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La signification variable des dépôts funéraires
et des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze

Brun, P. (2003) : “La signification variable des dépôts funéraires et des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze”, in : Bourgeois J., Bourgeois I., Cherretté B., éd. : Bronze Age and Iron Age Communities in North-Western Europe, Bruxelles, 61-73.


Cette réflexion s’inspire de deux idées très pertinentes : celle d’Alain Testart selon laquelle les grands types de dépôts correspondaient à l’affichage de deux types de tendances politiques, plutôt despotique ou plutôt consensuelle ; et celle de Jared Diamond sur l’importance de distinguer, parmi les phénomènes sociaux majeurs, les facteurs proches des facteurs ultimes, que je nommerais plutôt immédiats et fondamentaux.

This reflection is inspired by two very pertinent ideas: that of Alain Testart that the major types of deposits corresponded to the display of two types of political tendency, mostly despotic or mostly consensual; and Jared Diamond’s idea of the importance of distinguishing, among major social phenomena, proximate from ultimate factors, which I would instead call immediate and fundamental.


La plupart des richesses métalliques de l’âge du Bronze, aujourd’hui connues, ont été abandonnées et condamnées délibérément, sous la forme de dépôts, funéraires ou non. L’âge du Bronze apparaît d’ailleurs comme l’âge des dépôts non funéraires par excellence, même si de tels dépôts sont attestés avant et après cette période. Pour l’âge du Bronze, les dépôts non funéraires sont, en effet, de très loin, la catégorie de découvertes la plus riche en objets métalliques. La signification de ces dépôts reste controversée. Leur comparaison avec les dépôts funéraires permet de mieux comprendre ces “cachettes” énigmatiques. Cette méthode a permis, ces dernières années, d’élaborer des propositions stimulantes, mais qui tendent à se figer dans une opposition binaire (sur leur fonction, alors que ces dépôts ne sont pas à 100 %, mais plus ou moins majoritairement des stocks de récupération à refondre, des stocks d’objets mis en sécurité temporaire, ou des offrandes votives).

Je vais tenter de montrer ici que les dépôts non funéraires pourraient correspondre à différentes pratiques d’offrande de richesses, contribuant toujours à la légitimation du pouvoir, mais variant selon diverses circonstances. La fonction première des dépôts funéraires est bien différente puisqu’il ne s’agit pas d’offrandes, mais de l’apparat et du viatique du défunt. Le but sous-jacent reste cependant le même : garantir la reproduction sociale et l’image que la société se fait d’elle même.

L’état des connaissances

La variabilité des dépôts constitue la principale difficulté pour approcher leurs significations sociales. Les dépôts funéraires montrent une très grande variabilité, à la fois temporelle et spatiale, bien que l’ensemble du continent européen évolue au même niveau de développement économique global. Notons cependant que les tombes très riches et/ou très monumentales demeurent rarissimes. La norme semble plutôt préconiser la sobriété et le minimalisme. Même les tombes à inhumation les plus riches ne possèdent pas l’équipement complet que nous connaissons par d’autres voies. Ainsi, les pièces de l’équipement militaire aristocratique, qui existaient à l’époque, ont été découvertes, le plus souvent, hors des tombes et toujours dissociées. Les dépôts non funéraires montrent une variabilité analogue. Aucun stéréotype ne s’impose. Des sortes de “panoplies” masculines ou féminines, associées à des séries d’outils ou de vaisselles évoquent des dépôts funéraires sans défunt1, mais la plupart des dépôts résistent à des interprétations aussi simples, sauf à admettre des rassemblements de plusieurs “panoplies” incomplètes ; hypothèse sans grand intérêt, car invérifiable. On distingue habituellement les dépôts en milieux secs (contenant un seul objet à plus d’une centaine), des dépôts en milieux humides (marais, lacs et rivières ; objets trouvés le plus souvent isolément, mais plus particulièrement dans certains secteurs). Les dépôts non funéraires ont d’abord été considérés comme des enfouissements rituels, à caractère votif2. Une partie d’entre eux ont ensuite été conçus par certains comme des stocks de marchands ou de bronziers (séries d’objets neufs, ou ensembles hétéroclites avec de petits fragments difformes et des résidus de coulées3). D’autres y ont vu des dépôts funéraires sans défunt (celui-ci aurait subi un sort différent4). On a pu voir aussi, dans les objets trouvés en rivière, des dépôts funéraires confiés aux flots et dissociés des restes humains par les remous ; les crânes trouvés dans la Tamise constitueraient un indice possible de telles pratiques5. D’autres auteurs ont pensé aux vestiges d’accidents : batailles navales, naufrages ou crues, objets perdus sur les gués, les ports, les points de rupture de charge. On tend de plus en plus à considérer ces objets comme des biens sacrifiés, offerts à des divinités aquatiques, ou comme des vestiges de sortes de potlatchs6. Un lien structurel a été souligné depuis une dizaine d’années entre les dépôts funéraires et les dépôts non funéraires7. Les deux groupes de dépôts ont été interprétés comme les révélateurs de deux politiques opposées, alternant au cours du temps en fonction des changements sociaux majeurs subis par les communautés humaines. Toutefois, les données résistent, pour la majorité, à ces explications simples, ou simplement univoques, car les objets présentent divers états d’usure, mais aussi pour certains, mais pas tous, des traces de bris volontaires et enfin parce que les dépôts non funéraires se montrent, pour la plupart, très différents des dépôts funéraires.

Les dépôts non funéraires du Bronze final en France

Des explications plus diverses et circonstancielles ont été proposées voilà peu, à la suite d’un gros travail d’inventaire systématique pour l’ensemble du territoire français8. L’inventaire regroupait 1 941 objets trouvés en milieu aquatique (tab. 1) et 14 254 objets en dépôts terrestres (tab. 2) ; plus de 16 000 objets au total. Le nombre de dépôts terrestres s’élève à 380. Ces chiffres sont trop élevés pour laisser envisager des pertes ou des rejets aléatoires d’objets ayant échappé au recyclage. Mais cela équivaut, en moyenne et par an, à 3,5 objets en milieux humides et 24 objets en dépôts terrestres pour un espace de 550 000 km2. Ces effectifs sont, à l’évidence, faibles par rapport au volume de métal alors en circulation. Le seul site de Fort Harrouard à Sorel­Moussel a livré en moyenne 2,5 objets par année d’occupation. Ce site fut probablement le siège d’une intense activité métallurgique et commerciale, comme en témoignent les nombreux moules retrouvés. Il n’en reste pas moins que les bronzes découverts lors des fouilles constituent un effectif sans doute très inférieur au total des produits qui passèrent entre les mains de ses occupants, car ces derniers l’ont quitté “avec armes et bagages”.

CatégorieÉtape 1Étape 2Étape 3
1 – indéterminés010
2 – métallurgie025
3 – outils521528
4 – haches23498281
5 – couteaux73541
6 – armes296260231
7 – prestige111220
8 – parures15644112
Totaux756467718
Total général = 1 941 (< 4 objets par an) 
Tabl. 1. Décompte des objets du Bronze final en milieux humides en France (550 000 km2), par étapes et par catégories fonctionnelles (d’après Brun et al. 1997).
CatégorieÉtape 1Étape 2Étape 3
1 – indéterminés7579574
2 – métallurgie179219674
3 – outils173189897
4 – haches3742132145
5 – couteaux1241171
6 – armes2886512034
7 – prestige57105712
8 – parures11925322766
Totaux235017299973
Total général = 14 052 (< 26 objets par an) 
Tabl. 2. Décompte des objets du Bronze final en dépôts terrestres en France (550 000 km2), par étapes et par catégories fonctionnelles (d’après Brun et al. 1997).

L’échantillon de 16 000 objets, dont nous disposons, a été modifié par des filtres successifs, soit à l’époque, soit depuis lors :

  • le choix aléatoire ou socialement codifié de ce qui était retiré du circuit normal du bronze, pour être mis en dépôts (funéraires ou non) ;
  • le choix aléatoire ou socialement codifié du mode d’installation des objets : dépôts ou simples rejets (milieu, profondeur, couverture, etc.) ;
  • les dissimulations ou les déplacements causés par des agents naturels ;
  • les conditions de découvertes (types d’engins, motivations des inventeurs, etc.) ;
  • le volume et la localisation des sédiments encaissants ;
  • la compétence des individus et des organismes aptes à enregistrer ces découvertes.

On entend parfois dire que les concentrations d’objets isolés, issus des rivières, ne reflètent que l’intensité des dragages et ne revêtent par conséquent qu’un intérêt scientifique limité. Or, toutes choses égales par ailleurs, on ne trouve pas les mêmes quantités de bronzes, selon les mêmes proportions chronologiques et fonctionnelles, dans tous les lieux dragués et surveillés. C’est pourquoi nous pouvons penser que nos statistiques et nos cartes de répartitions constituent une image partiellement représentative de ces pratiques anciennes.

Analyse quantitative des dépôts non funéraires de France

Ces objets découverts en dépôts non funéraires, y compris dans l’eau, ont été volontairement retirés du cycle courant de vie des bronzes, selon des modalités variables au cours du temps. En suivant un découpage tripartite, dorénavant classique9 :

  • Étape 1 = Bronze D-Hallstatt A1 (1350 à 1150 a.C. environ),
  • Étape 2 = Hallstatt A2-B1 (1150 à 930 a.C. environ),
  • Étape 3 = Hallstatt B2/3 (930 à 800 a.C. environ).

En pondérant en fonction de la durée de chaque étape (Étape 1 = 8 générations, Étape 2 = 8 générations, Étape 3 = 6 générations de 25 ans), nous observons que l’on abandonne dans les rivières presque la moitié moins d’objets lors de l’Étape 2 que lors de la première et de la troisième. Cette croissance est causée par le seul secteur nord oriental, où la quasi-totalité des catégories fonctionnelles affichent un recul net.

Les pratiques de dépôts terrestres évoluent un peu différemment, puisque le nombre d’objets installés de la sorte baisse certes d’un tiers de l’Étape 1 à l’Étape 2 – décroissance qu’il convient de relativiser dans la mesure où le dépôt de Villethierry (Yonne), enfoui lors de la transition des deux étapes chronologiques, cause à lui seul cette différence – mais se trouve multiplié par cinq lors de l’Étape 3. L’évolution du nombre d’objets en dépôts terrestre accompagne une progression analogue du nombre de ces dépôts, qui reste stable de l’Étape 1 à l’Étape 2 (78 pour la première, 82 pour la deuxième) et triple presque ensuite (220).

Nous avons analysé ces objets selon leur fonction. Huit catégories fonctionnelles ont été retenues. Celle des indéterminés renferme les objets dont la fonction demeure inconnue ; surtout à cause de leur fragmentation. La catégorie métallurgie regroupe les lingots et les déchets de fonte ou de moulage. Les outils sont ceux des diverses activités agricoles ou artisanales. Les haches et les couteaux ont été distingués car nous ignorons s’il s’agit d’outils, d’armes, ou les deux à la fois. Les armes ne comprennent ici que les armes offensives, les plus nombreuses (épées, poignards, lances, flèches). La catégorie prestige réunit les armes défensives, la vaisselle, les morceaux de tôle de bronze qui appartenaient très vraisemblablement à des pièces de ce genre, les ustensiles de banquet (crochets à viande, broches à rôtir) et les pièces de char et de harnachement ; tous ces objets se révèlent préférentiellement associés aux personnages enterrés avec le mobilier le plus riche et/ou dans les sépulcres les plus monumentaux. Les parures enfin comprennent les bijoux universels et diverses pendeloques ; ces dernières composant souvent des ensembles composites (plastrons, ceintures articulées, manteaux ou tuniques à appliques métalliques), toutes celles d’un même type et tous les anneaux ont été comptés pour une unité parure dans chaque dépôt. Nous travaillons ainsi dans l’optique d’un NMI (nombre minimum d’individus) (tab. 1 et 2).

Pour les objets en milieux humides, les armes (plus de 30 %) et les haches (plus de 20 %) sont dominantes, les parures viennent ensuite (10 à 20 %), les témoins de métallurgie et les indéterminés restent inférieurs à 1 %. Au cours de ces cinq siècles et demi, les grandes masses demeurent inchangées. On note cependant une forte hausse du nombre des armes avec l’Étape 2 (56 %). Mais comme celle-ci va de pair avec une régression de la proportion de haches, il est permis de se demander si ces dernières ne seraient pas principalement des armes ; auquel cas, cette variation ne résulterait que d’une sélection au sein de l’armement.

Pour les objets en dépôts terrestres, les proportions relatives sont assez différentes. Ici, les parures prédominent toujours (plus de 25 %), les haches et les armes suivent (10 à 22 %), toutes les autres catégories se situent entre 1 et 10 %, la métallurgie étant constamment représentée à plus de 7 %. Mais là encore, il ressort une étonnante stabilité des grandes masses au cours du temps. Le dépôt de Villethierry, qui date de l’extrême fin de l’Étape 1 (ou du tout début de l’Étape 2), exagère les résultats avec ses 625 objets de parure. Si l’on écarte ce “monstre” statistique, les parures restent pourtant dominantes en dépôts terrestres durant cette étape, mais avec 34% du total, au lieu de 52 %.

En résumé, l’armement, les haches, qui pourraient bien être surtout des armes, les objets de prestige (tous des ustensiles plutôt masculins) et les parures (en majorité féminines) prédominent. Une parure simple ne peut, bien sûr, être a priori considérée comme un symbole de rang élevé, mais la parure se montre souvent abondante par rapport à ce que recèlent les tombes. Ces catégories expriment ainsi, globalement, le lien étroit de ces découvertes, tant fluviales que terrestres, avec les élites sociales, car il convient de raisonner en termes de fréquence. Cela signifie probablement que le contrôle du bronze par les élites sociales s’exerçait jusque dans les pratiques de destruction, d’abandon, ou de thésaurisation. Les bronzes en rivière, peu susceptibles de récupération, étaient souvent jetés en bon état. Au contraire, les armes en dépôts terrestres étaient le plus souvent endommagées avant la mise en terre, peut-être pour éviter leur récupération.

Cela suggère que leur présence, comme celle de quelques riches parures, constituait une sorte de “signature”, ou de “sceau”, apposée sur le dépôt par les membres de l’élite sociale, c’est-à­dire l’expression du rôle de médiation monopolistique exercé par les chefs politiques entre leur communauté et les autres communautés, d’une part, les forces surnaturelles, d’autre part.

Ainsi s’agit-il, non de “panoplies”, tant celles-ci sont exceptionnelles et évidentes lorsqu’elles existent10, mais de quelques pièces choisies pour symboliser le rôle dominant et la capacité de dépense de cette minorité.

Nous ignorons, bien entendu, quelles étaient les quantités de bronze et les proportions relatives par catégories fonctionnelles produites à l’époque. Nous avons signalé que les effectifs aujourd’hui connus sont certainement très inférieurs à la réalité passée. Il convient, en effet, de rappeler ici les estimations de Pittioni11 à propos des extractions minières en Autriche pendant les âges du Bronze et du Fer : 50 000 tonnes de cuivre, c’est-à-dire en moyenne 25 tonnes par an ; à comparer au contenu en cuivre des dépôts du Bronze final répertoriés en France : 6 kg par an en moyenne. Nous ne savons pas si la composition fonctionnelle moyenne des dépôts est représentative de la production totale. Aucun site du Bronze final enterré brutalement, comme Pompéi, n’a encore été découvert, ce qui nous prive de cette information cruciale. À défaut, nous pouvons examiner quelques sites riches en bronzes. À Auvernier12, Hauterive-Champréveyre13 et Sorel­Moussel “Fort Harrouard”14, nous constatons de fortes analogies, bien que les deux premiers établissements soient des sites de bord de lac et le troisième un site de hauteur, c’est-à-dire malgré des conditions “post-dépositionnelles” très différentes. Pour les trois établissements, les parures dépassent la moitié du total des bronzes découverts. Cette prédominance rappelle nos observations sur les dépôts terrestres, mais pour les autres catégories, les résultats s’avèrent assez différents : tandis que dans les dépôts terrestres, les armes et les haches figurent en fortes proportions (13 à 23 % selon les étapes chronologiques), dans ces établissements, elles oscillent entre 2 et 13 %. Cette faible représentation des armes et des haches ne saurait toutefois surprendre, car il s’agit d’objets (trop volumineux pour être perdus), d’autant que leur porteur leur accordait sans doute une attention toute particulière, au moins lorsqu’il s’agissait d’épées, ces très probables symboles statutaires. Le dépôt terrestre moyen, où l’on trouve de tout, dans tous les états, pourrait donc bien refléter les proportions relatives des catégories fonctionnelles fabriquées à l’époque. Dans cette hypothèse, c’est la production bronzière dans sa totalité qui doit être conçue comme placée sous le contrôle étroit des élites sociales, puisque des biens qui leur sont préférentiellement associés figurent presque toujours parmi ces objets rassemblés.

Analyse spatiale des dépôts non funéraires de France

Examinons rapidement maintenant la distribution spatiale de ces documents15. Souvenons-nous d’abord, de la carte du potentiel français en gisements de cuivre et d’étain (fig. 1). En gros, cinq massifs métallifères dessinent une diagonale de gisements de cuivre et d’étain du nord-ouest au sud-est (du Massif armoricain au sud-ouest du Massif central), un axe nord-sud, où s’égrènent des gisements de cuivre le long de la frontière orientale (du sud du Massif schisteux rhénan au sud des Alpes) et un axe sud-occidental où existent aussi des gisements de cuivre (la chaîne des Pyrénées). Ces massifs bordent deux bassins sédimentaires et la zone côtière méditerranéenne. Dépourvues de gisements, ces zones sont cependant riches du point de vue agricole et, par conséquent, plus densément peuplées. Elles communiquent par des seuils (de Bourgogne et du Poitou) et par le couloir rhodanien.

Fig. 1. Distribution des gisements potentiels de cuivre et d'étain.
Fig. 1. Distribution des gisements potentiels de cuivre et d’étain.

La carte des objets en milieux humides de l’Étape 1 montre une nette dichotomie culturelle est-ouest, dont la limite occidentale se superpose avec celle de la céramique à cannelures légères (fig. 2, 1). Les vallées sont nettement privilégiées, notamment près des débouchés maritimes et le long des frontières culturelles. Enfin, il convient de remarquer un axe majeur transculturel Genève-Amiens. Notons toutefois que la distribution se montre très floue au sud.

La carte des dépôts terrestres de l’Étape 1 est en partie différente (fig. 2, 2). Si, à l’Est, les zones de concentrations en rivières et en dépôts terrestres se superposent, en particulier le long de l’axe Genève-Amiens jusqu’à Paris, à l’ouest, nous observons, au contraire, une exclusion entre les zones de concentrations en rivières et les zones de dépôts terrestres. La distribution se montre indépendante des frontières culturelles.

La carte des objets en milieux humides de l’Étape 2 (fig. 2, 3) est très proche de celle de l’Étape 1. La différence la plus notable réside dans la poussée du Complexe nord-alpin jusqu’à l’Oise au nord-ouest, et jusqu’au Languedoc occidental vers le sud. Une baisse de la densité des trouvailles, au nord-est, est aussi très apparente.

La carte des dépôts terrestres montre la prédominance des axes de communication et, cette fois, des marges frontalières, à l’exception du Massif armoricain (fig. 2, 4).

La carte des objets en milieux humides de l’Étape 3 montre une atténuation des effets de frontière si nets auparavant (fig. 2, 5), malgré une concentration spécifique dans la Loire, près de Saumur. Cet estompage est principalement dû à la pénétration en plus grand nombre de produits atlantiques vers l’Est.

La carte des dépôts terrestres illustre aussi cette dispersion, cette relative homogénéisation (fig. 2, 6), même si l’Armorique et la Touraine sont les lieux d’une densification très importante.

Fig. 2. Distribution spatiale d'objets en bronze en France ; 1. Objets en milieu humide de l'Étape 1 (BronzeD-Hallstatt A1) ; 2. Objets en dépôt terrestre de l'Étape 1 (Bronze D- Hallstatt Al) ; 3. Objets en milieu humide de l'Étape 2 (Hallstatt A2-B1) ; 4. Objet en dépôt terrestre de l'Étape 2 (Hallstatt A2-B1) ; 5. Objets en milieu humide de l'Étape 3 (Hallstatt B2-B3) ; 6. Objets en dépôt terrestre de l'Étape 3 (Hallstatt B2-B3) (d'après Brun et al. 1997).
Fig. 2. Distribution spatiale d’objets en bronze en France ; 1. Objets en milieu humide de l’Étape 1 (BronzeD-Hallstatt A1) ; 2. Objets en dépôt terrestre de l’Étape 1 (Bronze D- Hallstatt Al) ; 3. Objets en milieu humide de l’Étape 2 (Hallstatt A2-B1) ; 4. Objet en dépôt terrestre de l’Étape 2 (Hallstatt A2-B1) ; 5. Objets en milieu humide de l’Étape 3 (Hallstatt B2-B3) ; 6. Objets en dépôt terrestre de l’Étape 3 (Hallstatt B2-B3) (d’après Brun et al. 1997).

Au total, la pratique de l’abandon en rivière montre une répartition corrélée avec les principaux axes de circulation, d’une part, et avec les limites de complexes culturels d’autre part. Son importance est probablement fonction de l’intensité des échanges. La pratique du dépôt terrestre se montre moins directement dépendante des flux de bronze ; en particulier sur la façade atlantique pendant l’Étape 1 et, à l’intérieur de cette zone, en Armorique pendant toute la durée du Bronze final. Les causes en restent obscures. Il pourrait s’agir de pratiques propres à des réseaux régionaux ; des réseaux d’alliance au sein desquels les échanges étaient plus fréquents qu’avec l’extérieur.

La question des significations sociales

Les corrélations frontalières mises en évidence concernent uniquement l’échelon des complexes culturels. Pour les niveaux inférieurs (celui des cultures ou celui des groupes locaux) nos connaissances demeurent trop imprécises pour autoriser ce genre d’observation. Toutefois, même en tenant compte de ces incertitudes scalaires, plusieurs arguments suggèrent que la proximité d’une frontière n’était pas la seule motivation de ces pratiques :

  • de fortes concentrations de dépôts existent à l’intérieur des entités culturelles répertoriées ;
  • des zones en sont presque vides, bien que recelant des gisements de matières premières ;
  • d’importantes variations spatio-temporelles affectent la distribution des dépôts, malgré une étonnante stabilité des frontières ;
  • les deux grandes catégories de dépôts distinguées ici s’avèrent assez différentes dans leur composition fonctionnelle et leur répartition.

D’un autre côté, des permanences ont été mises en évidence, qui interdisent de voir dans notre documentation le résultat de pratiques anciennes aléatoires, motivées par des raisons définitivement incompréhensibles, ou bien le fruit de trouvailles et de recherches faites au hasard.

La question de la condamnation, au moins de l’inaccessibilité, de ces dépôts, reste, elle aussi, difficile à trancher. Les objets jetés dans les rivières étaient vraisemblablement voués à l’abandon, mais ils restaient accessibles à un bon nageur. Symétriquement, les ensembles soigneusement enterrés pouvaient être récupérés, sans grande difficulté, mais les objets, en particulier les armes, étaient souvent brisées, rendues inutilisables, avant leur mise en dépôt. Un argument affaiblit cependant la thèse de la cachette temporaire ou de la réserve : le nombre très élevé de ces dépôts confiés et laissés à la terre partout en Europe. On conçoit mal qu’ils aient été oubliés, ou que leurs auteurs aient subi une mort précoce, dans un aussi grand nombre de cas. À l’inverse, il n’est pas exclu que des abandons ritualisés, ostentatoires, à vocation politico-religieuse aient été seulement provisoires, les entités surnaturelles ou les ancêtres “rendant” un don, si la nécessité s’en faisait sentir.

La difficulté d’interprétation de ces pratiques est à la mesure de leur complexité. Ces pratiques mêlent inextricablement :

  • de l’économique, en impliquant des moyens d’action sur la matière au travers des outils et en procédant d’échanges de richesses matérielles ;
  • du politique, en mettant en jeu des moyens d’action sur les hommes, au travers des armes, des insignes de statut dominant et, souvent, des limites territoriales ;
  • de l’idéologique, en exerçant des moyens d’action (au moins supposés) sur des forces supra humaines, au travers des représentations symboliques, et/ou des limites entre deux mondes, l’ici et l’au-delà (lieux de passage vers le monde souterrain notamment : grottes, sources, marécages, etc.).

Cela brouille sans doute nos cadres de pensée de modernes, mais correspond parfaitement à ce qu’ont souligné des auteurs comme M. Mauss16 et K. Polanyi17 : le caractère imbriqué, enchevêtré de toutes les fonctions sociales dans les sociétés traditionnelles. De fait, le bronze était alors une ressource critique, moins pour des raisons purement économiques d’efficacité agricole et artisanale, que pour des raisons sociales. Il était probablement devenu essentiel à la reproduction de l’ordre social. Les échanges de bronze, voire les destructions ostentatoires, constituaient un moyen de redistribution permanent des statuts sociaux lors de dons compétitifs. En donnant beaucoup à un autre membre de l’élite sociale, ou à des divinités, on exprimait, on affichait son contrôle économique et politique, mais surtout le fait que l’on était protégé, favorisé par les puissances surnaturelles. Le pouvoir économique et politique trouvait de la sorte une légitimation religieuse.

Un tel enchevêtrement fonctionnel doit, par conséquent inviter à considérer toutes les oppositions tranchées sur les significations fonctionnelles de ces pratiques de dépôts comme peu pertinentes. Ces pratiques polysémiques18 constituent un fait social total19. Elles expriment à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions couramment distinguées par la sociologie. Les bronzes abandonnés ainsi, trahissent très probablement, dans leur variabilité spatiale et temporelle, des changements sociaux. Ceux-ci engendrent des investissements plus ou moins accentués dans les pratiques rituelles, cérémonielles, religieuses afin de résoudre les difficultés mettant en péril la cohésion sociale. La nature de ces difficultés ne nous est pas directement accessible. Un système social peut être mis en péril par de multiples causes, aussi bien externes : catastrophes naturelles, conflits guerriers, interruptions dans l’approvisionnement de certaines ressources, etc., qu’internes : conflits entre groupes ou entre individus, répétitions de mauvaises récoltes, épidémies, etc. Nous pouvons pourtant écarter les hypothèses événementielles et d’échelon local. Le fait que ces pratiques se soient déroulées sur des durées longues et surtout des espaces assez larges (régions ou sections de rivières de plusieurs dizaines de kilomètres de longueur) suggère, en effet, des causes structurelles affectant de nombreuses communautés locales en même temps. Et comme nous avons observé des indices de ce que ces pratiques étaient contrôlées de bout en bout par les élites sociales, nous pouvons considérer qu’elles répondaient, pour l’essentiel, au maintien, à la reproduction, voire au renforcement de celles-ci.

L’analyse statistique et spatiale des dépôts non funéraires, en milieux secs ou humides, et ce que nous savons des dépôts funéraires de la même période, imposent l’idée d’une variabilité a priori difficile à comprendre. L’idée qui me semble s’imposer est, en effet, que la variété des pratiques et des motivations était à la mesure de celle de ces différents dépôts. Les approches des meilleurs auteurs s’avèrent plutôt binaires et un peu réductrices, bien que très stimulantes et beaucoup plus riches que les perspectives antérieures. Richard Bradley20 et Kristian Kristiansen21 voient dans ces pratiques de dépôts deux politiques opposées. Bradley différencie ces dépôts, funéraires ou non funéraires, en fonction de leur caractère ostentatoire ou non : des dépôts ostentatoires constitueraient un affichage nécessaire du pouvoir en période de crise de légitimité ; une symbolisation légère des écarts sociaux caractériserait les périodes calmes. Kristiansen intègre tous les dépôts dans une stratégie sociale globale de manipulation de la richesse. Il oppose les dépôts funéraires ostentatoires aux dépôts non funéraires : les dépôts funéraires ostentatoires correspondraient à l’installation de nouvelles élites sociales (nouveaux lignages dominants, nouvelles dynasties) ; les dépôts non funéraires serviraient simplement à l’entretien des élites en place et, plus largement, des rapports sociaux, hors des périodes les plus conflictuelles. Une autre hypothèse (proposée par Alain Testart, mais non publiée) serait de voir dans les dépôts funéraires ostentatoires des manifestations typiques des sociétés à pouvoir despotique, et dans les dépôts non funéraires, celles de sociétés à régulation plus consensuelle.

La comparaison des deux types de dépôts met en évidence leurs profondes différences. Les dépôts funéraires se composent de parties d’équipement individuel et de vaisselle céramique. Les dépôts non funéraires terrestres comprennent, dans la plupart des cas, plusieurs objets de diverses catégories fonctionnelles, dont des lingots et des déchets de travail métallurgique ; la poterie n’est présente que parfois, à l’unité et à titre de contenant pour le reste des objets. Ces différences de composition interdisent de voir dans les seconds des dépôts funéraires sans défunt. D’un autre côté, les deux types de dépôts s’excluent chronologiquement dans certaines régions ; le cas de la Scandinavie est bien connu, mais dans d’autres régions on constate aussi que les périodes à tombes ostentatoires et les périodes à riches dépôts non funéraires tendent à se succéder. De plus, les riches dépôts funéraires renferment toujours les mêmes marqueurs de statuts privilégiés (armes, parures complexes) que les plus riches dépôts funéraires.

Cette apparente contradiction pourrait s’expliquer de la manière suivante. Derrière la motivation première, c’est-à-dire manifester l’apparat du défunt jusque dans la vie éternelle, dans un cas, procéder à une offrande votive ou expiatoire, dans l’autre, il existe un but plus général : mettre en scène le pouvoir et l’image que la société se fait d’elle-même et de sa place dans le monde afin de garantir une reproduction sociale perçue comme menacée. Lors des cérémonies funéraires, il s’agissait de rétablir un certain ordre social, ébranlé par le décès d’un des membres de la société, a fortiori s’il était éminent ; l’accent était mis soit sur la distinction statutaire, soit sur la fusion unitaire. Lors des cérémonies d’offrande, il s’agissait de réparer une faute ou de demander des bienfaits aux puissances surnaturelles ; en d’autres termes, de rétablir l’ordre du monde et de la société, bref de garantir, là encore, la reproduction sociale.

Il me semble que les éléments dont nous disposons invitent à adopter une conception plus polysémique de ces dépôts. Il convient d’admettre que les dépôts trahissent, dans leur variabilité temporelle et spatiale, des changements sociaux. Ces changements peuvent avoir des causes diverses, naturelles ou humaines, internes ou externes. De nombreuses comparaisons ethnographiques et historiques montrent que ces changements peuvent déclencher des investissements, eux-mêmes variables, dans des pratiques rituelles. Les abandons codifiés que nous percevons à travers les dépôts non funéraires pourraient correspondre à différentes pratiques d’offrande, variant selon les périodes, les lieux, les groupes sociaux donateurs, les facteurs de troubles à corriger et les circonstances ainsi créées. Globalement, bien sûr, tous les dépôts contribuaient à rétablir la cohésion sociale en légitimant le pouvoir, mais la forme concrète prise par ces pratiques – et qui éclaire sur leur raison d’être immédiate – constitue un élément indispensable à la compréhension de l’organisation sociale et des changements qui l’affectent au cours du temps. Ainsi, convient-il de distinguer deux questions trop souvent confondues : pourquoi telle ou telle pratique et dans quel but ?


Bibliographie

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Notes

  1. Kolling 1968.
  2. Montelius 1885 ; Worsaae 1866.
  3. Déchelette 1913.
  4. Kolling 1968.
  5. Bradley 1990.
  6. Bradley 1990 ; Brun 1988 ; Hure 1922 ; Torbrügge 1970.
  7. Bradley 1990 ; Kristiansen 1998.
  8. Brun et al. 1997.
  9. Brun 1986 ; Brun & Mordant, éd. 1988.
  10. Thévenot 1991.
  11. Pittioni 1957.
  12. Rychner 1979.
  13. Rychner-Faraggi 1993.
  14. Mohen & Bailloud 1987.
  15. Brun et al. 1997.
  16. Mauss 1923.
  17. Polanyi 1957.
  18. Brun 1988.
  19. Durkheim 1937 ; Mauss 1923.
  20. Bradley 1990.
  21. Kristiansen 1998.
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356134585
ISBN html : 978-2-35613-458-5
ISBN pdf : 978-2-35613-460-8
Volume : 5
ISSN : 2827-1912
Posté le 22/12/2025
13 p.
Code CLIL : 4117; 3122;
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Brun, Patrice, “La signification variable des dépôts funéraires et des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze”, in : Brun, Patrice, Comprendre l’évolution sociale sur le temps long, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 5, 2025, 83-96, [URL] https://una-editions.fr/signification-variable-des-depots-funeraires-et des-depots-non-funeraires
Illustration de couverture • Première : Nebra Sky Disc, bronze and gold, ca. 3600 years before present; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták ;
Quatrième : The Nebra hoard with Sky Disc, swords, axes, chisel and arm spirals; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták
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