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Article 26•
Compte rendu de Marina Ioannatou, Affaires d’argent dans la correspondance de Cicéron, L’Aristocratie sénatoriale face à ses dettes*

par

* Extrait de : Gnomon, 87, 2015, 335-339.

Le livre de M. Ioannatou est malheureusement un ouvrage posthume, puisque son auteur a été victime, alors qu’elle avait à peine quarante ans, de l’accident de chemin de fer qui a eu lieu le 6 novembre 2002 près de la gare de Nancy (France). Il est issu d’une importante Thèse de doctorat, préparée sous la direction de M. Michel Humbert (Professeur de Droit Romain à l’Université de Paris 2), et c’est son directeur de thèse qui, après son décès, avec l’aide de Madame B. Magdelain, a préparé le texte pour la publication. Malgré son titre, qui est relativement modeste, le sujet de l’ouvrage est très ambitieux. En effet, il ne s’agit pas seulement d’une étude précise des dettes et des endettés dans la correspondance de Cicéron, mais de l’ensemble des dettes et des crises d’endettement du Ier siècle a.C., et, de proche en proche, de toute la vie financière et patrimoniale de l’élite sénatoriale et équestre à cette époque, – l’époque de l’Histoire de Rome que nous connaissons le mieux à cause des œuvres de Cicéron.

La première partie du livre, qui porte sur les endettés et l’endettement (17-226), contient de longs passages sur les causes de l’endettement et sur les mesures politiques proposées pour remédier à ces crises d’endettement, mais aussi une étude précise des sources de revenus et des dépenses des membres de l’aristocratie sénatoriale à cette époque. Et, dans la seconde partie, qui a pour titre “Les Financiers et les opérations de crédit”, le chapitre 2, long d’une soixantaine de pages (309-357), est consacré aux divers aspects de l’activité financière des sénateurs et des chevaliers, ainsi qu’aux diverses catégories de financiers existant à cette époque de l’Histoire de Rome.

L’ampleur de son ouvrage et les tristes circonstances de son décès expliquent en partie que j’aie tant attendu avant de remettre le texte du compte rendu que la revue Gnomon m’a demandé de rédiger, il y a déjà des années. Je m’excuse d’autant plus de ce retard que je considère comme un honneur de publier un compte rendu dans Gnomon. D’autre part, il ne faudrait pas croire que ce retard exprime un désaccord ou une désapprobation à l’égard des méthodes et des résultats de M. Ioannatou. Ce n’est absolument pas le cas. Pendant huit ans, entre 1994 et 2002, j’ai très souvent eu l’occasion de m’entretenir avec elle de ses recherches, et aussi des miennes, et il y avait entre nous beaucoup d’estime et d’amitié. En 1997, M. Michel Humbert m’a invité à faire partie de son jury de thèse, et j’ai accepté avec beaucoup d’intérêt et de plaisir. Mais sa mort accidentelle a suscité en moi tant de tristesse et de découragement que cela m’a longtemps détourné de rédiger ce compte rendu. Je prie la revue et ses lecteurs de m’en excuser.

Son livre est fondamental pour comprendre la vie financière et juridique du dernier siècle de la République. Il doit être consulté et étudié de très près, et en le rapprochant de deux autres ouvrages, importants eux aussi et qui ont effectué des choix en partie différents de ceux de M. Ioannatou : le livre de K. Verboven (2002) et celui de D. B. Hollander (2007).

Le nombre de questions majeures de la société, des institutions et du droit privé qu’elle traite dans ce gros volume est impressionnant. Il ne faut évidemment pas accorder d’importance aux quelques lapsus et fautes d’inattention (par exemple, quand elle fait erreur sur le genre de senatusconsultum, à la page 87,ou quand elle écrit P. Leo au lieu de Leo Peppe, à la page 258), même s’ils sont regrettables. Quoique divisé en deux parties, l’ouvrage est en fait organisé autour de trois grands sujets. Le premier, traité dans le chapitre 1 de la première partie (long d’environ deux cents pages) est consacré aux endettés et aux causes de leur endettement ; il ne se limite pas à l’aristocratie sénatoriale, il considère l’endettement des Romains dans leur ensemble au Ier siècle a.C., ainsi que les crises sociales et politiques qui en résultent et l’action de ceux qui s’opposent avec vigueur, et éventuellement par la violence, à une telle situation. M. Ioannatou consacre notamment un très beau passage à la revendication des tabulae novae et à sa signification. Le second grand sujet est une étude des revenus, des dépenses et de la vie financière de l’élite (Chapitre 2 de la première partie, chapitre 1 de la seconde) et une étude des milieux financiers de Rome (chapitre 2 de la seconde). Enfin, le troisième grand sujet, ce sont les modalités de paiement, dans les usages sociaux et en fonction des normes juridiques.

Ses nombreuses analyses de textes et ses nombreuses remarques en matière de vocabulaire et de prosopographie cherchent à répondre à un petit nombre de questions qui étaient au centre des préoccupations de M. Ioannatou. Sans doute ces questions auraient-elles été encore davantage mises en relief si elle avait eu le temps de remanier plus complètement son manuscrit en vue de la publication ; mais elles structurent son ouvrage tel qu’il a été publié et en expliquent l’importance. L’une de ces questions est celle des rapports entre logique financière du gain et logique anthropologique de la gratuité. Ces deux logiques engendrent deux séries de phénomènes qui paraissent contradictoires. Certains historiens opposent les idées morales et la tendance à la gratuité à la vie pratique, en postulant en quelque sorte que les normes morales n’étaient pas appliquées, ou qu’elles étaient très peu appliquées (c’était le cas de J. H. D’Arms, par exemple). Par ce biais, ils ont tendance à décrire un monde le plus souvent soumis au cynisme et au culte de l’argent. M. Ioannatou, elle, entendait tenir compte à la fois de ces deux séries de phénomènes, qui coexistaient dans le monde romain, et notamment à cette époque : d’un côté, un fort désir d’enrichissement et une grande cupidité, qui se manifestent par exemple dans les conditions de certains prêts à intérêt ; de l’autre, une tendance aux dons et aux prêts gratuits. La première tendance était-elle plus répandue que la seconde ? C’est un sujet de débat ; en tout cas, M. Ioannatou était convaincue, à juste titre, que, pour comprendre le fonctionnement de la vie financière de Rome et de son système social, il fallait prendre ensemble les deux séries de phénomènes, et ne sacrifier ni l’une ni l’autre. C’est pourquoi, sur les cinq chapitres de son livre, elle en consacre un entier (le chapitre 1 de la seconde partie, 229-307) aux prêts accordés dans le cadre de relations de parenté et d’amitié, prêts qui n’étaient pas conçus comme destinés au profit et à l’enrichissement, même s’ils n’étaient pas toujours entièrement gratuits.

Pour comprendre ensemble le désir de l’argent et les pratiques désintéressées, elle met les codes sociaux au centre de sa pensée et de son argumentation. Ces codes sont des règles en partie non écrites, et que, certes, les Romains n’appliquaient pas toujours, mais auxquelles ils n’étaient pas non plus indifférents, surtout les membres des ordres supérieurs. Ces codes sociaux, quand il s’agit de l’aristocratie sénatoriale, elle les appelle “code de l’honneur”. À la fin de la première partie (307), elle analyse de façon très éclairante le rôle de ces codes et la chaîne ininterrompue de services de crédit, d’officia, qu’ils autorisaient : “les opérations informelles de crédit constituent la meilleure illustration de la dette en tant que lien qui organise la vie sociale, en même temps qu’elle assure son maintien et sa reproduction” (la reproduction de la vie sociale, mais aussi celle de l’aristocratie). Ce n’est pas un hasard si les animateurs de la revue Annales Histoire, Sciences sociales, ont choisi, parmi les thèmes de ses analyses, de publier l’article “Le Code de l’honneur des paiements. Créanciers et débiteurs à la fin de la République romaine” (Ioannatou 2001) ; c’est parce qu’il valait la peine de comparer ces codes à des phénomènes plus récents, connus par exemple dans l’Europe des Temps modernes (par la suite, après la mort de l’auteur, et pour lui rendre hommage, nous avons de nouveau publié cet article dans l’ouvrage collectif Andreau et al., éd. 2004, 87-107).

Une autre des grandes questions qu’elle posait concerne les rapports entre le droit et, d’autre part, les idées morales et la vie matérielle. Certains historiens du droit ne s’intéressent guère qu’aux normes juridiques. À l’inverse, certains historiens non-juristes opposent les normes juridiques aux idées morales et à la vie pratique, en concluant ou en sous-entendant que les normes n’étaient pas vraiment appliquées. Par ce biais, ces historiens non-juristes s’orientent soit vers une vision cynique et ploutocratique du monde romain (que j’ai déjà mentionnée plus haut), soit vers une conception très peu juridique de ce monde romain, vers une vision davantage clientéliste qu’institutionnelle. M. Ioannatou tenait à ne lâcher aucun des deux bouts de la chaîne. Elle considérait qu’on ne peut parvenir à des conclusions satisfaisantes qu’en étudiant ensemble les normes et ce que nous savons de leur application. Dans sa thèse, qui a abouti à ce livre, elle a donc associé une étude des institutions et du droit privé, menée dans la droite ligne de sa formation juridique et de l’enseignement dispensé par son maître M. Humbert, et une recherche d’histoire sociale, économique et politique, notamment fondée sur une étude prosopographique des membres des deux ordres dirigeants de la cité romaine, les sénateurs et les chevaliers. C’est surtout dans le dernier chapitre de la seconde partie (son chapitre 3, “Les Paiements”, 359-481), qu’elle s’attaque à cette confrontation, en étudiant successivement le “Code de l’honneur des paiements”, les modalités de paiement et le règlement des dettes par la voie judiciaire. Il est vrai que, dans les élites romaines, et notamment parmi les sénateurs et leurs proches, les poursuites judiciaires pour dettes étaient plutôt exceptionnelles. Malgré cela, M. Ioannatou souligne, à juste titre je pense, que les membres de ces élites n’étaient nullement indifférents aux risques que leurs éventuels embarras financiers et judiciaires faisaient courir à leur réputation, à leur dignitas, à leur rang dans la cité.

Dans ce chapitre comme dans le reste du livre, sont réunies énormément d’informations sur les affaires financières des contemporains de Cicéron, sur leurs prêts et emprunts, sur leurs patrimoines et leurs comportements. M. Ioannatou est toujours très respectueuse de ce que disent les textes antiques, elle tient compte des diverses hypothèses proposées par ses prédécesseurs, mais elle ne s’interdit jamais de présenter ses propres interprétations. Ainsi, s’interrogeant sur la présence des banquiers professionnels (argentarii) dans le corpus cicéronien, et surtout dans sa correspondance, elle est amenée à remettre en cause certaines des choses que j’ai écrites à ce propos. Elle pense par exemple que les Oppii et Castricius pourraient être des argentarii, alors que je ne les ai pas considérés comme tels(342-349). L’argumentation de M. Ioannatou est tout à fait valable, même si l’activité précise de ces hommes demeure, à mon avis, incertaine ; nous sommes là dans la marge d’incertitude à laquelle nous condamnent souvent les textes antiques, parce qu’ils sont trop allusifs ou insuffisamment explicites. À vrai dire, même si les Oppii et Castricius étaient des banquiers de métier (argentarii), cela ne changerait pas grand-chose à ma conclusion, selon laquelle les sénateurs, à cette époque et sous le Haut Empire, n’étaient que rarement les clients des argentarii, sauf dans le cadre des ventes aux enchères. Mais ces hypothèses de M. Ioannatou méritent d’être prises en considération.

Je suis aussi très intéressé par ce qu’elle a écrit sur le rôle de la parenté et sur les prêts d’amitié, et cela me convainc tout à fait. Je me suis naguère occupé de la parenté, et notamment du rôle de la parenté dans la vie financière (voir Andreau & Bruhns, éd. 1990, surtout Andreau 1990) ; j’ai alors beaucoup insisté sur le caractère individualiste de la gestion économique et financière des “pères de famille” romains. Je ne renie pas cette orientation, qui m’a d’ailleurs été suggérée, à l’époque, par l’anthropologue E. Copet-Rougier, elle aussi trop tôt disparue (Bonte & Copet-Rougier 1990). Mais, dans cet article de 1990, je crois avoir été trop radical. Il est indispensable de nuancer, et notamment de distinguer davantage les divers niveaux de parenté. Les relations entre frères et les relations entre pères et fils étaient les plus fortes dans la parenté romaine. Deux espèces de cas sont particulièrement intéressantes à étudier : d’une part, les cas où il y a refus plus ou moins net de solidarité ; d’autre part, ceux où une solidarité se manifeste quoiqu’elle ne soit ni due ni escomptée (voir par exemple, 259, la manière dont Térentia aide financièrement Tullia, alors qu’elle n’est nullement obligée de le faire, et dont elle en est vivement remerciée par Cicéron et par Tullia). Les pages que M. Ioannatou consacre à ce domaine de la parenté, dont l’importance ne peut échapper à personne, sont remarquables.

Son ouvrage est également très riche en matière économique et sociale. Du point de vue social, j’apprécie tout particulièrement les pages dans lesquelles elle étudie l’expression tabulae novae, qui désigne l’abolition des dettes, mais pose de multiples questions (72-94). Quant au domaine économique, ce qu’elle écrit sur la rareté monétaire (inopia rei nummariae, nummorum caritas), qui constituait une des causes des crises d’endettement, ou même la cause principale de ces crises, est également très riche en analyses précises et en idées (61-72).

Il n’est pas possible, dans ce compte rendu, d’envisager tous les aspects de ce grand livre. Disons, pour conclure, qu’il est incontournable quand on s’intéresse aux structures sociales et politiques de Rome à la fin de la République, à la vie patrimoniale de l’élite romaine, à son train de vie et à ses comportements économiques, à ses embarras financiers et aux crises que génèrent ces embarras. Il est grand dommage que, ces dernières années, on ne le cite pas assez souvent dans les bibliographies. En ce qui me concerne, j’observe que, depuis sa publication (2006), je l’ai sans cesse consulté, que j’en ai lu et relu des chapitres et des sections, et que je pense et repense souvent à telle ou telle des idées que le lecteur y découvre au détour d’une page. C’est un livre d’une exceptionnelle richesse.

ISBN html : 978-2-35613-373-1
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EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
ISBN pdf : 978-2-35613-374-8
ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
3 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 26. Compte rendu de Marina Ioannatou, Affaires d’argent dans la correspondance de Cicéron, L’Aristocratie sénatoriale face à ses dettes”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 379-382, [En ligne] https://una-editions.fr/cr-m-ioannatou [consulté le 15 février 2021].
doi.org/http://dx.doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.32
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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