La participation du Pérou et des Péruviens à la terrible histoire de la Seconde Guerre mondiale ne mérite généralement que quelques notes de bas de page, avec plus de peine que de gloire : la déclaration de guerre aux puissances de l’Axe a été tardive le 12 février 1945 – alors que depuis Pearl Harbor, notre neutralité nous permettait de collaborer ouvertement avec les Alliés. Ce fut la déportation d’au moins quatre cents citoyens allemands et surtout de mille huit cents Japonais envoyés dans des camps de concentration aux États-Unis, l’incendie de cinq navires marchands allemands au large des côtes péruviennes, provoqué par leurs équipages, et aussi le désintérêt officiel coupable pour le sort du peuple juif, tant avant que pendant le conflit (à l’exception des diplomates José María Barreto et José⁄Gambetta, proclamés Justes parmi les Nations).
Mais nous savons que la trame de la grande Histoire est largement constituée d’histoires individuelles, d’héroïsme et de lâcheté qui se sont souvent perdues dans l’anonymat ou l’oubli. Sauver ces histoires individuelles est un acte de justice qui nous permet aussi de mieux connaître et comprendre l’époque et les circonstances.
C’est la tâche qu’Isabelle Tauzin-Castellanos s’était fixée en racontant l’histoire des sœurs Truel, Madeleine et Lucienne (Lucha), et elle l’a largement remplie.
En effet, malgré la brièveté relative de ce livre, il constitue un condensé historique des grands thèmes du XXe siècle excessif : la guerre totale, la résistance et la lutte contre le fascisme, les migrations, la révolution des arts et des lettres, la revendication des droits de la femme. La biographie des sœurs s’insère dans ce contexte avec son caractère testimonial et créatif, des camps de concentration aux errances souterraines d’un enfant dans le métro parisien (avec une intention métaphorique évidente de la lutte contre le monstre envahisseur).
Et le Pérou dans tout cela ? Les sœurs Truel sont nées à Lima ; à l’orée de la jeunesse, la famille a déménagé en France. Nous ne savons pas quel type de relation Madeleine a entretenu avec le Pérou jusqu’à sa mort tragique en 1945, bien que la fratrie des Truel a toujours maintenu des liens affectueux et une communication fréquente, en dépit de l’éloignement géographique. Le cas de Lucha est plus clair : elle est retournée au Pérou en 1948, puis en 1981, obtenant un passeport péruvien.
Ce serait une erreur de s’enfermer dans une forme de nationalisme, alors que la conséquence la plus positive de l’atroce conflagration a été la création d’un système multilatéral qui a rapproché les États et les Nations. Un autre phénomène important, à partir du XIXe siècle, a été le développement des migrations qui ont contribué à l’établissement d’identités multiples. À cet égard, vers la fin de son ouvrage, Isabelle Tauzin-Castellanos note : « Grâce à la correspondance fragmentaire archivée depuis des décennies au Pérou et en France, le sentiment d’une double identité péruvienne et française est un trait caractéristique de Lucha Truel, une double identité déjà évidente dans le choix du prénom Lucha, un prénom intraduisible en français. L’expression de cette double culture est confirmée par la correspondance multilingue des frères, sœurs, nièces et neveux d’Amérique et d’Europe, citoyens du monde et traducteurs de l’UNESCO.
Grâce à ce récit vivant, rigoureux et documenté, Isabelle Tauzin-Castellanos fait revivre au lecteur une saga familiale inscrite dans la mémoire du monde et s’affirme une nouvelle fois comme l’une des meilleures spécialistes des études péruviennes et latino-américaines en France.
Paris, avril 2025
