Les échanges impliquent un rapport entre plusieurs individus ou plusieurs communautés, par le don et le contre-don1 jusqu’aux échanges dématérialisés du XXIe siècle. S’ils nous réfèrent désormais, comme une évidence, à la vie matérielle, au commerce et à l’économie. Plus ou moins tangibles, ces échanges peuvent être également immatériels : des idées, le partage d’une émotion, d’un regard ou d’une spiritualité. Dans ce recueil d’articles, prolongement de la neuvième journée des doctorants des laboratoires issus de la Fédération des Sciences Archéologiques de Bordeaux (FSAB)2, ceux des auteurs qui ont accepté de transformer leur communication en un article, proposent une réflexion variée sur cette notion essentielle pour comprendre l’humanité dans ses interactions. Cette conclusion est une synthèse de ces articles et des idées échangées lors de cette journée.
Symbole des échanges commerciaux, qu’elle soit un moyen, un facilitateur et parfois un objectif de thésaurisation, la monnaie est au cœur des interactions économiques de l’humanité depuis sa création au Ve siècle a.C. en Lydie. Sa fabrication a elle-même été l’objet d’échanges entre les communautés humaines de l’Antiquité. Alexandre Bodet a proposé de présenter leur diversité en étudiant les alliages et les techniques de fabrication à partir d’échantillons de monnaies grecques et romaines (du Ve a. C. au IIIe p.C.) à l’échelle du monde méditerranéen. Malgré une prédilection pour un alliage cuivreux spécifique, chaque région a cependant expérimenté différentes compositions. L’observation des microstructures, consécutives au processus de fabrication choisi, conclut à une variété de techniques malgré une prédominance de l’utilisation de procédés indirects à l’échelle spurarégionale. Cette diversité, tant des alliages que des processus de fabrication, conduit à s’interroger sur une convergence entre la diffusion de l’usage de la monnaie parallèlement à ses techniques de production.
Les échanges matériels, d’objets tangibles, impliquent une mobilité et une altérité. Nous transférons ce que nous souhaitons échanger à un autre au moyen d’outils. Afin de satisfaire au transport de matériaux liquides ou de petites tailles, les Hommes ont su créer les objets adéquats. Dante Pareja, en collaboration avec Javier Iñañez et Rémy Chapoulie, étudie les continuités et les changements de la confection des céramiques de la société Ychsma, à Armatambo au Pérou, entre 1250-1532 p.C. Il propose une perspective archéologique élargie dans son étude des céramiques de la capitale du curacazgo de Sulco. En s’interrogeant épistémologiquement sur le lien entre transmission et tradition des techniques de poterie, et également sur les habitus, ces systèmes “qui génèrent la manière dont les individus perçoivent et agissent, et qui sont structurés en relation avec des systèmes externes”3. Les précédents travaux avaient déjà prouvé que la phase stylistique de l’Ychsma Tardif avait subi des influences Incas. Ses observations pétrographiques permettent d’identifier deux centres de production. Par conséquent, malgré son importance, Artamatambo importait du matériel. L’insuffisante fabrication locale de certains récipients a conduit à la création d’un réseau d’échanges afin de satisfaire les besoins.
Cette hypothèse de la création d’un réseau d’échanges dans cette vallée du Pérou pourrait être une illustration de la nécessité pour l’être humain de connecter son espace domestique à des réseaux locaux, régionaux ou suprarégionaux autant pour satisfaire à sa consommation domestique que pour partager les surplus produits. Gabriel Vialatte s’intéresse à ces dynamiques d’échanges et à l’économie rurale dans les Landes de Gascogne aux XIIe et XIIIe siècles. Sa démonstration nous prouve qu’il faut rompre avec ce topos d’une région en marge, vivant presqu’en autarcie. Non seulement elle était connectée et traversée (par les chemins de Compostelle notamment), mais son milieu géologique et son système agropastoral permettaient des productions spécifiques (miel, cire, résine, ressources halieutiques, etc.). L’exploitation des registres des seigneuries ecclésiastiques bordelaises renseignent sur leur exportation au moyen de dîmes, cens et agrières. Les seigneurs ayant des possessions dans les Landes revendaient les productions landaises sur leurs marchés locaux. S’interrogeant sur l’unilatéralité de ces échanges, G. Vialatte analyse l’apport de la transhumance inverse ‒ l’hivernage des troupeaux des Pyrénées ‒ à l’économie landaise, un atout jusqu’à présent méconnu. Cette région demeure certes à part dans le paysage médiéval, mais il ne faut plus dorénavant l’estimer isolée des échanges et contacts locaux et régionaux.
Cette puissance d’échange, qui permit à une région de s’extraire d’un isolement partiellement déterminé par sa géologie, nécessita l’organisation de lieux dédiés par les communautés humaines, essentiellement dans les espaces urbains ou les groupements d’habitats moins densément peuplés. Célia Sensacq analyse le rôle structurant du forum dans les provinces de la Gaule romaine au Haut-Empire. Espace central et incontournable des villes romaines antiques, il est le lieu de tous les échanges, des interactions et des relations. Il est un espace civique, économique, institutionnel, judiciaire et religieux. Berceau de tous les échanges des habitants d’une civitas, de la population avec ses institutions politiques et cultuelles, d’une cité avec Rome et l’Empire. Malgré une certaine homogénéité des structures et de la monumentalisation, les fora de la Gaule témoignent d’une hybridation entre tradition autochtone et romanisation. Si leur nature est identique, il n’y a pas d’unicité dans leur forme. Ils demeurent néanmoins le lieu des échanges matériels autant que celui de l’échange d’idées et des pratiques cultuelles. C’est un espace de création d’une identité, celui d’une vie communautaire qui organise ses interactions autour d’édifices dédiés (portiques, basilique civique, tabularium, ærarium, curie, tribunal, temple…) Le forum des cités gauloises est un champ d’échanges et de convergences, une area publica et une area sacra.
“Échanger” n’est donc pas qu’une réalité matérielle liée à la mobilité d’objets tangibles. L’Homme a bâti des espaces dans et par lesquels il doit se satisfaire au-delà de ses besoins vitaux. Les lieux de culte sont les endroits de l’échange avec la divinité pour soi et la communauté, mais aussi celui d’un échange entre les morts et les vivants. Maëlle Métais s’intéresse à ce dernier en auscultant l’espace sépulcral de la cathédrale Saint-André de Bordeaux à la fin du Moyen Âge. Elle nous mène “dans un voyage au-delà du réel”, dans un lieu d’interactions entre ceux qui ont été et ceux qui sont encore. Ces échanges se réalisent à travers les prières et les cérémonies. Elles se matérialisent à travers l’iconographie et les monuments funéraires des élites qui ont eu le privilège d’être ensevelis dans la cathédrale Saint-André. À travers les sépultures, les morts s’adressent aux vivants afin qu’ils entretiennent leur mémoire et sauvent leur âme grâce aux divers pratiques cultuelles, tandis que ces derniers sollicitent une protection des défunts et des saints. Dans un espace qui reflète la hiérarchie de la société médiévale, ces monuments permettent une intercession entre deux univers que la mort sépare. Ils permettent un échange mémoriel et sotériologique.
La communauté et ses espaces sont le lieu par excellence de toutes les natures d’échanges internes ou externes à celle-ci. Les transferts d’objets et de services matériels permettent aux Hommes de satisfaire leurs besoins vitaux. Mais il ne faudrait pas réduire cette nécessité des échanges à cette seule matérialité. Les échanges immatériels, voire métaphysiques, sont un autre pilier des échanges sociaux. Ainsi nous avons vu à travers la diversité des exemples évoqués dans les articles de cette publication que la nature des échanges est diverse, et répond à des besoins mais aussi à des volontés précises. Cet ouvrage de jeunes chercheuses et de jeunes chercheurs est une contribution à la réflexion constamment renouvelée sur nos interactions multiples et hybrides.
Notes
- Comme l’a initié M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, 2023 [1925].
- La FSAB est constituée par les laboratoires Archéosciences Bordeaux (UMR 6034), Ausonius (UMR 5607) et PACEA (UMR 5199).
- Pareja et al., dans ce volume