* Extrait de : L’Histoire, n° 216, décembre 1997, 11-12 (sous le titre “Rome a-t-elle inventé l’Euro ?”).
Auguste, le premier des Empereurs romains, qui régna de 31 a.C. à 14 p.C., réorganisa le système monétaire. Celui qu’il mit en place se révéla par la suite extrêmement solide, puisqu’à part quelques modifications de détail, il dura deux siècles et demi. Ce n’est que sous la dynastie des Sévères (c’est-à-dire entre 192 et 235 p.C.) et dans les années qui suivirent qu’il tomba en pièces, surtout en ce qui concerne la monnaie d’argent.
La base de ce système était le denier, une pièce d’argent presque pur. Quant à l’or, il en circulait déjà avant Auguste, et César en avait fait frapper entre 46 et 44 a.C. Mais ces émissions de monnaies d’or étaient toujours conçues comme provisoires. Elles répondaient à des situations d’urgence.
Auguste, lui, créa une nouvelle pièce d’or, l’aureus, et la fit frapper régulièrement chaque année. L’aureus circula désormais dans tout l’Empire. Il pesait 7,85 grammes, soit deux fois plus que le denier, et il valait vingt-cinq deniers (le prix du métal-or était, à l’époque, douze fois et demie supérieur à celui de l’argent).
Il y avait en outre plusieurs pièces de bronze, dont les plus importantes étaient le sesterce et l’as. Un denier valait quatre sesterces et un sesterce quatre as.
Le règne d’Auguste est donc une époque privilégiée pour étudier les structures de la monnaie romaine. C’est en effet l’époque où ces structures ont acquis une exceptionnelle stabilité. On comprend que le Cabinet des Médailles du Musée de Leyde, aux Pays-Bas, ait récemment consacré à cette époque une exposition numismatique. Cette exposition, réalisée par Mme M. Scharloo, Directrice du Cabinet des Médailles, et par M. J. Van der Vin, fut ouverte de novembre 1996 à mars 1997. Elle était à la fois très pédagogique et scientifiquement très solide, et son succès fut indéniable.
Son titre était : “L’Euro de l’Antiquité”. Elle présentait les grandes lignes du système monétaire augustéen, traitait de la circulation monétaire, du change, des banques, des paiements et transferts de fonds. Mais elle esquissait en outre une comparaison entre le denier romain et l’Euro. C’est pourquoi la Commission de l’Union Européenne, qui tient à soutenir les manifestations culturelles contribuant à faire connaître l’Euro, lui accorda son appui.
Une telle entreprise pose un intéressant problème d’histoire comparative. Il n’est pas question de contester la qualité de l’exposition. Mais que penser de la comparaison avec l’Euro ? Je voudrais présenter ici quelques réflexions à ce propos.
Il est facile de dresser un catalogue des différences entre le denier et l’Euro. Ces différences crèvent les yeux, et les auteurs de l’exposition en avaient une claire conscience. D’abord, la prédominance de l’aureus et du denier était fondée, non pas sur une négociation, mais sur la conquête. Du IVe au Ier siècle a.C., Rome s’était progressivement emparée de l’Italie, puis de toute la Méditerranée. C’est pour cela que sa monnaie est devenue, dans ces régions, la monnaie principale, puis unique. Pour l’Euro, il n’est pas possible que les choses se passent ainsi. Même si leur poids économique et politique confère à certains pays de l’Union une influence supérieure à celle des autres, on ne saurait évidemment pas parler de conquête ! À chaque phase du processus, seuls des accords négociés permettent d’aller de l’avant vers l’unification monétaire.
Ensuite, ni à Rome, ni dans le reste des cités et États antiques, il n’y avait ni papier-monnaie, ni monnaie scripturale. Même si, dans certains cas, des créances étaient cédées en paiement, presque toutes les transactions étaient réglées en espèces, ou en marchandises. Et la valeur officielle des monnaies d’or et d’argent ne différait pas beaucoup de leur valeur métallique, compte tenu des frais de frappe. La valeur officielle des pièces d’or était en tout cas égale à celle du métal précieux utilisé pour les frapper. L’époque romaine se caractérise donc par une très forte domination de la monnaie métallique, – une domination plus forte qu’à la fin du Moyen Âge ou au début des Temps Modernes. Car, dès le Moyen Âge, la lettre de change a joué un rôle qu’elle ne jouait nullement à Rome. Et ne parlons pas du monde actuel ! Depuis bientôt trente ans, aucune monnaie n’est plus du tout définie par rapport à l’or et à l’argent. L’Euro ne le sera pas plus que les autres monnaies de notre époque.
Enfin, il n’existait dans l’Antiquité ni banques centrales ni politique monétaire élaborée en fonction d’objectifs économiques. Certes, l’Empereur décidait de l’abondance des émissions, qui variait d’une année sur l’autre. Cette quantité était décidée en fonction des dépenses prévues et des métaux précieux disponibles. Même si les armées absorbaient la majeure partie de ces dépenses, leur montant pouvait parfois être en relation avec des préoccupations sociales ou même économiques (par exemple, la nécessité de lutter contre l’endettement, ou d’assurer le bon fonctionnement des paiements). Mais il n’y a jamais eu, dans l’Antiquité, de notion globale de l’économie. Il n’y a donc jamais eu de politique monétaire envisageant les divers indicateurs économiques. La gestion de l’Euro n’est pas concevable sans l’existence d’une banque centrale (quelque indépendance qu’ait cette banque, – quelles que soient ses relations avec les gouvernements des États et avec la Commission). Une telle banque centrale n’avait pas d’équivalent dans l’Antiquité.
Des gouffres insondables séparent donc l’Euro du denier et de l’aureus. Les différences sont telles qu’on peut même s’interroger sur l’existence de ressemblances ou de similitudes.
Les auteurs de l’exposition en voient essentiellement deux. D’une part, le monde romain, comme l’actuelle Union européenne, ressentait le besoin d’une monnaie unique. Aux Ve et IVe siècles a.C., plus de mille cités avaient frappé monnaie, surtout dans le monde grec. Même après le début des conquêtes romaines, beaucoup de monnaies différentes continuaient à circuler. Beaucoup de cités grecques frappaient des drachmes et des oboles, comme Rhodes, par exemple, qui, au IIe siècle a.C., émettait des didrachmes, ou comme Tauromenium en Sicile (Taormine). Les unités grecques n’avaient pas partout la même valeur. Il n’était donc pas aisé de fixer un taux de change entre elles et les monnaies romaines. Le triomphe du denier simplifia grandement la circulation monétaire. Comme l’écrivait un journaliste hollandais, l’idée d’une monnaie unique pour tous les Européens peut sembler révolutionnaire de nos jours ; mais l’exposition montre qu’elle n’est pas nouvelle.
Deuxième similitude : sur des territoires aussi variés, il fallait concilier unification et décentralisation. Sans nuire à la première, Auguste concéda à certaines cités le droit d’émettre des monnaies de bronze ou d’argent. En Méditerranée orientale, ce droit fut largement mis à profit par les cités, et pendant très longtemps. Seule, la frappe de l’or demeura l’apanage exclusif des ateliers impériaux.
Le public de l’exposition fut très sensible à ces similitudes. Ceux qui souhaitent l’avènement d’une Union européenne de type fédéral y trouvèrent une justification et un motif d’espoir. Car le succès du denier romain après les réformes d’Auguste ne peut être mis en doute. Il montre qu’en dépit de tous les obstacles l’unification monétaire n’est pas un objectif utopique.
Quelques réflexions s’imposent, qui concernent le rôle de l’Histoire, et notamment celui de l’Histoire comparative. Pour les historiens, la comparaison ne peut être fructueuse qu’à certaines conditions. Elle a, certes, pour objectif de mettre en valeur les différences. Mais elle suppose aussi de fortes similitudes. Comparer l’agriculture antique à l’agriculture médiévale n’est possible que parce que beaucoup de facteurs techniques ou économiques n’ont guère changé entre les deux périodes. Comparer l’Euro au denier n’est pas intellectuellement stimulant, parce que les différences sont trop énormes et les similitudes trop rares et trop vagues. Comme je l’ai écrit, les auteurs de l’exposition en avaient pleinement conscience.
Mais, pour conforter des aspirations nationales, politiques, religieuses, idéologiques, pour les renforcer et les justifier, nous ressentons le besoin, en tant que citoyens, de comparaisons moins “scientifiques”, plus cavalières. Ces comparaisons ne sont pas “fausses”, mais elles sont rapides et approximatives. Il est vrai que le denier romain a joué le rôle d’une monnaie unique dans la Méditerranée antique. Au XIXe siècle, les nationalismes français et allemand se sont consciencieusement appliqués à opposer les Gaulois aux Germains. Cette comparaison, souvent explicite, entre la Gaule et la France, entre la Germanie et l’Allemagne, sans être complètement “fausse”, ne présentait qu’un intérêt intellectuel limité. Et pourtant, elle paraissait, il y a un siècle, difficilement évitable.
La vie politique, religieuse, nationale, a des besoins que l’Histoire, dans ses plus hautes exigences scientifiques, ne parvient pas à satisfaire entièrement. Ce qu’on peut souhaiter de mieux, c’est une confrontation pacifique et honnête entre ces besoins et les méthodes et résultats des historiens.
L’exposition de Leyde est un bon exemple d’une telle confrontation. Il faut donc féliciter ses auteurs et nous réjouir de son succès.