artistiques. Cette personne pratique une discipline (musique, danse, …) faisant l’objet de sa recherche.
  2. Ce positionnement de chercheuse et musicienne agit sur les pratiques locales. Cette action peut se faire malgré moi (comme vous pourrez le lire dans les pages qui suivent avec l’exemple d’un instrument masculin, désormais joué également par les femmes). Mais cette action peut également se faire par choix, avec des recherches et pratiques musicales au service d’un engagement : ainsi, par exemple mon intérêt de recherche et la pratique musicienne pour les patrimoines musicaux relevant de la pluriethnicité participent à la mise en avant de la richesse de la diversité de ces pratiques sur du long terme – 25 ans de recherches –, et ce, malgré la volonté d’uniformisation menée par les politiques culturelles locales. Ceci a permis par exemple, la patrimonialisation de la musique de khène, orgue à bouche lao – dans toute sa diversité et non pas dans la seule forme organologique du khène lao et les seuls répertoires musicaux de la population dirigeante – valorisant ainsi la diversité des pratiques musicales. Puis, ceci a permis peu à peu une certaine ouverture et adaptation des politiques culturelles locales face à l’importance de cette diversité, le ministère de l’Information et de la Culture lao, favorisant récemment la création d’un concert de musiques de populations montagnardes du Nord Laos et sa tournée internationale en France en 2022, projet qui aurait été impensable, il y a quelques années.
  3. Giuriati Giovanni, Mantle Hood Ki, « La voie du gamelan. Entretien avec Ki Mantle Hood », Cahiers d’ethnomusicologie, 8, 1995, p. 193-214.
  4. Ibid., p. 200.
  5. Lortat-Jacob Bernard, « L’oreille de l’ethnologue », Cahiers d’ethnomusicologie, 8,1995, pp.159-172.
  6. During Jean, Quelque chose se passe, Le sens de la tradition dans l’Orient musical, Edition Verdier, Lagrasse, 1994.
  7. Rouget Gilbert, Borel François, « … Avec Gilbert Rouget », Cahiers d’ethnomusicologie, 1, 1988, p. 177-186.
  8. Ibid., p. 182-183.
  9. À ses débuts, les principaux reproches faits à la méthode de la bi-musicalité, tenaient dans le fait de tenter par l’apprentissage de jouer comme un musicien local au point de pouvoir être considéré comme un maître en quelque sorte de cette musique, alors que même si nous sommes initiés à cette pratique, nous ne sommes pas de cette culture et qu’il y aura toujours une différence entre la pratique d’un musicien local issu de la culture et celle d’un musicien extérieur ayant étudié et pratiquant cette musique. En effet, il est important de ne pas oublier (quand on pratique cette méthode) que l’intérêt de la démarche d’apprentissage ici est avant tout d’apprendre pour comprendre les règles bien souvent implicites d’organisation de ces musiques et leur fonctionnement local. Un autre reproche qui marqua les débuts de la bi-musicalité était aussi de trouver contradictoire, voir incompatible l’apprentissage d’une pratique musicale locale (sur le terrain et/ ou par l’enseignement d’un maître de la culture étudiée venu enseigner à l’université à l’UCLA) et son approche anthropologique, alors qu’aujourd’hui un grand nombre d’ethnomusicologues pratique les deux, reconnaissant l’enrichissement et la complémentarité des deux approches.
  10. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.a75dv9y0.
  11. Pour le détail au sujet de cette analyse musicologique, voire Lavenère (de) Véronique, « Le logiciel d’aide à l’analyse Monika et “l’analyse par position” dans l’univers pentatonique », volume thématique dédié au logiciel d’aide à l’analyse musicale « Quantification et qualification en analyse : le logiciel Monika », Musurgia, XXVII/1, 2020, p. 35-53.
  12. Une organisation motivique est une construction d’une pièce musicale à partir d’un certain nombre de petits motifs mélodico-rythmiques (telles des petites formules mélodiques) qui sont répétés, variés et peuvent être énoncés dans des ordres différents afin de développer la pièce.
  13. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.c0e44q9s et https://doi.org/10.34847/nkl.a3bauxb1.
  14. Hobsbawm Éric, Ranger Terence (dir.), L’Invention de la tradition, (traduction française de Christine Vivier de The Invention of Tradition, Press of the University of Cambridge, England, 1983), éd. Amsterdam, 2006.
  15. Goulet Jean-Guy A., « Présentation : l’interdit et l’inédit. Les frontières de l’ethnologie participante », Anthropologie et Sociétés, 35 (3), 2011, p. 9-42.
  16. Ibid., p. 31.
  17. Notons qu’une certaine adaptation des politiques culturelles au Laos se concrétisa 20 à 25 ans après mes débuts de recherche sur la pluriethnicité et la richesse de la diversité des patrimoines musicaux, adaptation nécessaire autour de la patrimonialisation du khène (orgue à bouche, instrument si populaire et emblématique du Laos). Cette patrimonialisation de cet instrument « dans toute sa diversité » et j’insiste bien sur ce point « dans toute sa diversité », prend ainsi en compte les diverses formes de cet instrument retrouvées à travers tout le pays au cœur de la pluriethnicité. Cette étape datant de 2017-2018 a permis ainsi la reconnaissance de la richesse de cette diversité des pratiques musicales tant au niveau local qu’au niveau international (diversité des pratiques qui tendaient au niveau national à être uniformisées).
  18. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.ef43cs78.
  19. Cet enregistrement a été publié et peut être entendu en plage 27 du CD, Laos, Musique des Khmou, CD coll. MEG – AIMP et VDE-GALLO, Genève, VDE CD-1490, 2017 (enregistrements et notice de 39 pages français/anglais par Véronique de Lavenère), Prix Coup de cœur de l’Académie Charles Cros, 2017.
  20. Goulet Jean-Guy A.,art.cit., p. 34.
  21. Lavenère (de) Véronique, « Dynamics of change in the musical heritage of contemporary Laos », in : G. Giuriati (éd.), Patterns of Change in the Traditional Music of Southeast Asia, ‘Intersezioni Musicali’ Fondazione Giorgio Cini, Nota Editore, Udine, 2022, p. 124-158. Lavenère (de) Véronique, « La musique du Laos, une identité plurielle : tradition, nationalisme et patrimonialisation », Moussons, 39/1, 2022, p. 71-107.
  22. Hobsbawm Éric, Ranger Terence (dir.), op.cit., p. 32-33.
  23. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.d7e2wsbo.
  24. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.ec77hf21.
  25. Les toutes premières coopérations ayant donné naissance à cet art inédit ont eu lieu entre la France et le Laos, plus particulièrement entre l’artiste lao Leuth Many et Michel Laubu de la Cie Turak de Lyon. Puis d’autres coopérations se sont développées avec la jeune génération ayant repris le flambeau du Kabong théâtre, notamment la cie Khao Niew, cette fois-ci entre To artiste marionnettiste lao et le clown et comédien Small à Strasbourg, suivie de nombreuses coopérations ces dix dernières années entre les artistes lao de kabong, puis de Khao Knew et des marionnettistes japonais.
  26. Pour plus de détail sur ces deux troupes et cet art des marionnettes si spécifique et novateur, cf. Lavenère (de) Véronique (dir.), L’Art de la marionnette, un art en mutation : traditions, métissages, émergences, Paris, éditions Hémisphères, Maisonneuve et Larose, 266 p.
  27. URL : https://doi.org/10.34847/nkl.0e3d5714.
  28. URL : https://doi-org/10.34847/nkl.0d4427s5.
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Pessac
EAN html : 9791030010879
ISBN html : 979-10-300-1087-9
ISBN pdf : 979-10-300-1086-2
Volume : 4
ISSN : 3040-2956
Posté le 15/09/2024
23 p.
Code CLIL : 3122; 3656; 3657; 3686
licence CC by SA

Comment citer

Lavenère (de), Véronique, « Musicienne et chercheuse au cœur du terrain : une pratique artistique au service de la recherche et/ou une recherche fondamentale au service de processus de création ? », in : Gauthard, Nathalie, Martin, Éléonore, éd., Le terrain en arts vivants. Récits, méthodes, pratiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 4, 2024, 225-248, [en ligne] https://una-editions.fr/musicienne-et-chercheuse-au-coeur-du-terrain [consulté le 13/09/2024].
10.46608/vademecum4.9791030010879.15
Illustration de couverture • Anthropomorphisme#37 Crédit : © Blodwenn Mauffret, Guérande, août 2019
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