Paru dans : Revue historique de Bordeaux, 11, 1964, 145-156.
Les conflits de juridiction étaient au Moyen Âge chose fréquente dans le domaine religieux. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir les chroniques locales ou les actes pontificaux, car, très souvent, les différends étaient portés jusqu’à Rome. Si cela leur donne parfois une importance qui, de nos jours, paraît surfaite, du moins pouvons-nous apprécier celle qu’elle avait aux yeux des antagonistes. II semble bien que le conflit, qui opposa au XIIe siècle les évêques de Bazas et d’Agen, soit en cela une sorte de modèle du genre. Le litige portait sur le tracé des frontières de leurs diocèses respectifs dans la vallée de l’Avance et autour de la ville de Casteljaloux. Le différend dura trente-cinq années et connut toutes sortes de péripéties, depuis le conflit armé jusqu’à l’appel au souverain pontife. Il y eut même un miracle en faveur de l’évêque de Bazas, et ce fut, sans nul doute, sur le plan local, un des principaux problèmes du XIIe siècle.
Les sources sont uniquement constituées par deux ouvrages d’origine bazadaise. Il n’y a rien en effet, du moins si nous nous en rapportons aux Regesta, dans les documents pontificaux1. Du côté agenais, c’est le silence, mais il ne semble pas propre à cette affaire. Le premier document bazadais est l’ouvrage intitulé Baptista Salvatoris, écrit au XIIe siècle par un chanoine du nom de Garcias, qui, avant de venir à Bazas, paraît avoir fait ses études à Tolède23. Après avoir retracé la vie de saint Jean-Baptiste, il relate l’histoire de la relique bazadaise du Précurseur, constituée par quelques gouttes de son sang rapportées de Palestine et conservées dans une ampoule. Dans les derniers chapitres, il est ainsi amené à évoquer des événements dont il fut le contemporain et, en particulier, le conflit qui opposa vers 1136 son évêque à celui d’Agen. Garcias alla même à Rome avec l’évêque Forton, pour défendre la cause des Bazadais. La seconde source bazadaise n’est autre que le Chronicon Vasatense, compilation du début du XVIIe siècle, œuvre surtout d’un autre chanoine bazadais nommé Dupuy, qui dédia son ouvrage au grand évêque Arnaud de Pontac4. Dupuy, qui retrace plus sous forme d’annales que de chroniques l’histoire de Bazas des origines à son époque, ayant utilisé ou repris plusieurs documents, il arrive parfois que son texte recoupe celui du Baptista Salvatoris ; il n’en reste pas moins, la plupart du temps, parfaitement original. Le conflit ayant enfin, comme nous le verrons, essentiellement porté sur Casteljaloux, il aurait pu y avoir dans les archives d’Albret des pièces relatives à cette affaire. Il n’en est rien et il est peu probable d’ailleurs qu’au début du litige du moins, les Albret aient été déjà possessionnés sur les bords de l’Avance5.
C’est en 1111, d’après la chronique de Bazas, qu’aurait eu lieu, le premier différend entre les deux évêques. Nous trouvons, en effet, après la relation d’un conflit entre les évêques de Dax et de Bazas, qui tourna en faveur de celui-ci : “Au contraire, pour résoudre le différend entre Bertrand, évêque de Bazas, et Adalbert, évêque d’Agen, concernant les frontières des évêchés d’Agen et de Bazas, l’évêque d’Angoulême, légat du siège apostolique, ayant convoqué les seigneurs voisins, Étienne de Caumont et Raimond de Bouglon, désigne les limites en faveur de l’évêque d’Agen. Mais, Bertrand faisant appel au siège apostolique, le pape Calixte II restitua en 1121 l’église de Casteljaloux, adjugée à Agen par l’évêque d’Angoulême”6. Dans le domaine purement chronologique, remarquons une première erreur. Si Bertrand fut en effet évêque de Bazas de 1108 au 17 septembre 11267, Adalbert ne régna à Agen que de 1112 à 11288. Il est donc impossible que ce prélat ait pu assister aux débuts du conflit en 1111, même s’il a pu en connaître l’issue en 1121. Le siège d’Agen fut, par contre, occupé de 1105 à 1115 par Gausbert et c’est lui qui a dû s’opposer d’abord à Bertrand de Bazas9. Quant à l’évêque d’Angoulême, légat du pape, ce n’était autre que Gérard de Blavia, évêque de 1101 à 1136, et qui soutint l’antipape Anaclet II10. Nous avons conservé sa nomination au poste de légat faite à Bénevent le 16 octobre 1120 par le pape Calixte II, qui renouvelle une décision de son prédécesseur Pascal II. Le souverain pontife y annonce “qu’il a constitué son vicaire Gérard évêque d’Angoulême, pour les provinces de Bourges, Bordeaux, Auch, Tours et Bretagne, et demande aux archevêques, évêques, abbés, princes et tous autres laïcs, de lui obéir”11. Il n’est guère possible, par contre, dans l’état actuel de la recherche, de préciser l’identité des seigneurs appelés pour déposer. Ce qui est certain, c’est qu’ils appartiennent tous deux à des familles originaires des rives de l’Avance, l’une bazadaise, l’autre agenaise12. Quant à l’objet même du litige, s’il n’est pas défini au début avec exactitude, il paraît finalement se résoudre à la bordure de cette rivière et, plus particulièrement à la ville de Casteljaloux. Lors de sa suppression en 1792 le diocèse de Bazas était en effet séparé de celui d’Agen par le cours de l’Avance, de la paroisse Saint-Gervais en amont de Casteljaloux à son embouchure, la ville de Casteljaloux étant alors entièrement bazadaise13. C’était bien là une frontière naturelle, peut-être la plus marquée sur le terrain de toutes celles du diocèse de Bazas, et il est très probable qu’en 1111 la rivière servait déjà de limite. Y eut-il au début tentative de l’évêque d’Agen pour étendre sa juridiction sur toute l’autre rive de l’Avance ? On pourrait le penser, si l’on songe que le seigneur de Bouglon, qui a déposé en faveur de l’évêque d’Agen, est possessionné sur la rive bazadaise. Ce qu’il y a de certain, par contre, c’est que le pape Calixte II restitua à l’évêque de Bazas l’église de Casteljaloux. Pendant tout le bas Moyen Âge, il y en eut deux, Notre-Dame et Saint-Raphaël, et il est difficile de faire ici un choix. Il n’est pas enfin sans intérêt de rappeler la tradition rapportée par Samazeuilh, d’après laquelle Casteljaloux fut longtemps entourée de tous côtés par l’Avance, alors que de nos jours la ville se trouve entièrement sur la rive gauche bazadaise. Le site primitif de la cité était peut-être constitué par une île. Les multiples bras d’une rivière, sinon les variations de son cours, constituaient un prétexte idéal de conflit frontalier. Quand on songe qu’une ville s’y trouvait au milieu, la valeur de l’enjeu permettait de prendre des risques. C’est sans doute ce que pensèrent les évêques d’Agen.
Après ce premier acte, relativement pacifique, le conflit reprit en 1136. Voici ce que nous rapporte à cette date l’auteur du Baptista Salvatoris :
“Alors éclatèrent des différends tant séculiers qu’ecclésiastiques sur lesquels il est inutile de s’étendre maintenant et au cours desquels la ville de Bazas fut mise à feu par Raymond, évêque d’Agen, Au milieu de l’embrasement, il plut à la miséricorde divine de réaliser un miracle remarquable à l’égard du très saint corps d’un saint nommé Alain, mort, dit-on, depuis plus de quatre cents ans. En effet, alors que le feu sévissait avec rage dans la ville, la basilique de Martin qui répand ses bénédictions, dans laquelle il reposait, était dévorée par les flammes. Les poutres à demi consumées, tombant du toit, écrasèrent le couvercle du sarcophage, au point qu’il offrait une large ouverture aux charbons ardents, qui, tombant en abondance, recouvrirent le corps sacré. Je vais dire des choses tout à fait extraordinaires, mais nullement incroyables, à cause des nombreux témoins. On voyait le corps sacré au milieu des tourbillons vomissant des flammes et, dirai-je même, d’un amas d’étincelles brûlantes, ne souffrir absolument aucune atteinte, semblable aux jeunes Hébreux dans la fournaise de Babylone. Je ne dis pas assez, puisque non seulement le corps sacré, mais les vêtements pontificaux avec lesquels il avait été enseveli furent protégés des flammes par la volonté divine. On dit qu’il fut, jadis, évêque des Bretons. Par la suite, étant moi-même assez perplexe pour accepter l’authenticité d’une chose aussi extraordinaire, après avoir fait ouvrir le tombeau et découvrir le visage, j’ai vu le saint sous l’allure d’un homme, la tête appuyée sur un oreiller, et muni de ses vêtements sacerdotaux. Il était si bien conservé qu’on l’aurait cru non figé par le sommeil éternel, mais assoupi dans l’agréable quiétude d’un homme endormi. Sur le champ, je confesse, j’ai frissonné, mais ensuite, le cœur dur, j’ai compris qu’il s’agissait d’un homme très cher au Christ. La vertu d’un tel homme reconnue, le clergé et le peuple transportèrent, au milieu des psaumes, son corps dans la nouvelle église du Précurseur (l’ancienne, en effet, avait été détruite). L’immense renom de ses nombreux miracles ne tarda pas à éclater. Par la volonté des bienheureux Baptiste et Alain, des aveugles recouvrirent la vue, des sourds l’ouïe, des boiteux la faculté de marcher, des muets celle de parler, des paralytiques, des podagres, des goutteux et de nombreux autres infirmes furent guéris”14.
Ce récit des événements fut repris et complété en ces termes par Dupuy, au XVIIe siècle :
“Année 1136. La ville de Bazas brûla à la suite d’un incendie provoqué par Raimond, évêque d’Agen. C’est ainsi que, pendant que le temple du divin Martin est en flamme, le corps de saint Alain, évêque de Bretagne, se serait révélé exempt de toute corruption, bien qu’enseveli depuis plus de quatre siècles. Le corps de saint Alain, d’une si haute signification religieuse, est transporté par les Bazadais de l’église du divin Martin à la cathédrale. Son chef y était l’objet d’une grande vénération, jusqu’à l’époque des Calvinistes, à la première colonne de l’entrée du chœur, du côté gauche, et on avait coutume d’encenser ses reliques à l’office, au Benedictus et au Magnificat, après le Saint-Sacrement au grand autel. Dans le bréviaire de Bazas, à la date du 26 novembre, il y avait une prière propre et rien de plus. Ce qui est advenu de ces témoignages sacrés après la ruine de l’église par les Calvinistes, on l’ignore tout à fait. Cependant, après la restauration, tandis qu’on procédait à la réfection du dallage, on découvrit un sarcophage de marbre aux environs de cette première colonne dans un caveau. Il y apparut, au premier regard, un évêque revêtu des vêtements pontificaux qui, aussitôt qu’il fut au contact de l’air, fut réduit en cendres qui furent ensevelies là même, à côté du mur. On ne sait s’il s’agit là des reliques de saint Alain ou de celles d’un autre évêque”15.
Tels sont les deux témoignages que nous possédons sur l’expédition de l’évêque d’Agen en 1136. Il est évident, d’ailleurs, que Dupuy s’est inspiré du texte de Garcias et n’a fait que développer la partie concernant saint Alain, en nous donnant des indications sur son culte. L’évêque d’Agen n’est autre que Raimond Bernard, successeur d’Adalbert, et qui resta sur le trône épiscopal de 1128 au 17 mars 114916. Quant à l’évêque de Bazas contemporain des évènements, bien que son nom ne soit pas prononcé, c’est probablement Geoffroy, évêque depuis 112617, et qui fut, selon la chronique, excommunié en 1134, comme schismatique18. Était-il comme l’évêque d’Angoulême et ancien légat Gérard de Blavia19 partisan de l’antipape Anaclet II ? C’est très probable. Nous ignorons, d’autre part, quel était le parti tenu par l’évêque Raymond Bernard d’Agen, mais tout porte à croire qu’il soutenait Innocent II. Le fait qu’il reste sur son trône épiscopal jusqu’à sa mort, sans doute survenue en 1149, alors que dès 1138 un nouvel évêque, Fort Guérin, apparaît à Bazas, semble appuyer cette hypothèse20. Le concile d’Étampes, tenu aux mois d’août et septembre 1130, se rangea sur la pression de saint Bernard du côté d’Innocent II et fut suivi par la plus grande partie du clergé français. Il semble bien qu’il n’y ait eu que quelques récalcitrants dont l’évêque d’Angoulême, l’archevêque de Bordeaux et l’évêque de Bazas, qui encoururent l’excommunication d’Innocent II. Raymond Bernard d’Agen dut ainsi, en 1136, profiter de l’occasion pour régler en sa faveur, sinon contre l’excommunié de 1134, s’il était encore sur son siège, du moins en l’absence de tout évêque, Forton ne le sera qu’en 1138, le vieux problème des frontières de son évêché.
Le résultat de son expédition ne fait aucun doute : une bonne partie de la ville de Bazas fut détruite par l’incendie21. L’église Saint-Martin, qui paraît avoir été un des points névralgiques du combat, a été démolie au XIXe siècle, et son emplacement est aujourd’hui occupé par une petite place. Elle était située au sud de la cité, à proximité de la porte du même nom, par où passait la route se dirigeant vers les Landes. II semble, d’ailleurs, que d’autres quartiers, sinon la cathédrale elle-même, furent eux aussi plus ou moins touchés.
Devant un pareil désastre, les Bazadais ne pouvaient rester sans réagir, d’autant que la main de Dieu paraissait s’être manifestée secrètement en leur faveur. Le fait que le corps de saint Alain ait pu franchir plus de quatre siècles sans souffrir la moindre atteinte du temps était déjà un miracle. Sa résistance au feu en était un plus grand encore. Nous n’avons pas à juger ici de l’authenticité du fait, le pourrions-nous d’ailleurs, mais seulement de ses circonstances. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aux yeux des Bazadais, ou du moins du clergé de la ville, le miracle était patent. Même les incrédules, et Garcias était de ceux-là, à moins qu’il n’ait voulu nous convaincre, purent voir une seconde fois le corps du saint parfaitement conservé. Ce fut alors son transport en grande pompe de l’église en ruine à la nouvelle cathédrale. Il n’est pas douteux que le clergé de Bazas ait voulu, par la proclamation du miracle et par ces cérémonies, convaincre le peuple de Bazas, en même temps que lui-même de la justesse de sa cause. Peut-être même ces événements ont-ils servi d’exutoire à la colère des Bazadais, touchés dans leurs biens et leurs personnes, hostiles, certes, à l’évêque d’Agen, mais irrités aussi contre le clergé de Bazas. Alain devait d’ailleurs manifester sa bienveillance par une série de miracles, qui, à en croire Garcias, nous ramènent aux temps évangéliques. Aux yeux des Bazadais, c’était là un jugement de Dieu à l’encontre de l’évêque d’Agen, qui avait osé s’attaquer à un de ses élus.
Ce que les Bazadais savaient exactement de saint Alain, nous l’ignorons. Garcias est en effet assez avare de renseignements sur lui, mais nous ne devons pas oublier que, nouveau venu, il n’était peut-être pas au courant de toutes les traditions bazadaises. Cela ne nous incite que davantage à préciser l’identité du saint22. Les passages du Baptista Salvatoris et du Chronicon Vasatense sans être aussi explicites qu’on le souhaiterait, paraissent du moins formels sur quatre points : saint Alain fut évêque ailleurs qu’à Bazas, il était originaire de Bretagne, vivait au VIIIe siècle, et était connu à Bazas avant les événements de 1136. Il existe deux autres saints du nom d’Alain et à peu près contemporains, l’un breton, l’autre honoré à Lavaur, et connus, tous deux, par des vies imitées de celle de saint Amand de Maestricht. Il faut rejeter d’emblée toute assimilation entre Alain de Bazas et Alain de Lavaur. Celui-ci n’est en effet qu’Amand de Maestricht dont les reliques, toujours revendiquées par la Belgique, ne pouvaient donc se trouver à Bazas. L’argument est de poids quand on songe au rôle joué par les reliques d’Alain de Bazas. Cet argument ne s’oppose pas, par contre, à l’assimilation avec le saint breton, dont on n’a conservé aucune trace de relique ou de tombeau. En second lieu : il y a les mentions du Baptista Salvatoris et du Chronicon Vasatense qui disent Alain évêque de Bretagne, et il n’existe, avant le XIe siècle, qu’un saint Alain, même en y incluant la grande île. Enfin, il y a une ressemblance troublante entre le culte de saint Alain de Bretagne et celui de saint Alain de Bazas. D’après la chronique de Bazas, c’est le 26 novembre qu’Alain avait une prière propre. Dans le Breviarium Vasatense, imprimé par Garnier en 1530 et qui est le plus ancien que l’on possède, on trouve, à la date du 25 novembre “Sancti Alani non episcopi”. Bien que le nom ne figure pas au calendrier du Bréviaire, cela prouve seulement que celui-ci a été mal imprimé. Comme il n’y a eu qu’un Alain vénéré à Bazas, celui mentionné le 25 novembre dans le Bréviaire est le même que celui dont le culte est célébré le lendemain selon la chronique. Or, à Quimper, d’après le Sanctorale Corisopitense de 1500, on trouvait, à la date du 27 novembre, un Alain évêque de Quimper. Il y a avec les dates de Bazas une concordance troublante. Tout cela nous amène à penser qu’Alain de Bazas et Alain de Bretagne ne sont qu’un même personnage qui a réellement existé. Il importe peu, pour la compréhension des événements, que les Bazadais aient ou non connu cela. Alain était, en effet, devenu ayant tout pour eux le saint du miracle de 1136, et c’est lui qui les aida sans doute le plus à défendre leur cause à Rome.
Nous apprenons en effet, sous la plume de Dupuy, qu’en 1140, “ayant entrepris un voyage à Rome, l’évêque Fort Guérin défendit vigoureusement, auprès du pape Innocent II, les intérêts de l’église de Bazas contre Raimond, évêque d’Agen, qui avait fait appel au souverain pontife”23. Il ajoute que “l’auteur du livre intitulé Baptista Salvatoris fut son compagnon de voyage”. Le chanoine nous parle, de son côté “du séjour qu’il a dû faire à Rome en compagnie du vénérable évêque Forton qui plaidait alors contre Raimond le turbulent, évêque d’Agen”24. Ce déplacement, pour n’avoir rien d’exceptionnel, nous donne cependant une nouvelle idée de la gravité du conflit, que l’expédition armée de 1136 suffirait d’ailleurs à expliquer. On est en droit de se demander si, depuis le règlement de 1121, les motifs du débat n’avaient pas évolué. C’est ce que permet de penser la suite du récit de Garcias sur sa mission à Rome. Parlant de l’évêque d’Agen, il déclare : “Celui-ci ayant plus confiance en son opulente et considérable richesse et dans les habiles subterfuges des juristes, que dans la justesse de sa cause, nous avait contraint d’aller à Rome, car il s’était efforcé de nous enlever une part qui n’était pas méprisable de notre diocèse”25. En quoi consistait cette portion ? S’agissait-il de Casteljaloux ; ou d’un plus vaste ensemble ? Toutes les hypothèses sont permises, bien que nous penchions vers une interprétation qui ne soit pas restrictive à la ville. On peut se demander, en outre, si l’évêque d’Agen avait pu réaliser ses vues à la suite des événements de 1136, ou bien s’il ne s’agissait que d’une prétention. Le texte est là encore trop vague pour que l’on puisse trancher. Les arguments présentés par les Bazadais furent sans doute les mêmes que ceux de 1121. Ils durent aussi, sans aucun doute, exposer les miracles de 1136 et ceux qui suivirent en les interprétant comme un jugement de Dieu en leur faveur. Garcias ajoute en effet, après leur récit, qu’il pourrait s’étendre sur ce sujet, ayant en main les titres authentiques de tant de faits miraculeux. Il évoque aussi la colère de saint Ian, qui priva de la vue un individu qui, par mépris, avait lancé une flèche contre un des vitraux de la cathédrale. Le gouverneur de Gabarret qui, avec des complices, avait assiégé Bazas, périt avec eux de mort misérable moins d’un an après. Garcias met donc en garde tous ceux qui voudraient entreprendre quelque chose contre le Précurseur ou ses protégés. Saint Pierre lui-même n’a-t-il pas dédié à Rome sa première église au Christ et au Précurseur, et Constantin n’a rien changé à la dédicace de l’église qu’il rebâtit près du palais apostolique du Latran. Garcias ajoute que la relation de tout cela lui a été faite, lors de son voyage à Rome, dans ce même palais du Latran26.
Les Bazadais, on le voit, possédaient le même protecteur que le souverain pontife. Un tel patronage ne pouvait que faciliter encore leur tâche. Ils gagnèrent leur procès, pour ces motifs sans doute, ou tout simplement à cause de leur bon droit enfin reconnu. Bien qu’on ignore les termes de la sentence, Garcias s’écrie : “Grâce à l’intercession du très béni Rédempteur, un silence perpétuel a été enfin imposé sur cette question à l’évêque d’Agen et à ses successeurs par l’autorité apostolique. Le très révérend Innocent, qui préside au pontificat, et toute la cour de Rome, ont entièrement reconnu que celui-ci s’était très injustement attaqué à nous par des calomnies”27.
Ce n’était là qu’une victoire sans lendemain, car, dès 1142, le conflit devait connaître un nouvel épisode violent suivi d’une nouvelle plainte à Rome. La chronique nous dit, en effet, à cette date : “Sansanier de Caumont et Bertrand de Cantiran qui embrassaient le parti de l’évêque d’Agen, défendent par les armes dans la place de Casteljaloux les frontières de l’évêché d’Agen, amènent captifs les chanoines de Bazas et dévastent tout par leurs rapines, leurs incendies et leurs meurtres”28. Ces quelques lignes, par leur obscurité, ne sont pas sans poser de multiples problèmes. Les seigneurs qui luttent pour le compte de l’évêque d’Agen sont originaires de la région. C’est du moins certain pour Sansanier de Caumont dont nous avons vu un parent, Étienne, intervenir dans le débat vers 1120. Le résultat ressemble fort à celui advenu à Bazas en 1136, pillage et incendie, et de là à penser que les auteurs en étaient les mêmes, le pas est facile à franchir. Ce qui est beaucoup moins clair, c’est la situation initiale de la ville de Casteljaloux qui, une fois encore, est au cœur du débat. Était-elle à l’évêque de Bazas qui y avait délégué des chanoines, pour l’administrer, à la suite du précédent arrêt de la cour de Rome ? Ou bien, les partisans de l’évêque d’Agen tenaient-ils contre ce jugement la place d’où ils lançaient des raids de pillage ? Les chanoines ont fort bien pu être faits prisonniers au cours d’un véritable combat engagé par les Bazadais pour reprendre la ville. Le sens du verbe “tuor” et l’expression “in oppido” impliquent, en effet, de la part des Agenais, une action défensive et on ne doit pas s’étonner de trouver des chanoines transformés en soldats29. Depuis 1140, en effet, l’évêque Forton les avait associés à l’administration de la cité épiscopale peut-être à cause des graves problèmes que lui posait la turbulence de son voisin agenais30. Quelque temps plus tard, ils organisent d’ailleurs la défense de Bazas contre les entreprises du sire d’Albret29. Ce qui paraît certain, c’est que les Agenais restèrent maîtres du terrain et Forton ne vit, une nouvelle fois d’issue que dans un appel à Rome. “Forton, nous dit le Chronicon Vasatense, se plaint de cela au souverain pontife, qui délègue Guillaume, évêque de Chartres, afin qu’il apaise la discorde”31. Innocent II, qui était encore sur le trône pontifical, dut charger de l’affaire non ce Guillaume qui n’a jamais existé, mais Geoffroy de Lèves, évêque de Chartres de 1116 à 114932. C’est la Chronique qui a commis l’erreur, comme cela se produit fréquemment.
Forton eut-il gain de cause ? La Chronique ne le dit pas, mais le successeur de Forton, Raymond, devait se trouver à son avènement avec cet épineux problème à résoudre33. À la date de 1144, la Chronique nous rapporte, en effet, qu’il intervint auprès du souverain pontife Lucius II “afin qu’il voulût confirmer les revenus et les possessions de l’évêque de Bazas”34. Il s’agit probablement de territoires contestés par ses voisins, car le chroniqueur ajoute : “De plus, un différend étant né entre lui et les évêques d’Agen et de Dax qui envahissaient ses frontières, il se rendit à Rome et obtint d’Eugène III des lettres destinées à Guillaume, archevêque de Bordeaux, afin qu’il soit rétabli dans sa possession. Un jour aurait été assigné à l’évêque d’Agen en 1145”35. Tout ceci est chronologiquement valable, Lucius II ayant régné du 12 mars 1144 au 15 février 1145 et Eugène III de cette date au 8 juillet 115336. L’évêque d’Agen était toujours Raimond Bernard qui ne devait disparaître qu’en 1149. II semble, par contre, que le chroniqueur ait commis sur l’identification de l’archevêque de Bordeaux, chargé d’arbitrer le différend, la même erreur que précédemment. Ce n’est pas Guillaume, mais Geoffroy de Louroux, qui régna de 1136 au 18 juillet 1158, qui dut assumer ce rôle37. Nous ignorons par contre, quel était l’objet exact du litige et quels furent les résultats de l’arbitrage. Après 1150 d’ailleurs, la chronique de Bazas se tait sur cette affaire et cela coïncide étrangement avec la mort de l’évêque d’Agen. Bien qu’on puisse accuser les sources bazadaises de partialité, il n’est pas douteux, en effet que Raimond Bernard ait joué un rôle décisif dans tous ces événements.
De ce conflit qui dura de 1111 à 1145, plusieurs points paraissent devoir être retenus et, en premier lieu, la complexité de la lutte : la première étape, de 1111 à 1121, est réglée après l’échec de l’évêque d’Angoulême par le pape Calixte II ; la seconde, de 1136 à 1140, violente, est marquée par l’incendie de Bazas, le miracle de saint Alain et le voyage de Forton et Garcias à Rome ; la troisième étape, vers 1142, se signale par les combats de Casteljaloux et l’intervention de l’évêque de Chartres ; la dernière enfin, vers 1144-1145, accompagnée elle aussi sans doute de combats, se termine par le voyage de l’évêque de Bazas, Raymond, auprès du pape Eugène III. La cause de ce conflit sans cesse renouvelé semble bien, d’autre part, être unique pendant trente-cinq années : une tentative des évêques d’Agen pour s’emparer au moins de Casteljaloux, peut-être d’une plus vaste région, sur la rive gauche de l’Avance. À l’entêtement offensif agenais, personnalisé par l’évêque Raimond Bernard, répond l’attitude énergique des prélats et chanoines bazadais. Finalement, les Bazadais l’ont emporté, bien que, dans les dernières années du XIIe siècle, ils aient dû s’opposer aux visées de la famille d’Alhet, mais cette fois-ci, le problème n’était plus de même nature. En dehors de ces remarques, touchant le conflit lui-même, il ne paraît pas inutile d’insister sur d’autres points, d’un intérêt plus général. Tout d’abord, et même si nous n’avons pas fait sur cette question toute la lumière souhaitée, il est certain qu’il y a des rapports étroits entre les événements bazadais de 1136 et le schisme d’Anaclet II. II est remarquable aussi de constater le mépris affiché par les évêques d’Agen à l’égard des décisions pontificales et, surtout, de celles des légats. Condamnés à trois reprises, ils n’abandonnent pas pour autant leurs prétentions et pour les faire valoir, ils n’hésitent pas à recourir à la force armée que leur prêtent volontiers les seigneurs riverains de l’Avance. Il est très probable que les chanoines bazadais ripostèrent de la même façon et cela éclaire d’un jour bien particulier la mentalité de ces clercs érigés, en outre, en coadministrateurs de la ville de Bazas. Mais le plus intéressant de toute cette affaire, nous paraît bien être le miracle de saint Alain, qui est le personnage qui plane sur tout le conflit. Le rôle que le chroniqueur lui attribue dans le déroulement des événements nous révèle, en effet, deux des aspects les plus originaux du sentiment religieux médiéval : le côtoiement permanent du surnaturel et l’accaparement à l’usage exclusif de certaines communautés du patronage des saints.
Notes
- P. Jaffé, Regesta pontificum romanorum, Berolini, 1851.
- Le Baptista Salvatoris est actuellement connu par un exemplaire unique imprimé en 1530 à Bazas par Claude Garnier, à la demande des chanoines de Bazas, qui chargèrent l’un d’entre eux, Jean Dibarola, de revoir le texte de Garcias et qui rédigea une introduction. Cet exemplaire se trouve à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, sous la cote 16se Œ 290.2 (Cf. A. Claudin, Notes pour servir à l’histoire de l’imprimerie à Limoges, Claude Garnier, Paris, Limoges, 1894.
Il existe une édition moderne avec une traduction et commentaire de Dom Aurélien, O.S.B., intitulée : La Gaule catacombaire. L’apôtre saint Martial et les fondateurs apostoliques des Églises des Gaules. Baptista Salvatoris ou le Sang de saint Jean de Bazas peu d’années aprèsl ’ascension de Notre Seigneur Jésus-Crist, Toulouse, Paris, 1880, 184 p. C’est à ce texte que se rapportent les citations en références. Nous en avons fait une nouvelle traduction. - Dom Aurélien, op. cit., p. 132-133. Préface de J. Dibarola, “Ex prae fatione tamen ipsius et C. IV, et in fine libri secondi apparet eumdem auctorem studuisse Toleti civitate Hyspaniae…”, id., p. 275, Garcias déclare que les Musulmans célèbrent la fête de saint Jean et il ajoute “sicut etiam in decretis legum ejus (Mahomet) me Toleti legisse memini”.
- Le Chronicon Vasatense a été édité dans les Archives historiques de la Gironde, t. XV, p. 1. C’est E. Piganeau qui en fait la transcription en s’inspirant de plusieurs manuscrits dont le principal se trouvait à la mairie de Bazas et qui de nos jours semble avoir disparu, volé sans doute. E. Piganeau n’avait pas caché le caractère défectueux du texte qui n’était qu’une copie du XVIIIe siècle. Il dut procéder à des corrections, mais il n’indique pas ses autres sources. Dans la forme, il s’en faut en effet que la transcription soit toujours claire. Dans le fond, les erreurs sont parfois graves. Il n’en reste pas moins que cette chronique rédigée d’après des documents brûlés au XVIIe siècle et sous la Révolution constitue une des bases de l’histoire bazadaise. Une édition nouvelle rendrait de grands services.
- Les différents inventaires du fonds d’Albert conservé aux archives des Basses-Pyrénées, E 13 (1498), E 14 (1544), E 139 et E 140 (XVe siècle) ne mentionnent pas d’actes du XIIe siècles concernant Casteljaloux. La plupart des documents concernant cette ville était conservés à Nérac au XVIIe siècle. Ils ont disparu depuis.
- Chronicon Vasatense, dans Arch. hist. Gir., p. 25.
- L. Mas-Latrie, Trésor de chronologie, Paris, 1889, col. 1387.
- Id. col. 1363.
- Id., ibidem.
- Id. col. 1372.
- P. Jaffé, Regesta Pontificum Romanorum, Berolini, 1851, p. 535 (5017).
- Caumont (Lot-et-Garonne), canton du Mas-d’Agenais, Bouglon (Lot-et-Gar.), chef-lieu de canton.
- Dom R. Biron, Précis de l’histoire religieuse des anciens diocèses de Bordeaux et de Bazas Bordeaux, 1925 (carte, p. 96-97).
- Dom Aurélien, op. cit., p. 293-294.
- Chronicon Vasatense, dans Arch. hist. Gir., p. 26-27.
- L. Mas-Latrie, op. cit., col. 1363.
- Id., col. 1387.
- Chronicon Vazatense, dans Arch. hist. Gir., p.26.
- L. Mas-Latrie, op. cit., col. 1094 et suiv.
- L. Mas-Latrie, op. cit., col. 1387.
- À en croire Garcias, la cathédrale aurait été détruite, et c’est dans un nouvel édifice qu’on aurait transporté le corps d’Alain. L’édifice détruit semble être celui commencé au XIe siècle et consacré par Urbain II, dont il reste la base du clocher. Au cours des événements de 1136 ce bâtiment fut peut-être incendié puis restauré, mais il n’a pu s’agir d’une destruction complète.
- Voici la bibliographie à peu près complète se rapportant à cette question : Dom G.-Al. Lobineau, Les Vies des saints de Bretagne, Rennes, 1725, p. 160, ou nouv. édit., Paris, 1836, par l’abbé Tresvaux, t. II, p. 147 à 178 ; Duchesne, Anciens Catalogues épiscopaux de la province de Tours, 1890, p. 79 ; Bollandistes, Bibliotheca Hagiographia Latina antiquae et mediaeaetatis, Bruxelles, I (lettres A-1), 1898-1899, p. 55, n° 4, et liste des saints Alanus, dans Guérin, Petits Bollandistes, XVII, table, p. 229 ; Dom Bede Plaine, O.S.B., “Saint Alain de Corlay, évêque de Quimper (27 nov. 700 ?)”, dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 1900, t XXVII, p. 167 à 177 ; F. Duine, “Memento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne”, dans Bulletin et mémoires de la société archéologique du département de l’Ille-et-Vilaine, 1918, t. XLVI, p. 323 (première partie) ; Dictionnaire de biographie française, t. XI, p. 1070 ; revue Catholicisme, col. 257-258 ; RR. PP. Bénédictins de Paris, Vie des saints et bienheureux du calendrier avec l’histoire des fêtes, Paris, 1956, t. XII, p. 713.
- Chronicon Vazatense, dans Arch. hist. Gir., p. 27.
- Dom Aurélien, op. cit., p. 296.
- Id., p. 296.
- Id., p. 294-295.
- Id., p. 296-267.
- Chronicon Vazatense, dans Arch. hist. Gir., p. 27 : “Sancinerius de Cavomonte et Betrandus de Cantiran foventes partes aginnensis episcopi ac armis fines aginnensis episcopatus in oppido de Castro-gelosio tuentur…”.
- Id., p. 27.
- Id., p. 28-29.
- Id., p. 27.
- L. Mas-Latrie, op. cit., col. 1409.
- Il n’est pas indiqué par Mas-Latrie, voir Dom Biron, op. cit., p. 112.
- Chronicon Vazatense, dans Arch. hist. Gir., p. 28.
- Id., p. 28.
- L. Mas-Latrie, op. cit., col. 1097-1099.
- Id., col. 1396.