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L’enfant du métro 1943 •
Conclusion

L’enfant du métro, le conte illustré à l’origine de ce livre, s’avère l’archétype de la littérature clandestine, inventive, accusatrice et fragile. La singularité du projet de Lucha et de Madeleine Truel, associant texte et image, anagramme et double sens, prolonge les jeux avant-gardistes des années 30, en conciliant stylisme et didactique.

L’errance dans les tunnels du métro, la délivrance de l’héroïne prisonnière, la mort du géant oppresseur transfigurent sous une apparence naïve, la réalité quotidienne de l’Occupation, faite de disparitions, de violences et de non-dits. Quelques phrases elliptiques sont les traces de la crainte obsessionnelle qui a envahi les esprits, un traquenard possible à tout instant, pour reprendre les mots de Madeleine Truel dans son journal de bord : « on ne peut rien faire avec le voleur dans la maison ».

Malgré des recherches dans la presse, les circonstances de l’accident dont elle a été victime à Paris, en 1942, grièvement blessée par un véhicule allemand, ne trouvent pas de réponse dans cette double biographie. En revanche, les lettres adressées à Lucha Truel et le calendrier qu’elle a confectionné en prison en novembre 1941, sont contextualisés grâce aux Archives Départementales de l’Aube. La première arrestation qui a affecté la mémoire familiale, est resituée malgré la labilité des souvenirs, effaçant les premières années comme Madeleine Truel l’avait elle-même prédit en mai 41 lorsqu’elle écrivait : « Il faut essayer de garder un souvenir précis de ces temps étranges ; on ne pourra les oublier mais les détails risquent de s’effacer et de se perdre et pourtant ils donnent la vraie note des choses incroyables que nous voyons tous les jours ».

Le destin de Madeleine et de Lucha Truel a été celui de milliers de Français et étrangers qui ont résisté dans la plus grande discrétion contre l’occupation allemande et qui se sont éloignés de la sphère publique à la fin de la guerre.

Les récits des compagnes de Madeleine Truel ont rendu compte d’un dévouement sans bornes. Pierre Courtade publia en juin 45 le témoignage d’Annie Hervé qui venait de rentrer de déportation :

Tous les jours elle [Madeleine Truel] allait à l’infirmerie, ce qui était interdit et très difficile. Elle consolait tout le monde. Elle envoyait aux malades de petits poèmes qu’elle composait, elle laissait dans nos paillasses des lettres qui étaient comme une histoire intérieure de la vie du camp. Nous l’appelions la petite Marie. C’était la plus mauvaise tête avec les Allemands et la meilleure avec nous. Elle nous avait fabriqué des couteaux avec des lames de scie qu’elle volait et des « tartineurs » en bois pyrogravés avec un clou, pour étaler sur notre pain les 20 grammes de margarine que nous touchions par semaine. Pour tout cela, elle récoltait pas mal de gifles et de coups…

La Marche de la mort au départ du camp de concentration de Sachsenhausen a été fatale à Madeleine Truel. Son identité est restée inconnue des déportées qui l’ont enterrée dans le cimetière de Stolpe au moment de l’arrivée des troupes soviétiques libérant l’Est de l’Allemagne. Revenir aux témoignages des premiers mois de l’après-guerre est apparu essentiel dans cette enquête pour retracer une vie oubliée en s’appuyant sur le travail de collecte auprès des résistants de la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération de la France avant que le temps n’altère trop les souvenirs.

Comment expliquer le pseudonyme choisi par Madeleine Truel ? La référence religieuse à la Vierge est en harmonie avec la foi discrète notée dans les témoignages des résistants qui l’ont connue. Les noms de Sabin et Savin sont transcrits comme pseudonymes dans le dossier conservé par le Service Historique de la Défense à Caen. Sabin peut renvoyer à une station de métro, Breguet Sabin, dans le XIe arrondissement, loin du domicile dans le XVIIe, mais à proximité de la première adresse, à l’arrivée du Pérou, près de la place de la Bastille. Une autre hypothèse repose sur l’édition en 1944 d’un livret illustré par les éditions du Chêne, Les fresques de Saint-Savin, peu de temps après l’impression de L’enfant du métro. Les peintures murales ont fait partie de la vie des sœurs Truel. Lucha a œuvré aux fresques de plusieurs églises parisiennes. Il est probable que les sœurs ont continué de travailler pour les éditions du Chêne en 1944, parallèlement à leur engagement pour l’Agence d’Information et de Documentation, où les mains féminines constituaient le personnel technique qui dactylographiaient et imprimaient sous la direction d’Annie Hervé de manière discrète et efficace.

Si à la Libération, le droit de vote a été accordé aux Françaises, le rôle des femmes artistes est resté masqué par la cooptation entre graphistes masculins, comme en témoignent les mémoires de l’affichiste Paul Colin, qui écrit sur son œuvre et ignore toutes ses disciples dans ses souvenirs1. L’œuvre de Lucha Truel reste à repérer dans le monde des décorateurs, elle qui a fréquenté Colin, Villemot et Savignac, ces grands noms de l’affiche française évoqués spontanément par Colette Nicot-Martinez au début de mon enquête en 2021 lorsque j’ai interrogé la nièce et la petite-nièce de Lucha Truel. Seuls quelques menus dessins sont répertoriés aujourd’hui dans des magazines de mode : la Crèche péruvienne parue dans ELLE en 1954 est conservée par la famille, ainsi que des cartes de vœux célébrant le Père Noël, cette nouveauté des années 50, indices de l’activité artistique entre humour et fantaisie de Lucha Truel.

Un héritage inattendu de L’enfant du métro est l’ouvrage collectif intitulé L’histoire du métro parisien racontée par ses plans2, un beau-livre illustré de nombreux plans du métro. Pascal Pontremoli, le fils d’Enrico et Olga Pontremoli, les amis de Madeleine et de Lucha, est né en août 1944. S’il n’a pas été le premier destinataire de L’enfant du métro, Pascal Pontremoli a été cajolé par ses « nonnes laïques […] d’authentiques dames3 », et enfant de quatre ans, écrivait des cartes postales à Lucha Truel, impatient de son retour du Pérou.

Finalement, grâce aux lettres conservées pendant des décennies en France et au Pérou, le sentiment d’une double identité française et péruvienne apparaît comme définissant Lucha Truel, cette double identité qui était décelable dans le choix de signer avec un prénom intraduisible en français. L’expression d’une double culture est confirmée par la correspondance plurilingue des frères, sœurs, neveux et nièces en Amérique et en Europe, citoyens du monde et traductrices pour l’Unesco. Enfin, on gardera en mémoire les dessins crayonnés par Lucha, ultimes traces d’un bonheur révolu et les croix de Lorraine minutieusement découpées et restées cachées avec un trèfle à quatre feuilles, pendant plus de quatre-vingts ans.

Notes

  1. Colin Paul, La croûte. Souvenirs, Paris, La Table Ronde, 1957.
  2. Ovenden Mark, Pepinster Julian, Pontremoli Pascal, L’histoire du Métro parisien racontée par ses plans, Paris, La vie du rail, 2015.
  3. Girodias Maurice, Une journée sur la terre. Le jardin d’Eros, Paris, La Différence, 1999, p. 200-202.
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Chapitre de livre
EAN html : 9791030011425
ISBN html : 979-10-300-1142-5
ISBN pdf : 979-10-300-1143-2
ISBN EPub 3 : 979-10-300-1216-3
Volume : 34
ISSN : 2741-1818
Posté le 25/06/2025
3 p.
licence CC by SA

Comment citer

Tauzin-Castellanos, Isabelle, Conclusion, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 34, 2025, 139-142, [en ligne] https://una-editions.fr/enfant-du-metro-conclusion [consulté le 22/06/2025].
Illustration de couverture • Collection Truel Nicot.
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