Les villes et les cours d’eau engendrent des ponts dont il est ensuite intéressant de suivre attentivement les destinées. Cela invite à se pencher sur la diversité des modalités de leur patrimonialisation et sur quelques questions que celle-ci soulève.
L’histoire de leur préservation, de leur restauration et de leurs adaptations et transformations pourrait par exemple illustrer la relativité de la notion d’authenticité. Les efforts financiers que leur entretien et leur protection conduisent à consentir semblent autant liés à l’importance de leur fonction urbaine qu’à leur place comme jalons dans l’histoire des techniques qui rendent les franchissements possibles et rapprochent les lieux.
Le temps nécessaire et les études préalables à la mise au point des projets dont ils font aujourd’hui l’objet reflètent les processus de formation des consensus patrimoniaux. La variété des situations et celle des fonctions des auteurs qui en font le récit sont appréciables pour aborder ces dynamiques de patrimonialisation.
Les contributions d’un historien, d’un guide conférencier de la Ville de Rochefort, d’un conservateur régional des monuments historiques de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, d’un architecte en chef des monuments historiques de l’agence 2BDM, d’un responsable des patrimoines de la Ville de Saint-Nazaire et d’un ingénieur sont précieuses car elles composent une multiplicité d’approches et de points de vue.
Les cas étudiés recouvrent les situations diverses d’ouvrages dont la patrimonialisation peut être ancienne et ne fait plus débat (Bordeaux), plus récente et engagée sous menace de la démolition (Martrou à Rochefort), en cours de questionnement dans le cadre d’un projet urbain (Rennes) ou construite sans lien avec le projet développement en cours (Saint-Nazaire).
Certains ponts sont directement qualifiés de monuments comme le pont de pierre à Bordeaux, le pont transbordeur de Martrou à Rochefort et le pont dit « de Saint-Nazaire » qui traverse l’estuaire de la Loire ; ils font ainsi figure d’icônes. Cela pourrait être interprété comme une patrimonialisation consensuelle et sans débats qui nous en apprend peu sur les processus à l’œuvre.
La construction patrimoniale de Saint-Nazaire s’appuie sur la prolifération des ponts existants ou ayant existé. Là, les ponts « parlent », nous dit Emmanuel Mary. Ils jalonnent l’histoire du site, les raconter permet d’aborder la géographie du territoire, l’histoire de son évolution et des techniques… À Rochefort, la patrimonialisation du transbordeur a lieu in extremis pour contrer le projet de démolition d’un ouvrage devenu obsolète mais qui aurait fait disparaitre « le seul témoin d’une solution audacieuse de l’art de l’ingénieur ». La valeur documentaire l’emporte ici sur la valeur d’usage, relate Christophe Bourel Le Guilloux.
Les mesures de protection et les dispositions règlementaires qui en découlent pour la conservation sont également des modalités de la patrimonialisation.
Elles rendent nécessaires de s’entendre sur les valeurs patrimoniales, historiques, esthétiques, documentaires qui se combinent dans la plupart des cas à des valeurs d’usage encore d’actualité ou au contraire tombées en désuétude. La valeur documentaire d’ouvrages d’art dont les structures témoignent de l’histoire des techniques et des matériaux de construction est souvent invoquée dans la patrimonialisation des ponts, comme dans les cas du pont de Martrou au moment de sa protection. À Saint-Nazaire au contraire – dont les ponts ne font pas l’objet de protection – on peut s’étonner du « peu de cas faits des patrimoines techniques sur des sites où se concentrent des défis technologiques ». À Rennes « les résultats des études structurelles ont constitué la donnée technique aux élus et au jury citoyen chargé de réfléchir au devenir de l’hypercentre et de ces ouvrages », explique Mathieu Cardin. Les valeurs d’usage entrent autrement en jeu. L’exemple de Rochefort peut être interprété comme celui d’un lieu où l’histoire rend nécessaire un changement d’usage du territoire qui entraîne la nécessité de franchissement et des transformations importantes. Cette nécessité rappelle le cas de la construction du pont Chaban-Delmas, un temps mis en question par la patrimonialisation de Bordeaux, port de la Lune. Quelles que soient les valeurs historiques, les travaux du pont de pierre en cours d’étude ont pour objectif de « garantir son fonctionnement », insiste Christophe Batard. Ce sont aussi les valeurs d’usage qui semblent pour le moment, et différemment cette fois, empêcher la patrimonialisation par la protection des ponts de Saint-Nazaire.
Les dispositions de protection au titre des monuments historiques engagent l’intervention de professionnels spécialement formés et sélectionnés pour conduire et réaliser les études préalables et les projets nécessaires à la conservation de ces monuments. Les contributions portant sur Bordeaux, Rochefort et Rennes évoquent la nécessité de connaissances précises qui conduisent à formuler des hypothèses de projets de conservation et de restauration en soulevant les débats nécessaires.
L’élaboration des projets de restauration participe donc elle-même au processus de patrimonialisation. Quand bien même les concepteurs contemporains cherchent à mettre leur « goût personnel ou les effets de mode de côté » pour « proposer un parti justifié et en cohérence avec le monument et son histoire, avec la volonté d’une présentation objective », leur travail s’inscrit toujours dans une époque. La stratification des six états du pont de pierre témoigne de la dynamique de la patrimonialisation. La posture actuelle revendique ainsi une distance critique que cherche à garantir la collégialité des décisions.
Enfin, le cas de Porto inclus dans la candidature des six ponts métalliques à grande arche du XIXe siècle sur la Liste du patrimoine mondial, relaté par Rui Ramos Loza, montre le processus à l’œuvre à l’autre bout de la chaîne, aux prémisses de la reconnaissance patrimoniale. Ces quelques réflexions aideront peut-être à faire connaître et reconnaître des ouvrages injustement oubliés.