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Chronologie relative et rythmes du changement :
une question de fréquences d’associations

Brun, P. (2008) : “Chronologie relative et rythmes du changement : une question de fréquence d’association”, in : Lehoërff, A., dir. : Construire le temps. Histoire et méthodes des chronologies et calendriers des derniers millénaires avant notre ère en Europe occidentale, Actes du colloque international de HALMA-IPEL, Lille, 7-9 déc. 2006, Collection Bibracte 16, Glux-en-Glenne, 221-230.


Cet article montre, exemples à l’appui, que la méthode de la sériation, délaissée, voire jugée sans intérêt, permet de préciser, non seulement la chronologie fine des dépôt funéraires ou non funéraires contenant des objets typologiquement communs, mais aussi le rythme et le niveau d’importance et de gravité des changements sociaux. Ces informations sont pourtant, à l’évidence, indispensables à la compréhension de la manière dont la complexité organisationnelle des sociétés en question a pu évoluer.

This article shows, with examples, that the method of seriation, which has been neglected or even considered irrelevant, can be used to specify not only the precise chronology of funerary or non-funerary deposits containing typologically common objects, but also the pace and level of importance and severity of social changes. Yet these informations are clearly essential to understanding how the organizational complexity of the societies in question may have evolved.


Contrairement à une idée répandue, les méthodes d’élaboration des chronologies relatives ne permettent pas seulement de pallier les insuffisances des techniques de datations absolues. Elles peuvent aussi servir à mesurer les rythmes du changement et à hiérarchiser l’importance relative des ruptures évolutives. La formalisation des fréquences d’associations de types d’objets, mais aussi, dans certains cas, d’établissements, de réseaux de sites, de techniques, de pratiques, etc., offre la possibilité de mesurer et, ainsi, de comparer plus objectivement les changements. Il devient, de la sorte, possible de faire la part des simples changements générationnels et des transformations plus profondes ou globales, au travers des modifications qui affectent les modes d’expression stylistiques, les pratiques de dépôts funéraires ou non funéraires, voire les systèmes sociaux dans leur ensemble. Ces ressources méthodologiques n’ont pas été pleinement exploitées jusqu’à présent. On a vu, en revanche apparaître, ces dernières années, des propositions d’interprétation “microchronologiques” des dépôts funéraires, dont il n’est pas difficile de montrer le caractère fallacieux. Je vais montrer ici trois exemples d’application de ces ressources méthodologiques :

  • Les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze dans le nord-ouest de la France.
  • Les tombes des VIe et Ve s. a.C. dans l’est de la France.
  • Le cimetière du IIIe au Ier s. a.C. de Bucy-le- Long (Aisne).

Je ferai, au passage, la critique des récentes propositions d’ordre microhistorique portant sur le Premier âge du Fer.

Les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze dans le nord-ouest de la France

Le tableau des associations (fig. 1) ordonne 55 dépôts renfermant 109 types d’objets mis en terre pendant huit siècles (du Bronze B au Hallstatt B2/3, 1600 à 800 a.C. environ)1. Il met en évidence des groupes de dépôts qui correspondent aux groupes identifiés par Jacques Briard2 et qui possèdent une signification principalement chronologique. L’ordonnancement montre ainsi l’apparition de nouveaux types, mais aussi la persistance de types plus anciens. Le décompte du nombre de types communs permet la quantification des ressemblances et des persistances d’utilisation des types. Il permet, par conséquent, l’objectivation des ensembles de transition. Il devient de la sorte possible de procéder à des comparaisons vérifiables entre les dépôts, mais, de surcroît entre les étapes chronologiques mises en lumière. Pour le corpus étudié ici, il apparaît clairement que les ensembles de transition sont également des dépôts culturellement mixtes. Ils renferment une proportion importante de types exogènes, issus du Complexe culturel nord-alpin (représentés ici sous la forme de symboles ovalaires vides). Ces types exogènes se trouvent aussi plus particulièrement présents dans les dépôts nord-alpins de transition3, ce qui démontre la simultanéité des ruptures évolutives dans les deux complexes culturels en question.

Fig. 1. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze dans le nord-ouest de la France. Symboles pleins : types atlantiques ; symboles vides : types nord-alpins ; cadres épais : groupes typochronologiques, en regard de leur correspondance avec la nomenclature nord-alpine et avec les groupes armoricains de Briard (1965) ; flèches descendantes : indicateurs de persistance.
Fig. 1. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze dans le nord-ouest de la France. Symboles pleins : types atlantiques ; symboles vides : types nord-alpins ; cadres épais : groupes typochronologiques, en regard de leur correspondance avec la nomenclature nord-alpine et avec les groupes armoricains de Briard (1965) ; flèches descendantes : indicateurs de persistance.

Les résultats obtenus sont importants. Les groupes chronologiques de J. Briard4 pour l’Armorique se trouvent objectivés et validés pour la totalité du nord-ouest de la France. La sériation simple, traditionnellement visuelle, est consolidée par le dénombrement des types communs par ensembles, car, bien évidemment, quelques types d’objets demeurent en vigueur. Entre le Bronze B et le Bronze C (1600-1350 a.C. environ), c’est- à-dire entre les deux principales subdivisions du Bronze moyen, nous constatons la présence de quatre types communs. Entre le Bronze C et le Bronze D/ Hallstatt A1 (1350-1150 a.C. environ), les types communs sont au nombre de quinze. Entre le Bronze D/ Hallstatt A1 et le Hallstatt A2-B1 (1150-930 a.C. environ), ce nombre descend à huit. Il décline encore entre le Hallstatt A2-B1 et le Hallstatt B2/3 (930-800 a.C. environ), pour revenir à quatre. La hiérarchie des transitions chronologiques peut, de la sorte, être réévaluée : le passage du Bronze moyen au Bronze final (du Bronze C au Bronze D) se montre plus graduel que les autres ; ce qui contredit la hiérarchie induite par la nomenclature chronologique traditionnelle passant du Bronze moyen au Bronze final et donne du crédit à la hiérarchie et la terminologie utilisées en Grande-Bretagne où le Middle Bronze Age se poursuit jusqu’au milieu du XIIe s. a.C. Nous pouvons enfin constater, très clairement, que les deux transitions les plus récentes sur le tableau – entre le Bronze C et le Bronze D d’une part, entre le Hallstatt A1 et le Hallstatt A2 de l’autre – se sont produites en relation avec l’introduction de types nord-alpins. Cela suggère que les changements en question furent liés à des modifications des réseaux d’échanges dans leur dimension et leur dynamisme.

Les tombes des VIe et Ve s. a.C. dans l’est de la France

Les dates dites absolues sont, en réalité, approximatives, particulièrement pour le Premier âge du Fer. Le 14C s’avère alors inopérant à l’intérieur d’une fourchette large de trois siècles. Non seulement la teneur de l’air en 14C s’est révélée moins constante que prévue par la courbe théorique, mais il s’avère impossible d’affiner les datations entre 750 et 450 a.C. ; il s’agit de ce que l’on a appelé le “plateau du Hallstatt”. À l’intérieur de cette période, les datations 14C ne sont, en conséquence, d’aucune utilité. De surcroît, les dendrodatations sont rares et ne sont pas non plus dépourvues d’incertitude, car le temps écoulé entre l’abattage de l’arbre et l’utilisation du bois pour la construction est difficile à mesurer. Il semble, toutefois, que l’on puisse admettre la faible probabilité d’un stockage prolongé de bois coupés ou la récupération de poutres d’un certain âge avant la fin du Moyen Âge ; ces éventualités n’ont, en tout cas, jamais été démontrées pour ces périodes5.

Le problème reste, en revanche, crucial pour la datation des tombes renfermant un ou quelques objets dont la date de fabrication est connue. Le temps écoulé entre la fabrication et l’abandon d’un objet reste, en effet, insaisissable. On ignore le nombre de possesseurs entre lesquels un objet socialement valorisé a circulé pour parvenir sur le lieu de découverte ; on touche ici la différence fondamentale entre des transferts directs par des caravanes – auxquelles pouvaient participer des passeurs spécialisés, montagnards ou bateliers – et des transferts par échanges de proche en proche sous la forme de cadeaux successifs entre leaders de communautés, mais s’éloignant ainsi graduellement du lieu de production. On ne sait pas davantage pendant combien de temps l’objet a été utilisé avant d’être déposé dans une tombe. C’est, tout particulièrement, le cas pour la céramique attique et, plus encore, pour la vaisselle métallique grecque ou étrusque. Il s’agit là de l’une des chausse-trapes des interprétations d’échelle microhistorique. En partant de l’évidence que tous les objets déposés dans une tombe n’ont pas été fabriqués au même moment et qu’ils ont pu être utilisés plus ou moins longtemps par le défunt, a fortiori lorsque celui-ci est décédé à un âge avancé, certains auteurs ont récemment proposé des interprétations, pour le moins, spéculatives.

Ainsi, à propos de la célèbre tombe au cratère grec de Vix, Stéphane Verger6 pense pouvoir distinguer deux lots diachroniques au sein du dépôt funéraire : le torque en or, le cratère, la coupe de Droop, la phiale en argent et le bassin sans anse qu’il date de 530 a.C. ; et le reste composé de sept fibules, un torque, deux anneaux de jambes, huit bracelets, onze perles, une œnochoé, une coupe à vernis noir, deux bassins à anses et le char qu’il date de 500 a.C. Cette hypothèse s’inscrit dans une autre, plus large : l’existence d’un réseau de relations diplomatiques de longue durée qui suivrait la séquence évolutive suivante :

  • Vers 590, mise en place d’un axe Asperg-Picenum, dans le cadre de relations probables avec Tarente ;
  • Vers le milieu du siècle, insertion des aristocraties de l’Ombrie et de l’Abruzze intérieur, d’Orvieto et des élites de la culture de Golasecca ;
  • Vers 540-530, extension du réseau vers le nord-ouest (Vix-mont Lassois) et vers le sud-ouest (Poséidonia, peut-être Sybaris ou Locres) ;
  • En 530/520, interruption des relations.

“Il est tentant – poursuit-il un peu plus loin – de chercher une explication de l’extension du réseau vers 540-530 et de son interruption vers 530-520 dans l’un des principaux événements historiques qui touchent l’Italie centrale à cette époque, c’est-à-dire la grande opération militaire que lancèrent les Tyrrhéniens de l’Adriatique contre Cumes en 524 a.C.7”. La composition du dépôt funéraire et de ses représentations figuratives permettrait, selon lui, de voir dans la défunte “une femme exceptionnelle qui protège l’armée en marche”. Dès lors, les objets du premier lot “rendaient manifeste l’étroitesse du lien entretenu avec de riches et prestigieux alliés méridionaux, de l’alliance contractée pour des raisons qui pourraient ne pas être seulement le contrôle d’une voie commerciale ou la mobilisation de forces armées, mais aussi la maîtrise supposée, de la part d’une femme exceptionnelle, de pouvoirs religieux presque légendaires, susceptibles de servir les intérêts et les visées complexes des chefs de guerre italiques, dans une période troublée8”. Et, comme la personne retrouvée dans la tombe était morte à l’âge de 35 ans environ, ce premier lot d’objets n’avait pu être offert par les dirigeants de Cumes qu’à sa mère ou sa grand-mère pour la remercier de sa protection lointaine lors du conflit de 524 a.C. Pour s’en tenir aux problèmes méthodologiques posés par les aspects purement chronologiques de cette construction qui empile des hypothèses lourdes, il convient de rappeler quelques faits. Les objets métalliques importés dans le monde hallstattien sont exceptionnels non seulement par leur valeur, mais aussi par leur rareté, déjà à l’époque et surtout pour nous, aujourd’hui. Il s’agit, en effet, de pièces uniques ou bien relevant de types aux effectifs très restreints et dispersés. La position chronologique, de même que le lieu de leur fabrication, demeurent, par conséquent, très hypothétiques, car fondés sur des comparaisons stylistiques assez approximatives. Nous admettons que certains objets de la tombe au cratère géant ont été fabriqués 25 à 30 ou même 40 ans avant l’enterrement – hypothèse légère et même très probable, bien qu’elle reste à prouver dans chaque cas concret – mais rien ne permet d’exclure de cette éventualité les objets de facture locale. La même supposition doit pouvoir être faite pour tous les objets du dépôt funéraire. La distinction en deux lots est arbitraire. En l’absence d’une méthode permettant de fixer très précisément la date de mise en forme des produits métalliques et celle de leur enterrement, nous pouvons uniquement déterminer les périodes durant lesquelles des types d’objets furent fréquemment déposés ensemble. Dès que l’on dispose d’un nombre suffisant d’ensembles clos funéraires, on constate d’ailleurs que les périodes en question s’étalent sur 20 à 30 ans, la durée moyenne d’une génération humaine. À l’intérieur de ces plages de temps, nous n’avons pas encore la possibilité d’être plus précis, sauf pour les ensembles dits “de transition” parce qu’ils renferment, avec une majorité de types d’une étape donnée, un ou quelques types caractéristiques de l’étape suivante. C’est, en particulier, le cas de la tombe “princière” de Vix qui, selon ce principe, se classe sur la transition du Hallstatt D2 au Hallstatt D3, vers 500 a.C. Comprenons bien ici qu’il s’agit de la date de la mise en terre, non pas de la fabrication des objets. Nous savons seulement qu’ils ont été utilisés couramment durant un certain laps de temps. La plupart des objets de la tombe de la “princesse” de Vix ont effectivement été utilisés durant le Hallstatt D2 que l’on peut raisonnablement situer entre 530 et 500 a.C. et à l’intérieur duquel nous ne disposons pas des moyens de procéder au découpage que propose S. Verger. La fragilité des comparaisons en termes de compositions stylistiques a, de plus, été soulignée ailleurs9.

Dans son ouvrage consacré à la chronologie du Premier âge du Fer, Martin Trachsel10 propose, lui aussi, de prendre en compte l’histoire propre de chacun des objets découverts en contexte funéraire. Selon lui, un examen spécifique de chaque tombe permettrait de découvrir si leur spectre de types d’objets représente une plus ou moins grande longueur de temps d’utilisation. Il s’emploie, pour cela, à distinguer les types “précurseurs” : les plus récents de séries à durée de formation longue, les types de séries “compactes” : à durée de production moyenne, enfin les types “attardés” : de séries de production tardive, afin de leur attribuer un rang dans la sériation. Il déconstruit, de la sorte, les ensembles clos et étudie successivement les séquences évolutives respectives des pièces de char et de harnachement équestre, de la parure, des armes de poing, des rasoirs et de la céramique grecque. Il tente de mettre en évidence, au cas par cas, la signification dominante de chaque type (marqueur sexuel du défunt, régional, etc.) et modifie son poids chronologique dans la sériation en fonction de ce qu’il pense avoir pu établir. Cette façon d’introduire de la souplesse dans une méthode jugée trop systématique et, en conséquence, trompeuse, fait évidemment entrer une large part de subjectivité dans la construction typochronologique. Des principes et des objectifs d’échelle microhistorique analogues à ceux de S. Verger conduisent, sans surprise, à des conclusions assez différentes à propos du classement typochronologique de la même tombe de Vix. Comme la “Dame de Vix” est morte à 35 ans, M. Trachsel suppose, lui, que lorsqu’elle avait 20 ans – moment où elle aurait acquis son premier ensemble complet de parures – le style dominant devait être celui du Hallstatt D3 récent, mais que les types et les coutumes du La Tène A ancien avaient été adoptés bien avant sa mort. Cette induction généralisée conduit à remonter de 20 à 70 ans le début de certaines étapes, tout en respectant les datations absolues disponibles. La tombe de Vix est bien située vers 500 a.C., non pas, cependant, à la transition du Hallstatt D2 au Hallstatt D3, mais à celle du Hallstatt D3 au La Tène A. Cet écart n’est pas démontré, ce qui va de soi puisque la méthode s’apparente à de l’expertise stylistique d’art. Il serait injuste de ne pas retenir le caractère stimulant de certaines propositions stylistiques de l’auteur, sur l’art celtique et ses relations avec les productions orientalisantes des centres méditerranéens, par exemple. On imagine, toutefois, le flou généralisé qui s’emparerait de nos discussions si nous utilisions de tels principes. Comme on le verra plus loin, il est, en réalité, tout à fait possible de ne pas confondre la signification – qui peut être effectivement diverse – des blocs de types associés, révélés par l’ordonnancement d’un tableau, tout en conservant une démarche systématique et vérifiable.

L’étude des fréquences d’association de types d’objets dans les tumulus de l’âge du Fer en Alsace11 montre encore aujourd’hui sa fertilité (fig. 2). Elle permet de vérifier la séquence et la hiérarchie de la nomenclature classique. Elle distingue très clairement quatre groupes de tombes qui se corrèlent bien avec les trois subdivisions du Hallstatt D, d’une part, et l’étape du La  Tène A d’autre part. Elle montre bien la fragilité de la caractérisation du Hallstatt D2, surtout par rapport au Hallstatt D3 ; difficulté récurrente aussi bien en Allemagne du Sud12 qu’en France centrale, comme cela apparaît nettement sur les matrices d’association de P.-Y. Milcent13, bien qu’il dise le contraire. Elle permet de constater la valeur générale du rythme des changements culturels dans le Complexe nord-alpin. Les groupes du Hallstatt D1 et Hallstatt D2 possèdent sept types en commun. Il y en a huit entre le Hallstatt D2 et le Hallstatt D3. Le chiffre tombe à trois entre le Hallstatt D3 et le La Tène A. Ce rythme synchronique dans une très vaste zone implique pour les changements majeurs des facteurs d’ordre macrohistorique plutôt que microhistorique. Seuls des phénomènes sociaux globaux peuvent en effet rendre compte de cela. Cet indice fort de l’existence de logiques systémiques d’échelle interrégionale s’ajoute au caractère très improbable des interprétations faisant appel à des facteurs locaux ou mettant en jeu seulement quelques acteurs à l’occasion d’événements ponctuels. Parmi les exemples de ce type d’approche, citons l’idée selon laquelle les importations méditerranéennes seraient arrivées dans le monde nord-alpin à la faveur de quelques rares caravanes, éventuellement motivées par un réseau étroit de potentats, ou bien celle de cadeaux expédiés exceptionnellement en remerciement d’une lointaine protection magico-religieuse lors d’une bataille. La probabilité de découverte d’objets luxueux, fabriqués dans des régions lointaines, est faible compte tenu du nombre relativement petit de fouilles archéologiques, si bien que la présence des objets importés actuellement répertoriés dans toute la zone des “principautés” hallstattiennes suppose un nombre de pièces importées beaucoup plus conséquent que prévu par des auteurs ne disposant pas d’une bonne expérience de terrain. Remarquons d’ailleurs que les découvertes de céramique attique et massaliète se répètent à un rythme soutenu, ces dernières années, dans la province hallstattienne occidentale.

Fig. 2. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts funéraires de l’âge du Fer de la forêt de Haguenau (d’après Kilian-Dirlmeier 1970). Cadres épais : groupes typochronologiques ; flèches doubles : limites des couples de groupes avec affichage du nombre de types qu’ils ont en commun.
Fig. 2. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts funéraires de l’âge du Fer de la forêt de Haguenau (d’après Kilian-Dirlmeier 1970). Cadres épais : groupes typochronologiques ; flèches doubles : limites des couples de groupes avec affichage du nombre de types qu’ils ont en commun.

Le cimetière du IIIe au Ier s. a.C. de Bucy-Le-Long (Aisne)

Progressons plus encore dans la précision en examinant un cimetière dans le détail : celui de Bucy-le-Long « le Fond du Petit Marais » (Aisne), utilisé du IIIe au Ier s. a.C.14. Il se composait de 30 tombes à inhumation (dont trois doubles), 32 tombes à incinération et deux tombes perturbées, probablement à incinération également, d’où un total de 67 sujets. Notons toutefois que les ossements découverts dans l’une des tombes à incinération étaient ceux d’un porc en lieu et place des os humains attendus. Le cimetière comprenait d’autre part 14 monuments à superstructures bâties : des enclos quadrangulaires au nombre de quatre avec un cinquième “accolé”, dont trois entourant une construction carrée à quatre poteaux ; des constructions à quatre ou huit poteaux (cinq à quatre poteaux, quatre à huit poteaux, dont un avec une tranchée interrompue). L’ensemble s’allongeait sur un axe principal nord-sud et un axe secondaire est-ouest (fig. 4). Les sujets inhumés étaient orientés en fonction de cet axe, parallèlement ou perpendiculairement. D’une façon générale, les tombes formaient deux groupes séparés d’une cinquantaine de mètres : un groupe principal au nord, un autre plus petit, avec sept tombes à incinération, au sud. Le cimetière a visiblement été organisé autour de deux enclos quadrangulaires, peut-être creusés à peu près au même moment. L’un entoure quatre trous de poteau dessinant un carré emboîté dans lequel une grande fosse quadrangulaire peu profonde renfermait les vestiges complètement désordonnés d’une tombe à char à inhumation ayant subi un pillage et même un saccage. Les tombes à inhumation sans traces de superstructure enserrent, par l’est, les deux enclos à la manière d’une “accolade”. La plupart des tombes à incinération entouraient ce dispositif qui apparaissait ainsi d’emblée comme le noyau initial du cimetière, composé de tombes à inhumation. Trois de ces dernières, détachées au nord, constituent des exceptions à cette partition globale. Ce sont d’ailleurs trois tombes d’enfants.

Après la réalisation d’une typologie morphologique fine du mobilier, l’analyse des associations de types permet de distinguer quatre groupes (fig. 3), dont les comparaisons externes et les relations stratigraphiques autorisent une interprétation en termes de phases chronologiques. Il convient de noter que la sériation suggère l’existence de deux sous-groupes dans le groupe 1. Les comparaisons typo-chronologiques ne permettent pas de les interpréter comme étant de nature chronologique ; ils possèdent probablement une signification sociale, peut-être familiale. Les groupes s’organisent ainsi en quatre phases successives. La première correspond au La Tène C1 (250-180 a.C. environ), la deuxième au La Tène C2 (180-130 a.C.), la troisième au La Tène D1a (140-110 a.C.), la quatrième, avec une seule tombe, au La Tène D2a (80-60 a.C.). La pratique de la crémation apparaît avec les types mobiliers du La Tène C2. À partir du noyau de tombes à inhumations, pour lequel nous notons que toutes les sépultures qui s’appuient sur le monument quadrangulaire retrouvé vide correspondent à des enfants, l’expansion s’est poursuivie au sud immédiat lors de la phase 2. Avec la phase 3, le noyau initial s’est densifié, alors que deux noyaux secondaires apparaissaient, l’un au nord, l’autre au sud. Lors de la phase 4, enfin, probablement après quelques dizaines d’années d’interruption, une seule tombe fut mise en terre ; une tombe assez particulière : celle d’une femme âgée d’une soixantaine d’années, inhumée en période d’incinération généralisée, dans une fosse creusée partiellement dans le remplissage du fossé, mais selon une orientation différente des axes de cet enclos, et de l’ensemble du cimetière.

Fig. 3. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts funéraires du cimetière de Bucy-le-Long “le Fond du Petit Marais”. Cadres épais : groupes typochronologiques (Phase 1 = LT C1, Phase 2 = LT C2, Phase 3 = LT D1a, Phase 4 = LT D2) ; flèches doubles : limites des couples de groupes avec affichage du nombre de types qu’ils ont en commun.
Fig. 3. Tableau d’association des types d’objets dans les dépôts funéraires du cimetière de Bucy-le-Long “le Fond du Petit Marais”. Cadres épais : groupes typochronologiques (Phase 1 = LT C1, Phase 2 = LT C2, Phase 3 = LT D1a, Phase 4 = LT D2) ; flèches doubles : limites des couples de groupes avec affichage du nombre de types qu’ils ont en commun.
Fig. 4. Évolution spatiale du cimetière de Bucy-le-Long “le Fond du Petit Marais”. Tiretés : limites de fouilles ; en noir plein : tombes de la phase représentée.
Fig. 4. Évolution spatiale du cimetière de Bucy-le-Long “le Fond du Petit Marais”. Tiretés : limites de fouilles ; en noir plein : tombes de la phase représentée.

La présence d’aménagements monumentaux pour certaines tombes évoque des écarts sociaux. Il en va de même de la richesse inégale des contenus mobiliers. Trois tombes du groupe méridional (phase 3) renfermaient, par exemple, un mobilier spectaculaire : deux bassins en bronze et des seaux ouvragés dans l’une, un seau identique à l’un des précédents dans une tombe voisine, des pièces de char, une anse de seau, une plaque ouvragée et un coutelas dans une troisième. L’analyse de la richesse différentielle des tombes, en fonction, non de la quantité absolue d’objets déposés, mais de la variété architecturale, zoospécifique et fonctionnelle des dépôts funéraires, permet de distinguer cinq niveaux de richesse. Il est clair alors que l’organisation et le rythme d’évolution du cimetière s’appuient sur une ou des tombes, à la fois monumentales et plus riches en mobilier.

Il est possible, à partir de la structuration chronologique mise en évidence, d’aborder la signification sociale et historique de ce cimetière. Il fait suite au cimetière de Bucy-le-Long “La Héronnière” fondé au début du Second âge du Fer. Mais on constate un hiatus de deux à trois générations entre les deux et un transfert spatial de quelques centaines de mètres. On observe, de plus, une nette réduction du nombre de défunts à la suite de ce transfert. Selon la formule d’Ascady et Nemeskery, on peut estimer la population vivante à 200 personnes en moyenne, pour le cimetière de La Héronnière. Elle évolue de 22 à 39 personnes au cours du IIe s. a.C. au Fond-du-Petit-Marais. Notons, néanmoins, que le nombre de tombes de la phase 2 est sans doute incomplet (secteur très érodé). Cela peut signifier que le taux de recrutement des défunts enterrés a diminué, ou bien que plusieurs cimetières plus petits se sont substitués à l’unique grand cimetière initial. Malgré la grande surface des décapages effectués sur ce terroir de 830 ha, nous ne disposons pas d’argument décisif. Quelques indices suggèrent un cumul de ces deux processus hypothétiques, c’est-à-dire que seules les élites et leurs dépendants immédiats semblent figurer dans le cimetière plus récent. De surcroît, les cimetières de cette époque paraissent, en général, plus petits et peu distants les uns des autres. Le cumul de ces deux principes limitant le nombre de sujets enterrés, renforcerait d’autant le contraste entre les cimetières des deux époques. Ainsi, la première hypothèse semble bien être à l’œuvre dès le IVe s. a.C. à La Héronnière où les phases récentes montrent déjà une diminution du nombre de tombes. Ensuite, les habitants de cette plaine alluviale semblent n’avoir décidé d’inscrire à nouveau plus durablement dans le sol leur pouvoir territorial et lignager qu’une cinquantaine d’années plus tard ; mais cette fois, selon une logique d’intégration différente, apparemment fondée sur des unités sociales plus fragmentées.

La polysémie des groupes mis en évidence par la “sériation”

La signification des groupes individualisés n’est évidemment pas toujours, ou seulement, chronologique. On peut reconnaître trois grandes catégories de significations possibles qui doivent être appuyées sur des critères extrinsèques, c’est-à-dire différents de ceux qui sont utilisés sur les tableaux d’association, pour être validés :

  • La signification chronologique peut être prouvée par des critères de position stratigraphique, verticale ou horizontale (recoupements de structures en l’absence de niveaux d’occupation conservés), ou de datations absolues (14C, dendrochronologie, etc.).
  • La signification culturelle peut être fondée sur des critères issus de la distribution spatiale des associations de types au niveau régional, voire au niveau local. Cela pourrait être le cas – mais, ça ne l’est pas – sur notre tableau ordonné des dépôts non funéraires du nord-ouest français si un groupe réunissait uniquement des ensemble armoricains, tandis qu’un autre ne renfermerait que des ensembles du bassin inférieur de la Seine, par exemple. Au sein d’un même cimetière, l’éventualité est plus improbable, mais on ne peut exclure a priori la présence d’un petit groupe de tombes d’étrangers, pour lesquelles l’analyse de l’ADN pourrait, lorsqu’il est bien conservé, renforcer les arguments fournis par l’analyse spatiale.
  • La signification fonctionnelle, qui fait référence à la fonction pratique (pour des dépôts non funéraires à vocation économique : stock de fondeur, de marchand si cela existe vraiment, ou cachette de richesse en période troublée, par exemple), ou, plus souvent, sociale des groupes, peut aussi être déduite de critères extrinsèques. Il s’agit de critères biologiques pour l’âge : groupes d’enfants, de jeunes, d’adultes ou de vieux ; pour le sexe : groupes de tombes masculines ou féminines ; ainsi que pour la condition sociale : groupes de gens bien nourris avec une bonne hygiène, ou bien, au contraire, de gens à la santé précaire. Le critère peut aussi résider dans des différences d’investissement : groupes de tombes plus ou moins monumentales et/ou dotées d’un dépôt funéraire plus ou moins riche, ou encore de marqueurs de statut reconnus comme tels à partir de récurrences sur un espace plus large (épée, char, vaisselle métallique, etc.).

Les groupes isolés peuvent, bien entendu, revêtir deux, voire trois significations combinées : un groupe de tombes féminines de haut rang d’une étape chronologique particulière, par exemple. Ces significations enchevêtrées seront alors démêlées en testant successivement sur le corpus les critères extrinsèques listés ci-dessus. Il sera, de cette manière, aisé de reprendre l’analyse chronologique en séparant les hommes des femmes, comme cela se fait couramment, de façon toutefois un peu intuitive, ou bien les jeunes des vieux, les pauvres des riches, les indigènes des étrangers, etc.

En somme, nous disposons d’une boîte à outils performante et qui a été trop partiellement utilisée jusqu’à présent. Le traitement des dépôts non funéraires montre un rythme de changement de l’ordre de 150 à 200 ans, bien différent, par conséquent de celui des dépôts funéraires. Il s’agit d’une dynamique évolutive irrégulière, scandée par des modifications des réseaux d’échanges, dans leurs formes et dans leurs dimensions. Les dépôts funéraires changent selon un rythme de 20 à 30 ans, même si des ruptures plus drastiques se produisent aussi selon un rythme moins rapide, analogue d’ailleurs à celui des dépôts non funéraires. La logique qui apparaît ici est celle de changements réguliers, fruits probables d’un besoin de distinction identitaire générationnelle : chaque génération s’emploie à se distinguer de la précédente, tout en conservant des codes vestimentaires et symboliques transgénérationnels destinés à afficher son appartenance communautaire ou culturelle. On est là au croisement du biologique, c’est-à-dire le délai de vie des individus dans l’âge adulte, et du social, plus précisément la cristallisation de valeurs et de symboles dominants pour la tranche des adultes. Comme aujourd’hui, il s’agit de générations qui unissent, autour de valeurs partagées, initiées par des prescripteurs (nouveaux dirigeants) la plupart des individus qui arrivent à l’âge adulte pendant la période en question. Mais des changements plus forts apparaissent à certains moments, qui supposent des modifications plus radicales, d’autant qu’elles sont repérables sur de très vastes zones et affectent aux mêmes moments les dépôts non funéraires.

À l’exemple de l’analyse spatiale, longtemps décriée à la fois par l’archéologie traditionnelle et l’archéologie postmoderne, mais réhabilitée récemment car indispensable à l’usage des Systèmes d’Informations Géographiques, il convient d’utiliser des outils rigoureux d’analyse temporelle. Ceux-ci procèdent d’un examen critique de la représentativité de nos observations qui sont inévitablement ponctuelles, afin de mettre en évidence les tendances historiques les plus significatives. Il s’agit des tendances fortes que révèlent plus objectivement les analyses quantitatives des vestiges répertoriés sur de grands espaces et de longues durées.


Bibliographie

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Brun, P. (1991) : “Le Bronze atlantique et ses subdivisions culturelles : essai de définition”, in : Chevillot, C., Coffyn, A., dir. : L’âge du Bronze Atlantique : ses faciès, de l’Écosse à l’Andalousie et leurs relations avec le Bronze continental et la Méditerranée. Actes du 1er Colloque du Parc Archéologique de Beynac, 10-14 septembre 1990, Beynac, 11‑24.

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Notes

  1. Brun 1991 ; Brun 1988a.
  2. Briard 1965.
  3. Brun & Mordant 1988.
  4. Briard 1965.
  5. Billamboz, comm. Orale.
  6. Verger 2003.
  7. Verger 2003, 602.
  8. Verger 2003, 619.
  9. Chaume 2004.
  10. Trachsel 2004.
  11. Kilian-Dirlmeier 1970.
  12. Parzinger 1989.
  13. Milcent 2004.
  14. Brun et al. 1991 ; Pommepuy et al. 1998.
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EAN html : 9782356134585
ISBN html : 978-2-35613-458-5
ISBN pdf : 978-2-35613-460-8
Volume : 5
ISSN : 2827-1912
Posté le 22/12/2025
11 p.
Code CLIL : 4117; 3122;
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Brun, Patrice, “Chronologie relative et rythmes du changement : une question de fréquences d’associations”, in : Brun, Patrice, Comprendre l’évolution sociale sur le temps long, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 5, 2025, 237-248, [URL] https://una-editions.fr/chronologie-relative-et-rythmes-du-changement
Illustration de couverture • Première : Nebra Sky Disc, bronze and gold, ca. 3600 years before present; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták ;
Quatrième : The Nebra hoard with Sky Disc, swords, axes, chisel and arm spirals; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták
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