La famille Truel – au centre de cet ouvrage- est représentative de l’émigration française au Pérou au cours du XIXe siècle. C’est ce que l’on verra dans le présent chapitre à travers l’évocation des deux branches, paternelle, les Truel, et maternelle, les Larrabure. Les uns sont partis du Pays basque et les autres de Paris après une première migration au départ de l’Aveyron. Les artisans devinrent dans la capitale du Pérou, des commerçants de renom, intégrés à la « colonie française », selon l’expression en usage. Une partie des enfants nés à Lima rentrera en France après 1918 : ce sont les huit enfants d’Alexandre Truel et Marguerite Larrabure évoqués dans les chapitres suivants.
Les racines basques
Le Pays basque a été dépeuplé par l’émigration au cours du XIXe siècle. La ville de Saint-Jean-Pied-de-Port a ainsi vu partir de nombreux jeunes gens en Amérique. Montevideo, Buenos Aires et Valparaiso sont des escales pour les migrants qui continuent jusqu’au Callao, le principal port du Pérou. Ce pays connaît un essor exceptionnel à partir du milieu du siècle grâce à l’exportation de nitrates pour améliorer les rendements agricoles. Le guano dont les propriétés pour l’agriculture ont été découvertes vingt ans plus tôt, est l’équivalent du pétrole de nos jours. Le Pérou est alors riche comme Crésus.
C’est vers cet Eldorado que les familles Gaillour et Larrabure partent du même village et émigrent au milieu du siècle. Ils quittent Suhescun, un village situé à quelques kilomètres de Saint-Jean-Pied-de-Port. Le père, André Larraburu est métayer et marié à une jeune compatriote, Marie Aphat. Les registres du village basque enregistrent les noms de Larraburu, Larrabure et Larruburu pour la même famille. André Larraburu n’a pas pu apprendre à écrire. D’autres signent pour lui les registres de naissance des enfants. Trois filles, Félicienne, Gratienne et Quitterie et un fils Pierre réalisent le voyage transatlantique au milieu du siècle et s’établissent à Lima.
Bernard Gaillour se marie à Félicienne Larrabure en juillet 1848 à Suhescun. Les enfants naissent à Lima. Les Gaillour et les Larrabure sont charpentiers et cultivateurs. Les registres du consulat de France selon Pascal Riviale, font état de 104 charpentiers, 68 menuisiers et 44 ébénistes français immatriculés1.
Une autre sœur, Gratienne Larraburu se marie en 1865 à Lima, à trente-neuf ans avec un Basque de Saint-Jean-le-Vieux, Michel Salaberry. L’acte est enregistré au consulat de France, le 26 novembre 1865, le même jour que le mariage de Pierre Larrabure et Jeanne Otheguy.
La réussite économique est ainsi au rendez-vous après l’installation en Amérique du Sud. Bernard Gaillour tient un hôtel restaurant dans la station balnéaire de Chorrillos. Les deux fils ont ensuite un restaurant-salon de thé à Chorrillos et l’hôtel de l’Europe au centre de la capitale2.
Le frère cadet, Pierre Larrabure, et une autre sœur, Quitterie, ont quitté le Pays basque pour le Pérou en 1858. La famille Larrabure s’associe à un commerçant bayonnais installé à Lima dans la première moitié du XIXe siècle, Émile Prugue, papetier puis droguiste en plein centre-ville3.
Pierre Larrabure se marie en 1865 à Lima, en présence de compatriotes basques, charpentiers ou menuisiers. Il épouse Jeanne Otheguy, originaire du même village, et reconnaît un premier fils né quelques mois plus tôt.
Pierre Larrabure et Jeanne Otheguy ont six enfants, dont deux filles : Inès et Marguerite. À dix-huit ans Inès est mariée à un compatriote, Paul François Carriquiry de vingt ans son aîné. Le mariage est célébré à Lima, en 1884, au sortir de la guerre du Pacifique qui a ruiné le pays.
Originaire de Tardets-Sorholus, à la frontière de l’Espagne, né en 1848, Paul Carriquiry est le fils d’un tanneur plus instruit que ses compatriotes partis dix ans plus tôt. Il a émigré après 1866 et gardé des liens avec le pays natal. Paul Carriquiry est intégré aux associations françaises locales, philanthropiques et sportives. Aux côtés des Péruviens, il prend part à la défense de Lima au moment de l’invasion par le Chili. Paul Carriquiry a dix-sept ans de plus que la jeune Inés Larrabure. Un premier fils naît en 1885 et pose en uniforme dans les studios Courret.
Un autre fils, Abel naît en 1893 et est appelé sous les drapeaux en France en 1914. Il rejoint le 49e régiment d’infanterie à Bayonne. Une lettre du 2 novembre 1914 écrite en espagnol et postée de l’hôtel Excelsior à Bayonne4, rend compte de son engagement et de la vigueur des liens familiaux. Il apprend alors la mort de son cousin aumônier sur le front de la Marne. Il va d’une ville à l’autre, de Pau à Oloron puis à Tardets pour consoler sa tante et découvrir le pays de ses parents.
La famille Carriquiry reprend le magasin de mode « Aux deux amis » tenu précédemment par un autre Français, immigré dans la première moitié du XIXe siècle, dans la rue la plus commerçante de la ville5.
Les liens avec le Pays basque se maintiennent après le décès du père en 1901. Au cours du XXe siècle, au moment du décès d’Abel Carriquiry en 1969, la succession fait état de deux-cents actions dans une société baptisée Inmobiliaria Tardets (référence ultime au bourg d’origine, Tardets), pour une valeur supérieure à 152.000 soles. Quant à Paul Carriquiry junior, il sera ministre des travaux publics sous le gouvernement Belaunde, renversé par la Révolution militaire de 1968.
Des origines aveyronnaises
L’émigration au Pérou de la famille Truel s’inscrit dans une tradition migratoire. Auguste Truel est né à Millau en 1817, dans une famille de marchands aveyronnais, instruits et spécialisés dans l’habillement et la tapisserie. Installé à Paris, il se marie en 1853 et a deux fils avec Marie-Pélagie Bauchery6. La famille quitte la France pour le Pérou en 1859. Auguste Truel tient un commerce prospère ; un neveu parisien, Léon Alexandre, le rejoint à dix-huit ans en 1873 pour travailler sur place, laissant trois sœurs à Paris7.
Françoise Truel et Eduardo Barron conservent à Lima un portrait inattendu. Il s’agit d’un médaillon d’un homme politique au parcours singulier, un républicain convaincu : Alexandre Ledru-Rollin8, candidat malheureux à la présidence de la république en 1848, exilé à Londres à partir de 1849, et rentré en France en 1869, aux côtés du communard Delescluze.
Théodore Ber, émigrant français au Pérou qui rédige un journal de bord pendant plus de trente années, retourne à Paris en 1871 pour prendre part à la Commune et être aux côtés de Delescluze pendant les dernières semaines du mouvement révolutionnaire.
La présence du portrait de Ledru-Rollin dans les archives familiales présume-t-elle d’une adhésion à l’idéal républicain de la part d’Alexandre Truel, arrivé au Callao sous le Second Empire ? Ou bien est-elle l’indice d’un autre lien ? Il est impossible d’apporter une réponse.
La famille Truel Larrabure à Lima, 1891-1924
Vingt ans plus tard, le 31 janvier 1891, Alexandre Truel, âgé de trente-cinq ans, épouse l’adolescente Marguerite Larrabure, fille cadette de Pierre Larrabure et Jeanne Otheguy. La jeune fille a dix-sept ans au moment de la cérémonie dans l’église Sagrario de la Cathédrale de Lima9.
Le couple aura huit enfants, trois garçons et cinq filles qui naissent entre 1892 et 1907. L’aînée, Berthe, est née en 1892 ; en 1893, naît Germaine ; en 1895 Paul ; en 1897 Andrée ; en 1899 Raoul ; en 1902 Charles ; en 1904 Madeleine ; et Lucienne naît en 1907. Les enfants étudient dans les nouveaux collèges ouverts dans les années 80 par les congrégationnistes du Sacré Cœur, le collège Recoletas et Saint-Joseph de Cluny.
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La famille Truel mène une vie aisée et possède une maison dans la station de Miraflores, sur le Malecon (quai) 28 de julio, tout près de l’Océan Pacifique. Au fil du temps, le magasin familial du centre-ville propose de nouveaux produits. En 1901, le magasin de la rue de la Coca vend surtout des outils professionnels, des machines à coudre importées des États-Unis, du matériel médical et de l’épicerie fine.
En 1910, Alexandre Truel, commandant de la compagnie française de pompiers volontaires, est grièvement blessé dans un incendie. Le magasin familial se spécialise alors dans le matériel médical et reçoit une médaille d’or à l’occasion d’une exposition internationale consacrée à l’hygiène en janvier 191410.
En avril 1916, Alexandre Truel et son fils Raoul embarquent pour le canal de Panama afin que le commandant soit opéré à Bordeaux après l’échec des traitements à Lima. Une photographie est publiée dans la revue Variedades à cette occasion. Toute la famille est présente sur le pont avant le départ du navire11.

Au retour du voyage en France, Raoul qui accompagnait son père, doit renoncer au projet de devenir architecte12. Comme ses frères et sœurs plus jeunes, il travaillera au service d’une banque espagnole, du fait de ses compétences commerciales et linguistiques.
Les témoignages familiaux, le soin pris en France pour conserver les clichés de famille permettent d’identifier dans une photo de groupe prise après 1916, chaque membre de la fratrie en établissant avec certitude les prénoms sur les visages.
La plus jeune au milieu de la photo est Lucha, Lucienne, âgée d’une dizaine d’années ; Madeleine un peu plus âgée est à côté de Germaine.
Peu de temps après le portrait de groupe, Marguerite Truel meurt, en octobre 1917, à quarante-trois ans. L’année suivante, en mai 1918, Alexandre Truel disparaît sans connaître l’issue de la Grande Guerre ; le gouvernement péruvien prend en charge les obsèques, en hommage au commandant des pompiers français13. Germaine, l’aînée de la fratrie, a alors vingt-six ans, tandis que la benjamine, Lucha, a seulement onze ans. Le magasin continue d’être achalandé pendant quelques années ; la coutellerie14 est au centre des activités et de nombreux articles de quincaillerie et droguerie, sans oublier du matériel médical et hospitalier dans un second magasin. La situation familiale explique cette évolution.
La sœur de Marguerite Truel, Inès, recueille les huit orphelins Truel avec ses six enfants, selon le journaliste péruvien Hugo Coya, auteur d’une première biographie sur Madeleine Truel15.
Lorsqu’Inès Carriquiry disparaît en 1924, Lima devient la ville des souvenirs ; la fratrie part s’installer en France.
Notes
- Riviale Pascal, « Los franceses en el Perú del siglo XIX o retrato de una emigración discreta», dans Miradas cruzadas sobre la influencia intelectual, cultural y científica entre Perú y Francia, Bulletin de l’Institut Français d’Études Andines, 36 (1), 2007, p. 119.
- Barrantes Rodríguez Larraín Fernando, Los ciudadanos franceses y francesas en la República del Perú, Lima, Sociedad Francesa de Beneficencia, 2006, p. 127.
- Une annonce du commerce tenu par Prugue et Larrabure est parue en 1921 dans l’annuaire commercial et industriel (Guía comercial e industrial (Oficina del Periodismo, Lima, 1921).
- La lettre d’Abel Carriquiry datée du 2 novembre 1914 est conservée par la Bibliothèque nationale du Pérou.
- Une annonce publicitaire de A los dos amigos, calle Mercaderes est parue en 1921 dans la Guía comercial e industrial (Oficina del Periodismo, Lima, 1921).
- Marie-Pélagie Bauchery est décédée à Paris en mai 1915 ; les deux fils se sont mariés à deux sœurs françaises émigrées, Henri à Pauline en juin 1879 et Paul à Victoire Cavalie en janvier 1883, au moment de la guerre du Pacifique.
- La reconstitution des registres d’état-civil de Paris détruits lors de la Commune, date la naissance d’Alexandre du 3 mars 1856. Léonie Pauline Truel est née en 1844, Mathilde en 1853 et Blanche en 1857. Le père de Léon Alexandre est Charles Basile Émilien (1819, 1911), la mère est Pauline Madeleine Thiriot (1819-1895). Mariés à Paris, ils sont enterrés au Père-Lachaise.
- Ledru-Rollin était identifié à la République de 1848 en France au point que crier « Vive Ledru ! » sous l’Empire signifiait pour la police être partisan de « l’anarchie ».
- Hampe Martinez Teodoro, « Inmigrantes europeos y norteamericanos en Lima en el siglo XIX », Revista de Indias, n° 198, 1993, p. 459-491. L’acte de mariage est enregistré dans le livre 17, f. 330 (p. 487).
- « Truel y compañía. Medalla de oro », Variedades, n° 308, 21 janvier 1914, p. 131.
- « Viaje a Europa del señor Truel », Variedades, n° 424, 22 avril 1916, p. 520.
- Témoignage recueilli en mars 2023 auprès d’Annie Nicot-Truel, fille de Raoul Truel.
- « Fallecimiento del señor Truel », Variedades, n° 532, 11 mai 1918, p. 435. L’article est publié avec deux clichés qui illustrent la solennité des obsèques publiques.
- Un témoignage sur Madeleine Truel en 1945 l’a décrite occupée à fabriquer secrètement de petits couteaux pour ses camarades de déportation.
- Hugo Coya, Estación final, Lima, Aguilar, 2010, p. 101-119.