Cette monographie s’articule en trois temps, qui correspondent aussi à trois espaces.
Dans une première partie (p. 9-62) est évoquée “Isis en Égypte”. Isis est à l’origine la personnification du trône royal, – telle est la signification de l’hiéroglyphe de son nom –, ce siège qui, jusqu’à la fin de l’Égypte pharaonique, demeure son emblème caractéristique. Certains mythèmes isiaques, la toponymie d’époque gréco-romaine, l’archéologie sembleraient situer l’origine géographique de son culte en Basse Égypte ; mère divine d’Horus dans la cosmogonie héliopolitaine, soeur-épouse d’Osiris, la déesse mère se fait aussi déesse des morts, protectrice et régénératrice. Au cours du Ier millénaire a.C. s’opère la “montée en puissance” d’Isis, la déesse bénéficiant alors de la vogue du mythe osirien et des doctrines funéraires s’y rattachant. Assimilée dès l’Ancien Empire à Hathor et Sothis, Isis, grâce notamment à sa puissante fonction maternelle, s’approprie peu à peu les fonctions, compétences et attributs de la plupart des déesses égyptiennes, en un processus qui aboutit à la création d’une puissance omnipotente et cosmique, une évolution dont Hérodote put constater le terme et dont il se fit l’écho. Protectrice de la fonction royale, la déesse connaît la faveur des Nectanébo, les derniers souverains indigènes, originaires du Delta comme elle. Grâce à eux, elle règne en maîtresse depuis Behbeit el-Hagar jusque dans l’île de Philae, et nombreuses sont les fêtes qui la célèbrent. La création d’Alexandrie et la prise du pouvoir par les Ptolémées donnent une nouvelle impulsion aux tendances universalisantes d’Isis. S’élabore alors, à côté de représentations très traditionnelles qui perdurent, une Isis appelée communément “alexandrine” : mais F. D. note très justement (p. 44) que la nouvelle image d’Isis qui se met alors en place se diffuse essentiellement hors du milieu alexandrin. Sans doute vaudrait-il mieux, croyons-nous, la qualifier de “gréco-égyptienne”.
Si l’attitude générale des représentations statuaires demeure à l’origine très figée – elle s’assouplit par la suite –, ce sont les détails de son vêtement et de sa parure qui se modifient : elle quitte sa longue et étroite tunique pour se parer du chiton, de l’himation et d’un châle à pan frangé, noué entre les deux seins ; elle ne porte plus la perruque égyptienne, mais de longues boucles torsadées, dites libyennes ou libyques, comparables à nos “anglaises” modernes ; sa tête, cependant, reste surmontée le plus souvent de ses anciens attributs pharaoniques, le hiéroglyphe de son nom ou les cornes d’Hathor enserrant le disque solaire surmonté de deux hautes plumes, que nous appelons à la suite de Plutarque basileion. Les figurines en terre cuite d’Isis, moulées à la grecque, qui connaissent un large succès dans la chôra dès le IIIe siècle a.C., expriment plus encore la variété des représentations nouvelles de la déesse, et peuvent s’organiser autour de trois fonctions essentielles : allaitant Harpocrate ou Apis, ou bien portant Harpocrate, elle préside à la maternité et protège les nouveau‑nés ; représentée comme Thermouthis ou Déméter, elle est une déesse agraire, sous son aspect indigène ou sous sa forme grecque ; enfin, identifiée à Aphrodite, elle accorde sa protection aux femmes et aux couples. Bien d’autres aspects secondaires pourraient encore être signalés.
L’évocation de la prétendue “création” de Sarapis par un Ptolémée permet à l’auteur d’offrir une courte mais judicieuse mise en perspective de cet épisode fameux. Associée à Sarapis, Isis s’affirme bientôt comme protectrice de la dynastie lagide ; plusieurs reines se font d’ailleurs représenter en Isis ou s’identifient à elle.
L’Isis hellénistique, sinon “hellénisée”, ne serait donc pas, pour F. D., si différente de l’Isis égyptienne que l’on a pu le croire. Plutôt que de “syncrétisme”, il faudrait alors parler de “coexistence d’images”, certaines étant privilégiées par tel ou tel milieu en fonction de sa culture, de ses croyances ou des références qui sont les siennes. Sans doute les deux expressions ne sont-elles pas contradictoires, dès lors que l’on précise ce que l’on entend par syncrétisme : il peut être question de juxtaposition, d’association, de superposition, d’emprunt d’images ou d’attributs, qui ne sont en outre pas nécessairement perçus à l’identique par ceux qui sont confrontés à eux.
La deuxième partie, la plus développée (p. 65-158), s’intéresse à la diffusion du culte d’Isis, sept siècles durant, de la fin du IVe siècle a.C. à la fin du IVe siècle p.C., sur une aire géographique qui va de l’Empire kushan aux rives atlantiques du couchant. F. D. offre un rapide panorama de la diffusion du culte d’“Isis hors d’Égypte”, évoquant tour à tour la propagande sacerdotale, l’introduction d’Isis en Grèce, par des marchands et des marins, dès le IVe siècle a.C., puis en Italie à la fin du IIe siècle a.C. Il ne faudrait cependant pas négliger le monde siculo-punique, où la déesse est vénérée depuis au moins le milieu du IIIe siècle. À juste titre, l’auteur avance que, pour expliquer cette vogue, plutôt que de songer à un soi-disant déclin de la religion grecque traditionnelle, il faut davantage s’interroger sur les aspects et les pouvoirs nouveaux de cette divinité venue d’Égypte. Son caractère de déesse mère, son rôle dans le mythe osirien, son rapprochement avec Déméter et les doctrines éleusiniennes expliquent sans doute le succès d’Isis, qui, très tôt, supplante le très (trop ?) officiel Sarapis. Ses qualités de mère et de protectrice de l’amour séduisent. Les arétalogies isiaques assurent sa promotion : aux versions recensées p. 78, nous pouvons désormais ajouter deux nouvelles copies, l’une trouvée peut-être à Telmessos en Lycie (RICIS 306/0201), l’autre à Cassandrea en Macédoine (RICIS Suppl. I 113/1201).
Ce sont ces arétalogies qui nous livrent un condensé des multiples pouvoirs d’Isis : déesse souveraine, solaire, démiurge, maîtresse des éléments, législatrice, inventrice de bienfaits nombreux pour les hommes (écriture, langues, temples, mystères), déesse des femmes et incarnation de la fonction maternelle, protectrice des naissances, des récoltes, maîtresse du destin. Elle est aussi, mais l’arétalogie ne le dit pas, déesse guérisseuse1.
Les pratiques cultuelles, les lieux de culte, le clergé et les fidèles sont ensuite dépeints, avant que l’auteur ne s’attache plus spécialement à l’introduction du culte d’Isis en Campanie et à Rome. Les rites y étaient comparables à ceux des cultes grecs, même si l’on doit noter ici et là quelques influences égyptiennes. Il en est ainsi de la toilette de la statue divine, des rites de lustration ou de purification ; l’importance attachée à l’eau dans les cultes isiaques rappelle l’eau sainte du Nil, symbole de régénération et d’immortalité ; le rôle des lampes dans les cérémonies et la tenue de repas cultuels sont déjà attestés dans l’Égypte hellénistique. Une note exotique était parfois donnée par un dromos bordé de sphinx, comme au Sarapieion C de Délos ou à l’Iseum du Champ de Mars, renforcée par la présence à l’intérieur du sanctuaire de statues égyptiennes ou de style égyptisant ; à l’époque impériale, les temples égyptiens de Rome et de Bénévent s’ornent d’obélisques, de statues de Pharaons, de cynocéphales ou de lions. À la différence de la Grèce, ce n’est pas l’aspect maternel d’Isis qui semble prédominer en Italie. C’est plutôt celui de protectrice, de Fortuna, de puissance supérieure au destin et dispensatrice de richesses : elle est pharia, pelagia, restitutrix salutis, victrix, invicta, frugifera. Souveraine toute-puissante du monde, elle est augusta, regina, domina, triumphalis ; non seulement Isis vainc le sort, mais elle assume elle‑même le rôle du destin.
À Rome, plusieurs fêtes isiaques font leur apparition dans le calendrier officiel, dès le règne de Caligula semble-t-il, dont le Navigium Isidis, célébré le 5 mars, qui marquait l’ouverture de la navigation ; les processions isiaques, colorées, sont décrites par Apulée dans ses Métamorphoses. P. 117, précisons que le bas-relief figurant une procession isiaque conservé au château de Klein-Glienicke, près de Potsdam, n’a pas été découvert en Allemagne, mais acheté en Italie. Pour ce qui est des relations entretenues par les empereurs avec les cultes isiaques, il nous semble qu’une utilisation plus poussée de la documentation numismatique (monnaies de Gordien III, Philippe II, Gallien, Claude II ou Postume, pour ne citer qu’eux) permettrait de réévaluer le rôle joué par Isis, et surtout, il est vrai, Sarapis entre 235 et 285 p.C., un rôle peut-être sous-estimé par les modernes du fait de la relative difficulté dans laquelle nous sommes à dater avec précision les inscriptions du IIIe siècle.
Sous l’influence croissante des préoccupations eschatologiques, Isis devient, dès l’époque hellénistique croyons-nous, une déesse des mystères. Dans son arétalogie (datable du IIIe siècle a.C.), Isis déclare qu’elle a “montré aux hommes l’initiation”, et, dans le texte de Maronée (de la fin du IIe siècle a. C.), elle affirme qu’elle a fait don des écrits sacrés aux mystes, tandis qu’Osiris lui-même est qualifié de mystes dans une inscription de Thessalonique du IIe siècle a.C. (RICIS 113/0505). Les dévots ne se contentent plus de lui demander le bonheur terrestre, ils veulent assurer leur survie dans l’au‑delà et leur félicité éternelle. L’origine des mystères est-elle à rechercher en Égypte même ? On y jouait certes des drames sacrés, celui de la passion d’Osiris entre autres ; mais il n’est point question là de mystères au sens grec du terme. Remarquons que dans l’ancienne Égypte, seul le défunt était consacré et divinisé ; dans les mystères hellénisés, c’est le vivant qui est initié, donc libéré du présent et de l’angoisse terrestre. Par l’initiation aux mystères isiaques, le myste est sauvé ; débute alors une existence nouvelle qui le sauvera du néant après la mort et lui permettra de partager le sort d’Isis.
Enfin, dans une troisième partie (p. 161-184), l’auteur s’attache aux avatars que l’image d’Isis a pu connaître à partir du IVe siècle p.C., et ce jusqu’à nos jours. Elle précise notamment, par de justes remarques, le danger qui consiste à trop vouloir rapprocher les figures d’Isis et de Marie, ou à trop vouloir les éloigner l’une de l’autre.