Brun, P., Averbouh, A., Karlin, C., Méry, S, Miroschedji, P. D. (2005) : “Les liens entre la complexité des sociétés traditionnelles et le niveau de spécialisation artisanale : bilan et perspectives”, Techniques et Culture, 46-47, 325-347.
En conclusion des actes d’une série de séminaires comparant diverses organisations sociales, je vérifiais que la spécialisation et la hiérarchisation étaient systémiquement liés. Je soulignais aussi que seules les activités artisanales les plus spécialisées pouvaient être considérées comme de fiables reflets du niveau de complexité d’une société donnée ; une caractéristique souvent omise à tort en archéologie.
In concluding the proceedings of a series of seminars comparing various social organizations, I verified that specialization and hierarchization were systemically linked. I also pointed out that only the most specialized craft activities could be considered reliable reflections of a given society’s level of complexity – a characteristic often wrongly omitted in archaeology.
La synthèse proposée ici se fonde sur les attendus théoriques et méthodologiques développés en introduction à ces Actes. On retiendra que l’examen systématique des données réunies à l’occasion de notre table ronde, où la question posée était de savoir si l’on pouvait mesurer la complexité sociale à l’aune du niveau de spécialisation artisanale, a permis de reconnaître une certaine corrélation globale derrière la variabilité des situations. On a pu ainsi dégager quelques perspectives de travaux complémentaires sur la spécialisation.
Une corrélation problématique…
En matière de typologie des formes de spécialisation, il nous a fallu construire notre propre formalisation. Au fil des discussions, cinq paramètres ont été dégagés en raison de leur pertinence logique et de leur lisibilité archéologique : la taille de l’unité de production, la périodicité de l’activité, le niveau de dépendance vivrière, le volume de production et le niveau de technicité. Pour chacun de ces paramètres, une gradation en trois niveaux a été retenue.
1 – La taille de l’unité de production (U) : nous distinguons les activités d’une personne généralement seule ou bien aidée (voire imitée par ses enfants) dans le cadre de la maisonnée (U1), de celles exercées dans le cadre d’un atelier (U2) fixe ou mobile par une personne entourée d’apprentis qui lui sont attachés ou de collaborateurs, et de celles qui se tiennent dans le cadre d’une manufacture (U3), c’est-à-dire une fabrique comportant une dizaine de travailleurs au moins.
2 – La périodicité de l’activité (P) : nous différencions les activités occasionnelles (P1), même si elles sont fréquentes, qui relèvent d’opportunités d’approvisionnement (surtout en matières premières) ou de besoins imprévus, des activités saisonnières (P2), qui s’inscrivent par conséquent dans une régularité cyclique, et des activités permanentes (P3), exercées presque quotidiennement tout au long de l’année.
3 – Le niveau de dépendance vivrière (D) : nous le considérons comme faible (D1) lorsque l’artisan produit aussi la majorité de ses ressources alimentaires, moyen (D2) lorsqu’il se procure la majorité de son alimentation en rémunération de son travail ou de ses produits artisanaux, fort (D3) lorsqu’il dépend entièrement de l’extérieur (artisan itinérant ou installé à temps plein, de cour, etc.)
4 – Le volume de production (V) : nous le jugeons faible (V1) lorsqu’il reste de l’ordre de quelques unités par an ou répond à la demande domestique, moyen (V2) lorsqu’il commence à excéder les besoins de la maisonnée ou du groupe producteur (hameau, village), élevé (V3) lorsque la production dépasse largement de tels besoins.
5 – Le niveau de technicité (T) : nous avons élaboré ce barème avec des chercheurs spécialisés dans l’étude des divers matériaux rencontrés :
- Lithique : le niveau bas (T1) caractérise une production non prédéterminée, limitée à l’extraction d’éclats ; le niveau moyen (T2) désigne une prédétermination du volume exploité, qu’il s’agisse du façonnage d’un bloc ou de la mise en forme en vue d’une production d’éclats (levallois), de lames et de lamelles ; le niveau élevé (T3) est réservé à des techniques plus sophistiquées de débitage faisant intervenir des préparations spécifiques, telle la chauffe préalable, ou des instruments composés telles les béquilles à pression.
- Osseux : le niveau bas (T1) concerne certains débitages par fracturation et par segmentation ainsi que la plupart des façonnages directs ; le niveau peut être considéré comme moyen (T2) lorsqu’il renvoie à des débitages ou des procédés exigeant un apprentissage et une expérience relativement poussés tels les débitages par extraction et certains procédés de façonnage (décorticage, évidage…) ; le niveau peut être considéré comme élevé (T3) pour la réalisation de certaines sculptures, notamment en bas-reliefs, ou lorsqu’il existe des indices de l’utilisation d’un tour.
- Céramique : le niveau bas (T1) renvoie à la poterie modelée, façonnée au colombin ou estampée, cuite mêlée au combustible, en fosse ou en meule ; le niveau moyen (T2) se caractérise par une mise en forme sur support rotatif et/ou des techniques de moulage complexes et par une cuisson en four ; le niveau élevé (T3) par le tournage complet du vase et l’apparition des faïences, grès ou porcelaines.
- Métal base cuivre : le niveau bas (T1) caractérise le travail du cuivre seul, natif ou issu d’une réduction ; le niveau moyen (T2) caractérise l’alliage volontaire avec l’usage de la fonderie et la réalisation de petites déformations plastiques, pour des pièces de moins de 1,5 kg ; le niveau élevé (T3) s’applique aux mêmes techniques, mais produisant des pièces de plus de 1,5 kg, seuil correspondant à un saut qualitatif difficile à franchir.
- Fer : nous classons au niveau bas (T1) la technique du simple forgeage, au niveau moyen (T2) la maîtrise de la soudure, au niveau élevé (T3) celle de l’aciération, c’est-à-dire l’enrichissement en carbone, souvent complété par une trempe.
Les études présentées au cours de la table ronde ont offert 29 cas différents d’activités artisanales à comparer. Ce nombre double presque celui des articles réunis dans ce volume, puisque certaines contributions écrites abordent plusieurs types d’activités pour un même contexte social (sociétés palatiales égéennes ou des Terramare, par exemple).
Dans cet essai, des exemples absents de ce volume mais discutés lors des séminaires ont été également retenus, certains d’entre eux sont résumés dans le cahier des Thèmes transversaux de l’UMR 7041 (2004/2005). Ces cas ont été évoqués par M. Pernot1 (production bronzière durant l’âge du Fer et dans le monde gallo-romain), par J.-P. Guillaumet (spécialisation des espaces artisanaux en Europe celtique, à Bibracte, France et Sajopetri, Hongrie) et par S. Beyries (productions en matières animales des Tchoutches de Sibérie orientale et des Konso et Gamo d’Éthiopie).
Nous avons pu ainsi examiner comment les paramètres descriptifs du niveau de spécialisation artisanale s’associaient pour ces 29 cas, en ordonnant un tableau à deux entrées (tabl. 1) sur lequel les paramètres (rangés en colonnes) sont cochés en face des types d’activités étudiés (en lignes). Par hypothèse, l’activité de taille du silex dans la société aurignacienne a été positionnée en haut du tableau. On obtient ainsi deux résultats principaux. Le premier est l’absence de ruptures : un continuum parcourt l’ensemble des cas, pourtant très différents, examinés ici. Le second est qu’il s’agit d’un continuum orienté, ce qu’illustre l’alignement en diagonale des cases cochées du tableau. Les valeurs basses de nos cinq paramètres se rangent dans les colonnes de gauche, précédant globalement les valeurs moyennes, vers le milieu, puis les valeurs élevées à la droite du tableau.

L’impression de continuum vient de ce que les critères exclusifs, c’est-à-dire jamais associés entre eux, sont rares. Les plus petites unités de production (U1) peuvent pratiquer des activités permanentes (P3) et dans quelques cas, avec un niveau élevé de dépendance vivrière (D3). Le paramètre « niveau de technicité » se révèle lui-même très relatif. Il est d’emblée, ici, de niveau moyen (T2), et associé aux valeurs les plus basses de nos cinq paramètres. Il est vrai qu’il s’agit, dans les trois cas concernés (Aurignacien, lithique du précéramique proche-oriental et amulettes guyanaises), d’industrie lithique, c’est-à-dire du travail d’un matériau utilisé depuis l’origine de l’humanité. C’est sans doute lié au fait que les performances des “présapiens” sont incluses dans notre classement en trois niveaux de technicité, ce qui abaisse les seuils au regard des autres activités artisanales prises en compte ici. Le seuil moyen, notamment, se caractérise par une prédétermination de l’opération technique, et qu’ont franchi dès l’origine toutes les sociétés d’hommes modernes (Sapiens sapiens). Plus encore que U1, le critère T2 se voit associé à la plupart des autres critères, y compris, pour trois d’entre eux, dans les valeurs les plus élevées. Un autre critère s’avère indistinct : celui des petits volumes de productions. En effet, ces dernières existent, tant dans les systèmes artisanaux les plus simples que dans les plus sophistiqués reposant sur un savoir-faire exceptionnel et socialement survalorisé, comme celles des Mayas lettrés, des fabricants d’épées du Bronze atlantique et des faïenciers mycéniens.
Deux critères de niveau moyen se révèlent, eux aussi, assez répandus. Le critère de dépendance moyenne (D2) témoigne ainsi de l’existence, à la fois très durable et présente dans le monde entier, de fabrications, parfois fort élaborées, pratiquées par des gens qui doivent, par ailleurs, travailler à leur propre subsistance alimentaire : c’est le cas au moins d’une partie des bronziers et potiers des Terramare (sans préjuger du sexe des artisans), des potières et forgerons Mafa et de la plupart des artisans mycéniens. Un volume moyen de production (V2) s’associe d’une manière assez analogue au critère précédent, en fonction, là aussi, des besoins de la société concernée (biens de consommation, soit courante, soit plus restreinte). Deux critères de niveau élevé connaissent la même distribution sur le tableau 1 : la périodicité la plus élevée, c’est-à-dire une activité permanente (P3) et une forte dépendance (D3), bien que dans une moindre mesure pour ce dernier.
Nous constatons, à ce stade, un flou réel dans la corrélation observée, assez peu de critères se révélant réciproquement exclusifs. Autrement dit, si nous raisonnons en termes de présence/absence, nous sommes conduits à conclure qu’il n’existe aucune corrélation claire entre le niveau de spécialisation des tâches et le niveau de complexité sociale. C’est d’ailleurs à ce type même de conclusion qu’ont abouti nombre d’analyses antérieures, sans doute confinées au sein de champs de recherche trop restreints.
… mais une corrélation globale
Cette apparente absence de corrélation n’empêche pourtant pas que les critères s’associent d’une manière orientée et tendent à le faire selon le niveau occupé dans la gradation proposée ici. Ainsi, la périodicité la plus élevée, c’est-à-dire une activité permanente (P3), n’est pas corrélée, bien sûr, avec le critère de faible dépendance (D1), puisque ces deux critères sont exclusifs, presque par définition. Ce critère (P3) s’avère, dans la même logique, très faiblement corrélé avec une basse technicité (T1). Une forte dépendance (D3) se révèle associée à des critères assez variés, mais n’est toutefois jamais corrélée ni avec une périodicité de l’activité occasionnelle (P1) ou saisonnière (P2), ni avec une technicité basse (T1). Cet ordonnancement global de notre corpus, des valeurs basses vers les valeurs les plus élevées, apparaît à l’aide d’un simple traitement en termes de présence/absence des critères (tab. 1). Nous avons donc cherché à préciser la structure interne de la matrice d’association en exprimant les fréquences d’association des critères en question. Dans cette optique, les critères ont été croisés dans l’ordre obtenu sur la matrice (tabl. 2). À l’intersection de chaque couple de critères, nous avons inscrit le nombre de fois où ces derniers se trouvaient associés au sein d’un même système technique. Cette analyse quantitative permet de hiérarchiser les associations en cerclant les chiffres élevés au prorata du nombre des cas étudiés où ils apparaissent. Un critère assez répandu, n’affichant qu’un nombre faible d’associations, a été considéré comme peu significatif. En revanche, l’association peu répandue dans notre corpus (un ou deux cas seulement) d’un fort volume de production (V3) avec une unité de production du type manufacture (U3), a été considéré comme significatif en raison du rôle vraisemblablement important que ces productions ont joué au sein du système économique des sociétés considérées (par exemple, la production textile des IIIe et IIe mill. a.C. au Proche-Orient). Il apparaît alors une nette bipartition du corpus, malgré les trois critères : celui de dépendance moyenne (D2), celui de volume produit moyen (V2) et celui de périodicité permanente (P3), associés aussi bien à des critères de l’un et l’autre de nos deux grands groupes :

- Le premier groupe de systèmes techniques ou artisanaux se caractérise par les critères suivants : activité occasionnelle (P1) ou saisonnière (P2), faible dépendance vivrière (D1), unité de production du type de la maisonnée (U1), petit volume de production (P1) et technicité basse (T1) ou moyenne (T2).
- Le second se caractérise par les critères suivants : dépendance élevée (D3), technicité élevée (T3), unité de production du type atelier (U2) ou du type manufacture (U3), gros volume de production (V3).
La proximité des différents modes de fabrication a été évaluée en procédant à l’identique (tabl. 3). Dans chacune des cases occupées, ce nouveau tableau exprime le nombre de critères communs à deux systèmes techniques. Là encore, deux groupes dominent :
- Le premier se compose des productions : lithiques des sociétés de l’Aurignacien, du Néolithique précéramique et de la zone guyanaise précolombienne ; osseuses du Natoufien ; céramiques de l’âge du Bronze terramaricole et Mafa du Sahel ; textiles du Néolithique moyen-oriental ; mais aussi sel en Papouasie, matières animales des Tchoutches et pêche à l’âge du Bronze méditerranéen.
- Le second rassemble tous les autres cas étudiés.

Les sociétés dont nous avons étudié certains systèmes de production artisanale ont été classées selon la typologie de Johnson et Earle2 (tabl. 4), commode à utiliser :
- Groupe familial prédateur : sociétés aurignaciennes et natoufiennes.
- Groupe familial producteur : sociétés tchoutches et néolithiques précéramiques du Proche-Orient.
- Groupe local acéphale villageois : sociétés des Guyanes précolombiennes, mais dont certaines unités ont pu se classer dans les trois catégories suivantes.
- Groupe local acéphale clanique : sociétés néolithiques moyen-orientales, Mafa d’Afrique sahélienne, du Bronze ancien I de Palestine.
- Collectivité locale à Big Man : sociétés Moni et Dani de l’Ouest et Baruya de Papouasie Nouvelle-Guinée.
- Unité politique régionale du type chefferie simple : sociétés du Bronze final ouest-européen, du Bronze des Terramare, du Premier âge du Fer méditerranéen, Gamo d’Afrique orientale.
- Unité politique régionale du type chefferie complexe : sociétés Konso d’Afrique orientale et du Bronze ancien II et III de Palestine.
- Unité politique régionale du type État archaïque : sociétés Maya, minoennes et mycéniennes, de la fin de l’indépendance gauloise, des États-cités grecques, des États mésopotamiens.
- Unité politique régionale du type État national : catégorie non représentée ici.

Cette classification révèle globalement la même orientation, dans le sens d’une complexité organisationnelle croissante, que celle du niveau de spécialisation des tâches de fabrication (tabl. 5 et 6). Notre groupe de systèmes à faible spécialisation artisanale correspond à des sociétés des types 1 à 6, tandis que le second, dont le niveau de spécialisation artisanal est plus élevé, regroupe des sociétés des types 6 à 9, c’est-à-dire des unités politiques régionales.


Nous constatons que les sociétés du type 6, c’est-à-dire des unités politiques régionales du type chefferie simple, peuvent appartenir à l’un ou l’autre groupe de spécialisation, en fonction du système technique pris en compte. Les chefferies simples du Bronze récent ou final pratiquent une pêche peu spécialisée sur les côtes méditerranéennes, mais possèdent des bronziers probablement très spécialisés, au moins pour leurs produits hauts de gamme, comme les épées, et cela aussi bien dans les Terramare que dans le vaste complexe culturel atlantique. Une dichotomie analogue apparaît entre les productions céramiques et les productions métalliques, chez les terramaricoles comme chez les Mafa où se côtoient des potiers peu spécialisés (des femmes dans de nombreuses sociétés connues par l’ethnographie) et des métallurgistes très spécialisés pour certains (surtout des hommes).
Les sociétés du type 7 (des unités politiques régionales du type chefferie complexe) attestées dans notre corpus, comme les Konso d’Afrique orientale et les premières sociétés urbaines de Palestine, illustrent la persistance d’activités artisanales peu spécialisées dans des formes d’organisation complexes. Chez les Konso, les unités de production étudiées peuvent se cantonner au niveau de la maisonnée et le degré de technicité se borner à un niveau moyen, même s’il s’agit d’artisans permanents, dépendant du point de vue vivrier et auteurs de forts volumes de production.
La même remarque s’impose pour les sociétés du type 8, ou États archaïques. On y trouve les plus petites unités de production, ainsi que les plus faibles volumes de production. On y découvre aussi bien des artisanats de haute technicité, avec les Mayas lettrés, que des activités de technicité moyenne comme la production céramique courante des sociétés mycéniennes. C’est toutefois en leur sein qu’apparaît conjointement un volume de production réellement élevé et une unité de production du type manufacture, avec la production textile du IIIe mill. mésopotamien.
La corrélation que nous recherchions existe bien, mais s’exprime de manière plus complexe que prévu. Le principal effet de brouillage vient de ce que les critères se cumulent dans le sens d’une croissance du niveau de difficulté technique et d’intensité du travail, sans pour autant que disparaissent les cas les plus simples. Notre propre société n’abrite-t-elle pas des activités de production individuelles, occasionnelles, de faible difficulté technique, d’un nombre limité de produits et qui n’assurent pas des revenus suffisants pour en vivre en toute indépendance ? Comme ces activités de fabrication de niveau élémentaire se situent aux marges de notre législation du travail, nous sommes enclins à les écarter inconsciemment de notre réflexion. Cela à tort, car même dans les systèmes développés, cette économie informelle joue un rôle non négligeable. Le constat de ce processus cumulatif est ainsi faussement trivial. Il se révèle même tout à fait crucial ici, car la persistance des éléments les plus simples de la vie sociale, au fur et à mesure de l’apparition d’éléments plus soutenus en quantité et/ou en qualité, constitue l’une des caractéristiques majeures du phénomène de complexification sociale. Celui-ci se définit en effet par une croissance non seulement de la différenciation verticale (hiérarchisation, stratification) et horizontale (spécialisation des tâches, hétérogénéité ethnique), mais aussi de la densité des relations interpersonnelles et intergroupes. Étant partie prenante de la complexité organisationnelle, la forme de spécialisation des tâches se trouve nécessairement corrélée à la forme d’organisation d’une société donnée ; à condition, toutefois, de ne pas isoler un type d’activité du contexte artisanal global de la société en question. Il faut, en conséquence, prendre en compte, non seulement les tâches les plus spécialisées, mais le degré de connexion des activités de divers niveaux pratiqués dans cette société pratique.
Précisions…
Nous avons, jusqu’à présent, traité les données réunies ici d’un point de vue général, et il est utile à ce stade d’entrer dans le détail de chacun des cas retenus. Soulignons d’abord que parmi les participants à la table ronde, certains de ceux qui travaillent sur les sociétés de notre premier groupe ont été embarrassés par la question posée. Une étude de la spécialisation peut en effet sembler saugrenue à propos de certaines sociétés, mais ce serait oublier que penser une question aussi fondamentale exige d’en explorer les prémisses. Encore ne sommes-nous partis que des premières sociétés d’Homo sapiens sapiens, ce qui, somme toute, est une option contestable car insuffisante (il conviendrait en effet de prendre aussi en compte les travaux réalisés à ce sujet sur les animaux). Pourtant, même dans les limites qui ont été les nôtres, l’exercice s’avérait, il est vrai, assez nouveau en France et nous remercions ceux qui ont accepté de s’y soumettre.
François Bon exprime ainsi une réelle perplexité, aggravée par sa documentation encore si faible qu’elle ne permet tout simplement pas de connaître la dimension spatiale et démographique des établissements aurignaciens. La production lithique suggère, conformément aux attentes, l’existence de groupes assez équivalents techniquement, se déplaçant sur de vastes zones et au sein desquels les différences entre familles demeurent très peu marquées. Les indices disponibles plaident ainsi pour une spécialisation minimale, en tout cas peu visible, entre les maisonnées. De façon symétrique, celles-ci abritent les deux sexes, dont les activités de production sont, en toute probabilité, mutuellement exclusives. Hors du champ artisanal, il n’est pas indifférent d’avoir récemment détecté, au sein de ces sociétés d’apparence uniforme, l’existence de spécialistes – l’art pariétal en témoigne. Cette observation confirme, une fois de plus, que la spécialisation des tâches tend à se développer d’abord dans des secteurs d’activité autres que la fabrication de biens matériels3. Ce champ de recherche fera l’objet d’un prochain programme d’investigation comparative, dans le cadre des Thèmes transversaux de l’UMR 7041.
L’industrie lithique natoufienne ne diffère pas fondamentalement de la précédente du point de vue des critères de spécialisation artisanale. L’adoption, pourtant radicalement nouvelle, d’une certaine sédentarité, d’une cueillette et d’une chasse plus sélectives, a créé le besoin d’outils spécifiques, mais n’a pas immédiatement modifié, semble-t-il, l’organisation des activités de taille des roches à grain fin, comme le montre Laurence Astruc. Il est plus surprenant de constater la forte analogie des caractéristiques de la production d’amulettes en roche verte dans les sociétés arauquinoïdes de Guyane. Ces éléments de collier – en forme de grenouille le plus souvent – procédaient d’un enchaînement technique : taille ou sciage, polissage et abrasion, pour lequel on oscille entre un niveau de technicité faible (T1) et un niveau moyen (T2), comme pour l’industrie sur lames et lamelles des deux cas que nous venons d’aborder. Ces pendentifs en pierre polie ont été utilisés, souligne Stéphen Rostain, comme des biens de prestige dans les échanges intercommunautaires et/ou comme des monnaies primitives, tant ils étaient valorisés socialement. On leur prêtait même des pouvoirs magico-curatifs. L’organisation de la production paraît toutefois très dispersée dans les communautés qui s’y adonnaient. Certaines les exportaient dans un vaste système de complémentarités « intertribales », apparemment très concertées. Notons, cependant, que nous manquons de précisions sur les aléas qui n’ont pas manqué de se produire dans l’histoire politique et économique de la zone, au cours de la longue période de production de ces petits pendentifs (IIIe s. a.C./XVIIIe s. p.C.).
Avec l’industrie natoufienne sur matières dures animales, nous restons dans un registre plus ou moins analogue. Gaëlle Ledosseur décrit dans ces Actes un type d’activité qui se distingue des précédents par la périodicité plutôt saisonnière du travail ; travail qui peut en partie s’expliquer par le lien toujours important entre sources de matières premières et cycle saisonnier des espèces exploitées. Elle dresse le constat d’une baisse de la spécialisation, alors même que la complexité organisationnelle des sociétés en question croît. Cela soulève de manière pertinente une interrogation sur le reste du contexte social, afin de s’assurer d’un éventuel transfert d’une spécialisation, somme toute mineure, vers d’autres formes d’artisanat. Noëlle Provenzano fait le même constat pour le travail des matières dures animales des groupes du Bronze moyen et récent (XVIIe au XIIIe s. a.C.) des Terramare, témoin d’un niveau de technicité relativement bas. Un niveau de technicité modeste est, de nos jours encore, en vigueur chez les Tchoutches de Sibérie orientale observés par Sylvie Beyries dans le cadre d’une mission conduite avec Claudine Karlin. Ces chasseurs et éleveurs de rennes vivent forcément en petits groupes de résidence et, par conséquent, restent peu hiérarchisés. Ils n’en pratiquent pas moins une nette division sexuelle du travail. Ainsi, en ce qui concerne le travail des matières animales, il existe deux domaines exclusifs : l’abattage pour les hommes et le véritable travail du cuir pour les femmes. Toutes les autres activités, même si elles sont réalisées préférentiellement par un sexe ou l’autre, peuvent être partagées. Des traits liés, là aussi, à l’écologie des espèces exploitées, permettent de classer dans ce groupe de faible spécialisation les activités halieutiques du Bronze final de France méditerranéenne, examinées par Myriam Sternberg.
La production du sel en Papouasie Nouvelle-Guinée se situe, quant à elle, un peu à la marge de notre sujet. Comme pour la pêche, il s’agit d’une activité dont la destination première est alimentaire. À la différence de celle-ci, elle a été retenue en raison de l’équipement de fabrication sophistiqué qu’elle suppose (filets et surtout bateaux), l’acquisition de sel nous intéressant d’abord en raison de sa fonction, souvent survalorisée dans les stratégies sociales. Olivier Weller a renforcé cet intérêt en présentant trois modes de production différents du sel, chacun propre à une population papoue particulière, dotée cependant d’une organisation sociétale presque identique. Des sources salées se trouvent localisées chez les Moni, pour lesquels le sel demeure une denrée aussi ordinaire que facile d’accès. Chaque maisonnée en possède le savoir-faire. Dépourvus de sources salées, leurs voisins Dani de l’Ouest sont contraints de s’approvisionner chez eux, et les Moni ne s’y opposent pas. Ces expéditions saisonnières sont conduites par des groupes de guerriers qui exercent, de la sorte, un monopole sur ces pains de sel qu’ils fabriquent sur place et utilisent, à leur retour, comme une monnaie primitive dans leurs stratégies de promotion sociale. Denrée rare également chez les Baruya, le sel y fait l’objet d’une tout autre technique de production : l’extraction de sel végétal, qui exige un investissement technique plus poussé et n’est réalisée que par quelques rares individus. Ces derniers peuvent d’ailleurs mettre à profit leur spécialité artisanale pour accumuler ces biens de grande valeur et devenir ainsi de Grands Hommes dans leur société. Ces subtiles variations ne modifient pourtant pas le classement de ces trois modes de fabrication dans le même grand groupe très modérément spécialisé. Nous touchons ici un crucial problème d’échelle, sur lequel nous reviendrons.
La production textile, comme la poterie, est une activité dont la dualité (difficulté technique souvent modérée et degré de commodité très élevé) explique la dispersion dans toutes les maisonnées des sociétés exclusivement rurales. Ce fut le cas dans toutes les premières sociétés agropastorales. Le travail textile néolithique au Moyen-Orient, analysé par Catherine Breniquet, en constitue un bon exemple. Les premières productions céramiques s’inscrivent en général dans des contextes identiques, mais les paramètres changent dans des sociétés à l’histoire plus longue et potentiellement affectée par des contacts parfois difficiles à évaluer avec des sociétés beaucoup plus complexes. C’est le cas des Mafa des monts Mandara, une région où sont parvenus les effets, même indirects, des soubresauts des États traditionnels d’Afrique de l’Ouest, des trafics d’esclaves et de la colonisation européenne. Les potières Mafa, présentées par Olivier Langlois, relèvent d’un type d’activité artisanale hybride, à la charnière de nos deux grands groupes. Bien que travaillant au sein de la maisonnée pour de faibles volumes de production avec une technicité moyenne, elles ne sont plus indépendantes du point de vue alimentaire, puisqu’elles fabriquent de la vaisselle en terre cuite à plein temps.
Dans des sociétés au contexte géographique moins contrasté, mais où l’éventail des techniques artisanales s’est élargi, comme les communautés des Terramare, ou celles de Palestine au début du IIIe mill. a.C., qui, toutes, pratiquent la métallurgie du bronze, la production céramique se classe déjà dans le groupe de niveau de spécialisation plus élevé. Cela ressort, alors même que l’unité de production demeure manifestement intégrée à la maisonnée et que le niveau technique reste modeste. Le four à chambre séparée semble, en effet, absent dans les Terramare, tout comme le tour de potier dans les deux cas. S’appuyant sur l’exemple de la production céramique en Palestine, Guillaume Charloux en souligne le caractère changeant, heurté, marqué parfois de nettes régressions techniques et économiques. Il précise une dynamique de différenciation régionale des styles, qui témoigne probablement d’une moindre capacité d’exporter de la part des grands ateliers, phénomène concomitant d’un effondrement urbain.
Un basculement dans une catégorie plus spécialisée paraît, en revanche, s’être produit dans le cas de la pêche, au Second âge du Fer en France méditerranéenne, selon les indices très ténus mis en évidence par Myriam Sternberg. C’est aussi dans cette catégorie que s’inscrivent les forgerons Mafa, plus nettement, cependant, que leurs compagnes potières. Les artisans Gamo et Konso possèdent également des caractères partagés entre les deux groupes. Avec eux, toutefois, le volume de production se révèle plus soutenu.
Le cas des artisans lettrés maya, exceptionnel, pouvait être considéré comme marginal et, par conséquent, négligeable pour notre propos. Nous l’avons jugé au contraire remarquable, l’exemple d’une société devenue politiquement très complexe en l’absence de techniques sophistiquées connues ailleurs dans le domaine de la métallurgie et des transports étant en soi signifiant. Dans cette société de type étatique où l’archéologie détecte peu d’indices de spécialisation artisanale, les artisans lettrés eux-mêmes sont un paradoxe sociologique puisque, tout en étant membres de l’élite sociale, ils produisent des ouvrages hiéroglyphiques de très haute technicité, fruits d’une longue formation. Le fait que des membres de l’élite pratiquent des techniques qui leur sont propres, au même titre que des artisans spécialisés, doit même attirer notre attention sur le rôle social, toujours revendiqué, à tort ou à raison, par les privilégiés. En dehors de la production alimentaire, l’exemple des premiers États américains prouve qu’aucune technique spécifique n’est indispensable à l’émergence de formations sociales complexes. Notons, à cet égard, que si l’âge du Bronze correspond à l’émergence de la ville et de l’État en Mésopotamie, il n’accompagne que la stabilisation de petites chefferies dans toute l’Europe et en Asie du Sud-Est.
L’inverse n’est pas vrai : un certain niveau de complexité sociale est nécessaire à l’adoption de techniques difficiles à mettre en œuvre. Les admirables céramiques et les vêtements de luxe des Maya impliquent l’existence de spécialistes de haut niveau, ne serait-ce que des artisans de cour. Charlotte Arnauld montre que le lettré maya revêt les fonctions d’un scribe dont le savoir et les capacités sont utiles non seulement à la gestion administrative de l’État, mais aussi à la légitimation idéologique et plus particulièrement religieuse de l’élite sociale. Ces lettrés sont des artisans très spécialisés, dans ce sens qu’ils fabriquent des objets de haut niveau technique. Pourtant, leur activité s’apparente également aux tâches de service dans lesquelles les élites se spécialisent, et souvent même, qu’ils monopolisent : services d’encadrement religieux, militaire, administratif, diplomatique, voire commercial. Dans les États archaïques, ces spécialistes exercent au sein de réseaux familiaux, ce qui les classe, selon nos critères, dans les unités de production du type maisonnée (U1). Comme ces ouvrages glyphiques, finement peints, ne pouvaient être produits en quantité, le volume bas (V1) situe aussi cette activité dans la continuité des systèmes techniques peu spécialisés. Ce nouveau paradoxe joue, pour des raisons équivalentes, à propos des fabrications d’objets en bronze destinés aux élites, dans le cas des Terramare et, plus encore, dans celui des épées du Bronze final atlantique discuté par Bénédicte Quilliec. Bien que curieusement délaissé depuis quelques décennies, l’exemple des Terramare s’avère précieux, car des spécialistes y sont perceptibles dans une société bien moins égalitaire qu’on ne le supposait jusque-là. Celui des productions d’épées en bronze dans la zone atlantique conduit aussi à récuser certaines idées reçues, en réévaluant le niveau de spécialisation de cet artisanat dans les sociétés extrême-occidentales d’Europe, du XIVe au IXe s. a.C. C’est probablement aussi parce qu’il s’agit de produits de luxe que les objets de faïence de l’âge du Bronze égéen, décrits par Hara Procopiou, paraissent avoir été fabriqués en petite quantité. Dans ces trois derniers cas, l’activité semble bien avoir été accomplie par des artisans à temps plein et, surtout, dans des ateliers particuliers, distincts de la maisonnée.
Avec la céramique égéenne, le niveau de technicité reste moyen. Cela n’est pourtant vrai que de la céramique courante. Des vases plus exceptionnels ont probablement été réalisés à partir d’un savoir-faire moins répandu. Des fours à chambre séparée indiquent l’existence d’ateliers, au moins pour la cuisson. Pour les vases en pierre, les techniques mises en œuvre sont forcément de niveau élevé, ce qui ne surprend pas pour des organisations sociales étatiques, même si le caractère centralisateur du palais minoen ou mycénien a dû être revu à la baisse. Hara Procopiou souligne en effet l’existence de spécialistes à divers degrés et, surtout, d’ateliers polyvalents et souvent dispersés, en totale contradiction avec le modèle classique de la société palatiale. Les caractéristiques de la production artisanale se révèlent fondamentalement analogues pour la fabrication de bronzes assez courants (comme des fibules sur l’oppidum de Bibracte), ou de bronzes exceptionnels (comme le cratère de Vix fabriqué dans une colonie grecque d’Italie du Sud, quatre siècles plus tôt). Dans ces deux cas, présentés oralement par Michel Pernot, le contexte social est celui d’États archaïques. Le même classement s’impose pour l’activité textile relatée dans les échanges épistolaires entre un marchand assyrien tenant comptoir en Anatolie et son épouse demeurée à Assur, à 1000 km de là. C’est un tableau étonnamment moderne des rapports sociaux, notamment familiaux, au sein d’une famille aisée, que brosse Cécile Michel. La femme dirige une vaste maisonnée en véritable chef d’une petite entreprise privée. La production textile apparaît là comme un complément de travail exclusivement féminin, dans une activité principale de commerce à longue distance, au sein d’un réseau animé par une sorte d’ »ethno-corporation » assyrienne disséminée dans une grande partie du Proche-Orient. Nous devinons ici un haut niveau de technicité commerciale, disposant d’une monnaie primitive. Nous discernons aussi, pour l’activité textile, un niveau de technicité situé entre atelier permanent et manufacture, et des productions situées entre des volumes moyens et élevés. Il y a moins de doutes quand on aborde le cas présenté par Catherine Breniquet, l’un des plus sollicités lorsque l’on se confronte à l’histoire de la spécialisation des tâches : la production textile mésopotamienne du IIIe mill. a.C. Elle démontre que les indices des premiers ateliers spécialisés sont apparus à la fin du millénaire précédent et que de véritables manufactures fonctionnèrent ensuite. Ces dernières n’étaient peut-être pas concentrées géographiquement, mais dispersées dans un grand nombre de maisonnées, à l’instar des manufactures qui firent de Troyes au XIXe s., la capitale française de la bonneterie.
…et perspectives
Les typologies utilisées ici sont des esquisses destinées à un premier test. Volontairement simples pour être d’emploi aisé, elles ont rapidement permis de souligner les facteurs d’ambiguïté qui tendent à brouiller les rapports entretenus entre modalités de la production artisanale et type d’organisation des sociétés. Ainsi, des activités artisanales très simples sont présentes dans les sociétés les plus complexes. D’autres, nettement plus spécialisées, existent dans des sociétés peu hiérarchisées. La petite trentaine de cas étudiés, pourtant aussi divers que possible, montre bien que les chevauchements fréquents induisent une réponse pour le moins floue à la question de l’existence d’une corrélation entre complexité technique et complexité sociétale. Aucune règle d’ensemble n’est, a priori, perceptible.
L’une des forces de l’analyse comparative réside dans la possibilité qu’elle offre d’étalonner les résultats d’une étude, et c’est pourquoi nous l’avons développée ici. Elle permet, en particulier, de raisonner sur les fréquences d’association des éléments étudiés et, ainsi, de distinguer entre les exceptions et les récurrences statistiquement normales. En d’autres termes, elle permet de faire la différence entre les phénomènes marginaux et les tendances lourdes. Les tableaux de fréquence (tabl. 3 et 6) donnent ainsi à notre corpus un relief plus saisissant. Le passage, graduel sur le tableau d’associations (tabl. 2), des activités les plus faiblement spécialisées (la taille du silex chez les Aurignaciens) aux activités qui le sont beaucoup plus fortement, peut être nuancé. Deux groupes de critères et d’activités artisanales se font jour. Cette bipartition ne correspond pas, toutefois, à l’opposition canonique entre activités spécialisées et non spécialisées, comme le démontre justement la progressive gradation de nos critères, des plus simples aux plus complexes. En réalité, tout comme l’égalité sociale totale, l’absence totale de spécialisation n’existe pas. On est toujours, déjà, dans l’inégalité sociale. On est toujours, déjà, dans la spécialisation des tâches ; à des degrés divers, bien sûr, mais cela change radicalement la perspective. Il n’y a pas d’avant et d’après un événement qu’il s’agirait d’identifier. Il y a des moments de basculement d’une catégorie dans une autre. Le corpus traité laisse percevoir plusieurs sous-groupes au sein du second groupe. Sous réserve de vérification à partir d’un corpus plus fourni, nous suggérons un possible sous-groupe caractérisé par une activité permanente pratiquée dans de petites unités pour une production limitée, un deuxième sous-groupe où l’activité permanente se déroule au sein d’un véritable atelier et un troisième avec lequel apparaissent des manufactures produisant de forts volumes de biens.
Les moments de basculement qui viennent d’être d’évoqués correspondent à des changements sociaux et historiques de différente nature, illustrés par quelques-unes de nos études de cas. Si nous parvenons à les identifier, nous éprouvons des difficultés à les mesurer. L’adoption d’une nouveauté technique fut souvent due à des « emprunts » auprès de sociétés étrangères plus développées. Les Mafa du Cameroun sont entourés de sociétés plus complexes et en contact, depuis très longtemps, avec des formations étatiques dotées de systèmes techniques performants. On ne sait d’ailleurs pas si la société mafa, décrite au XIXe s. comme peu hiérarchisée, ne le fut pas davantage auparavant. Ce point est certes capital, mais nous disposons de moyens insuffisants pour le déterminer. De nombreux exemples de ces oscillations de la complexité organisationnelle des sociétés au cours du temps existent, comme celui des sociétés palestiniennes, à la fin du IIIe mill. a.C., autre exemple significatif de notre corpus. Nous connaissons aussi la capacité de résilience de certaines techniques. Une fois installées, elles peuvent perdurer, relativement indifférentes aux déclins économiques et politiques. Malheureusement, l’ethnologie ne dispose jamais du recul historique nécessaire et ignore en grande partie le passé réel des sociétés étudiées. Seule l’archéologie des sociétés en question serait en mesure d’y remédier, mais demeure trop peu pratiquée. À cet égard, l’archéologie elle-même souffre de ses propres limites : elle ne possède pas encore la précision chronologique qui lui permettrait de suivre les oscillations courtes qui nous intéressent ici, surtout pour les périodes hautes.
Ce problème d’imprécision chronologique est susceptible d’affecter le degré de précision des critères descriptifs choisis pour l’étude de la spécialisation des tâches. Ils restent en effet assez grossiers. Ils ne discriminent presque pas les sociétés papoues, par exemple, dont nous avons pourtant vu qu’elles mettent en œuvre des pratiques nettement distinctes vis-à-vis du sel. La typologie sociale utilisée se montre elle aussi dépourvue de finesse. Nous avons énoncé plus haut les subdivisions qui pourraient être faites au sein de la catégorie des unités territoriales régionales du type des chefferies simples. Notons cependant que cela n’invalide en rien notre classement, ni nos conclusions. Les distinctions plus fines qui pourraient être introduites ultérieurement ne seront pertinentes qu’à leur niveau propre, une procédure systématique ne permettant de comparer que ce qui est comparable. L’usage de descripteurs plus fins ne modifierait pas fondamentalement la hiérarchie relative des ressemblances et des différences entre les types d’activités artisanales et entre les types de sociétés.
Conclusion provisoire
Contrairement à l’usage concluant à une réalité concrète moins simple que la théorie, nous avons pris ce constat… comme point de départ. Les études détaillées sur les techniques anciennes ou traditionnelles révèlent en général une complexité sous-estimée jusque-là. Celle-ci se manifeste sur deux plans : celui de la réalisation pratique des productions artisanales et celui des relations des productions artisanales entre elles. S’employer à démêler cet écheveau exige l’examen de cas diversifiés techniquement, culturellement et chronologiquement. Tout examen comparatif requiert l’usage des mêmes critères descriptifs mais aussi de typologies qui ordonnent ces critères. Il s’agissait, pour nous, ici, de comparer des systèmes techniques, c’est-à-dire des types d’activités artisanales, et des contextes sociaux c’est-à-dire des types d’organisations sociétales. Une méthodologie spécifique a été mise en place en sachant que toutes les typologies sont imparfaites mais que les critiquer sans proposition alternative reste infructueux.
La notion de complexification sociale est souvent mal comprise. Elle fait référence à un processus par lequel s’accroît le nombre d’éléments différents et interdépendants composant une société. Ce processus s’opère par une spécialisation et une hiérarchisation des fonctions somme toute comparables à l’évolution des organismes vivants. Les sociétés passeraient aussi d’un état indifférencié où les fonctions, peu distinctes les unes des autres, sont assurées par des institutions polyvalentes, à des formes où se distingueraient de plus en plus les fonctions et les organes institutionnels.
C’est en effet ce que nous avons observé en procédant à la synthèse des travaux réunis ici. Les processus de spécialisation et de hiérarchisation sont bien liés de manière systémique. Ce lien s’avère toutefois plus subtil qu’il n’y paraît. La spécialisation des tâches existe d’emblée, dans les sociétés les plus simples, tout comme la hiérarchisation : il s’agit des deux termes fondamentaux de l’inégalité entre les deux moitiés de toute société. L’une, masculine, a le monopole de la violence et des tâches socialement les plus valorisées souvent les plus dangereuses, l’autre, féminine, a d’autres fonctions, plus directement vitales encore, mais généralement tenues pour inférieures, bien que souvent plus difficiles. Cette spécialisation des tâches s’effectue dans la sphère centrale des activités de subsistance. Les indices de spécialisation les plus visibles, au sein de la population masculine dominante, ou de la population féminine dominée, semblent bien concerner des tâches de service magico-religieux, matérialisées par des représentations “artistiques”, et non des tâches de fabrication artisanale. Des fabricants plus nettement spécialisés ne se dégagent du reste de la population que très graduellement. Ces individus consacrent un temps plus régulier et plus long à la production d’objets. Ils participent moins à l’acquisition directe de ressources alimentaires. Ils opèrent de plus en plus hors du cadre familial étroit et de l’habitation proprement dite. Ils acquièrent une expérience, un tour de main, un savoir-faire, bref un niveau de technicité inaccessible sans cela et qui leur permet de réaliser soit des œuvres à valeur sociale ajoutée, soit des objets en série.
On constate ensuite, corollaire de notre première remarque, le caractère dissymétrique de la relation étudiée entre le niveau de spécialisation artisanale et le niveau de complexité sociale. Aucune technique artisanale n’est indispensable à l’émergence de la complexité sociétale. Les exemples américains le démontrent nettement. En revanche, un certain niveau de complexité sociale détermine la mise en pratique d’activités artisanales spécialisées. De fait, plus une société est complexe, plus elle permet à certains d’acquérir et de développer les connaissances et les équipements nécessaires à la fabrication spécialisée de certains biens matériels. Rappelons qu’une société complexe est une unité sociale composée d’individus nombreux, différents fonctionnellement, culturellement, historiquement, qui entretiennent des relations d’échanges abondantes et fréquentes. Nous ne touchons que partiellement, dans le présent dossier, cette dimension relationnelle, dont il faut pourtant souligner qu’elle est essentielle, lorsque nous évaluons le niveau de dépendance vivrière. La dépendance se situe à la racine même de la spécialisation artisanale. Le spécialiste dépend du contexte social, non seulement et de plus en plus pour son alimentation, mais aussi pour son approvisionnement en matières premières et en combustible, pour se procurer les équipements dont il a besoin (certaines pièces de son outillage et certains éléments des biens qu’il fabrique lorsqu’il s’agit d’objets composites) auprès d’autres spécialistes, mais aussi pour l’écoulement de sa production. Notons sur ce dernier point que dans les sociétés traditionnelles la demande préexiste à l’offre : une commande déclenche la fabrication, l’artisan n’ayant généralement pas un stock d’avance en magasin.
Ce constat du rôle crucial joué par la complexité du système social débouche sur une troisième observation importante : certaines activités artisanales et certains niveaux de technicité s’avèrent plus dépendants du contexte social que d’autres. Logiquement, plus un type d’activité artisanal est socialement dépendant, moins il a de chances de survivre à une baisse de la complexité sociale. Cela suggère, en conséquence, d’ajouter à l’avenir un critère supplémentaire à notre classification : le niveau de dépendance contextuel. Le besoin ne s’en est pas vraiment fait sentir à l’examen de notre corpus, mais celui-ci mériterait certainement d’être étoffé, surtout avec des activités encore plus fortement spécialisées, issues de contextes hellénistiques, romains ou médiévaux, où ce critère distinctif revêt probablement une importance primordiale.
Nous avons relevé enfin une réalité évidente dans les sociétés modernes, mais que l’on oublie souvent en étudiant les sociétés plus simples : si certains types d’activité de fabrication ont disparu peu à peu au cours du temps (la taille du silex notamment), de nombreuses activités peu spécialisées continuent d’être pratiquées dans tous les types de sociétés. Cela signifie que seules les activités artisanales les plus spécialisées représentent des révélateurs fiables du niveau de complexité d’une société donnée ; une évidence trop souvent perdue de vue à cause de “l’hyperspécialisation” de la plupart des recherches actuelles. Compte tenu de ces précisions, nous pouvons conclure qu’un niveau de spécialisation artisanal constitue un bon indice du niveau de complexité des sociétés.
Bibliographie
Godelier, M. (1984) : L’idéel et le matériel, Paris.
Johnson, A. W., Earle, T. (1987) : The Evolution of Human Societies, Stanford.
Pernot, M. (2003) : “La production des bronziers spécialisés est-elle spécifique ou concurrentielle ?”, Cahier des thèmes transversaux ArScAn, 172.