Dès à présent, des milliers d’astronomes qui ne connaissent absolument pas Vernadsky suivent inconsciemment son concept central et découvrent ainsi des manifestations de la vie dans le cosmos. En fin de compte, tout ce que Vernadsky a prédit à propos des planètes aura été découvert sans lui. Pourtant, son apport principal ne réside pas du tout dans la découverte de la vie dans le cosmos ou, disons plutôt, pas seulement. La signification que Vernadsky donnait au concept de cosmicité de la vie s’est concentrée sur le concept de « matière vivante ». Dans la biosphère, les organismes vivants organisés ne sont pas apparus par hasard et ne correspondent pas à une « règle » qui serait une manifestation de « l’évolution chimique » ; ils représentent un élément éternel du cosmos. La vie sous forme de biosphère organise et ordonne la matière et l’énergie du cosmos. À mon avis, une telle représentation et, qui plus est, un tel concept n’intégrera pas rapidement l’esprit des chercheurs.
Nous nous trouvons actuellement dans la situation où se trouvaient les savants du XVIIe siècle. À cette époque, le nombre de faits mathématiques confirmant la position centrale du soleil dans le système de l’univers croissait constamment, ce qui constituait une contradiction manifeste par rapport aux principes universellement acceptés, découlant des croyances selon lesquelles la Terre, conformément aux dogmes bibliques, était au centre de l’univers. Il existait une solution purement mathématique à ce problème, qui résidait dans le système de Copernic. Une cinquantaine d’années plus tard, Galilée, puis Kepler et d’autres astronomes commencèrent à confirmer sa théorie. Par là-même, ils appelaient tout le monde à dépasser les représentations habituelles qui, selon eux, ne s’appuyaient sur rien si ce n’était sur des idées traditionnelles. Finalement, Newton mit un point final à ce débat et l’héliocentrisme s’imposa dans la pensée des gens cultivés.
Vernadsky est à la fois le Galilée et le Newton de notre passé. Il a démontré que l’héliocentrisme a également ses limites, et qu’il nous empêche actuellement de voir des concepts plus profonds et plus globaux. L’idée selon laquelle il n’y a pas de vie dans le cosmos ne repose sur rien en dehors des habitudes de réflexion, tout comme il en fut le cas, autrefois, pour le géocentrisme médiéval qui se fondait sur des « arguments » bibliques et avait le soutien des gens d’Église.
Mais comme cela a été démontré du point de vue historique, il s’est avéré que simultanément Galilée et son principal opposant, le pape Urbain VIII1, avaient tous les deux raison. Ce dernier (qui fut d’ailleurs toujours bienveillant à l’égard du premier) déclara en effet que Galilée n’avait pas tort, mais qu’il ne convenait pas pour autant d’accorder à sa découverte une signification « absolue » (nous dirions à présent « universelle »). Il s’agissait, pour Urbain VIII, d’une vérité mathématique, et elle restait historiquement limitée. Il fallait la définir avec humilité, et l’admettre simplement comme une hypothèse. Il y avait aussi l’argument théologique : considérer que l’homme serait capable d’élaborer une telle doctrine scientifique qui expliquerait d’emblée tout ce qui existe sur terre reviendrait à se mettre à la place de Dieu, qui possède la vérité absolue. Dans le cadre des réflexions de cette époque, il s’agissait d’une hérésie, d’un abaissement de l’Être Suprême, omniscient et tout puissant.
400 ans plus tard, le conflit entre Galilée et Urbain VIII est toujours à l’ordre du jour. Disposons-nous, en tant qu’êtres pensants, des prérogatives de Dieu, c’est-à-dire, sommes-nous omniscients et omnipotents ? Vernadsky propose de ne pas résoudre ce problème. Et, à mon avis, il a parfaitement raison. Il est l’un des premiers scientifiques du XXe siècle à être passé à une nouvelle épistémologie, dans laquelle il n’existe pas de vérités absolues (il l’a appelée la logique de Démocrite). Il souligne qu’il n’y a pas, et ne peut y avoir, de concepts scientifiques capables de tout expliquer. La science est appelée à résoudre des problèmes ponctuels, qui sont limités chaque fois par la façon dont sont définies les tâches réelles.
De ce point de vue, tant le géocentrisme que l’héliocentrisme sont des concepts limités. Du point de vue de la science, tous deux correspondent à des vérités, mais leur exactitude est partielle et se rapporte à des sciences différentes. Du point de vue mécanique, cela est évident, le système est construit sur la base des lois de la gravitation. Mais le point de vue mécanique est à son tour limité par la mécanique elle-même car, par son moyen, il est impossible d’expliquer l’ensemble des mécanismes de la création, ce qui se fait néanmoins puisque, dans les manuels, le mécanisme est présenté comme une valeur absolue, et cela détermine de manière insidieuse la façon dont les étudiants doivent voir le monde. Le géocentrisme dispose également d’un grand nombre de preuves, mais cela se produit principalement dans le cadre d’autres sciences pour lesquelles la Terre, en tant que source d’énergie biochimique et d’information, peut parfaitement jouer le rôle de centre de la création, en cybernétique par exemple.
C’est en s’appuyant sur les faits que Vernadsky découvrit que la vie, dans le contexte de la biosphère (considérée comme enveloppe géologique) ne s’inscrit dans aucune des deux conceptions. Chacun de ces modèles est particulier, bâti par les hommes à l’aide de moyens qui étaient à leur disposition et dans le cadre d’un développement scientifique donné.
Or, il s’est avéré que deux nouvelles sciences, qui sont apparues précisément durant la vie de Vernadsky et qui, par ironie du sort, ont été interdites par le pouvoir soviétique en même temps que la théorie de la biosphère, à savoir la génétique et la cybernétique, ont entraîné la vision du monde qu’avaient les hommes bien au-delà des limites des explications mécaniques de la création du monde. Et Vernadsky décrivit la nature et, en particulier, la biosphère de la Terre en accord avec la génétique et la cybernétique, mais sans utiliser leur terminologie. Il découvrit que la reproduction était soumise à des lois, inscrites dans le patrimoine des structures de l’organisme, et que, par conséquent, des quantités énormes de matière étaient produites pendant de très courtes périodes. De plus, l’aptitude génétique à la multiplication des organismes vivants et ses lois chiffrées s’avéraient aussi précises que les lois relatives au mouvement des corps célestes sur leurs orbites, c’est-à-dire qu’elles avaient une valeur objective aussi rigoureuse. De telles lois permirent alors de préciser la nature du temps (ou de la durée réelle) nécessaire à la matière vivante en tant que phénomène naturel habituel, mais non induite par construction théorique.
C’est ce savoir génétique décisif qui permit à Vernadsky d’élaborer le système de la biosphère en tant que phénomène planétaire. Autrement dit, il ne considérait pas la biosphère comme un ensemble de « conditions favorables » propres à la Terre, c’est-à-dire d’éléments dus au hasard quant au positionnement de notre planète par rapport à son étoile. Il lui apparut, au contraire, que l’énergie solaire elle-même n’était pas indispensable à la biosphère. Celle-ci était composée de bactéries réalisant la chémosynthèse. Et, dès que fut révélée l’aptitude de ces bactéries à générer ainsi la biosphère indépendamment de l’énergie solaire, la théorie des habitats « favorables » s’effondra.
En tant que cybernéticien, c’est-à-dire en utilisant de manière descriptive, sans formulations strictes, les principes d’une science qui n’existait pas encore, Vernadsky a précisé un nombre considérable de faits relatifs à la dépendance de l’environnement local par rapport à la matière vivante. Il a montré comment, d’une petite échelle à une échelle globale, il se produisait une action unidirectionnelle de la matière vivante sur le milieu environnant, et comment, dans ce contexte apparaissaient de petits éléments locaux limités de biogéocénose paysagers, qui, à leur tour participaient de l’enveloppe du globe terrestre dans son ensemble.
De ce point de vue cybernétique, on peut donc dire que la matière vivante ne s’adapte pas aux conditions favorables ou défavorables du milieu, mais qu’elle crée des conditions favorables à son maintien et à son développement. Divers ordres du vivant interagissent avec le milieu et avec d’autres organismes, créant un système très complexe d’interactions. Vernadsky appelait ce système interactionnel la « pression de la vie », celle-ci suscitant une compétition pour les ressources et surtout pour le gaz, et non pour la nourriture (contrairement à ce qu’affirmait le darwinisme, qui décrivait seulement les animaux et les plantes mais pas l’ensemble du spectre des organismes). Darwin ne savait rien de l’écologie des bactéries ; comme tout un chacun à son époque, il pouvait les considérer seulement comme des organismes primitifs, et il ne soupçonnait pas qu’aucune évolution ne leur était propre, pas plus qu’elle ne leur était nécessaire.
Par conséquent, en utilisant les moyens et les méthodes de travail les plus modernes et les plus avant-gardistes, très en avance sur son temps, Vernadsky a compilé un ensemble de faits et de généralisations empiriques qui, néanmoins, ne relève déjà plus des « théories du tout », nombreuses et généralisatrices dans le domaine des sciences. De toute manière, elles demeurent des concepts particuliers et, comme il l’a énoncé avec précision, elles servent de modèles scientifiques, c’est-à-dire de constructions scientifiques commodes pour résoudre des problèmes concrets.
De ce point de vue, ce n’est que par l’intermédiaire des lois de la gravitation déterminant l’interaction de masses que le géocentrisme ainsi que l’héliocentrisme peuvent permettre l’intégration de la conception vernadskienne dans le cadre très étroit du modèle proposé par Newton. Mais, comme nous l’avons vu précédemment, Newton lui-même avait déjà prévu que les lois de l’attraction ne pouvaient rien dire ni de la rotation des planètes autour d’un corps central, ni des règles de déplacement des corps selon leur bon vouloir (et non par nécessité). Il avait alors écrit à l’archevêque Richard Bentley, qui était l’initiateur de la seconde édition des Principes mathématiques :
Les rotations quotidiennes des planètes ne peuvent être déduites de l’attraction, mais nécessitent l’intervention de la main divine pour les leur [aux planètes] communiquer. L’attraction pourrait imprimer aux planètes un mouvement vers le bas, vers le Soleil, soit en ligne directe, soit avec une certaine inclinaison, mais les mouvements transversaux, grâce auxquels elles tournent sur leurs orbites, nécessitent la main Divine pour les diriger [les mouvements transversaux] de manière tangentielle aux orbites2.
Le créateur de la mécanique lui-même, en plein accord avec le bon sens, pressentait que ses lois étaient manifestement limitées. Newton mettait les forces qui étaient alors inconnues au compte de la « main divine », considérant qu’elles seraient découvertes dans l’avenir. Maintenant qu’elles ont été révélées, au début du XXe siècle, sous la forme de lois biogéochimiques et de grandeurs génétiques de multiplication (par reproduction) des organismes vivants, la « main divine » a trouvé sa représentation. On ne dira plus que l’aptitude de n’importe quelle bactérie à augmenter sa masse ne peut être que de la magie. Comment cette croissance a-t-elle formé une planète et, en conséquence, défini son orbite, cela sera à étudier lorsque l’on aura compris ladite aptitude de la biosphère à accumuler de la matière. C’est vers cela, sans aucun doute, que tendront les préoccupations de la recherche dans un avenir proche, d’autant plus que les possibilités existantes aujourd’hui sont incommensurablement plus nombreuses qu’à l’époque de Vernadsky.
Une telle controverse entre deux savants provient du fait que Newton reconnaissait de manière incontestable que la mécanique était unilatérale. Cette mécanique avait créé les lois régissant le mouvement des objets, mais le mouvement ne peut pas être éternel. Tout déplacement mécanique de corps est limité par les conditions du milieu, par la résistance de l’air ou de l’eau, par d’autres corps, ou tout simplement par l’agencement même de ce corps dans lequel, par exemple, le centre d’attraction ne coïncide pas avec le centre des masses. Il se produit alors des résonances, des fluctuations, des tensions et l’attraction d’autres masses se trouvant à proximité. Autrement dit, l’attraction par elle-même limite le mouvement. C’est pourquoi Newton, dans les toutes premières pages du texte des Principes mathématiques, pose la condition principale de l’existence des lois de l’attraction : tout corps en mouvement ne doit pas être composé de parties dissociées. Plus précisément, toutes les parties dudit corps doivent se comporter comme si elles constituaient un tout, c’est-à-dire ne pas avoir de comportement propre. Ce n’est alors que dans ces conditions que les lois du mouvement agissent. Ce sont des lois absolues, idéalisées.
Comme nous l’avons vu, Euler a poursuivi cette tâche jusqu’à sa conclusion logique. Il a amélioré la mécanique et lui a conféré de la rigueur en ce sens qu’il a ramené les corps à des points. Et le point n’a pas le moindre comportement propre.
Mais dans la réalité, comme le comprenait bien Newton, c’est un autre principe qui agit au-delà des limites de la mécanique ; et quel que soit ce principe, il relance les mouvements des corps réels lorsque ces derniers s’atténuent. Newton considérait qu’en dehors des mouvements relevant de la nécessité, il existait des mouvements libres, mais à son époque, on ne pouvait que les rapporter à l’être divin.
400 ans plus tard, Vernadsky est revenu sur ces mouvements qui sortent des limites des lois de la mécanique et leur a donné une formule. Voici comment il a exprimé, dans son œuvre théorique fondamentale sur la matière vivante, le rapport des organismes aux lois de la mécanique :
On peut le mettre en évidence à travers une coupe microscopique, dans laquelle règnent des manifestations atomiques et moléculaires, et dans laquelle l’attraction joue un rôle secondaire. C’est le monde des microorganismes. À ce jour, c’est la force biogénique, géologique planétaire la plus puissante, la manifestation géologique la plus forte de la matière vivante3.
Ainsi, le champ de la mécanique s’élargit-il et la mécanique elle-même peut dorénavant s’engouffrer dans la porte ouverte par Vernadsky. Ici, le mouvement est compris comme lois de modification des corps, une partie de corps ayant un comportement propre et exerçant une certaine influence sur le mouvement (par exemple, le mouvement à masse variable qui est spécifique à la division des cellules des organismes). De nos jours, de telles tentatives ont déjà eu lieu, par exemple dans les travaux d’Ilya Prigogine qui a cherché à définir une mécanique nouvelle, qu’il appelait irréversible4[4].
C’est précisément de cette manière que les disciplines physico-chimiques actuelles peuvent nous en dire beaucoup sur ce problème complexe que constitue le rapport de la matière au second principe de la thermodynamique. La matière et l’énergie interagissent et, comme l’a montré le développement de la science, cette interaction va dans une direction évidente – vers l’accroissement de l’entropie dans un système fermé. La question suivante peut alors être soulevée : où prend-on la matière si le cosmos en est rempli, étant donné que, outre les radiations, il s’y trouve une multitude de corps sous forme atomique ou chimique, sous forme de liaisons stables, qui existent pendant une période donnée, mais pas éternelle ? L’opinion selon laquelle cette forme d’existence est due au hasard ne résiste pas à la critique. Elle signifie simplement que nous avons eu de la chance et que, dans ce cas, nous nous sommes retrouvés dans le meilleur des mondes. En témoignent les recherches obstinées du principe entropique. Elles cherchent à résoudre l’énigme de l’étonnante cohérence des constantes physiques du monde. Toute modification minime de l’une d’entre elles entraîne l’impossibilité d’exister pour toute la création.
Mais il suffit de dire que, dans le monde, il y a toujours eu de la matière vivante pour qu’il devienne aussitôt clair que les constantes du monde ne peuvent être autres que ce qu’elles sont. Elles ne sont pas fortuites car elles ont été créées par de la matière vivante. L’éternité de la vie telle que la définit le principe de Huygens est très difficile à admettre, en revanche celui-ci permet de résoudre d’anciens problèmes comme les rapports de la vie et de l’entropie. Le physicien et théoricien Schrödinger a présenté comme un prodige la reproduction des propriétés d’un organisme par un seul et même ensemble d’atomes pendant un nombre incroyable d’années. Mais ce prodige peut désormais être compris.
De grands esprits du passé, comme Newton et Lamarck, par exemple, ont toujours été conscients du problème majeur que constituait la restitution de la matière sous sa forme atomique, et cela, bien avant que Helmholtz et Boltzmann n’aient avancé l’idée contemporaine de l’entropie. Ce n’est d’ailleurs pas en vain que Helmholtz et Clausius ont formulé le caractère inévitable de la mort thermique de l’univers, c’est-à-dire la transformation de tous les types d’énergie en chaleur et, par suite, la cessation de tous mouvements.
Vernadsky a apporté de nouvelles connaissances qui ont complété ces concepts univoques. Nous voyons, aujourd’hui, que la biosphère sert à rétablir le mouvement des atomes, à créer de gigantesques structures à l’échelle planétaire grâce à ses propriétés en tant qu’espace-temps. Vernadsky a fait reposer le monde non sur deux éléments : matière et énergie, mais sur trois : matière-énergie-matière vivante, c’est-à-dire sur le principe de Newton ainsi que sur ceux de Carnot-Mayer et de Huygens. La matière vivante apparaît comme un élément essentiel de la création. Sans elle le monde ne pourrait pas exister.
Newton était conscient de ce problème, mais il lui suffisait de trouver les lois de l’attraction, et, pour le reste, il s’en remettait à la discrétion de « la main de Dieu ». À sa suite, Lamarck parla avec insistance « d’une seule et même force » qui agit de manière destructrice sur les corps inertes mais en organisant les corps vivants. Puis Henri Bergson introduisit l’ordre dans le monde du vivant avec son concept d’élan vital et il nomma « énergie préexistante » la capacité du vivant à résister à l’entropie. À sa suite, Vernadsky, avec son concept d’espace-temps biologique, a fait ressortir la raison existentielle, et non artificielle, de cette résistance : un état différent de l’espace dans les corps vivants, à savoir la dissymétrie de Pasteur et de Curie. Vernadsky a montré que les isomères droits et gauches ne différaient pas par leurs propriétés chimiques, mais que n’importe quel organisme, à commencer par les bactéries pour finir avec les animaux, les distingue du fait de leur organisation spatiale. Et c’est bien ce choix (en tant que concept cybernétique) qui est, de par sa nature même, l’élément moteur.
Le facteur d’organisation spatiale joue ce rôle, qui semble apparemment quelque peu complémentaire, par l’intermédiaire de l’énergie propre de l’organisme vivant, rôle qui inclut l’utilisation de l’énergie externe. C’est-à-dire que la géométrie même du vivant constitue le mécanisme déclencheur de cette « décharge » dont parlait Bergson. C’est de cela même que parle Vernadsky dans son ouvrage О pravizne i levizne « De la droite et de la gauche » :
Ce qui différencie la matière vivante de la matière inerte (non vivante) de la biosphère peut se situer à un niveau plus profond que leurs caractéristiques physico-chimiques. Cela peut être lié à un substrat particulier (géométrique) des propriétés physiques, c’est-à-dire à un état de l’espace physique, occupé par les corps de la matière vivante, et différent de l’espace physique euclidien de la matière inerte de la biosphère.
Il se peut que les corps de la matière vivante ne relèvent pas de l’espace euclidien, mais de l’un des espaces géométriques riemanniens.
C’est une hypothèse, hypothèse scientifique de travail, qui est acceptable et, à mon avis, pratique pour le travail scientifique5.
En URSS, dans les années 1930, travaillait le biochimiste autrichien Ervin Bauer (1890-1938). Porté par son rêve de construire un nouveau monde magnifique, il arriva en URSS en 1925 et y créa un laboratoire au sein de l’Institut de biologie expérimentale. Mais, en 1937, il fut arrêté et fusillé. En 1935, sortit son livre Biologie théorique, qui complétait de manière significative les conceptions de Vernadsky et de Bergson, selon lesquels il y avait un déséquilibre initial dans la construction des organismes vivants. Voici comment Bauer formulait son principe :
Tous les organismes vivants, et seulement ceux-ci, ne sont jamais dans un état d’équilibre et exécutent, grâce à leur énergie libre, un travail permanent de lutte contre l’équilibre imposé par les lois de la physique et de la chimie dans les conditions extérieures existantes6.
Bauer considérait que cette « énergie libre » préexistante, inhérente aux systèmes vivants, s’exprimait concrètement sous la forme d’« énergie structurelle ». Toutes les structures du vivant, à quelque niveau que ce soit, se situent dans une organisation spatiale « incorrecte », déformée, si on la compare, par exemple, à une structure moléculaire non-vivante de même composition. L’organisme agit de telle manière qu’il consacre l’énergie qui arrive de l’extérieur à déformer les molécules (comme nous l’avons indiqué précédemment, pour la construction d’un moulin qui transforme l’énergie et la matière arrivant de l’extérieur, et non directement pour le travail). Plus loin, le théoricien écrivait :
L’état de déséquilibre de la matière vivante et, par conséquent, la capacité de travail qu’elle conserve en permanence est, en fin de compte, conditionnée (comme cela est nécessité par notre premier principe [de déséquilibre – G.А.], par la structure moléculaire de la matière vivante, et la source du travail effectué par un système vivant tient, en fin de compte, dans l’énergie libre qui est propre à cette structure moléculaire, à cet état des molécules. Ou, conformément à la seconde formulation de notre principe, le travail extérieur ne peut être réalisé que grâce à l’énergie structurelle7.
Nous voyons dans cette thèse clé une actualisation du principe de Lamarck et un approfondissement du concept de Bergson relatif à l’énergie préexistante, ainsi que la mise en œuvre d’une généralisation empirique des idées de Vernadsky sur une autre géométrie de la matière vivante (par comparaison avec la matière inerte de la biosphère). Selon tous les protagonistes cités, le travail est réalisé uniquement grâce à l’énergie structurelle qui a toujours existé dans l’organisation de la matière vivante, et non du fait d’une énergie externe. Autrement dit, tous ont décrit l’effet déclencheur de la cybernétique.
Ainsi, le problème de l’action non destructive du second principe de la thermodynamique peut et doit être résolu dans le cadre de la conception de la biosphère8.
Et nous voyons que le concept de biosphère permet également une approche nouvelle des problèmes ardus et non résolus de la science, en particulier dans les nouveaux domaines apparus récemment. Si l’on n’accepte pas la notion de matière vivante en tant que forme éternelle de mouvement de la matière et de l’énergie ou, plus précisément, en tant qu’intermédiaire indispensable entre elles, il sera impossible d’expliquer les faits nouveaux qui apparaissent en masse à l’heure actuelle. Et les tensions déjà existantes augmenteront car les théories anciennes cesseront de fonctionner.
Je le répète, le concept de biosphère est une science parcellaire. Il ne permet pas de résoudre tous les problèmes de la science. Nous pouvons citer, par exemple, comme domaines lui restant extérieurs : le problème du Vend9, le phénomène de l’évolution des organismes supérieurs, le problème de la raison ainsi qu’une foule d’autres tâches, en particulier dans le cadre des disciplines sociales. Tous ces domaines commencent à peine à être esquissés à travers le concept de noosphère et ils doivent faire encore l’objet d’études scientifiques, alors qu’ils restent actuellement cantonnés au domaine de la philosophie.
De fait, le principe de Huygens convient parfaitement pour résoudre les problèmes de la vie bactérienne et de la biosphère bactérienne, problème fondamental et central pour ce qui est des planètes sphériques, dures et froides. Mais, déjà, de nouvelles nuances se font jour avec l’apparition des organismes multicellulaires. D’autres nuances surgissent plus fines et plus difficiles à appréhender compte tenu du niveau encore insuffisant de la connaissance de la biosphère. Et, dans le cas où la planète continuera de s’élargir et de se densifier (ou bien dans le cas contraire), il est difficile d’imaginer comment tous ces problèmes, déjà actuels, seront résolus.
Ce sera l’affaire du futur.
Notes
- I.S. Dmitriev, « A vse-taki oni pišut…» [Et pourtant ils écrivent…] (procès de Galilée dans les travaux des intellectuels russes de son temps), Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, 2012, n° 3, p. 29-55.
- Traduction du russe. I. Newton, « Četyre pis’ma sera Isaaka N’jutona doktoru Bentli, soderžaščie nekotorye dokazatel’stva suščestvovanija Boga » [Quatre lettres de Sir Isaac Newton au Dr Bentley contenant des quelques preuves de l’existence de Dieu], Voprosy istorii estestvoznanija i tehniki, n° 1, p. 33. Texte russe : « Суточные вращения планет не могут быть выведены из тяготения, а требуют вмешательства Божественной руки, дабы сообщить их [планетам]. Тяготение могло бы придать планетам движение вниз, к Солнцу, либо прямое, либо с некоторым наклоном, но поперечные движения, посредством которых они обращаются по своим орбитам, требуют Божественной руки, дабы направить их [поперечные движения] по касательным к орбитам ».
- V.I. Vernadskij, « O sostojaniah prostranstva v geologičeskih javlenijah Zemli » [Sur les états de l’espace …], Problemybiogeohimii … [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 163 : « Оно ярко проявляется в разрезе микроскопическом, где царят атомные и молекулярные проявления и где явление всемирного тяготения играет второстепенную роль. Это мир микроорганизмов. До сих пор это самая мощная биогенная планетная геологическая сила, самое мощное геологическое проявление живого вещества ».
- I. Prigožin, Vvedenie v termodinamiku neobratnyh processov [Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles], M., Inostrannaja literatura, 1960 ; édition française : trad. de l’anglais par J. Chanu, Paris, Dunod, 1968 ; reprint 1996, éditions Jacques Gabay.
- V.I. Vernadskij, Problemy biogeohimii… [Problèmes de biogéochimie…], op. cit., p. 176-177 : « Отличие живого вещества от косного – не живого – вещества биосферы может лежать глубже физико-химических их свойств. Оно может быть связано с особым – геометрическим – субстратом физических свойств, т.е. с другим состоянием физического пространства, занятого телами живого вещества, чем физическое эвклидово пространство косного вещества биосферы.// Тела живого вещества, возможно, отвечают не эвклидову пространству, а одному из римановских геометрических пространств. // Это гипотеза, рабочая научная гипотеза, допустимая и, думаю, удобная для научной работы ».
- E. Bauer, Teoretičeskaja biologija [Biologie théorique], M.-L., VIEM, 1935, p. 43 : « Все и только живые организмы никогда не бывают в равновесии и исполняют за счет своей свободной энергии постоянно работу против равновесия, требуемого законами физики и химии при существующих внешних условиях ».
- Ibid., p. 76-77 : « Неравновесное состояние живой материи и, следовательно, ее постоянно сохраняющаяся работоспособность, в конечном счете, обусловливается, как того требует наш первый принцип (неравновесности – Г.А.), молекулярной структурой живой материи, а источником работы, производимой живой системой, служит, в конечном счете, свободная энергия, свойственная этой молекулярной структуре, этому состоянию молекул. Или соответственно второй формулировке нашего принципа, внешняя работа может быть произведена лишь за счет структурной энергии ».
- G.P. Aksenov, «Entropija i biota. Napravlenie problеmy ot Lamarka do Vernadskogo» [Entropie et biote. Orientation du problème de Lamarck à Vernadskij], M., Janus-K, 2017, p. 85-91.
- NdT : B.S. Sokolov est le créateur du « vend », dans les années 1950. Pour B.S. Sokolov, l’étape vendienne correspondait au début de la formation de l’époque paléozoïque du développement de la terre.