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Conclusion

Conclusion

J’ai formulé, en introduction, mon intention de brosser un tableau synoptique de la géographie littéraire. Au terme de cet exercice, le moment est venu de le contempler dans son ensemble et d’y apporter quelques petites touches finales. Je prends l’idée du tableau au sérieux, mais insiste tout de même sur son caractère métaphorique. Bien qu’au départ de ce projet de rédaction, j’avais une idée générale du canevas à venir, plusieurs éléments se sont modifiés en cours d’écriture, de nouveaux exemples se sont imposés à moi, d’autres ont été remplacés, des publications nouvelles me suggérant d’ajuster un peu la perspective, etc.

J’en résume les grandes lignes dans deux tableaux, justement. Un premier tableau synthétique associe les principales approches géographiques de la littérature aux valeurs qu’elles lui accordent, aux genres et aux thèmes qu’elles privilégient (fig. 10). J’y précise le nom des chercheurs que j’ai pris en exemple pour les illustrer, avec le nom des auteurs étudiés. J’y inclus aussi la plupart des noms de ceux et celles dont les travaux sont évoqués pour en améliorer un peu le degré de résolution. Le second les inscrit sur une trame temporelle, indique le moment de leur émergence et, le cas échéant, de leur « domination » relative (fig. 11). Les consulter conjointement permet de remettre en mémoire l’essentiel du plan de l’ouvrage de même que les éléments principaux et secondaires du tableau. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un exercice de classification qui consisterait à dire que chaque recherche ne procède que d’une seule approche et toujours de la même. Les « cases » du tableau ne sont pas étanches. Elles ne font que grossir le trait pour faire voir les tendances générales. Les droites qui définissent des trajectoires, des lignes de ruptures et de continuités ne servent bien qu’à suggérer l’existence de moments forts dans l’évolution de la géographie littéraire.

Il y aurait, bien sûr, d’autres façons de dépeindre l’ensemble des contributions géographiques à l’étude de la littérature, d’autres schèmes pour en rendre compte, d’autres exemples de travaux à mettre en exergue, d’autres perspectives pour les assembler afin de les faire mieux comprendre. On ne brosse pas un tableau de nulle part, mais à partir d’un point de vue particulier, lequel tente pourtant de fournir une vision d’ensemble. C’est donc bien dans son ensemble, et non dans la justesse d’un détail, qu’il faut juger de sa capacité de mieux faire comprendre les contributions des géographes à l’étude de la littérature.

Tableau de la géographie littéraire.
10. Tableau de la géographie littéraire.
Tableau de la géographie littéraire.
11. Évolution des approches géographiques de la littérature


Les origines lointaines de l’intérêt des géographes pour la littérature, on l’a vu, sont aussi anciennes que la géographie moderne mais elle ne devient un objet pour la géographie que bien timidement dans la première moitié du XXe siècle. Valorisée pour sa dimension documentaire, elle commence tout juste au cours des années 1960 à s’intégrer à l’ordre du jour de la recherche géographique régionale, s’inscrire dans la durée pour un temps et ne produire que quelques contributions sporadiques par la suite. C’est plutôt au cours des années 1970, avec l’avènement de la géographie humaniste, que la littérature devient à la fois un objet de recherche et l’occasion de promouvoir une autre manière de faire de la géographie et de penser notre rapport au monde. En cours de route, les chercheurs découvrent des auteurs qui, bien avant eux, comme Dardel dans les années 1950 par exemple, avaient cherché et trouvé autre chose que des faits géographiques à confronter aux paysages réels. Chacune des nouvelles approches, comme c’est souvent le cas dans l’histoire des idées, trouvera des précurseurs plus anciens dans la mise en valeur de sa propre façon de faire de la géographie avec la littérature. Quoiqu’il en soit, de la fin des années 1970 jusqu’au début des années 1990, c’est l’approche humaniste de la littérature qui sera dominante en géographie. Des chercheurs contemporains continuent d’inscrire leurs travaux dans le sillon ouverts par les premiers géographes humanistes.

À peu près en même temps, certains procèdent à une lecture croisée de l’histoire de la littérature et de la géographie. Ces recherches ne constituent pas une approche géographique comme telle de la littérature, mais bien un champ un peu particulier d’interrogation qui montre comment les deux domaines ont pu s’enrichir mutuellement au cours de l’histoire. Il s’agit un peu d’une « exception » française, laquelle consacre les rapports privilégiés histoire-géographie. Plutôt sporadiques, elles s’inscrivent tout de même dans la durée et contribuent à leur façon à nourrir l’intérêt des géographes pour la littérature.

Les géographes radicaux ou d’inspiration marxiste se saisiront aussi de l’objet littéraire, mais le feront sur un plan plutôt théorique et idéologique, ne proposant somme toute que bien peu d’études de cas. La plus achevée arrivera tardivement sous la plume du plus célèbre géographe marxiste avec l’étude de David Harvey sur le Paris de Balzac. La charge critique qui caractérise l’approche radicale trouvera plutôt son expression dans le cadre de la « nouvelle géographie culturelle » qui s’annonce au milieu des années 1980. J’ai été tenté d’inscrire l’émergence de cette approche plus « culturelle » dans le prolongement direct de l’approche radicale. Une certaine compatibilité de ton les unit au départ. L’importance de la filiation entre une partie de la « nouvelle » géographie culturelle est liée à la figure imposante de Raymond Williams, lui-même proche du marxisme et promoteur d’une certaine forme de matérialisme culturel. Son approche de la littérature s’appuyait sur une conception nettement plus politique de la culture et des dynamiques qui la traversent. Mais cela aurait gommé la médiation plus large des cultural studies britanniques qui expliquent une bonne part la « nouveauté » de cette approche, pour ne rien dire des études postcoloniales qui ouvrent un tout nouveau champ de préoccupations. En même temps, cela aurait eu le net inconvénient de négliger le rôle de la géographie ou des préoccupations humanistes dans ce renouveau, notamment son insistance sur l’agentivité humaine dans les dynamiques socio-culturelles, agentivité, justement, que la « première » géographie radicale ne savait pas très bien intégrer à sa démarche. C’est ce que j’ai cherché à saisir avec l’idée d’intervention : charge politique et agentivité (des auteurs, comme des interprètes). C’est aussi le défi de représenter sous forme de tableau un ensemble de relations fluides et multiformes. Cette nouvelle approche culturelle, mais politisée, de la littérature deviendra elle-même relativement dominante au courant des années 1990 et 2000, et sera mise à profit pour examiner de nombreux thèmes dans des œuvres de plus en plus diverses. Ce sera davantage le cas dans le monde anglophone où les cultural studies et les études postcoloniales connaitront un essor plus marqué que dans le monde francophone.

Cette approche de la littérature s’inscrit dans la foulée du tournant culturel en géographie, tournant à la faveur duquel toutes sortes de phénomènes, tant économiques, sociaux que politiques, sont désormais appréhendés à travers le prisme de la culture. L’autre tournant, textuel celui-là, a eu des implications importantes pour différents aspects de la pratique géographique en concentrant l’attention sur ses dimensions discursives. Par l’entremise, notamment, d’une consultation plus intense de la théorie et de la critique littéraire, l’étude géographique de la littérature devient elle-même un peu plus « littéraire » dans sa démarche et ses méthodes. En un sens, c’est une géographie littéraire un peu plus consciente d’elle-même en tant que telle qui se confirme alors. J’écris cela car nombreux sont les travaux associés à l’approche culturelle qui se réclameraient plus volontiers d’une géographie culturelle qui, pour mener à bien une problématique ou une autre, se penche parfois sur des textes littéraires. C’est par un effet de focale et de mise en perspective qu’ils se retrouvent ainsi réunis pour former ce que je désigne comme une approche « culturelle » de la littérature. Peut-être les auteurs seraient même un peu surpris de se retrouver ainsi tenus en exemple d’une approche particulière de la géographie littéraire. Or, pour leur part, les travaux réunis dans le chapitre 3 ont plus souvent comme ambition première de contribuer à l’étude géographique de textes littéraires, quelle que soit, par ailleurs, la thématique qu’ils poursuivent. Ils le font aussi en attirant le regard sur les façons particulières qu’ont les textes littéraires de faire de la géographie, idée que j’ai cherché à saisir et promouvoir dans Des romans-géographes en 1996, que certains ont repris à leur compte par la suite et que d’autres explorent de leur propre façon. Ils l’ont fait avec plus d’insistance, d’abord, sur les dimensions formelles du texte littéraire et, ensuite sur ses dimensions plutôt fictionnelles. En somme, ce sont les deux critères sur la base desquels on tend à définir le caractère proprement littéraire des textes ou leur « littérarité ». Il s’agit donc d’une géographie littéraire plus consciente d’elle-même, car elle table davantage sur ce qui fait d’un texte littéraire un texte littéraire, ce qui se manifeste dans la façon de lire et d’interpréter la géographie qu’il génère. Moins dominante, cette approche a été un peu plus pratiquée dans le monde francophone.

Entre les approches présentées dans les chapitres 2 et 3, disons, pour simplifier, les approches plutôt « culturelles » et plutôt « textuelles » de la littérature, il n’y pas d’incompatibilités épistémologiques ou de tensions comme celles qui avaient cours durant les années 1970 et 1980 entre géographes humanistes et radicaux. Certains travaux pourraient d’ailleurs très bien servir à illustrer l’une ou l’autre de ses approches et faire référence à des recherches que j’associe à l’une ou à l’autre sans distinction. Il y a, entre les deux, des rapports d’inter-fécondation qu’un tableau en deux dimensions ne parvient pas à mettre en relief. Ajouter un autre plan, suggérer plus qu’une simple surface mais sculpter un volume, permettrait de montrer plus aisément ses rapports multiples. Il n’en demeure pas moins qu’il existe des différences entre elles, qui sont aussi une question de perspective : d’abord contribuer à l’étude géographique de la littérature (en montrant comment textualité et fictionnalité génèrent des géographies alternatives) ou à l’étude d’enjeux culturels par l’entremise de la littérature (dont elle serait une expression éloquente et sociologiquement pertinente). Évidemment, les deux options sont aussi valides l’une que l’autre. Mais choisir de les distinguer dans la composition de ce tableau fait voir des liens, produit du sens et illustre des différences qu’une autre perspective laisserait sans doute dans l’ombre.

Il était difficile, au moment où j’amorçais mes propres recherches sur les rapports entre géographie et littérature au tournant des années 1990, de saisir l’émergence de la « nouvelle » approche culturelle de la littérature qui se dessinait alors. Le tableau que j’en brossais à l’époque n’était pour ainsi dire que l’esquisse d’une esquisse (Brosseau, 1996). C’est avec le recul des années que l’on peut en constater la trajectoire et la fortune. C’est un peu différent avec l’approche « textuelle », car c’est son émergence même que je cherchais à promouvoir. C’est pourquoi, en ce qui la concerne, je ne suis pas un simple « observateur » qui contemple d’un peu loin les éléments qu’il réunit et que, d’ailleurs, mes propres travaux sont souvent choisis pour en illustrer les tenants et aboutissants. J’ai aussi montré que bien d’autres géographes, par d’autres voies et en fonction de leurs propres prérogatives, ont enrichi notre compréhension des façons qu’a la littérature de « faire de la géographie ».

L’examen de la question de l’imaginaire géographique dans le chapitre 4 a été l’occasion de procéder à une lecture transversale des différentes approches présentées dans la première partie du livre. Il s’agit en effet d’une problématique qui anime les géographes depuis fort longtemps et qui ont trouvé dans l’objet littéraire toutes sortes de façons de l’appréhender. Intéressante en soi, la question de l’imaginaire géographique a fourni l’occasion de mettre en lumière les différences entre ces approches, les termes pour en parler et leurs implications pour la recherche. J’ai associé ces travaux à l’approche à laquelle ils semblent souscrire le plus pour que la figure 10 constitue le résumé le plus complet de l’ensemble. Il en est de même pour les exemples du chapitre 5 qui prolongent la réflexion sur les dimensions formelles de la géographie générée par les textes littéraires en s’interrogeant sur le rôle modélisateur des genres. Le polar, par exemple, offrent des perspectives particulières sur l’espace de la ville et les spatialités qui la traversent. La nouvelle, par sa brièveté, exige que l’on ajuste notre lecture des lieux, qui relèvent plutôt d’une chôra active que d’un topos objet de représentation. La littérature autobiographique, enfin, a permis d’illustrer les rapports dynamiques et mutuellement constitutifs du récit, du sujet et du lieu. Ce sont autant de questions épistémologiques et méthodologiques que la géographie examine et que les genres littéraires posent différemment. De la poésie à la bande dessinée en passant par la littérature fantastique, les géographes se sont penchés sur de nombreux autres genres sur la spatialité desquels il convient aussi de continuer de réfléchir. Les genres littéraires sont aussi « géographes » à leur façon.

Il est sans doute encore un peu tôt pour évaluer dans quelle mesure les recherches présentées dans le dernier chapitre sur la géographie « autour du texte » participent d’un certain tournant « relationnel ». Il est clair, cependant, que depuis le tournant des années 2010, tout un ensemble de travaux proposent de penser le texte littéraire au cœur de processus animés de relations multiples entre des acteurs désormais plus nombreux. De l’analyse de la réception des textes littéraires à la proposition de conceptualiser l’ensemble du processus en termes d’événement ou de fabrique, pris dans leur ensemble, ces travaux décrivent une tendance relativement nouvelle qui mérite d’être identifiée comme telle. C’est par un effet de composition que j’ai intégré les travaux qui se penchent sur l’après-texte dans la perspective du tourisme littéraire. S’ils prolongent à certains égards les interrogations sur la fortune sociale du texte littéraire (au-delà donc, de sa réception lectrice), ils ne s’inscrivent pas aussi précisément dans la logique de ce tournant « relationnel ». Si je me suis permis d’évoquer quelques travaux plus anciens qui s’intéressaient à la fonction prédicative ou performative de la littérature, c’est pour suggérer que cet intérêt tout nouveau dans la géographie d’expression française avait une généalogie un peu plus ancienne mais qui n’avait pas été réactivée jusqu’à tout récemment. Les années à venir permettront de définir plus clairement les contours de cette approche de la géographie qui s’active autour du texte.

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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111475
ISBN html : 2-35311-147-5
ISBN pdf : 2-35311-148-3
Volume : 2
ISSN : 2827-1882
Posté le 16/12/2022
5 p.
Code CLIL : 4027; 3407
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Brosseau, Marc, « Conclusion», in : Brosseau, Marc, Tableau de la géographie littéraire, Pau, PUPPA, Collection Sp@tialités 2, 2022, 203-210, [en ligne] https://una-editions.fr/conclusion [consulté le 05/12/2022].
10.46608/spatialites2.9782353111475.10
Illustration de couverture • Montréal.
Design : Jazzberry Blue.

Dans la collection papier

L’imaginaire géographique.
Entre géographie, langue et littérature
,
par Lionel Dupuy, Jean-Yves Puyo, 2015
ISBN : 978-2-35311-060-5
Prix : 25 €

De l’imaginaire géographique aux géographies de l’imaginaire.
Écritures de l’espace
,
par Lionel Dupuy, Jean-Yves Puyo, 2015
ISBN : 978-2-353110-68-1
Prix : 15 €

Aménager pour s’adapter au changement climatique.
Un rapport à la nature à reconstruire ?
,
par Vincent Berdoulay, Olivier Soubeyran, 2015
ISBN : 978-2-35311-071-1
Prix : 18 €

De la spatialité des acteurs politiques locaux.
Territorialités & réticularités
,
par Frédéric Tesson, 2018
ISBN : 978-2-35311-087-2
Prix : 18 €

L’imaginaire géographique.
Essai de géographie littéraire
,
par Lionel Dupuy, 2019
ISBN : 978-2-35311-097-1
Prix : 18 €

Poésie des mondes scientifiques,
par Sonia Dheur, Jean-Baptiste Maudet, 2020
ISBN : 978-2-35311-115-2
Prix : 20 €

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