Cet article a été écrit dans le cadre du projet GESHAEM. Ce projet est subventionné par le European Research Council (ERC) sous le programme “Horizon 2020 recherche et innovationˮ (grant agreement No 758907) de la communauté européenne.
Dans l’Égypte ptolémaïque le grec était la langue de tous les jours pour une partie des immigrants, surtout à Alexandrie et à la cour ; la langue officielle de l’administration (le roi et ses fonctionnaires parlaient le grec, écrivaient en grec et on s’adressait à eux en grec) ; la langue de prestige pour l’élite de la population (comme le français en Europe au XIXe siècle). Par conséquent, le grec est omniprésent dans notre documentation écrite dès la moitié du IIIe siècle a.C., et une grande partie de la population indigène utilisait le grec dans certaines circonstances. Cela ne signifie pas toutefois que tout le monde parlait couramment le grec. Les Égyptiens pouvaient utiliser le grec par l’intermédiaire de personnes bilingues. Nombre de “Grecsˮ apprenaient l’égyptien, mais peu étaient capables de l’écrire, vu la difficulté de l’écriture démotique, qu’on apprenait surtout dans les temples. Le rôle du démotique est probablement encore sous-estimé, par exemple dans l’administration locale, parce que les papyrus administratifs grecs sont publiés en plus grand nombre que les papyrus démotiques1.
L’administration
1a. Depuis quelques années, on constate une attention accrue pour les listes administratives démotiques, qui fonctionnaient côte à côte avec le grec dans les bureaux des villages et même plus hauts2. P.Count 2-3, par exemple, est une longue liste démotique de contribuables, énumérés nommément par village, avec au milieu un résumé en grec par district. Au verso du même papyrus (P.Count 3) un scribe résume, de nouveau en démotique, les chiffres pour les groupes privilégiés (Grecs, Perses et Arabes ; prêtres ; policiers ; fonctionnaires) de toute une région3. Apparemment les scribes passaient sans problème d’une langue et d’une écriture (à directions opposées) à l’autre dans un même texte.
1b. Les nomarques Aristarchos et Diogenès recevaient des déclarations en démotique4. Leur administration mettait un résumé grec en-dessous du texte démotique. Sans doute la déclaration orale (souvent sous serment) était-elle faite en égyptien. Dans le bureau des scribes bilingues rédigeaient le résumé grec.
1c. Dans les cautionnements démotiques des villageois se portent caution pour d’autres villageois, surtout des brasseurs, qui prennent un engagement dans des industries contrôlées par l’État5. Ces déclarations devant l’oikonomos de la méris (au nom grec) et devant le scribe royal ou topogrammateus (au nom égyptien) sont faites en égyptien et enregistrées en démotique par l’administration. Au verso est donné un résumé en grec, qui offre de temps en temps une vue différente des personnes en question. Ainsi le pastophore de Hathor d’Aphroditopolis dans P.LilleDem. 2.50, devient un tamiseur (κοσκινευτής) dans le résumé grec, et le “porteur des dieux de Thoèris” est un prosaïque ânier dans P.LilleDem. 2.49. Là aussi, des scribes connaissaient les deux langues et les deux écritures ; les résumés sont en partie écrits avec un pinceau, à l’égyptienne.
Le fisc
Quand ils avaient payé leurs taxes, les contribuables avaient droit à un reçu, souvent écrit sur un tesson de poterie. Des milliers de ces reçus, grecs, démotiques et bilingues ont été trouvés dans le sud, de Thèbes à Éléphantine. Au IIIe siècle a.C. les reçus grecs sont souvent écrits avec un pinceau de jonc, à la manière égyptienne et non pas avec un roseau pointu (le kalamos grec). Comme il est beaucoup plus difficile de “peindreˮ l’écriture que de l’écrire, nous pouvons être sûrs que ces personnes avaient l’habitude d’écrire le démotique et qu’ils ont appris le grec plus tard, que ce sont donc des scribes bilingues6.
La famille juive des fils de Straton à Thèbes, connue par six ostraca grecs et démotiques, est un exemple de ce multilinguisme à Thèbes :
Textes | Date | Contribuables | Taxe | Lieu |
O.Bodl. 158 = CPJ I 77 | 30 mars 158 | Straton fils de Straton | ὑπὲρ τοῦ τόπου | Diospolis Magna |
O.dem. Brooklyn 12768-1672(ZÄS 126, 1999, p.48 no.9 = CPJ IV 545a) | 9 févr. 156 | Y⁄s fils de Joseph, Yšḥg fils de Straton, Straton fils de Y⁄s | 10 aroures | Memnoneia |
O.Bodl. 163 = CPJ I 78 | 30 mars 155 | Straton fils de Straton et Isakis | Diospolis Magna | |
O.Wilcken 731 (= CPJ IV 545b) | 9 juillet 153 | Isakis fils de Straton | νῆσος Πτωο | Diospolis Magna |
O.Mattha 233 (= CPJ IV 545c) | 153/152 | Isaak fils de Straton | nourriturepour l’ibis | s.l. |
O.Bodl. 164 = CPJ I 79 | 19 juin 151 | Isakis fils de Straton | orge (?) | Diospolis Magna |
Stemma de la famille :
Dans le C.Pap.Jud. 1, le corpus de papyrus juifs, qui se limite aux papyrus grecs, Tcherikower et Fuchs ont inclus sous les numéros 77, 78 et 79 trois reçus de taxe grecs, où les frères Straton et Isakis, fils de Straton, ont payé leurs taxes entre 158 et 155 a.C. Il y a vingt ans, j’ai ajouté un autre ostracon grec au dossier, dans lequel Isakis paye encore une fois en 153, et deux ostraca démotiques (Clarysse 2002). Dans O.Mattha 233, daté aussi de 153, Isakis paye pour la nourriture de l’ibis ; dans un ostracon de Brooklyn, les frères Isaak et Straton, fils de Straton, paient pour un lot de terre de dix aroures dans les Memnoneia avec deux autres personnes, Straton fils de Yš et Yš fils de Joseph7. Quoique le stemma ci-dessus ne soit pas certain (pour un stemma différent, voir maintenant C.Pap.Jud., 4.545 introd.), il permet de formuler d’ores et déjà quelques conclusions :
- cette famille juive est bien intégrée dans le milieu local de Thèbes. Ils reçoivent leurs reçus de taxe non seulement en grec, mais aussi en démotique. Ils cultivent même une parcelle de terre appartenant aux ibis sacrés, ce qui les met en contact direct avec le culte égyptien. Probablement ceux qui cultivaient les terres sacrées devenaient, aux yeux des Égyptiens, des serviteurs de ces dieux.
- les anthroponymes de cette famille juive sont hébreux (Joseph, Isaak, Yš) à l’exception du nom grec Straton. Mais Straton est un nom grec très en vogue en Palestine et en Phénicie, sans doute à cause de l’assonance avec le nom de la déesse Astarté.
- les noms juifs reçoivent, comme il est normal, une forme grécisée (Ἴσακις) dans les textes grecs, mais l’orthographe en démotique Yšḥg, Yš et Ysp montre que leurs noms étaient toujours prononcés comme des noms sémitiques, avec les sons ḥ et š, qui n’existent pas en grec (et sont donc invisibles dans les transcriptions grecques et dans le C.Pap.Jud.). Cela implique que ces gens parlaient entre eux l’araméen. Une preuve supplémentaire de la survie de l’araméen en Égypte ptolémaïque est fourni par un papyrus araméen inédit, trouvé dans les fouilles de Gallazzi à Tebtynis (Gallazzi 1995, 24 et 2000, 102).
- le nom Yš a été interprété comme Jesse (le père de David) par l’éditeur, mais ce nom ne se rencontre nulle part dans l’onomastique juive de l’époque gréco-romaine ; on pourrait penser à une forme abrégée de Joseph, mais alors on devait avoir un s, non pas un š. La solution la plus facile est d’y voir une forme abrégée de Yšwʿ,rendu en grec comme Iêsous, nom bien connu parmi les juifs d’Edfou. Alors on aurait ici un Jésus fils de Joseph, personnage historique avec le même nom que le prophète qui verra le jour à Bethléem un siècle et demi plus tard.
Le notariat
Les notaires égyptiens, les monographoi, écrivaient de majestueux contrats jusqu’à 4 m long, avec leur pinceau de roseau, dans une longue tradition descendant directement de l’époque saïte. Mais, pour être valable, dès 146/145 un acte de vente devait être enregistré et comporter la preuve que la taxe de transaction était payée ; ceci était noté en grec par l’administration sous le texte démotique. C’est ainsi que de nombreux documents démotiques deviennent bilingues de fait (cf. Depauw 2009, 128).
Côte à côte avec les monographoi des notaires grecs, les agoranomoi, écrivaient avec un kalamos sur de petites feuilles de papyrus avec de petites lettres. Mais ces notaires grecs avaient l’avantage que leurs actes pouvaient être incorporés tels quels dans le bureau d’enregistrement, tandis que les actes démotiques avaient besoin d’un résumé en grec pour être enregistrés.
Dans le tableau ci-dessous on peut voir comment la famille de l’officier Dryton a utilisé les notaires grecs, égyptiens et aussi des contrats autographes sans l’aide de notaire dans le troisième quart du IIe siècle.
P. Dryton | Type | Langue | Date |
11 | emprunt de blé à Dryton | grec | 174 |
12 | emprunt d’argent par Dryton | démotique | 171 |
10 | emprunt au grand-père d’Apollonia | démotique | 164 |
2 | 2e testament de Dryton | grec | 150 |
13 | emprunt d’épeautre par Apollonia | démotique | ca. 145-142 |
14 | emprunt de blé par Apollonia | démotique | ca. 143-137 |
22 | emprunt d’argent par Esthladas | grec | après 140 |
15 | emprunt de blé par Apollonia | démotique | 139 |
33 | pétition par Apollonia et ses sœurs | grec | 136 |
28 | emprunt d’orge par Kaiès | démotique | après 135 |
16 | emprunt de blé par Apollonia | grec | 131 |
17 | emprunt de blé par Apollonia | grec | 129 |
18 | emprunt par Apollonia | démotique | 128 |
19 | emprunt d’argent par Apollonia | grec | 127 |
3 | 3e testament de Dryton | grec | 126 |
20 | emprunt par Apollonia | démotique | après 150 |
21 | reçu pour Esthladas | grec | après 140 |
22 | reçu pour emprunt pour Esthladas | grec | après 140 |
23 | emprunt d’argent par Kaiès | démotique | 124-116 |
24 | emprunt d’orge par Kaiès | démotique | 118 |
25 | emprunt de blé par Kaiès | grec | 117 |
26 | emprunt de blé par Kaiès | démotique | 116 |
27 | emprunt de blé par Kaiès | démotique | 112 |
Dryton et son fils Esthladas préféraient utiliser des documents grecs (la seule exception est P.Dryton 12) ; Apollonia, la femme de Dryton, a utilisé le notariat grec dès que celui-ci a été établi à Pathyris en 136, mais dans la génération suivante le démotique a pris le dessus. Kaiès, le mari au nom égyptien d’une des filles de Dryton, préférait clairement le démotique. Les exceptions sont probablement dues au fait que l’autre partie imposait sa préférence8.
Les tribunaux et les archives
Il y avait un tribunal indigène dans le temple, où les juges (laokritai) étaient des prêtres. Quand il n’y avait pas de preuve écrite, une des parties devait prêter serment devant le dieu, par exemple, l’accusé devait jurer qu’il n’avait pas volé une chose. S’il prêtait serment, il était acquitté ; sinon il était considéré coupable. Les tribunaux typiquement grecs, avec un jury dans la tradition grecque des cités, ont disparu après le IIIe siècle a.C. Les tribunaux royaux, les chrèmatistai, jugeaient en grec selon le droit grec ; les fonctionnaires aussi avaient un pouvoir juridique et là aussi on avait besoin de documents (par ex. des titres de propriété) en grec. Par conséquent même les archives de prêtres indigènes contiennent des textes grecs dès qu’il y a un procès devant des juges grecs9.
Les prêtres
Les écritures égyptiennes étaient enseignées dans les temples et pratiquées par les prêtres. La grande majorité de la population était analphabète, même si beaucoup pouvaient peut-être mettre leur signature. Ces mêmes prêtres constituaient le groupe de recrutement pour les scribes travaillant dans l’administration grecque, en grec. C’est dans ce milieu de gens qui savaient lire et écrire, et qui connaissaient le fonctionnement de l’administration, que le régime nouveau va trouver des collaborateurs, comme par exemple le dioecète Dioscouridès, fonctionnaire grec mais ayant une mère au nom égyptien, archisomatophylax, qui est enterré dans un sarcophage entièrement égyptien10.
La pierre de Rosette et les autres décrets trilingues sont rédigés par des prêtres : ce sont des décrets honorifiques dans une longue tradition grecque (considérants introduits par ἐπειδή, verbe principal ἔδοξεν, suivis d’infinitifs, le tout incorporé dans une seule phrase longue). Comme je l’ai montré ailleurs11, l’élite des prêtres égyptiens maîtrisait non seulement le grec, mais même le jargon administratif et les registres élogieux de l’épigraphie classique.
Il y a dix ans j’aurais dit que les billets oraculaires qu’on a trouvés dans les environs des temples étaient écrits en démotique à l’époque ptolémaïque et devenaient grecs à l’époque romaine. Mais maintenant Gallazzi a trouvé quelques centaines de ces billets de l’époque ptolémaïque à Tebtynis, et une quarantaine d’entre eux sont écrits en grec, dès le IIIe siècle a.C.12. Même les clients égyptiens pouvaient faire appel au grec pour consulter les dieux égyptiens, et ce depuis le IIIe siècle a.C.
Traces d’un substrat égyptien
Quand une partie importante des élites indigènes participait à la culture grecque, ce qui se confirme par des trouvailles de papyrus grecs dans les villages du Fayoum et même dans les temples, il est inévitable que des traces de la langue-substrat se manifestent dans la langue de nos documents. On les voit clairement chez le notaire Hermias de Pathyris, qui ne connaissait pas bien le grec, quoique son écriture soit vraiment professionnelle13. De même les résumés grecs au verso des cautionnements démotiques ne tiennent souvent pas compte de la syntaxe et des cas grecs (P. Lille dém. 2, publication du grec prévue dans P.Sorb. 5). J’ai essayé de détecter les traces de ce substrat aussi dans les textes écrits avec un pinceau, où l’on trouve par exemple ἄρουρα γῆς (au lieu du simple ἄρουρα), ἐγράφη suivi de la date (copié du démotique sẖ “il a été écrit” (au lieu de la date sans plus comme c’est normal en grec) ou δέοµαι “demander” avec un datif au lieu du génitif régulier14. Dans les lettres privées le verbe ἐπισκοπέω / ἐπισκοπέοµαι est utilisé pendant plusieurs siècles avec la signification de “saluer quelqu’un”. Cet usage ne s’explique pas par le grec, mais bien par le copte ϣⲓⲛⲉ, qui signifie tour à tour “contrôler” et “saluer”15. La filiation paternelle est normalement exprimée en grec par le génitif (Ἀλέξανδρος Πτολεµαίου). Mais dans plusieurs ostraca la première génération de scribes grecs à Thèbes a remplacé la désinence grecque du génitif par le pronom égyptien ⲡⲁ—, signifiant “celui de, fils de”. Sans doute les scribes étaient-ils des Égyptiens, qui n’étaient pas encore familiers avec le procédé grec. La même déviation se retrouve dans quelques étiquettes de momies de l’époque romaine, écrits dans un milieu de prêtres funéraires égyptiens16.
Bibliographie
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Notes
- Cf. Clarysse 2013 ; Chaufray 2018.
- P.Agri. ; Monson 2010 et 2012 ; P.Sorb. 4.
- P.Count. 2 ll. 468-537, avec dix colonnes supplémentaires dans Clarysse, Thompson 2018.
- Pour Aristarchos, voir P.Sorb. 3.75-102, pour Diogenès, voir P.Lille. 1.12-20 et Rech. Papyrol. 4.1967, 100 et 105. Les deux archives sont brièvement présentées par Vandorpe et al. 2015, 78-79 (B. Van Beek) et 123-125 (W. Clarysse). En 2019 j’ai trouvé plusieurs nouveaux textes des archives d’Aristarchos dans la collection de la Sorbonne ; voir TM 968616, 968754-968758.
- La plupart de ces textes sont publiés par F. de Cenival dans P.Lille Dem. 2 ; pour ce dossier, voir Vandorpe et al. 2015, 118-119 (W. Clarysse). Il y a des documents similaires dans d’autres collections, par ex. SB 14 11997, 20 14430, P.Bürgsch. 14 et P.Hamb. 2.187.
- Pour les deux types de “plumesˮ, voir Clarysse 1993 et Muhs 2007. Une étude détaillée des instruments d’écriture dans différentes cultures est en cours de préparation par D. Longacre.
- Pour cette famille et les Juifs de la Thèbes ptolémaïque en général, voir maintenant Honingman 2022, 100-105.
- Voir Vandorpe, P.Dryton, p. 108 et, pour le bilinguisme de la famille en général, Vandorpe 2011.
- Pour plus de détails, voir Clarysse 2010, 59-64.
- Voir Collombert 2000.
- Clarysse 2000 ; pour les décrets trilingues, voir maintenant Moje 2012-2013.
- Voir provisoirement Gallazzi 2012. Plusieurs billets sont écrits avec un pinceau.
- Voir Vierros 2012.
- Clarysse 1993.
- Clarysse 1990.
- Clarysse 2015.