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Peut-on dire que le pénitencier Saint-Jean était un bagne d’enfant ? et s’il ne l’était pas, que l’administration pénitentiaire avait eu la bonne idée de le fermer avant qu’il ne le devienne ?

Les critiques à l’égard des colonies agricoles pénitentiaires sont, dans un premier temps, extrêmement rares. À l’origine, selon Jean-Jacques Yvorel, il n’y a guère que le médecin des prisons de Rouen, le docteur Vingtrinier pour en contester le principe1. Sous la Seconde République des inspecteurs des établissements de bienfaisance Lurieu et Roman rendent un rapport négatif où ils soulignent, entre autres, l’inefficacité, le coût et surtout la violence des colonies agricoles pénitentiaires.

La loi de 1850 marquera pour plus de cent ans l’éducation correctionnelle des jeunes. D’abord en favorisant l’enfermement des jeunes, alors que des alternatives telles que le patronage ou l’accueil par des familles avaient été envisagées, ensuite par le choix essentiellement idéologique du travail agricole alors que l’essentiel de la clientèle des maisons de correction provient du monde urbain, enfin par la primauté accordée à l’initiative privée sur les institutions du gouvernement2.

La dénonciation des bagnes d’enfants aura lieu bien après la fermeture du pénitencier Saint-Jean. Suite à la Grande guerre et à ses conséquences démographiques inquiétantes et une forte dénatalité, la perception de la jeunesse changera radicalement dans l’entre-deux-guerres. Les enfants et les adolescents deviennent une promesse pour l’avenir et la reconstruction de la France. Les colonies agricoles pénitentiaires sont alors perçues comme des lieux de la maltraitance et de l’arbitraire. Déjà L’Assiette au beurre du 12 février 1910, interroge : « À quand la ligue contre les tortionnaires de l’enfance, Messieurs les administrateurs de Mettray ? »

En 1924, une campagne de presse est animée par Louis Roubaud, journaliste au Quotidien de Paris3[3]. Après son enquête dans les colonies pénitentiaires d’Eysses, d’Aniane, de Belle-Isle-en-Mer, de Clermont et de Doullens il conclut : « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne ». Ainsi va apparaître le terme de « bagne d’enfant » prolongeant les dénonciations faites par Albert Londres4 en 1923 sur le bagne de Guyanne. Dans son ouvrage Les Enfants de Caïn5, Louis Roubaud décrit l’existence des enfants enfermés, « nourris d’exemples pris sur le vif, de portraits qui sont des eaux-fortes, de récits véridiques d’une simplicité et d’une sobriété saisissante6 ». En 1931, le relais est pris par Alexis Danan, journaliste à Paris Soir, qui publie Mauvaise Graine7, exposant un tableau dramatique des enfants délinquants psychotiques refusés dans les colonies pénitentiaires agricoles et qui se retrouvent enfermés dans les prisons.

Fig. 16. Extrait de L’Assiette au beurre, n° 463, 12 février 1910, p. 1599 
(Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Z-337).
Fig. 16. Extrait de L’Assiette au beurre, n° 463, 12 février 1910, p. 1599
(Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES G-Z-337).

Une autre campagne débute en 1932 avec Henri Danjou8, lui aussi journaliste reporter, qui dénonce entre autres le sadisme des geôliers et le travail forcé des jeunes, monstruosités toujours justifiées au nom de la morale républicaine ou de la religion : la rédemption par la punition. Et en 1933 un film réalisé par Georges Gauthier, Bagnes d’enfants, sort sur les écrans. En 1934, la mutinerie et l’évasion des enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer fait les gros titres de la presse, Alexis Danan prend l’opinion publique à témoin. Il n’est pas le seul. Jacques Prévert9 publie en 1934 Chasse à l’enfant :

Il avait dit « J’en ai assez de la maison de redressement »
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant […]

La cause des enfants malheureux prend un nouvel essor grâce à la création des comités Alexis Danan pour la protection de l’enfance. Mais en même temps, le Secours ouvrier international publie un appel dans les journaux de gauche pour participer au Comité de lutte contre les bagnes d’enfants qui vient d’être constitué et dont Henri Wallon assure la présidence. Il publie une brochure, Une plaie dans la société : les bagnes d’enfants, préfacée par Henri Wallon10. « Cette brochure a pour but d’attirer l’attention du public, non seulement sur le scandale des bagnes d’enfants, mais sur l’ensemble du problème de l’enfance abandonnée, malheureuse, vicieuse ou criminelle » insistant « pour que le traitement de la déviance juvénile devienne une affaire de protection au lieu d’une affaire de justice pénale ». Si les explications traditionnelles de la délinquance juvénile reposent sur la morale, le Secours ouvrier international avance une explication économique : la délinquance juvénile est liée à la pauvreté11. Avec le Comité de lutte contre les bagnes d’enfants se tient un premier congrès national sur les bagnes d’enfants les 6 et 7 juin 1936 à Paris qui réunit 168 délégués de diverses associations. Sous le Front populaire, un projet s’élabore qu’on retrouve en partie dans l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante qui met en place des mesures d’éducation, de protection, d’assistance et de surveillance et signe l’arrêt de mort des bagnes d’enfants. Elle abolit la loi du 5 août 1850. La logique de la répression et de l’enfermement a tellement été contreproductive et dénoncée, que l’évidence de la prévention et de l’éducatif s’est enfin, peu à peu, imposée à la République. Cette évocation montre l’âpreté du combat qui a dû être mené pour mettre fin à l’existence des colonies agricoles pénitentiaires. Il faudra attendre 100 ans pour que la colonie modèle de Mettray soit fermée en 1939.

Le pénitencier bordelais avait été créé sur le principe de l’enfermement cellulaire de nuit. D’une façon totalement empirique, l’abbé Buchou va s’approcher des principes édictés par le comte d’Argout dans sa circulaire de 1832 pour qui « une prison ne sera jamais une maison d’éducation ». Le moyen pour éviter les inconvénients inséparables de l’emprisonnement (art. 8) est : « d’assimiler ces enfants […] aux enfants abandonnés et de les placer chez des cultivateurs et des artisans, pour être élevés, instruits, occupés[…]12 ». L’enfermement dans le pénitencier Saint-Jean aux locaux inappropriés paraissait àl’abbé Buchou une solution inadaptée d’autant qu’il avait l’expérience de la gestion des orphelins et des enfants abandonnés dans la colonie agricole Saint-Louis. Mais, d’autre part, nous avons montré des exemples trahissant le caractère répressif de l’institution. Et c’est bien l’enfermement et la répression qui définissent le bagne pour enfant, lieu de la maltraitance et de l’arbitraire.

Ce rapprochement entre la pédagogie s’appliquant à des enfants abandonnés et/ou des orphelins dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance (colonie agricole Saint-Louis) et que nous retrouvons aujourd’hui dans les maisons d’enfants à caractère social, est une réalité, utilisée actuellement par les juges des enfants pour prendre des mesures éducatives en faveur d’enfants ayant commis des délits ou en rupture familiale. L’intuition de l’abbé Buchou n’était peut-être pas mauvaise sur le principe, elle était prématurée. Et politiquement on sait qu’avoir raison trop tôt, c’est avoir tort.

Il faudra attendre l’ordonnance du 2 février 1945 pour voir proclamer la prééminence de l’éducatif sur le répressif avec des tribunaux pour enfants et des juges des enfants. Cette ordonnance connue sous le nom Ordonnance Hélène Campinchi met fin à la loi du 5 août 1850.

La fabrication de « l’individu disciplinaire13 » n’est pas pour autant résolu. L’exercice de la libre volonté de l’individu dans un univers contraint interroge sur les processus d’aliénation. Et il n’est pas certain que la voie éducative répressive qui se réduit à la surveillance et à la discipline voir à la violence, soit un facteur pertinent d’émancipation et de développement de la personnalité d’un jeune14.

Mais là s’ouvre un autre débat.

Notes

  1. Yvorel Jean-Jacques, « Présentation du dossier », Les Bagnes d’enfants en questionRevue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 13 | -1, pp. 15-23 ; Vingtrinier Arthus, Des Prisons et des prisonniers, Versailles, Klefer, 1840, p. 110-111 et 163-164.
  2. Pierre Éric, « Les colonies pénitentiaires pour jeunes détenus : des établissements irréformables (1850-1914) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 5 | 2003, pp. 43-60.
  3. Louis Roubaud était ce que l’on appellerait aujourd’hui, un journaliste d’enquêtes. 
  4. Londres Albert, Au bagne, 1923, coll. « Motifs », Paris, Le serpent à plumes, 2002. Première publication dans Le Petit Parisien en août-septembre 1923, puis Albin Michel (1923).
  5. Roubaud Louis, Les Enfants de Caïn, Paris, Librairie Grasset, 1925.
  6. La richesse des observations faites grâce à l’enquête in situ auprès des intéressés contrastes avec celles que nous avons pu faire avec la seule ressource dont nous disposions les écrits conservés aux archives. 
  7. Danan Alexis, Mauvaise graine, Paris, Édition des Portiques, 1931.
  8. Danjou Henri, Enfants du malheur. Les bagnes d’enfants, Paris, Albin Michel, 1932.
  9. Jacques Prévert alors en vacances à Belle-Île, fut témoin de la « chasse à l’enfant » qu’il fait revivre dans ce texte. Voir également : Lime Jean-Hugues, La chasse aux enfants, Paris, Le Cherche Midi, 2004.
  10. Wallon Henri, Une plaie de la société : les bagnes d’enfants, Bourges, Secours ouvrier international, 1934. 
  11. Evanson Kari, « Vers le chemin de la vie : le discours communiste lors de la campagne médiatique contre les bagnes d’enfants, 1934-1938 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 15 |2013, p. 25.
  12. Voir Allemandou Bernard, Les « bourdeaux » enfants de la misère. Sauvetage ou massacre. Bordeaux 1811-1870, Pessac, MSHA, 2018.
  13. Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 315.
  14. Bourquin Jacques, « Une histoire qui se répète : les centres fermés pour mineurs délinquants », Adolescence, 2005/4 (no 54), p. 877-897. Le centre éducatif fermé créé en 2003 apparaît comme une structure hybride destinée à une opinion publique qu’il faut rassurer vis-à-vis d’une frange de la jeunesse que l’on stigmatise avec excès et que l’on essaie d’assimiler à de nouvelles « classes dangereuses ».
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EAN html : 9782858926237
ISBN html : 978-285892-623-7
ISBN pdf : 978-285892-624-4
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/08/2021
3 p.
Code CLIL : 3389 ; 3649
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Comment citer

Allemandou, Bernard, “Conclusion”, in : Allemandou, Bernard, Les pénitenciers bordelais pour enfants. 1838-1870, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, collection PrimaLun@10, 2021, 103-106, [en ligne] https://una-editions.fr/conclusion-penitenciers-bordelais [consulté le 24 juillet 2021].
10.46608/primaluna10.9782858926237.12
Illustration de couverture • En l’absence de documents photographiques des pénitenciers bordelais, cette photo « gardiens et colons » de la colonie agricole pénitentiaires du Val d’Yèvre, créée par Charles Lucas, conservée aux Archives départementales du Cher est un des rares documents permettant d’évoquer la tenue des enfants détenus et de leur gardien (Archives Départementales du Cher 4 F1 7).
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