UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Chapitre 3 •
De l’exode à l’arrestation de Lucha Truel, 1939-1941

Ce chapitre reconstruit les années 39-41 tragiques pour la famille Truel comme pour toute la société française prise dans le piège de la drôle de guerre, l’Exode puis l’occupation allemande. L’évocation de ces années repose comme pour les chapitres précédents sur des sources de nature différente qui m’ont été communiquées en France et au Pérou par la famille Truel, l’agenda de 1939 et un journal de bord tenu en 1940 et 1941 par Madeleine Truel, ainsi que la correspondance reçue par Lucha arrêtée en 1941. L’engagement dans la résistance résulte de la confrontation au quotidien, à la banalité du mal. Les parcours de Lucha et Madeleine sont restés dans l’ombre comme la plupart des petites mains anonymes et en particulier des femmes engagées dans la Résistance. Le chapitre s’achève sur les circonstances de l’emprisonnement de Lucha en novembre 1941 et le récit de Madeleine écrit au printemps 41 sur la vie de pénuries et de dangers ordinaires.

« Les chasseurs n’étaient pas assez nombreux ; les sangliers ont tout envahi » : septembre 39-juillet 40

Un carnet de Madeleine Truel, un petit agenda écossais de la marque Charles Letts, a été conservé dans les archives familiales. C’est probablement le cadeau d’une amie intime de Madeleine, Jacqueline Cléry qui vit entre la France et l’Angleterre. L’agenda de 1938 avait lui été acheté aux Trois quartiers, à Paris. Dans son agenda de 1939, Madeleine note quelques brèves nouvelles, des adresses et des téléphones. Raoul Truel habite à proximité de la station Bel-Air, Charles (Carlos) est à Maison Laffitte, Enrico Pontremoli à Neuilly, l’entreprise Maréchal 38 rue Marbeuf, Elisabeth Faure dans le septième, Jaco Dantand à Auteuil, Louise Paris boulevard Pereire. Aux côtés de ces adresses parisiennes, d’autres annotations sont révélatrices de la mobilisation, qu’il s’agisse de l’ambulance médicale (M. Bressoud, Jacqueline Cléry), de l’état-major (Charles Truel) et un ajout tardif, le Comité international de la Croix Rouge à Genève, pour la « correspondance avec les territoires occupés ».

La France et le Royaume-Uni ont déclaré la guerre à l’Allemagne le 3 septembre, en réponse à l’invasion de leur allié, la Pologne. Le 5 septembre 1939, Madeleine écrit dans son carnet : « 1ère alerte à Paris de 4 heures à 7 heures ». Selon Le Petit Parisien du 6 septembre, cette alerte a été « une sorte de répétition générale puisque la menace […] a permis à la population de se familiariser avec les précautions obligatoires […] de s’aguerrir ». Et l’éditorialiste de célébrer « le lien de l’abri », la cordialité entre les Parisiens au moment de rejoindre les lieux de refuge, sans affolement. La vie reprend son cours. Madeleine note l’invitation de son amie Jacquot à déjeuner le 7 septembre ; puis les alertes se multiplient et sont notées dans le carnet, le 8, le 11 et le 15 novembre. Les alertes altèrent le moral des Parisiens, le premier bombardement de Paris par l’armée allemande aura lieu le 3 juin 1940.

Madeleine a conservé une lettre du 26 avril 1940 de son amie Jacqueline Cléry, qu’elle connaît depuis les années 20. La lettre expédiée par l’Ambulance Médicale du Corps de l’Armée, reflète la « drôle de guerre » qui se déroule. Jacqueline Cléry écrit « Bien des détails évoquent les souvenirs du Sapeur Camember » ; elle évoque les temps heureux à Saint-Nom-la-Bretèche et prend des nouvelles de Lucha qui décore un cinéma et apprend l’anglais tandis que Germaine travaille chez les Movellan. La guerre est lointaine, en Norvège : « nous ne savons qu’un tout petit côté de la formidable partie qui se joue ». Optimiste, elle écrit : « Comme il sera intéressant d’en connaître un jour toutes les manœuvres diplomatiques » ; le mari anglais de Jacqueline Cléry a rejoint le Régiment de Marche des Volontaires Étrangers. Il est officier instructeur au Camp du Barcarès ; elle espère le voir à l’occasion d’une permission fin juin. La vie se déroule tranquillement et la jeune femme apprécie la lecture du roman de Robert Brasillach1 paru en 1937, Comme le temps passe. La lettre s’achève ainsi : « Love and kiss to you my dear, Jacquot». L’interculturalité définit les sœurs Truel et leurs amies, admiratrices de la culture anglaise et indifférente au germanisme.

Les troupes allemandes sont entrées dans Paris le 14 juin. Deux semaines se sont écoulées lorsque Madeleine a le pressentiment des années à venir, les pillages et destructions des « sangliers ». Le 28 juin 1940, Madeleine écrit dans un cahier vierge : « Les chasseurs n’étaient pas assez nombreux ; les sangliers ont tout envahi ». Elle reprendra le cahier pour recopier une lettre en août 1940.

Fig. 15. Cahier de Madeleine Truel, 28 juin 1940, collection Truel Nicot.

C’est le sauve-qui-peut général. À partir du 17 juin, le consul du Portugal Aristide de Sousa délivre plusieurs dizaines de milliers de visas à Bordeaux et à Hendaye avant l’arrivée des troupes allemandes, sur place, le long de la côte Atlantique.

En juillet les cinq sœurs quittent Paris pour rejoindre le Pays basque dans l’espoir d’embarquer pour l’Amérique. Sans passeport péruvien, que la loi du sol leur aurait permis de présenter, elles n’ont pas pu passer la frontière espagnole à Hendaye comme des dizaines de milliers de réfugiés désireux de fuir la France qui avait capitulé sur décision de Pétain.

Fig. 16. Paris Soir, 6 juillet 1940.

Les Truel sont arrivées à Urrugne et ont passé plusieurs jours dans la petite ville frontalière, Madeleine et Germaine, toutes les deux employées de la banque Movellan, ensemble dans une villa tandis que les trois autres sœurs, Berthe, Andrée et Lucha sont hébergées dans une maison de village. Un télégramme du 5 juillet adressé à la propriété Sol Enea, chez le marquis Movellan, a été conservé avec les lettres de l’époque ; une amie, Guiton Chabance demande des nouvelles : « envoie des nouvelles de vous tous […] suis inquiète ». Lucha dessine le paysage des Pyrénées, la Rhune et la Petite Rhune, les contreforts qui enserrent la bourgade semblable au hameau laissé par les ancêtres partis au milieu du XIXe siècle pour le Pérou.

Fig. 17. Télégramme envoyé à Urrugne (Pyrénées-Atlantiques) à Madeleine Truel par Guiton Chabance, collection Truel Nicot.
Fig. 18. Dessin d’Urrugne (Pyrénées-Atlantiques) 1940 par Lucha Truel, collection Truel Barron.

En plus du dessin au crayon, une photographie du séjour à Urrugne est restée dans les archives familiales.

Fig. 19. Urrugne 1940, Villa Gora Baita. Lucha, Berthe et Andrée ensemble auprès de leurs hôtes, collection Truel Nicot.

Madeleine écrit une longue lettre à son amie intime, Jacqueline Cléry qui est infirmière, la lettre sera reçue le 21 juillet 1940.

Fig. 20. Lettre de Madeleine Truel, Urrugne 15 juillet 1940, collection Truel Nicot.

Urrugne le 15 juillet 1940
Très chère Jaco,
Je t’écris à tout hasard ayant par ta tante ton adresse incomplète je crois. Combien nous avons été heureuse d’apprendre par elle que tu étais sauvée de ce cataclysme ; non sans souffrances je pense ! Dès que tu pourras, mets- moi un mot. Nous sommes toutes les cinq ensemble, par une série de chances inouïes dans ce petit village basque. Germaine et moi chez M. de Movellan et les trois autres sœurs- qui ont quitté Paris à la dernière minute, dans une camionnette et ont fait un voyage atroce – dans une petite bicoque du village.
J’ai essayé à plusieurs reprises de faire passer de tes nouvelles à ta Maman, j’espère qu’elle a reçu au moins une partie de mes messages détournés. Nous espérons beaucoup que tu pourras maintenant gagner Bandol, tu dois avoir un tel besoin de repos. Mais sans doute es-tu tenue par tes malades. Combien je souhaite avoir vite de tes nouvelles, et surtout nous revoir bientôt car ce que nous avons à nous dire ne peut se dire par lettre. – surtout maintenant.
Notre banque va réintégrer Paris ces jours-ci sans doute et je le regrette car ici nous avons du moins de magnifiques paysages qui restent purs et nous consolent. La vie là-bas sera moralement très dure.De toute façon mes sœurs devront rester encore quelques temps ici, de sorte que tu peux écrire à leur adresse
Mlles Truel
Gora Baita
Route Nationale n° 10
Urrugne
(Basses-Pyrénées)
De Raoul et sa famille nous avons de bonnes nouvelles, ils sont aux Sables. De Charles et sa famille rien. Des Dantand rien non plus. De personne en somme, sauf de ta tante Mar dont les lettres nous font un grand plaisir.
A bientôt Jaco dear, je t’embrasse
bien bien fort
Madeleine
(dans la marge gauche, verticalement)
Dampierre, chargé par moi de transmettre de tes nouvelles à ta mère vient de m’écrire qu’il lui a télégraphié et confirmé par lettre. J’ai essayé aussi par une autre voie dont je n’ai pas encore de nouvelles.

La lettre dit tout à la fois la brusque séparation, la difficulté des communications, le chaos de l’exode, le « cataclysme » qui s’est abattu sur la France, et la défiance à venir.

Une autre lettre datée du 13 juillet 1940 a été conservée dans les archives familiales, adressée à Maurice Perceval, chez Monsieur A. de Movellan Sol Enea à Urrugne près Ciboure. Maurice Perceval cadre de la banque espagnole, a conduit sur les routes « encombrées d’autos accidentées ou en panne d’essence Mlles Gilberte et Renée et Mlles Truel ».

Le correspondant (qui signe Alfred Guinchard) rappelle que « les événements se sont précipités de telle façon que nous avons été quelques jours à nous demander si nous ne rêvions pas », puis les restrictions alimentaires ont commencé « nos hôtes forcés se servant d’abord les premiers […] Ces messieurs font ramasser le beurre dans les départements producteurs pour l’envoyer outre Rhin aussi on se demande ce que nous réservera l’hiver. »

Le 23 août 1940, de retour à Paris, Madeleine Truel recopie dans le cahier laissé depuis le 28 juin une lettre destinée à son frère Paul au Pérou. Le style est télégraphique, peut-être pour l’envoyer par le canal diplomatique du consulat et parce que rien ne peut être exprimé tel quel.

Fig. 21. Copie d’une lettre du 23 août 1940, cahier de Madeleine Truel, collection Truel Nicot.

Les mots de la lettre disent la réalité de ces deux premiers mois d’occupation, sans ambiguïté diplomatique lorsque Madeleine commente succinctement : « Maréchal infect », « Paris noir » :

Lettre à Paul et Jorge. Par consulat, 23 août 1940. Reçu lettre par avion 24 juin. Bert. écrit d’Urrugne le 26 juin. Parties, rentrées. Raoul aux Sables. Vu Chelita maigries mais bien, à Savonnières puis Tours 91 rue de l’Alma. Vue Charles bien ainsi que Sim[one] et Cath[erine] ; Pauvre Raoul, que faire ? S’il peut en Espagne mais difficile. Maréchal infect. Lucha au Consulat. Tâchez répondre même canal. Reçu lettre Mindreau du 22 mai. Peut-être s’entendre avec Bco Alemán ou Italiano pour argent. Nous sommes dans l’ignorance. Nourriture assez bien, queues. Lucha plus de travail. Bernard zone libre. Pierre sans nouvelles. Philipp. Oran. Rico ici. Jaco C. au Midi. Dantand (tous séparés). Luisita à Paris. René ennuyé affaires arrêtées. Paris noir pas bombardements. Métro, bicyclettes, charrettes à bras et voitures des all. Tâchez écrire.

En plus du besoin d’argent, Madeleine Truel donne des nouvelles de toute la famille et tous les amis communs ; la nouvelle vie est pleine d’incertitude. Le petit groupe d’amis artistes et intellectuels est dispersé dans la France occupée, en Afrique du Nord et au Pérou. Par ce message envoyé grâce au canal consulaire, Madeleine Truel fait le lien entre les uns et les autres, une empathie et un souci de l’autre que les témoignages de déportation rapporteront à partir de mai 45.

Les violences de l’armée nazie sont observées au même moment par l’écrivain et diplomate franco-péruvien, en poste à Paris en 1940, Ventura Garcia Calderon, dans « Premiers contacts avec l’envahisseur », un essai publié après la guerre :

On pille systématiquement mais selon une méthode venue de Berlin, comme les manuels de stratégie […] Ces envahisseurs sont moroses. En dehors de quelques bambochades, dont on entend dehors les échos en passant par l’avenue du Bois de Boulogne, en dehors de telle fête avec des laquais à perruque, organisée, disait-on par Goering, à Versailles pour se croire un peu Louis XIV, rien de plus terne que ce Paris des victorieux.
Des soldats jeunes dévorent d’affilée une douzaine de gâteaux chez un pâtissier de la place du Théâtre Français ou engloutissent un morceau de beurre gros comme le poing2.

Ces images de fêtes versaillaises et de friandises à l’envi, seront illustrées par une curieuse coïncidence comme les rêves d’un avenir chimérique de l’enfant oublié sous terre, le héros de L’enfant du métro, le livre que Madeleine et Lucha écriront en 1943.

« On ne peut rien faire avec le voleur dans la maison » : le témoignage de Madeleine Truel sur l’Occupation en 1941

De septembre 1940 à avril 1941, les écrits de Madeleine Truel n’ont pas été conservés. Entre fin mai 41 et mi-juin 41, un an après l’armistice signé par Pétain, la jeune femme tient un journal dans un nouveau cahier, avec la même écriture appliquée et lisible avec laquelle elle recopiait les poèmes de Cocteau.

Ce sont dix-sept pages qui retracent la vie quotidienne avec le travail et les pénuries constantes. Le refus de l’ordre nazi qu’elle exprimait en juin 1940 est réitéré ; de telles velléités doivent rester intimes, c’est sans doute aussi ce qui explique la rareté et le caractère fragmentaire du témoignage, le risque de perquisition étant une réalité permanente.

Ces mémoires de l’Occupation sont datées du 29 mai au 17 juin 1941. La date apparaît au début et se déduit des dernières pages à la rédaction inachevée. L’orthographe et l’expression sont parfaitement maîtrisées ; Madeleine Truel observe tous les détails. Elle s’est relue pour corriger ou ajouter une précision oubliée. Le but de son témoignage est de garder en mémoire, comme elle l’écrit dans les premières lignes, alors que l’oubli est si immédiat :

Il faut essayer de garder un souvenir précis de ces temps étranges ; on ne pourra les oublier mais les détails risquent de s’effacer et de se perdre et pourtant ils donnent la vraie note des choses incroyables que nous voyons tous les jours.

La transformation de la vie, la réalité matérielle de l’Occupation allemande est aussi immédiatement évoquée :

Déjà les histoires de l’Exode prennent un air ancien, classé. La vie des réfugiés semble magnifique d’abondance quand on y pense, tant que les Allemands n’étaient pas là, et même un peu après avant qu’ils aient eu le temps de tout râfler [sic] et d’imposer leur système de famine et de misère.
Le pire de tout, de beaucoup, c’est de les voir là ; loin de s’y habituer on ne peut plus supporter de voir ces soldats verts qui ont pour la plupart des têtes de brutes ; les uns abêtis, les autres méchants. Tout le monde en général est du même avis : s’ils pouvaient être mis dehors, les Français feraient un grand effort et se sortiraient très vite de la misère effrayante où ces gens mettent le pays chaque jour davantage. Mais on ne peut rien faire avec le voleur dans la maison. Toute activité actuelle lui profite en fin de compte.

Le journal tout à fait passionnant sur un quotidien de privations qui durera quatre années, s’achève sur une autre réflexion qui décrit les rationnements permanents et imprévisibles, une manière d’alimenter l’angoisse quotidienne, « un des buts des allemands dans leur entreprise d’abrutissement du monde » :

Si tous les mois se répétaient identiques, on finirait peut-être par s’y reconnaître, mais loin de là. Chaque mois c’est avec une nouvelle lettre ou un autre numéro qu’on a les légumes secs ou le riz etc. ou un supplément de pâtes avec des tickets de viande […] Il faudrait ne penser qu’à ça. (Ce qui est sans doute un des buts des Allemands dans leur entreprise d’abrutissement du monde).

Les premières arrestations de milliers de juifs ont eu lieu le 14 mai à Paris, ce que la presse pétainiste a applaudi, tel Je suis partout dans son édition du 19 mai 1941 : « La police française a pris enfin la décision de purger Paris et de mettre hors d’état de nuire les milliers de Juifs étrangers, roumains, polonais, tchèques, autrichiens qui, depuis plusieurs années, faisaient leurs affaires aux dépens des nôtres… ». C’est dans ce contexte de menaces et d’incertitudes que Madeleine note les pénuries qui empoisonnent la vie de tous les jours. Les produits de remplacement les plus inattendus apparaissent. La routine des queues s’installe pour tout ; les pâtisseries ont disparu, le thé est rationné, tout comme la viande, le sucre, le lait… C’est la litanie des aliments manquants, égrenée jour après jour, tandis que Madeleine observe les astuces des uns et les timidités des autres :

les premiers sont les mieux servis et il y a des petites vieilles spécialistes des queues qui sont là depuis les petites heures du matin, toujours avec un pliant et leur ouvrage […] L’agent qui contrôle la queue fait passer une « priorité » toutes les 3 ou 5 personnes. Il y a des « priorités » timides qui ont tellement peur de se faire houspiller par les ménagères qu’elles n’osent pas se servir de leur carte. Il y en a d’autres par contre trop fières qui voudraient bousculer tout le monde pour passer les premières.

Madeleine Truel note son itinéraire, pour s’approvisionner suivant les opportunités de chaque jour, dans son quartier du XVIIe arrondissement : « En sortant de mon bureau, à midi je passe rue de Lévis — où il y avait jadis une telle abondance — et j’achète ce que je trouve ». Les cinq sœurs s’organisent au mieux dans un esprit solidaire : … « Il est donc impossible qu’une seule personne fasse le marché le matin et revienne à temps pour préparer le déjeuner. Aussi chacune s’y met, et rapporte à la maison ce qu’elle a trouvé à un prix abordable et sans trop de queue. Elle est accueillie par des félicitations et des cris de joie ».

Le journal de bord s’arrête le 17 juin sur une réflexion laconique concernant les pénuries et le marché noir, la corruption et le constat d’impuissance : « Il y en a certainement qui font commerce de leur droit et qui revendent plus cher ce qu’elles ont acheté3 ».

« Adios corazoncito » : l’arrestation et l’emprisonnement de Lucha Truel, novembre 1941- décembre 1941

Le 22 juin 1941, l’Allemagne attaque l’Union Soviétique, les militants communistes comme les gaullistes, chaque camp de son côté, coordonnent des actions de résistance et de sabotage contre l’Occupant. Un attentat est perpétré à la station Barbès contre un officier allemand en août 1941. Le 21 novembre 1941, à l’angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, la librairie franco-allemande est détruite par un attentat. Quatre-vingt-quinze incidents ont lieu dans le métro en 1941 et deux-cent-vingt et un attentats en région parisienne au cours du mois de décembre. Le 9 décembre le couvre-feu est instauré à Paris, à partir de 18 heures 30, après un attentat à Rouen. Lucha Truel est en prison ; la répression s’intensifie tous azimuts.

C’est dans ce contexte, qu’avant la déportation de Madeleine Truel en 1944, Lucha, âgée de trente-quatre ans, a été arrêtée et gardera des séquelles (notamment physiques) de l’emprisonnement selon le témoignage d’Annie Truel-Nicot, une de ses nièces.

Les registres d’écrou transmis par les archives départementales de l’Aube m’ont permis de compléter les souvenirs de la famille traumatisée par la disparition de Madeleine en 45 survenue quatre ans après l’arrestation de Lucienne.

Les archives familiales conservent un ensemble de lettres adressées à Lucha Truel entre le 16 décembre et le 23 décembre 1941. Les lettres ont été envoyées au Centre Pénitentiaire des Hauts Clos, à Troyes. Elles ont été écrites par Madeleine, qui tient le plus souvent la plume, Berthe et Andrée, ainsi que le frère benjamin, Charles. Les amis ont aussi envoyé et pris des nouvelles, c’est le cas d’Enrico, de Guiton et d’Élisa. Certains signent avec assurance, d’autres d’une syllabe. Les lettres sont souvent évasives, écrites sur du papier de mauvaise qualité. À juste titre, les expéditeurs se méfient du sort des missives ; elles sont visées par l’administration de la prison. Un calendrier manuscrit, de la main de Lucha, est restée dans la famille, fragile bout de papier, insignifiant en apparence et dramatique dans sa réalité comme témoignage. Il porte l’indication des jours, du 23 novembre à la fin février. Le calendrier de Lucha permet de déduire que la date de sa sortie de prison est prévue entre le 25 et le 28 février, soit trois mois après l’arrestation, et l’inculpation qui a eu lieu le 27 novembre. Lucha a été détenue à La Santé, sans communication. La sentence a été prononcée le 1er décembre. La jeune femme est déclarée « coupable de manifestation antiallemande » condamnée à une peine de trois mois moins trois jours. Après trois semaines sans que la famille ait des nouvelles, Lucha (Lucienne pour l’administration judiciaire) arrive à Troyes le 12 décembre de la prison de La Santé. À la date du 8 décembre, un départ en Allemagne est indiqué dans le calendrier qu’elle a confectionné en prison pour garder la notion du temps. La correspondance est initiée le 15 décembre et suivie d’une deuxième lettre le 16 décembre. Madeleine répond alors par une très longue lettre : « Nous avons reçu avec une joie immense ta bonne lettre du 12 » :

Lettre de Madeleine du 16 décembre 1941 à sa « chère Luchita », collection Truel Nicot.
Lettre de Madeleine du 16 décembre 1941 à sa « chère Luchita », collection Truel Nicot.
Fig. 22. Lettre de Madeleine du 16 décembre 1941 à sa « chère Luchita », collection Truel Nicot.

Ton amie de Brest est venue hier à la maison avec sa belle-sœur à 5 heures […] elle a raconté à Germaine et Andrée une quantité de choses passionnantes. J’espère que nous la reverrons car elle reste à Paris jusqu’à Noël. Nous avons eu un choc bien terrible en apprenant que tu seras enfermée encore si longtemps. Nous nous étions figurées que tu allais sortir dans huit jours.

Cette amie de Lucha devient l’amie de Madeleine et sera arrêtée et déportée avec elle en août 1944. Il s’agit d’Annie Noël qui étudiait la philosophie à la Sorbonne avant-guerre et militait à l’Union des Étudiants Communistes aux côtés du Breton Pierre Hervé4 et de nombreux étudiants de gauche, engagés ensuite dans la Résistance. Selon le petit-fils d’Annie Hervé, Laurent Calvié, l’UEC jouait un rôle d’entraide essentiel en transmettant les cours ronéotypés aux inscrits qui ne pouvaient assister aux cours de la Sorbonne. Avant l’Occupation, la vie de bohème réunissait ces jeunes gens venus de province pour étudier la philosophie, la littérature, l’histoire ou les langues.

Les étudiants ont manifesté dès novembre 1940 contre l’Occupant nazi. Arrêté en juin 1941, Pierre Hervé qui a rejoint le réseau de l’Université Libre, s’évade grâce à sa femme et deux amis, Jean Blanchard et Jacques d’Andurain, en sciant les barreaux de la prison5. Vingt-et-un autre prisonniers s’échappent du Palais de Justice dans la nuit du 7 au 8 juillet 1941. Après l’évasion, les Hervé passent dans la clandestinité, se réfugient en juillet 1941 dans le Morvan auprès de la famille Noël. Ils se rendent ensuite à Toulouse chez Jean-Pierre Vernant6 puis Pierre Hervé rejoint la résistance de Lyon et le mouvement Libération Sud où il joue un rôle fondamental, tout comme sa femme. Annie Noël-Hervé retourne en région parisienne et mène d’incessantes actions de résistance. Les sœurs Truel collaborent discrètement aux tâches d’information et de communication. Madeleine sera arrêtée en juin 1944 en même temps qu’Annie Hervé.

La visite d’Annie Hervé avec sa belle-sœur, Janine Noël, originaire de Reims et mariée à Pierre Noël, engagé lui aussi dans la résistance communiste7, apporte aux sœurs de Lucha les premières informations sur la situation de celle-ci.

Dans sa lettre du 16 décembre 1941, Madeleine rapporte les émotions en recevant enfin des nouvelles de la disparue : « Nous avons eu un choc bien pénible en apprenant que tu seras enfermée encore longtemps. Nous nous étions figurées que tu allais rentrer dans huit jours ». Toutes les connaissances de Lucha se mobilisent pour elle : « J’ai vu hier une amie d’Olga qui a une amie intime à Troyes et qui va la voir. Dimanche, elle nous a donné des renseignements et nous irons dimanche te voir […] Cette dame que j’ai vue hier avec Olga (146 avenue de Malakoff), j’ai oublié de lui demander son nom m’a dit qu’on pouvait écrire tous les jours ».

La lettre est à la fois précise et vague, puisque Madeleine a « oublié » de demander le nom de l’inconnue passée donner des nouvelles. Madeleine compte sur l’aide de plusieurs personnes, Madeleine Poron d’une grande famille industrielle locale liée à la Croix-Rouge, et une religieuse de Troyes, la Mère Dolores, pour toute sorte de commissions. Elle donne des nouvelles des compagnons de travail de l’Atelier : « Enrico et son frère aîné sont ennuyés en ce moment ; Bernard travaille toujours beaucoup ; ton client à lunettes a eu la bonne idée de partir en voyage aussi cela te donne du temps et l’affaire pourra se rattraper sans doute ».

Le 12 décembre 1941, la première rafle de plusieurs centaines de Français juifs, notables ou intellectuels, a lieu coordonnée entre les autorités allemandes et la police française ; c’est peut-être à cette situation que Madeleine Truel fait référence en écrivant que : « Enrico et son frère aîné sont ennuyés en ce moment ».

Madeleine achève sa lettre par un message affectueux et qui traduit l’attachement à la langue espagnole pour exprimer la tendresse, malgré les nombreuses années depuis le départ du Pérou : « Adios corazoncito [Adieu petit cœur], mille baisers de toutes ».

Berthe et Andrée ont écrit des lettres à leur sœur cadette. Il leur a fallu recourir à un ami connaissant l’allemand pour comprendre les réponses de l’administration allemande concernant le sort de Lucha. Berthe raconte aussi qu’elle travaille à une tapisserie et que l’abbé Paul Buffet est mort dernièrement. Celui-ci avait d’abord été artiste peintre avant de devenir prêtre à cinquante-deux ans. Les amies de l’Union Catholique des Beaux-Arts, Elisabeth Faure8, Simone Flandrin prennent des nouvelles de Lucha ; toutes les trois ont réalisé en commun des travaux de décoration avant la guerre. Berthe a pris le relais de Lucha pour tisser des panneaux d’une tapisserie auprès de Simone Flandrin, en l’absence de celle-ci. Plus proche de la famille, Guiton Chabance envoie aussi un message pour annoncer qu’elle ira à Troyes, comme « la cinquième sœur ». Pragmatique, elle se propose d’apporter un sac de couchage à Lucha et espère qu’elle pourra « faire de petites gouaches et des aquarelles ». Enrico Pontremoli s’inquiète du froid de la prison et Bernard Villemot (qui signe Ber) renseigne sur les changements survenus dans l’atelier depuis trois semaines.

Suite à la visite de Troyes du dimanche 21 décembre 1941, les références précises disparaissent des dernières lettres archivées datées du 22 et 23 décembre 1941, les prénoms et les noms y sont limités à la première syllabe, évitant de faire courir des risques aux personnes citées, du fait de la censure de tout le courrier. Les interventions des personnes sollicitées, Madeleine Poron ou la sœur Dolores, ont été efficaces : Lucha est libérée le 23 décembre. La décision du tribunal est portée sur le registre d’écrou, une dernière lettre est renvoyée à la famille après le départ de la prison.

La consultation des registres d’écrou permet de récrire la biographie de Lucha Truel, dont l’activité résistante était effacée par la disparition de Madeleine en 1945. Après l’emprisonnement de 1941, qui la marque à vie, Lucha se fait oublier et mène une vie discrète à Paris, au contact d’amis artistes issus de l’École Paul Colin et d’étudiants de la Sorbonne, engagés dans différents réseaux de résistance.

Fig. 23. Registre d’écrou, incarcération de Lucha Truel à Troyes le 12 décembre 1941 (AD Aube).
Fig. 24. Registre d’écrou, libération de Lucha Truel le 23 décembre 1941 (AD 10).

Le journal qui clôture ce chapitre, tenu par Madeleine Truel en mai-juin 1941, six mois avant l’arrestation de Lucha, dit le quotidien des années d’occupation dans le quartier entre Courcelles et Villiers, le XVIIe arrondissement où habitent les cinq sœurs. Là comme ailleurs, Madeleine observe l’omniprésence allemande, « leur entreprise d’abrutissement du monde ».

Le témoignage en annexe montre comment la vie de tous les jours s’est transformée en un cheminement obsessionnel entre les queues des magasins pour trouver de la nourriture. S’adapter à un absurde kafkaïen est obligatoire pour surmonter la peur de la pénurie, les aberrations du rationnement, les tricheries et les abus de toutes sortes. La solidarité entre les cinq sœurs leur permet de vivoter comme la majorité de la population. Madeleine continue de travailler, sans doute pour la banque espagnole qui l’employait avant-guerre. Avant de poser la plume, après ces seize feuillets annotés d’une écriture ferme, de guerre lasse, la jeune femme conclut : « Il y en a certainement qui font commerce de leur droit et qui revendent plus cher ce qu’elles ont acheté ».

Fig. 25. Début du récit de Madeleine Truel sur l’Occupation à Paris, 29 mai 1941.

Annexe

Journal de Madeleine Truel du 29 mai 1941 au 17 juin 1941
29 mai 1941
Il faut essayer de garder un souvenir précis de ces temps étranges ; on ne pourra les oublier mais les détails risquent de s’effacer et de se perdre et pourtant ils donnent la vraie note des choses incroyables que nous voyons tous les jours.
Déjà les histoires de l’exode prennent un air ancien, classé. La vie des réfugiés semble magnifique d’abondance quand on y pense, tant que les Allemands n’étaient pas là, et même un peu après avant qu’ils aient eu le temps de tout rafler et d’imposer leur système de famine et de misère.Le pire de tout, de beaucoup, c’est de les voir là ; loin de s’y habituer on ne peut plus supporter de voir ces soldats verts qui ont pour la plupart des têtes de brutes ; les uns abêtis, les autres méchants. Tout le monde en général est du même avis : s’ils pouvaient être mis dehors, les Français feraient un grand effort et se sortiraient très vite de la misère effrayante où ces gens mettent le pays chaque jour davantage. Mais on ne peut rien faire avec le voleur dans la maison. Toute activité actuelle lui profite en fin de compte.
Détails sur l’alimentation
La carte de rationnement du pain a été mise en vigueur en octobre 1940. Elle donnait droit à 350 grammes de pain par personne. Ce sont des feuilles de papier de mauvaise qualité quadrillées en ticket de 1 cm X 1 qui portent la mention 100 gr. — 25 gr. —On remet cette feuille au boulanger en même temps que le prix du pain. Il prend des ciseaux et coupe autant de tickets que le poids de pain acheté ; tout en coupant, il plaisante et vous fait en même temps la prophétie que le mois prochain on aura probablement des tickets mais pas de farine. Lui personnellement il aimerait mieux pas de ticket et beaucoup de farine. — Il y a deux mois on a réduit la ration à 275 gr. par personne et par jour. C’est trop peu. On a faim tout le temps et il n’est pas question de manger un gros morceau de pain qui vous calerait tout de suite. Le pain doit être coupé en morceaux petits et il faut toujours se rappeler que ce qu’on mange en plus de sa ration on le prend aux autres membres de la famille, qui en ont aussi très envie. On met le pain sur la table mais chacun doit être raisonnable et se mesurer avec rigueur. Quand il y avait de tout, on mangeait beaucoup moins de pain. Mais maintenant qu’il n’y a presque jamais de viande — et quand il y en a, une fois par semaine à peu près — c’est une très petite ration — qu’il n’y a plus de graisse dans la cuisine, plus d’œufs, plus de crème, plus de nourriture riche d’aucune sorte et qu’il faut s’ingénier à faire des desserts sans sucre, on a faim et on tombe sur le pain.S’il y avait des pommes de terre ! Tout serait facile ; mais on n’a droit qu’à 1 kilo par mois et par personne et il s’est passé au moins deux fois deux mois de suite sans distribution. De temps à autre on annonce que le ticket n° tant de la carte d’alimentation donnera droit à ce bienheureux kilo de pommes de terre. On apprend par ailleurs, que les gens se racontent, surtout aux queues ou dans les bureaux, qu’il y en a beaucoup, des pommes de terre, il s’en perd des tonnes qui pourrissent dans des entrepôts. D’autres se demandent pourquoi les Allemands prennent nos pommes de terre puisqu’ils sont eux les plus gros producteurs de ce légume ? La réponse est qu’on fabrique je ne sais quel explosif avec. Il doit y avoir du vrai dans cette explication car la disparition des pommes de terre est une des choses les plus étonnantes. Elle est totale. On finit par oublier qu’elles existe[sic] ces bonnes et délicieuses pommes de terre qui sont devenues un plat de choix, très envié et entouré de respect. Quand on a mangé des pommes de terre on se le raconte.
Les autres aliments rationnés sont : tous les légumes secs 250 gr par mois et par personne d’un lég[sic] sec quelconque lentilles, haricots, févettes, pois chiches etc., soit l’un soit l’autre, le beurre, l’huile et toute matière grasse en bloc : environ 7 gr. par jour.
C’est sans doute ce qui manque le plus à l’alimentation et qui fait que tout le monde maigrit. La farine doit être achetée avec les tickets de pain 2 k 300 de tickets de pain pour 1 k de farine. Tous les biscuits aussi avec les tickets de pain ainsi que les malheureux sablés que peuvent faire les boulangers, depuis que toute la pâtisserie a été supprimée.
Le café : 250 gr de mélange orge et autres céréales inconnues avec 26 % de vrai café, ou 60 gr de café pur. La vente de l’orge grillé, sans mélange, que nous utilisions en le mélangeant à de la chicorée est maintenant interdite. La chicorée a disparu même des mélanges.
Le sucre : 500 gr par mois
Cela fait 2 morceaux par jour et s’ils sont petits 3.
Si on prend un sucre dans son petit déjeuner, avec une tasse de thé, c’est fini, on ne peut reprendre du thé. Heureusement il y a la saccharine. 11 francs la petite boîte qui contient cent pastilles. Ça n’a aucun goût quand on le boit mais ça laisse longtemps la touche sucrée un peu acide, c’est une sensation désagréable. Mais enfin c’est une ressource. Une petite pastille sucre plutôt trop une tasse de thé. Le thé est un drame plus grave. Il n’y en a plus du tout, nulle part. Chacun vit sur sa provision qui fond rapidement qu’il n’y a aucun moyen de renouveler. On met très peu de ces précieuses feuilles et le lendemain on met de l’eau bouillante sur le thé qui a déjà servi, pour faire durer la provision. On envisage avec terreur un hiver sans thé (surtout parce qu’il sera aussi sans feu).
Rationnement de pâtes : 250 gr par mois et par personne au choix : macaroni, ou nouilles, spaghettis etc. ou tapioca (inexistant) etc. Les grandes marques connues continuent à fabriquer, leurs boîtes sont pareilles mais les pâtes ne sont plus fabriquées au blé dur et ne se conservent pas, paraît-il. Nous n’avons pu nous en apercevoir car nous les consommons au fur et à mesure. Car que manger ?La répartition de la viande et de la charcuterie est extrêmement compliquée. Les boucheries sont ouvertes les jeudis, vendredis, samedis et dimanches s’il y a de la viande. En principe on a droit à 250 grammes par semaine, répartis en tickets de 90 et 60 gr. Mais souvent le boucher ne veut donner qu’un ticket par carte, à des prix exorbitants bien entendu, et après avoir fait une queue d’une heure (le plus souvent) de 2 ou 3 heures même. Quand on réussit enfin à se faire servir on a un petit bout de viande ou parfois deux ou trois petits bouts, qu’on peut hacher. Avant-hier Andrée a eu un rôti, pour tous les tickets restants du mois de mai et en outre un kilo de graisse de bœuf (20 fr.) à faire fondre.
C’est une réussite tout à fait inespérée saluée par des cris de joie. Cette graisse est un vrai trésor qu’il faudra user parcimonieusement. N’importe qui ne peut pas acheter dans n’importe quelle boucherie, loin de là, il faut s’inscrire ; donner ses noms et adresse, n° de carte d’alimentation. Après cela demander une carte d’acheteur. Alors on peut attendre son tour car le boucher n’ayant de viande que pour un petit nombre de clients met une ardoise devant sa boutique indiquant quels numéros seront servis. « Aujourd’hui du 560 au 1200 », selon les numéros de cartes et acheteurs. Quand la viande est achetée, on paye et on donne les tickets que la caissière découpe à la caisse et met dans une boîte. Puis elle tamponne la carte, pour qu’on ne puisse pas frauder et se faire resservir de la viande avant son nouveau tour dans x temps.
Pour les charcuteries c’est exactement le même système avec un petit casse-tête de plus : la viande de porc est vendue séparément de la charcuterie, alors l’ardoise du charcutier porte : « Aujourd’hui du 500 au 950 et du 700 au 1 ». À chacun de bien surveiller le passage de ses numéros.
En théorie les charcuteries doivent être ouvertes un jour de plus que les boucheries : à partir du mercredi ; mais en fait elles sont très souvent fermées, faute de quelque chose à vendre. Il arrive qu’on ait une chance extraordinaire et on trouve du boudin, qui se vend sans ticket alors, si la charcutière est dans une certaine disposition d’esprit particulièrement agréable, elle vous en vend mais d’autres fois elle est de pierre devant toutes les supplications et décide qu’elle ne peut en vendre qu’aux clients qui n’ont pas eu de charcuterie à leur tour.
Naturellement les commerçants s’embrouillent dans tout ça, ou, quand ils ont compris, veulent rendre les choses plus claires pour leurs clients. Notre charcutier avait affiché : « Nos du 1 à X et de 950 à A ». Les gens regardaient cet écriteau avec effarement et finissaient pas demander au charcutier : « Du 1 à X qu’est-ce que ça veut dire ? — Eh bien, c’est que je ne sais pas combien j’en aurai, alors je mets de 1 à X ». « Ah…et du 950 à A, qu’est-ce que ça veut dire ? » Le charcutier devenant rouge de colère devant la stupidité des gens devant un écriteau si bien fait. « Eh bien quelle est la première lettre de l’alphabet ? C’est A n’est-ce pas ? Je sers du 950 à A voilà ».
Mais devant le nombre de clients bornés il y a affiché cette semaine « Clients servis du 650 au 1 et pour les personnes qui ne comprennent pas, du 1 au 650 ».
Malgré toutes ces inscriptions et restrictions multipliées au fait des queues très longues car les premiers sont les mieux servis et il y a des petites vieilles spécialistes des queues qui sont là depuis les petites heures du matin, toujours avec un pliant et leur ouvrage.
Fromage : 300 gr par mois en une carte de tickets de 20 gr. Au début on pouvait acheter un peu plus de fromage que le poids indiqué par les tickets, mais maintenant les commerçants sont féroces sur ce chapitre.
Il faut 6 tickets pour un camember [sic]. 2 tickets pour un petit fromage en boîte de bois « Claudel ». 40 % de matières grasses. Sans ticket on peut acheter une espèce de fromage blanc sans matières grasses qu’on a appris à utiliser beaucoup dans la cuisine.
Recette : On mélange à un de ces fromages une quantité de farine suffisante pour en faire une pâte qu’on peut rouler et couper en morceaux grands comme une noix. On fait pocher ces morceaux dans du lait bouillant, on les retire avec une écumoire et on les met dans un plat allant au four. Avec le lait on fait une sauce blanche dans laquelle on râpe un peu de parmesan. On met au four. Je ne sais si c’est la faim qui nous fait trouver cela si bon.
Pour le lait nous avons de la chance maintenant (mois de mai 1941) nous en avons un litre et demi presque tous les jours (en faisant peu de queue). Du lait écrémé naturellement comme dans toute la France. Que fait-on avec les tonnes de crème que cela représente ? Le lait complet est réservé aux bébés et encore, dans une proportion insuffisante. Certains malades y ont droit si un certificat médical atteste qu’ils sont au régime lacté ; mais dans ce cas on leur reprend les cartes de viande et de fromage.
Pendant les mois d’hiver nous avons mangé surtout des pâtes, des carottes quand il y en avait, et du rutabaga. Certains jours il n’y avait absolument rien d’autre dans les boutiques que des rutabagas. Cette racine était une nouveauté pour tous ceux qui n’avaient pas enduré déjà la guerre de 14/18. Nous avons appris à apprécier le couscous que vendait à un certain moment la maison Corcellet. Nous en avons acheté tant qu’il y en a eu et en gardons un peu pour l’hiver, car maintenant c’est fini comme tout.
S’il y a quelque chose tout le monde sait maintenant que cela ne saurait durer, bientôt il n’y en aura plus.
Il y a au moins une chose, qui est une grande ressource : la confiture. Aussi nous courons partout où il peut y en avoir, chez Potin, chez Loiseau-Rousseau, rue de Lévis, mais surtout tous les jeudis matin chez Marcel, place Malesherbes. Il faut avoir un pot à la maison. Ils ont des pots à 8 frs 25 et des pots à 10 frs de confiture d’orange ou de citron, très bonne. Peut-être maintenant vont-ils faire de la fraise ou d’autres fruits de saison ? Tout le monde l’espère sans beaucoup y croire à cause du prix excessif des fruits. On vend les cerises et les fraises au quart (125 gr) cinq francs le quart prix moyen avec queue pour les avoir (fin mai 1941). Dix francs la livre (12 juin).
La queue commence sans doute de très bonne heure le matin. La maison ouvre à 8 heures et demi. Chacune de nous y va avec son pot, vers 8 heures et se place au bout de la queue qui s’étend le long de la place Malesherbes et tourne dans la rue de Thann, parfois jusqu’à parc Monceau. Au bout d’une heure on entre dans la boutique et on achète son pot de confiture.
J’en ressors à temps pour arriver à mon bureau à 9 h05 ou 10.
Ainsi la plus grande partie du temps se passe à trouver quelque chose à manger. Pour faire le marché c’est une complication inouïe, car outre les difficultés des cartes, des inscriptions, des tours, des numéros, des cachotteries des marchands qui favorisent certains clients, des différences de prix qui sont énormes suivant les boutiques, il y a encore les marches et contremarches qu’il faut faire pour trouver des légumes ou des fruits. Et comme pour le lait, pour les confitures, pour la moutarde etc. il faut porter des pots car les marchands manquent de matériel, il faut tout le temps trimballer des sacs très lourds et encombrants. C’est très fatigant.
Le chocolat qui avait complètement disparu dès les derniers mois de 1940 réapparaît en juin 1941, mais seulement pour des tickets de jeunes gens, à 20 ans et pour les vieillards de plus de 70 ans.Encore un supplice de Tantale.
À une certaine époque il y a eu des dattes en abondance, on ne voyait que cela dans toutes les vitrines. Très bonnes mais très chères (4 ou 5 francs le quart). Mais maintenant il n’y en a plus tant. La clef du mystère est que comme les figues sèches, qu’il y avait aussi, elles ont été tarifées. Aussitôt elles ont disparu du marché et on les a vu reparaître sous la forme de vagues mélanges sirupeux vendus en boîtes de fer à 20 frs la boîte de 500 gr, très mauvais ou encore en bouchées amalgame de dattes et de figues à 3 frs pièce.
Il n’y a que ça dans les confiseries, avec abondance de bibelots, de boîtes et de toutes sortes de décorations non comestibles.
Les volailles et les lapins sont uniquement réservés au marché noir ; un lapin est vendu 150 frs (16-6-41). Une complication de plus est qu’on ne peut pas acheter chaque mois les produits auxquels donnent droit les tickets du mois. Hier, 16 juin, on vendait le savon de mars. On a eu le riz d’avril mais pas celui de mai. On a eu la moitié de la ration d’huile de mai et la 2de moitié reste dans les limbes parce que notre épicier ne réussit pas à s’approvisionner (Alors qu’ailleurs on voit quantité d’huile et de riz qu’on ne peut pas acheter parce qu’on n’est pas inscrit). Il faut penser à tant de choses à la fois quand on achète qu’on perd la tête, on finit par se demander à quel mois on est vraiment. Si tous les mois se répétaient identiques, on finirait peut-être par s’y reconnaître, mais loin de là. Chaque mois c’est avec une nouvelle lettre ou un autre numéro qu’on a les légumes secs ou le riz etc. ou un supplément de pâtes avec des tickets de viande. Ou des pâtes avec les lettres BC des pommes de terre avec du pain avec le N° X de telle autre carte. Il faudrait ne penser qu’à ça. (Ce qui est sans doute un des buts des Allemands dans leur entreprise d’abrutissement du monde).
Le marché se passe en queues ; pour acheter la moindre des choses, il faut se mettre à la queue d’abord ; 1 heure de queue pour des carottes, ½ heure pour les olives, ¼ d’heure pour le lait écrémé, etc. etc. sans parler des jours où on peut avoir de la viande ou de la charcuterie, ou les queues peuvent atteindre plus de trois heures. Il est donc impossible qu’une seule personne fasse le marché le matin et revienne à temps pour préparer le déjeuner. Aussi chacune s’y met, et rapporte à la maison ce qu’elle a trouvé à un prix abordable et sans trop de queue. Elle est accueillie par des félicitations et des cris de joie pour un chou (les choux verts, longs sont les seuls qu’on peut trouver, les choux ordinaires ronds ont complètement disparu).
En sortant de mon bureau, à midi je passe rue de Lévis – où il y avait jadis une telle abondance – et j’achète ce que je trouve. J’ai un panier et une bouteille. J’ai rapporté du lait écrémé. Avant-hier des cerises ; hier 16 juin 1940 [sic] des pêches, à 8 fr. 85 la livre, très jolies. J’ai fait la queue un quart d’heure environ et j’ai eu les dernières avec vociférations du reste de la queue qui avaient perdu leur temps.
Une autre chose terrible des queues sont « les priorités » détestées cordialement des simples mortelles. Les mères de deux enfants en bas âge et quelques autres, ont une carte avec leur photographie barrée d’une bande tricolore, qui leur permet de passer partout les premières. Comme il y en a beaucoup, elles font la queue quand même et il y a deux queues, la queue ordinaire très longue et la queue des priorités beaucoup plus petite. L’agent qui contrôle la queue fait passer une « priorité » toutes les 3 ou 5 personnes. Il y a des « priorités » timides qui ont tellement peur de se faire houspiller par les ménagères qu’elles n’osent pas se servir de leur carte. Il y en a d’autres par contre trop fières qui voudraient bousculer tout le monde pour passer les premières. Elles se font détester parce qu’elles vont dans les boutiques où il y a des queues terribles et achètent des quantités exagérées qu’elles partagent ensuite entre leurs amis, sans doute.
Il y en a certainement qui font commerce de leur droit et qui revendent plus cher ce qu’elles ont acheté.

Notes

  1. Brasillach était rédacteur en chef de l’hebdomadaire antisémite Je suis partout. Il restera pronazi jusqu’à sa condamnation à mort, après la Libération, en 1945.
  2. Garcia Calderon Ventura, “Contact avec l’envahisseur”, Cette France que nous aimons, Paris, Lefèbvre, 1947, p. 24. Traduction de l’autrice.
  3. On trouvera l’intégralité du témoignage en annexe, à la fin du chapitre.
  4. Annie Noël (1917-1995) et Pierre Hervé (1913-1993) se marient au printemps 1940, leur fille naît en novembre 1940 à Clamecy dans la Nièvre et est confiée aux grands-parents.
  5. Le récit de l’évasion est rapporté dans l’ouvrage de Degliame-Fouché Marcel, Noguères Henri, Vigier Jean-Louis, Histoire de la résistance en France. Juin 1941-octobre 1942, Paris, Laffont, 1969, p. 27-32.
  6. L’historien de l’Antiquité Jean-Pierre Vernant témoigne en 1996 :« [À Toulouse] je n’ai pas de lit, couche par terre, je n’ai rien. Et puis tout d’un coup arrivent les quatre gaillards, Pierre et Annie Hervé, Noël, le frère d’Annie et sa femme ; Pierre poursuivi par toutes les polices de France après son évasion de la Santé. Ils restent chez moi pendant un mois, on couche tous les quatre par terre. Ils n’ont rien du tout [ …] le père de Doassans [qui finissait ses études à Paris] était maire d’un petit village dans le Béarn. Ce maire leur a fait des papiers à tous ».« L’apprentissage d’un intellectuel : un militantisme au quotidien. Entretien avec Jean-Pierre Vernant » Gauthier-Darley Michel, Bruit Guy, Vernant Jean-Pierre, Schnapp Alain. L’apprentissage d’un intellectuel : un militantisme au quotidien. Entretien avec Jean-Pierre Vernant (p. 100). Raison présente, n°120, 4e trimestre 1996. La République : fait national et idée rationnelle. p. 77-113, doi : https://doi.org/10.3406/raipr.1996.3369
  7. Le couple se marie quelques mois avant la naissance de deux filles. Pierre Noël est arrêté en juillet 1944 et meurt au camp de Buchenwald en janvier 1945, à vingt-cinq ans. (Entretien avec Laurent Calvié, 2024).Le témoignage de Jean-Pierre Vernant resitue Pierre Noël, militant communiste et passionné par la Grèce antique comme Vernant.
  8. L’adresse d’Élisabeth Faure est notée dans l’agenda de 1939. Comme fresquiste, elle a travaillé comme Lucha, à la décoration de l’église du Saint-Esprit achevée en 1935, dans le quartier Bastille.
Rechercher
Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030011425
ISBN html : 979-10-300-1142-5
ISBN pdf : 979-10-300-1143-2
ISBN EPub 3 : 979-10-300-1216-3
Volume : 34
ISSN : 2741-1818
Posté le 25/06/2025
23 p.
licence CC by SA

Comment citer

Tauzin-Castellanos, Isabelle Chapitre 3. De l’exode à l’arrestation de Lucha Truel, 1939-1941, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 34, 2025, 39-62, [en ligne] https://una-editions.fr/de-l-exode-a-l-arrestation-de-lucha-truel-1939-1941 [consulté le 22/06/2025].
Illustration de couverture • Collection Truel Nicot.
Retour en haut