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Réflexions sur la circulation sous les portiques du Létôon de Xanthos

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L’étude des circulations vers et à l’intérieur du sanctuaire du Létôon n’a pas été entreprise de façon systématique. La journée d’études “les ruines résonnent encore de leurs pas” m’a donné l’occasion, non pas de proposer une vision définitive de l’aménagement spatial du sanctuaire et de son évolution au cours de son existence, mais de dévoiler quelques pistes de réflexion sur les itinéraires processionnels dans cet espace sacré et le rôle des portiques dans ceux-ci. Entre la présentation à Bordeaux de cette petite étude et sa publication, A. Davesne a publié les fouilles qu’il a menées dans le sanctuaire entre 1979 et 1999 et les résultats auxquels il est parvenu. Le texte qui suit est donc une version mise à jour de celui que j’ai présenté à Bordeaux.

Le Létôon est, à l’origine, un sanctuaire des eaux organisé autour d’une source sacrée dont la fréquentation débute autour de 550 a.C.1. Il n’y a que peu de vestiges de cette époque : H. Metzger considérait que le “bâtiment de la source”, peut-être destiné à aménager cette dernière, datait du VIe siècle a.C.2 mais A. Davesne est tenté de le rajeunir3. Un autre édifice énigmatique, l’“édifice nord-ouest” pourrait en revanche dater de l’époque archaïque4. Il faut ajouter à ce maigre bilan des figurines retrouvées dans et aux abords de la source elle-même. Ces figurines ont été offertes à une déesse-mère anatolienne accompagnée de déesses aquatiques5, les Eliyanas lyciennes.

Le culte de la triade apollinienne est introduit par le dynaste lycien Arbinas au IVe siècle : c’est l’époque de la construction de trois petits temples de type indigène qui va de pair avec l’aménagement de la falaise qui les domine : le sanctuaire est alors constitué par la source à laquelle sont toujours rattachées les Eliyanas et, sur une terrasse rocheuse surélevée d’environ quatre mètres par rapport à la source, de trois temples dédiés à Létô – qui s’est substituée à la déesse-mère anatolienne des origines – et ses enfants, Apollon et Artémis. Les trois temples sont tournés vers la source, élément essentiel du sanctuaire. À cette phase de monumentalisation, A. Davesne attribue cinq “plateformes” orientées nord-sud et ouest-est, non jointives et qui ne sont pas toutes contemporaines. On ne sait pas quel type de monument, peut-être des statues ou des stèles, que portaient ces “plateformes” qui s’apparenteraient plutôt à un genre de podium dont la hauteur est estimée à environ un mètre et qui, d’une certaine façon, délimitaient l’espace sacré6 sans constituer de véritable péribole.

Fig. 1. Plan du sanctuaire (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
Fig. 1. Plan du sanctuaire (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).

Les Lagides et la mise en place des limites (fig. 1)

C’est à l’époque hellénistique, sous Ptolémée II ou son successeur, Ptolémée III, qu’il faut placer d’importants travaux qui donnent au sanctuaire son aspect définitif et installent ses limites7 : on commence sans l’achever la construction d’un premier mur de péribole et d’un propylon, à l’ouest8. Un nouveau mur de péribole est établi, encore plus à l’ouest ainsi qu’un nouveau propylon, sans doute assez modeste, qui se présentait sous la forme d’une porte à trois baies accessible, de l’extérieur, par deux marches9. Ce mur de péribole sert plus tard de fond à un long portique d’ordre dorique orienté nord-sud qui rejoint, au nord, un autre portique adossé au mur de péribole nord, accessible par une porte percée dans son retour vers l’ouest. À cette époque, les temples de Létô10, Apollon et Artémis, d’architecture purement grecque ont remplacé, tout en les conservant à l’intérieur de leur naos, les premiers temples “lyciens” construits à l’époque d’Arbinas. Il faut sans doute dater d’un même programme la mise en place de la terrasse artificielle qui fait face aux temples, de l’autre côté de la voie sacrée et sur laquelle il semble logique de restituer un ou des autels. Sur son côté ouest, cette terrasse artificielle a reçu, à la même époque ou un peu plus tard, un aménagement particulier sous la forme d’une fausse grotte dont on pense qu’elle a pu abriter le culte des Nymphes11. Mais on voit bien qu’une chronologie précise à l’intérieur du IIIe siècle est impossible à établir : le temple de Létô est daté de la première moitié du IIIe s. a.C. sur l’étude du style et par comparaison avec un monument bien connu (propylon de Ptolémée II à Samothrace), les observations stratigraphiques ne s’opposant pas à cette datation. La datation des portiques n’est pas assurée, la fourchette proposée par A. Davesne12 allant de la fin du IIIe s au IIe siècle a.C. Une inscription du milieu du IIe siècle a.C. indique qu’une levée de fonds a eu lieu afin de réparer les bâtiments du sanctuaire et dorer les statues de Létô, Apollon et Artémis ainsi que celles du “Parthénon” : ce “Parthénon” est peut-être la grotte des Nymphes, qui seraient confondues avec les “Vierges” de l’inscription13. Mais nous ne sommes pas renseignés sur la date de la mise en place de cet aménagement. Enfin, immédiatement au sud de l’entrée et faisant face au portique ouest se trouve une exèdre (fig. 2). Cette dernière joue évidement un rôle dans les circulations à l’intérieur du sanctuaire mais nous ne disposons d’aucune indication stratigraphique pour dater sa construction. Les observations architecturales invitent à la placer plutôt à l’époque hellénistique mais une date à l’époque impériale ne peut pas être exclue.

L’itinéraire processionnel se restitue partiellement : une fois passé le propylon, le pèlerin débouchait sur la “voie sacrée”, dallée, qui montait vers l’esplanade des temples, vers la source sacrée autour de laquelle s’était constitué le sanctuaire primitif et vers la grotte des Nymphes. Mais il faut également inclure dans l’itinéraire le portique nord-sud qui constitue la limite ouest du sanctuaire car, sinon, comment expliquer l’orientation spécifique de l’exèdre qui lui fait face ? Sa localisation face au portique indique clairement que quelque chose d’important devait se dérouler dans ce secteur. Nous avons ailleurs attiré l’attention sur ce type d’aménagement en rapport avec les processions mis en place notamment à Priène et Thasos14 mais on manque de données dans le cas du Létôon du fait que l’extrémité sud du portique en question n’est pas dégagée. On peut simplement dire que la procession, à un moment, devait passer sous le portique nord et devant l’exèdre.

Fig. 2. “Nymphée” d’Hadrien (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).En haut, à droite, l’exèdre.
Fig. 2. “Nymphée” d’Hadrien (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
En haut, à droite, l’exèdre.

Les entrées du sanctuaire

Au IIIe siècle a.C., l’entrée principale du sanctuaire est le propylon ouest. La possibilité d’accéder au sanctuaire par barque, évoquée par Strabon15 et dont on a longtemps douté, a été confirmée par les études géomorphologiques réalisées dans le cadre de l’ANR Euploia16 : les pèlerins venant par mer pouvaient , à l’époque hellénistique, accéder au sanctuaire par un des chenaux du Xanthe qui divaguait dans la plaine alluviale et gagner ensuite le propylon. 

Un autre chemin, cette fois possible en barque mais aussi à pied sec, et qui aboutissait également à l’entrée ouest, aurait consisté à rallier le sanctuaire depuis le nord, en suivant un cours d’eau, l’Özlen Çay moderne17

Au IIe siècle a.C., la montée inexorable des eaux de la nappe phréatique obligea les responsables du sanctuaire à entreprendre de nouveaux travaux : on rehaussa le niveau de circulation d’une quarantaine de centimètres et il fallut remanier le mur de péribole ouest. Les parties hautes de ce mur furent alors percées de niches destinées à recevoir des statues de bronze, sans doute de membres éminents de la confédération lycienne, regardant vers l’extérieur du sanctuaire18 et semblant ainsi accueillir les visiteurs. Cette mise en scène de l’élite qui accentue encore la valeur symbolique de l’entrée ouest indique probablement que, à cette époque, les pèlerins affluaient de plus en plus nombreux, des côtes lyciennes et au-delà.

Mais cet accès au sanctuaire par l’ouest ne convenait pas vraiment pour les pèlerins venant de Xanthos, ville dont dépendait juridiquement le sanctuaire. Ils devaient quitter Xanthos par la porte sud de la ville, franchir le fleuve Xanthe et en suivre le cours avant d’aborder le sanctuaire par le nord-est. Or, c’est justement au nord-est du sanctuaire que se trouve le théâtre dont le premier état est daté du IIe siècle a.C. par J.-C. Moretti19. Il est vraisemblable que l’entrée dans le sanctuaire se faisait par sa parodos nord. Les pèlerins déambulaient dans le théâtre en suivant le diazoma qui avait été établi sur l’ancienne voie d’accès qui reliait Xanthos au sanctuaire20 avant de ressortir par la parodos sud. Ils descendaient alors vers l’esplanade des temples qu’ils abordaient par leur façade arrière. 

Si cette hypothèse est toujours valable, les fouilles qui ont concerné en 2010 les terrasses situées au-dessus et à l’est de l’esplanade des temples ont ouvert la possibilité d’un cheminement alternatif, à partir de la parodos sud du théâtre.

Les terrasses du sud-est du sanctuaire (fig. 3 et 5)

Les sondages effectués au Létôon lors de la dernière campagne de la mission française ont concerné une zone qui n’avait jamais été fouillée. En effet, on pensait jusqu’alors que le sanctuaire occupait exclusivement la partie basse, partiellement marécageuse du site et que les terrasses qui le dominaient, à l’est, avaient plus ou moins servi de carrière, sans recevoir d’aménagement en rapport avec les activités cultuelles. Depuis notre dernière campagne, l’équipe turque dirigée par S. Atik Korkmaz a repris l’exploration de ce secteur mais n’a pas proposé de publication définitive. Les articles publiés concernent l’étude des différents appareils des murs21 et la céramique découverte lors des dégagements22 mais ni la fonction des terrasses ni leur importance dans la topographie sacrée du sanctuaire ne sont évoquées. La direction de la mission a changé en 2019 mais il n’y a pas eu de nouvelles opérations dans le secteur. La description qui suit rend compte de l’état de la fouille en 2011.

Fig. 3. La fouille des deux terrasses (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
Fig. 3. La fouille des deux terrasses (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
  • Terrasse 1 : Profonde d’environ six mètres, elle a été établie à environ huit mètres au-dessus du temple d’Apollon. Le rocher a été assez inégalement aplani sans jamais recevoir de dallage. Un mur en appareil polygonal vient s’appuyer contre la paroi rocheuse est et constitue, avec celle-ci, le bas de la façade d’un édifice de grandes dimensions qui surplombait la terrasse, décrit plus bas. Le côté ouest de la terrasse, qui domine l’esplanade des temples, a été recreusé sur toute sa longueur de façon à ménager une bande rocheuse de quatre-vingts centimètres en moyenne qui a été munie de genre d’encoches à intervalles irréguliers. On peut imaginer qu’une sorte de balustrade y avait été placée, pour des raisons de sécurité à moins que l’on ne restitue un portique en bois à cet endroit. La terrasse s’étendait, vers le sud, sur une cinquantaine de mètres avant de buter sur une construction énigmatique sur laquelle nous reviendrons. 
  • Terrasse 2 : Sur cette terrasse, située au-dessus de la terrasse 1, s’élevait donc un grand bâtiment dont les dimensions peuvent être estimées à au moins 45 mètres pour la longueur et huit mètres pour la largeur. Il était composé de quatre pièces au moins.

Les murs de la pièce A portaient un enduit qui est conservé à l’état de fragments. Au bas des murs nord et ouest avait été ménagé un ressaut qui indique que le sol était dallé. Ce pavement, dont deux dalles sont conservées dans l’angle nord-est de la pièce reposait sur le rocher aplani mais qui montre de grandes lacunes. Ces poches naturelles étaient remplies par une terre rouge, grumeleuse, contenant des déchets de taille. Presque au contact de l’enduit du mur est et recouverte par cette terre rouge se trouvaient les restes d’une amphore ainsi qu’une anse portant un timbre rhodien mentionnant un certain Hippoklès. 

On accédait à la pièce B (au nord de la pièce A), située en contrebas, par un escalier de sept marches aménagé dans le mur mitoyen. Un autre mur construit, de très belle facture faisait retour à angle droit vers le nord. Ce mur très épais dont le haut semble arasé possède un double parement avec blocage intérieur de petites pierres. On restitue au-dessus de ce mur une superstructure de terre crue qui a pour ainsi dire fondu avec le temps mais dont on a trouvé des vestiges lors de la fouille.

L’escalier et ses parois, ainsi que les murs étaient recouverts de plusieurs couches d’enduit qui trahissent une assez longue occupation de cette installation. Le sol, très bien conservé, est composé d’un genre de béton avec de nombreuses inclusions de petits cailloux. La façade du bâtiment ouvrait sur la terrasse 1 par une porte dont le seuil est en parfait état de conservation. Cette porte a été établie dans le mur en appareil polygonal mentionné plus haut. 

Une troisième pièce, C, dont la fouille n’a pas pu être terminée, occupe la partie nord-ouest de l’ensemble. Le sol ne semble pas avoir possédé de dallage. En revanche, à l’est, une sorte de plateforme à deux degrés d’inégale longueur, d’assez médiocre travail, a été installée. Elle porte une base quadrangulaire anépigraphe, retrouvée en place et sur laquelle devait prendre place une statue. 

Seules les fondations du mur à double parement qui constitue le mur sud de la pièce C sont conservées au-delà du seuil. On peut en suivre le tracé jusqu’à un angle situé en bordure de la terrasse qui domine le temple d’Apollon. Au nord de l’angle, les fondations font retour vers le nord et, donc, vers le théâtre. Le mur de terrasse est construit en appareil polygonal assez fruste et s’appuie sur des sections de rocher taillé. On peut penser qu’il s’agit des fondations du mur de fond d’un long portique établi sur la terrasse du théâtre et qui aurait mis en relation ce dernier avec l’ensemble qui vient d’être décrit. Les céramiques que nous avons mises au jour lors de notre dernière fouille ne nous donnent pratiquement aucune indication précise quant à la mise en place de ces aménagements mais seulement un terminus post quem dans le premier quart du IIIe siècle a.C.23 pour la mise en place du dallage de la pièce A.

Le mur intérieur qui fait retour vers le nord (fig. 4) peut en revanche être daté de l’époque impériale : sa technique de construction est identique à celle employée pour les murs du soi-disant nymphée d’Hadrien qui s’élevait en contrebas, au sud-ouest de la terrasse des temples et dont je parlerai plus tard. Enfin, si l’on regarde les orientations des murs extérieurs de l’édifice, on constate qu’ils sont alignés sur l’axe de la terrasse, et donc sur les temples eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas du mur romain qui s’écarte légèrement de l’orthogonalité. Il semble plausible que l’édifice ait été mis en place à l’époque hellénistique et qu’il ait été remanié à l’époque impériale, notamment par la mise en place de ce mur qui a cloisonné l’espace et donné à l’ensemble cette physionomie particulière. 

Fig. 4. Terrasse 2. Mur d’époque hadrianique (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
Fig. 4. Terrasse 2. Mur d’époque hadrianique (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).

Pour autant, la fonction de l’édifice de la terrasse n’est pas claire. La base anépigraphe de la pièce C s’apparente par sa mouluration supérieure à d’autres bases d’époque impériale que l’on trouve à proximité du temple de Létô. Il est impossible de restituer, sur la base des mortaises visibles au lit d’attente, quel type de statue elle portait. Le fait qu’elle ne porte pas (et qu’elle n’a jamais porté) d’inscription pousse plutôt à imaginer une statue divine. Du coup, la pièce dans laquelle elle s‘élève pourrait être une sorte de chapelle. La pièce B pourrait faire davantage penser à une salle à manger en raison de son sol imperméable et facile à nettoyer, mais les dimensions assez réduites de la pièce – sans compter la présence de l’escalier qui interdit l’aménagement habituel de ce type de local – sont autant d’obstacles à cette hypothèse.

Quoi qu’il en soit, le pèlerin qui sortait du théâtre pouvait, au lieu de descendre vers les temples, continuer vers l’ouest, sur la terrasse dont on sait aujourd’hui qu’elle était bordée de pièces adossées au rocher24. Or, à l’extrémité sud de notre “terrasse 1”, qui constitue l’aboutissement de la terrasse du théâtre, subsistent les vestiges d’un très important monument que nous n’avons pas étudié car il se trouve en grande partie hors emprise du site archéologique. Sa partie la plus visible, qui s’élève sur l’esplanade des temples, consiste en un superbe mur en appareil isodome à bossage (fig. 5) que nous datons en première analyse de l’époque hellénistique : ce mur constitue la face nord d’un imposant édifice, partiellement enterrée sous le chemin moderne établi sur la limite ouest du site archéologique. Si l’on exclut l’hypothèse d’une tour, qui serait incongrue dans un sanctuaire, on peut penser qu’il s’agit d’un podium au petit côté tourné vers le sanctuaire et dont on ne sait pas ce qu’il pouvait porter. Toujours est-il que la terrasse du théâtre et ce monument sont alignés. Il paraît donc possible que la terrasse 1 ait fonctionné comme une voie de circulation permettant d’accéder à ce grand monument ou, du moins, de l’approcher. 

Fig. 5. À l’arrière du temple de Léto, le secteur des terrasses avec, à l’extrémité de la terrasse 1 (à droite de l’image), le mur de podium d’époque hellénistique (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).
Fig. 5. À l’arrière du temple de Léto, le secteur des terrasses avec, à l’extrémité de la terrasse 1
(à droite de l’image), le mur de podium d’époque hellénistique (Mission archéologique de Xanthos-Létôon).

Le rôle des portiques à la fin de l’époque hellénistique et à l’époque impériale

Contrairement à ceux du portique ouest, on connaît assez bien les aménagements du portique nord25. Dans son angle nord-ouest on embellit vers 100 a.C. une salle peut-être initialement dédiée au culte des eaux ou des Nymphes (installations hydrauliques) par la mise en place d’une belle mosaïque. On peut peut-être attribuer à cette salle – ou à une autre salle proche – un décor sculpté (statues masculines cuirassées et féminines drapées) daté par J. Marcadé de 165 a.C. pour la plus ancienne à la fin du IIe a.C. pour la plus récente26. Le plan de la salle se rapproche de celui d’une exèdre comme on en trouve à la Hiera stoa de Priène où l’exèdre centrale abritait peut-être le culte de Dea Roma. Une fonction comparable paraît possible pour la salle du Létôon27. Le portique n’a pas été entièrement fouillé mais une autre mosaïque de galets a été découverte, plus à l’est et au même niveau que la précédente, ce qui indique que les pièces que desservait le portique avaient une importance particulière. 

L’entrée de cette salle barlongue se trouve exactement dans l’axe du pilier cordiforme d’angle du portique de sorte qu’une déambulation sous le portique ouest menait directement à cette salle. La vocation cultuelle pressentie de ce portique s’affirme encore à l’époque augustéenne : une pièce contiguë à la salle à mosaïque, à l’est et qui communique avec elle est munie d’un monument que nous avons présenté lors du colloque “Auguste et l’Asie Mineure” : ce monument à bucranes28 appartenait peut-être à une sorte de chapelle dédiée à Auguste alors que la salle à mosaïque recevait des statues des membres de la famille d’Agrippa. Nul doute en tout cas que cet ensemble ait été voué au culte impérial (fig. 6).

À la suite de l’incendie qui ravagea l’angle nord-ouest du portique nord la salle du culte impérial ne pouvait plus être utilisée. Le portique nord fut alors doublé (son mur de fond fut remplacé par une colonnade intérieure) et une nouvelle salle de culte impérial aménagée à son extrémité est, cette fois encore à la manière d’une exèdre, sur plan barlong. La salle était accessible par trois ouvertures depuis la double nef du portique. À son entrée, quatre bases portaient des statues de bronze d’époque flavienne mais A. Balland attribuait cet aménagement à l’époque de Claude29

La double colonnade solennisait l’itinéraire du pèlerin vers la salle du culte, une porte percée dans le mur de fond du portique au IIe siècle a.C. permettant désormais une arrivée directement dans l’axe de la salle, l’entrée de celle-ci étant probablement monumentalisée et, en tout cas, embellie par les statues. On trouve un aménagement tout à fait comparable et un peu postérieur à Iasos30. On peut également penser à la salle du culte impérial aménagée à l’extrémité est de la basilikè stoa d’Éphèse31.

L’importance symbolique du portique double du Létôon était soulignée par la présence, en avant de la porte d’entrée d’une statue d’Opramoas, un évergète connu pour ses largesses envers la Lycie, notamment pour avoir donné 30 000 deniers pour la restauration de l’ethnikon kaisareion32. Deux autres exèdres à pieds de griffon avec base de statue ou stèle étaient adossées au mur extérieur du portique. Du même secteur provient une base de statue avec une inscription mentionnant une possible prêtresse du culte impérial. 

Le portique nord du sanctuaire est donc un élément essentiel du dispositif du culte impérial, de l’époque augustéenne – et peut-être avant pour le culte de Rome si l’analogie avec l’exèdre de Priène peut être retenue – jusque, au moins, à l’époque de Trajan si l’on en juge par la découverte dans la salle d’une base de statue de Marciana, sœur de Trajan, et même au-delà, la statue d’Opramoas ayant été élevée après 15233.

Une dernière entrée dans le sanctuaire date de l’époque impériale. Elle était utilisée par les pèlerins venant de Xanthos. Après avoir suivi le diazoma du théâtre et franchi la parodos sud, ils pouvaient descendre vers le portique nord afin d’emprunter un passage aménagé le long du mur oriental de celui-ci et longer la salle du culte impérial, au sud, en descendant un escalier assez monumental. Cette nouvelle entrée, comme la nouvelle salle du culte impérial, a été mise en place au Ier siècle p.C. 

Fig. 6. Essai de restitution du complexe situé à l’angle nord-ouest du portique ouest (D. Laroche).
Fig. 6. Essai de restitution du complexe situé à l’angle nord-ouest du portique ouest (D. Laroche).

La voie sacrée à l’époque impériale

La voie sacrée reste cependant l’axe de circulation privilégié à l’époque impériale. Une famille de notables, les Arruntii34[34], fait édifier une exèdre au pied du temple d’Apollon, à son extrémité orientale. L’exèdre était jouxtée, au Nord et au Sud par deux autres petits monuments, sans doute des bases honorifiques et, plus au Sud, par une autre exèdre dont ne subsiste que le banc qui porte à son lit d’attente des cavités peut-être destinées à recevoir une stèle. Une autre grande famille, les Veranii35, fait placer une base honorifique le long de la voie dallée, Luscius Ocrea36, légat de Vespasien, y fait élever sa statue. 

La terrasse au-dessus de la grotte des nymphes, qui portait un ou des autels, constitue également un emplacement de choix : la famille des Domitii37 y fait élever, à la fin du Ier siècle une grande base supportant six statues de bronze. Les empereurs prennent aussi possession de la voie sacrée, comme le montre l’installation d’une statue de Trajan38 devant le temple de Létô. 

Un autre grand édifice, conventionnellement nommé “nymphée romain” et toujours en cours d’étude doit être évoqué ici. Le premier fouilleur, A. Balland, indiquait qu’il s’agissait d’un monument commémoratif, destiné à embellir le site et à marquer le passage de l’empereur Hadrien en Lycie dans les années 129-13039. La forme et la localisation du “nymphée” sont intéressantes. La forme d’abord : un portique semi-circulaire de cinq mètres de profondeur muni, dans l’axe, d’une salle quadrangulaire dans laquelle était exposée une statue d’Hadrien (fig. 2). À l’avant du portique, pas de véritable bassin construit mais un plan d’eau alimentée par une source. La localisation : près des propylées, au sud de la voie sacrée, face à la grotte des nymphes et à proximité immédiate de la source originelle. Il est certain que ces deux aménagements en rapport avec les eaux constituent un ensemble cohérent, une sorte de théâtre selon les mots d’A. Balland.

 La circulation dans ce portique sigmatoïde se faisait sans doute du nord vers le sud, l’accès au portique, depuis la voie sacrée était possible par un escalier et une porte. Le visiteur passait devant une niche quadrangulaire et une niche ou exèdre semi-circulaire puis devant la salle axiale et, de façon symétrique devant l’autre niche quadrangulaire et niche semi-circulaire. À l’extrémité sud du portique est encore conservé un seuil. À l’avant de celui-ci subsistent les trois degrés d’un escalier qui donnait accès à une chaussée plus basse que la voie sacrée. La fouille n’a pas été poursuivie suffisamment au-delà de cette limite pour que nous sachions vers où continuait cet itinéraire, ni même s’il continuait. 

On pense aujourd’hui que cet édifice était voué au culte impérial, celui-ci prenant place dans la salle axiale du bâtiment bien qu’il existât déjà, dans le portique nord, au moment de son édification, une salle du culte impérial. L’inscription de la base de la statue d’Hadrien a été arasée, ce qui signifie peut-être que d’autres empereurs lui ont succédé dans cette salle dans laquelle fut découverte notamment une tête féminine datable de l’époque antonine. 

On observe que l’édifice a été volontairement décalé pour ne pas empiéter sur la voie sacrée et qu’on a intégré dans sa construction un monument votif plus ancien, datable de la fin de l’époque hellénistique ou du début de l’époque impériale. 

Il est difficile en revanche d’imaginer comment on avait accès à la grotte des nymphes, sauf à imaginer un pont de bois au-dessus de la source, mais la terrasse aménagée à l’avant de la grotte et munie d’un parapet ainsi que les offrandes recueillies dans la grotte indique que le cheminement était prévu.

Au IIe siècle p.C. enfin, l’importance symbolique de l’entrée ouest était encore renforcée par la construction, à l’extérieur du sanctuaire, d’un portique dorique muni d’une avancée tétrastyle, dans l’axe des propylées. Près de cette entrée on réutilisa les niches de l’époque hellénistique en y plaçant des statues de dignitaires locaux. L’accès au sanctuaire se faisait par une voie dallée, non dégagée hormis sur quelques mètres, mais dont on sait qu’elle était longée de monuments honorifiques.

Je ne ferai pas de conclusion car il est difficile d’aller plus loin dans la spéculation. Toujours est-il que les portiques ont sans doute servi d’itinéraires processionnels à l’intérieur du sanctuaire. L’envahissement progressif du sanctuaire par les eaux n’a, a priori, rien changé pour les circulations : les portiques ont été plusieurs fois rehaussés. L’édifice hadrianique en revanche a un peu bouleversé la topographie en mordant sur le portique ouest dont on peut penser qu’il a perdu de son importance à partir de là. On peut également se demander si les inondations successives qu’a connues le sanctuaire n’ont pas renforcé l’importance du secteur plus élevé et hors d’eau des terrasses qui, lui aussi, a reçu un aménagement à l’époque d’Hadrien.

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  • Gros, P. (2005) : “La polyvalence fonctionnelle comme facteur d’intégration. L’exemple des ‘agoras-gymnases’ d’Asie Mineure à l’époque impériale”, Histoire urbaine, 13, 101-120.
  • Le Roy, C. (1990) : “La source sacrée du Létôon de Xanthos et son dépôt votif”, Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 125-131.
  • Metzger, H., Bourgarel, A., Siebert, G., Davesne, A., Marcadé, J., Bousquet, J. Le Roy, C. et Lemaire, A.  (1992) : La région nord du Létôon, Fouilles de Xanthos IX, Paris.
  • Özdilek, B. et Atik Korkmaz, S. (2018) : Letoon Teras Duvarları ve Geç Antik Dönem Mekânları 2015-2017 Yılları Kazı Buluntuları, Cedrus VI, 395-433.
  • Özdilek, B. (2019) : Letoon Teras Duvarı kazısından ele geçen hellenistik seramikler, Cedrus VI, 267-298.

Notes

  1. Davesne 2020, 119.
  2. Metzger 1992, 8-16.
  3. Datation envisageable à la fin du Ve siècle a.C., Davesne 2020, 130.
  4. Davesne 2020, 122.
  5. Sur la source et les figurines associées, Le Roy 1990.
  6. Davesne 2020, 131.
  7. Davesne, 2020, 166.
  8. La céramique donnerait un terminus post quem à la fin du IVe s. ou au début du IIIe siècle a.C.
  9. Le niveau intérieur du sanctuaire avait été rehaussé à la suite de la remontée des eaux de la nappe phréatique.
  10. Le temple de Létô a été d’abord daté du IIe siècle a.C. sur la foi d’un trésor monétaire, Hansen & Le Roy 2012, 220. Une nouvelle datation à l’époque lagide a été proposée sur la base de l’étude de l’architecture et de l’ornementation, Cavalier & des Courtils 2013.
  11. Le Roy 1990, 126.
  12. Contre Metzger qui évoquait deux états pour le mur de péribole nord, le plus ancien datant “de l’époque de Mausole” et le plus récent “de l’époque de Pixodaros”.
  13. Bousquet & Gauthier 1994, 358-359.
  14. Cavalier & des Courtils 2008.
  15. XIV, 3, 6 : “Le fleuve Xanthe qui s’offre ensuite portait anciennement le nom de Sirbis. En le remontant sur une embarcation légère l’espace de 10 stades seulement, on atteint le Letôon ou Temple de Letô. À 60 stades, maintenant, au-dessus de ce temple, est la ville de Xanthos, la plus grande de toute la Lycie”.
  16. Ecochard et al. 2013, 278.
  17. Davesne 2020, 146.
  18. Davesne 2000, 623 ; 2020, 90.
  19. Badie et al. 2004, 168.
  20. Badie et al. 2004, 251.
  21. Özdilek & Korkmaz 2018.
  22. Özdilek 2019.
  23. La datation du timbre amphorique mentionnant “Hippoclès” nous a été donnée par Nathan Badoud que je remercie pour sa collaboration. 
  24. Mises au jour entre 2015 et 2017 par les fouilles turques.
  25. Metzger et al. 1992.
  26. Marcadé 1992, 118.
  27. Cavalier & des Courtils 2017, 439. Hypothèse acceptée par Davesne 2020, 169.
  28. Cavalier & des Courtils 2017.
  29. Balland 1981, 13.
  30. Gros 2005, 116-117.
  31. Fossel-Peschl 1982.
  32. Sur les “libéralités” d’Opramoas, Balland 1982, 174-224.
  33. Balland 1982, 174 n°6.
  34. Balland 1982, 148-165. 
  35. Balland 1982, 279-284.
  36. Balland 1982, 129-132.
  37. Balland 1982, 104-117.
  38. Balland 1982, 55-56.
  39. Balland 1982, 65-66.
ISBN html : 978-2-35613-376-2
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Article de colloque
EAN html : 9782356133762
ISBN html : 978-2-35613-376-2
ISBN pdf : 978-2-35613-377-9
ISSN : 2741-1818
Posté le 30/04/2021
13 p.
Code CLIL : 3669 ; 3679
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Cavalier, Laurence (2021) : “Réflexions sur la circulation sous les portiques du Létôon de Xanthos”, in : Dromain, Marietta, Dubernet, Audrey, éd., Les ruines résonnent encore de leurs pas. La circulation matérielle et immatérielle dans les monuments grecs (VIIe s. – 31 a.C.), Actes de la journée d’étude pluridisciplinaire à Bordeaux les 3-4 novembre 2016, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 6, 2021, 139-152, [En ligne] https://una-editions.fr/circulation-sous-les-portiques-du-letoon-de-xanthos [consulté le 5 mai 2021].
doi.org/10.46608/primaluna6.9782356133762.9
Accès au livre Les ruines résonnent encore de leurs pas. La circulation dans les monuments grecs (VIIe s.-31 a.C.)
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