Dans les années 1370-1380, Arnaud-Amanieu, seigneur de la branche aînée des Albret, fait procéder à plusieurs informations ou enquêtes relatives aux déprédations commises sur ses terres par les troupes de son voisin et ennemi Gaston Fébus, comte de Foix et vicomte de Béarn. On sait l’opposition qui a toujours existé entre ces deux puissants seigneurs, pour des raisons politiques et domaniales1, et la guérilla constante menée par Gaston Fébus en est une illustration. Les informations citées plus haut constituent une mine de renseignements sur la tactique de guérilla et de pillages en pleine guerre de Cent Ans, sur les raids opérés et leurs auteurs, sur le coût des pertes subies par les victimes. Mais on peut aussi les étudier à la lumière des récentes recherches conduites sur les enquêtes de l’époque médiévale, qui présentent ces documents comme un miroir de modes d’administration, comme un outil de gouvernement, un outil politique2. À cette différence près – de taille – que, dans le cas qui nous occupe, les enquêtes concernent non pas les droits du seigneur d’Albret ou les abus commis par ses officiers, mais les dommages causés par ses ennemis. Il n’empêche qu’elles constituent une source sur l’administration de ses possessions par Arnaud-Amanieu d’Albret et éclairent ses relations avec ses sujets, en une période très troublée, en particulier après qu’il a basculé dans le camp du roi de France, rompant ainsi avec la politique de son père3.
Dans cette perspective, c’est l’enquête de 1374 qui a retenu notre attention au sein du petit corpus de documents en gascon conservés aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques4. Occupant un beau registre d’une centaine de feuillets papier, de plusieurs écritures soignées, avec une couverture de parchemins “remployés” datés de la première moitié du XIVe siècle, elle couvre neuf ensembles territoriaux appartenant à la branche aînée des Albret (fig. 1). Elle relate plus de 450 méfaits commis entre 1369 et 1373 par les hommes de Gaston Fébus (rançonnages, vols de bétails, pillages et incendies de maisons, voire morts d’homme) et rapporte le nom de chaque victime et des auteurs de ces méfaits. Elle consigne le nom de plus de 200 témoins. Son intérêt ne tient pas qu’à sa richesse factuelle. Sur le plan procédural, elle constitue le seul document au sein de notre corpus à présenter les caractéristiques de l’information à l’époque médiévale5 et de ce fait, elle révèle en creux les contours de l’organisation administrative et judiciaire des terres de la branche aînée Albret.
L’initiative de l’enquête
Au XIVe siècle, le recours à l’enquête n’était plus réservé au roi souverain et s’était largement diffusé dans les échelons intermédiaires du pouvoir. Des précédents ont existé en Gascogne dès le XIIIe siècle6 et la pratique de l’enquête ne pouvait donc être ignorée des seigneurs d’Albret. Le père d’Arnaud-Amanieu, Bernard Ezi V, avait cherché à s’en prévaloir en 1340 : une ordonnance d’Hugues de Genève, capitaine général du roi d’Angleterre dans le duché d’Aquitaine, et d’Olivier de Ingham, sénéchal du duché, chargeait alors trois commissaires, officiers ou conseillers du roi dans le duché7, d’enquêter sur les dommages infligés par les troupes du roi de France à certaines terres du seigneur d’Albret. Ordonnance qui, semble-t-il, fit long feu8. À côté de cet “héritage gascon”, il faut aussi rappeler la proximité d’Arnaud-Amanieu d’Albret avec le roi de France Charles V, dont il était devenu le beau-frère après avoir épousé la sœur de sa femme en 1368. On peut donc aussi avancer comme hypothèse l’influence des pratiques administratives et judiciaires du royaume de France.
On ne dispose cependant d’aucun mandement envoyé par Arnaud-Amanieu d’Albret, d’aucune commission donnée aux enquêteurs qui nous permette de déterminer l’origine de l’enquête et le but poursuivi. Tout juste peut-on supposer, au vu des exactions commises dans plusieurs zones géographiques, que des plaintes se sont élevées parmi les habitants des villages régulièrement pillés. Les campagnes devaient bruire de rumeurs et de protestations auxquelles le seigneur se devait de répondre d’une manière ou d’une autre. Rien ne garantit que les communautés d’habitants en aient fait la demande expresse à leur seigneur et celui-ci a pu en prendre l’initiative, dans son propre intérêt autant que dans celui de ses sujets.
Quoi qu’il en soit, l’enquête de 1374 résulte bien de la volonté du sire d’Albret. C’est ce que montre une lettre du bayle de Sore à son car senher dans laquelle il fait référence à une lettre reçue de lui9. Cette lettre (perdue) d’Arnaud-Amanieu lui indiquait comment il devait conduire les informations sur les dommages causés aux gens de Sore et de son bailliage10. Ainsi le seigneur reprend-il la main et affirme-t-il son pouvoir, en ordonnant de mener une enquête et en précisant comment celle-ci doit être conduite. Probablement a-t-il fait de même avec tous les commissaires des neuf ensembles territoriaux concernés par la procédure d’information.
L’organisation de l’enquête
Les enquêteurs
Ce sont non pas des procureurs spécialement désignés – comme cela aurait dû être le cas en 1340 – qui conduisent l’ensemble des informations, mais les autorités locales. La composition de la commission d’enquête varie alors selon le mode d’administration de chaque seigneurie et l’existence ou non d’une représentation de la communauté d’habitants dans la bourgade principale. À deux exceptions près (Sore, où seul le bayle conduit l’information, et Labrit, pour lequel il n’y a aucune indication), les représentants de la communauté sont systématiquement associés aux officiers seigneuriaux : un seul, le bayle, et deux à Casteljaloux, le châtelain et le bayle11. Ils ne sont jamais nommés, sauf à Durance et Sore, alors que tous les témoins le sont (fig. 2).
Seigneurie/baylie | Enquêteurs | Territoire concerné |
Casteljaloux | châtelain, bayle et consuls de Casteljaloux | Casteljaloux, Allons, Jautan, Houeillès, Sauméjan, Goûts, Saint-Pierre d’Agassac12, Couthures, Pompogne, Lubans, Pindères, Saint-Julien d’Avance, Fargues |
Durance | capitaine Gelibert Dessulus et consul Pes Fontanan | Durance |
Cazeneuve | bayle et consuls de Cazeneuve | Cazeneuve, Anses, Préchac et Cazalis |
Castelnau-de-Cernès | bayle et jurats de Castelnau | Castelnau |
Labrit | pas d’indication | Labrit |
Sore | bayle de Sore Arnaut de Pelegrin | Sore, Luxey et Callen |
Vicomté de Tartas – Meilhan | bayle et jurats de Meilhan | Meilhan |
– Tartas et sa baylie | bayle et jurats de Tartas | Carcen, Beylongue, Carcarés, Bégaar, Saint-Yaguen, Ponson, Tartas |
Gamarde et Auribat | bayle et jurats de Gamarde | Gamarde et Auribat |
Clermont | bayle et jurats de Clermont | Clermont et Monbaste |
La conduite de l’enquête repose donc sur la solidarité entre le seigneur et ses officiers, d’une part, et les représentants de ses sujets, d’autre part. La procédure est réciproquement consentie des deux côtés : le pouvoir seigneurial donne latitude aux pouvoirs locaux de conduire l’enquête et les communautés d’habitants y adhèrent. Faut-il voir aussi dans cette union des représentants des pouvoirs seigneurial et communal un gage d’objectivité pour les témoignages recueillis, tout soupçon de collusion étant ainsi écarté ?
Par ailleurs, l’information procédant du pouvoir judiciaire, on constate que les cours de basse justice du domaine d’Arnaud-Amanieu d’Albret sont dotées d’une réelle compétence en matière procédurale et la procédure d’enquête leur semble familière. Quand bien même Arnaud-Amanieu leur a indiqué comment ils devaient mener l’information, ils sont à même d’utiliser leurs connaissances juridiques13.
Les territoires d’enquête
Le parti pris de confier l’enquête aux pouvoirs locaux implique que chaque commission intervient sur son propre territoire, celui de la seigneurie. Au sein de plusieurs des neuf ensembles territoriaux, les localités sont clairement différenciées, comme par exemple dans la seigneurie de Casteljaloux ou la vicomté de Tartas. La reconnaissance de leur identité propre se reflète dans la forme même du registre, qui distingue nettement ces localités au sein d’une seigneurie, de façon plus ou moins soignée (fig. 3). L’enquête livre donc une intéressante cartographie administrative et judiciaire des domaines d’Arnaud-Amanieu d’Albret dans le dernier quart du XIVe siècle.
Une telle organisation de la procédure présente l’avantage de limiter les déplacements, tant pour les enquêteurs que pour les témoins. Quelques mentions ténues de serments prêtés par les témoins sur l’autel d’une église nous éclairent partiellement. C’est la présence du sanctuaire le plus proche qui semble déterminer le choix de la localité de convocation14. En revanche, dans la seigneurie de Casteljaloux où treize localités sont concernées, les témoins prêtent serment sur les saints Évangiles, plus aisément transportables qu’un autel d’église. En ce cas, le déplacement des enquêteurs est probablement privilégié par rapport à la convocation à Casteljaloux des cinquante-cinq témoins consignés pour l’ensemble de la seigneurie.
Un autre avantage d’enquêtes locales conduites de façon autonome et simultanée par des commissions territoriales réside dans la rapidité de leur réalisation. Étonnamment, les informations ne sont quasiment jamais datées. Quelques rares mentions autorisent à placer les recueils de témoignages en 137415. Il est vrai qu’il a pu suffire d’une journée à Sore par exemple, mais certainement davantage sur le territoire de Casteljaloux ou Tartas.
Les procédures d’enquêtes sur le terrain
Le registre de 1374 consigne deux façons très différentes de conduire l’information. Les témoins sont toujours nommés16, mais leur mode de comparution devant les enquêteurs et leur confrontation diffèrent selon l’ensemble territorial concerné. Le dénominateur commun reste bien évidemment le serment, préalable indispensable à tout témoignage dans le cadre d’une enquête judiciaire. Il est toujours mentionné, sous une forme ou sous une autre, qu’il soit prêté sur l’autel de l’église ou sur les Évangiles, voire sur l’autel de l’église, les saints Évangiles avec la croix posée dessus comme à Meilhan. Si ces éléments ne sont pas systématiquement consignés, l’information précise toujours que le témoin dépose per son segrament.
On distingue donc deux types de procédure. Le premier type se relève à Sore et Labrit, où l’officier seigneurial est le seul enquêteur. Chaque témoin est une victime directe qui témoigne pour elle-même. A priori toutes les victimes ont témoigné, si l’on en croit la lettre d’Arnaud de Pelegrin à Arnaud-Amanieu d’Albret. Conformément aux indications du sire d’Albret, il a fait rassembler tous les gens et leur a demandé d’apporter leur témoignage17. La véracité de ces témoignages individuels apportés publiquement ne peut alors être mise en doute, chacun corroborant par sa présence les faits relatés par un autre, chacun contrôlant la parole de l’autre.
Le second type est caractéristique des sept autres ensembles, là où les jurats participent à la procédure. Tous les témoins sont entendus individuellement par les enquêteurs – et non publiquement, comme dans le premier cas – si l’on s’appuie sur les informations de la seigneurie de Casteljaloux ou Clermont18. Les enquêteurs interrogent un témoin, appelé parfois prumer testimoni, qui fait partie des victimes et en devient le porte-parole ; il rapporte un ou plusieurs méfaits, qu’il n’a pas tous subis. Un nombre variable de villageois – un ou deux jusqu’à quatorze – corrobore son récit. Eux en revanche n’ont pas toujours été victimes d’exactions et en ce cas déclarent n’avoir que vu ou entendu les faits rapportés par le premier témoin. Quoi qu’il en soit, ils confirment l’ensemble de sa relation, et non pas simplement un ou plusieurs faits individualisés. Tous ces témoins directs et indirects ont fort probablement été choisis par leurs voisins et délégués à cette fonction de représentation en justice. Ce sont des membres de l’élite paysanne locale, donc fiables, dont la parole ne peut être mise en doute ou dont la notoriété n’autorise pas à mettre en doute la parole. Et c’est toute une solidarité villageoise qui transparaît à travers l’entrecroisement de ces témoignages, dont les paroles se répondent les unes aux autres.
La procédure diffère ainsi, selon que l’officier seigneurial est le seul enquêteur ou qu’il est accompagné de représentants du pouvoir communal19. Dans ce second cas, on peut supposer la contamination d’un modèle de procédure inquisitoire20 au sein des communautés d’habitants, qui sont en mesure de l’imposer. Elles ont très certainement pris les choses en main dès les premières exactions commises. En effet, on est en droit de s’étonner de la mémoire phénoménale des prumer testimoni, qui peuvent rapporter des dizaines de faits. Citons le cas de Jehan de Cavaney, à Allons, qui témoigne de quarante-six exactions, les date, donne le nom de chaque victime et l’évaluation financière du préjudice individuellement supporté. Il est talonné de près par Bernat de Casenave qui rapporte pour la ville de Tartas trente-huit exactions avec un luxe de détails équivalent, pour des événements qui se sont déroulés sur quatre ans, de 1369 à 1373. On peut émettre l’hypothèse qu’au fil des pillages, les dommages causés par les routiers béarnais étaient soigneusement consignés localement pour servir un jour de preuve. Consignés auprès des officiers seigneuriaux ou auprès des jurats ? Peut-être le choix s’est-il plutôt porté sur ces derniers, car la conduite de l’information semble révéler une certaine connivence entre les enquêteurs représentants de la jurade et les témoins.
La centralisation et la compilation de l’enquête
Initiateur de ces enquêtes menées sur ses terres, Arnaud-Amanieu d’Albret se devait de les contrôler pour en conserver la maîtrise. Aucun document ne fait directement foi de la désignation de commissaires généraux, mais trois personnages apparaissent en filigrane, mentionnés dans la lettre du bayle de Sore21, mais dont le rôle n’est pas précisé :
- Jehan de Cantemerle à Casteljaloux, à qui le bayle dit avoir envoyé les informations faites dans sa baylie. On ne sait s’il est un officier seigneurial de Casteljaloux ou s’il occupe d’autres fonctions auprès d’Arnaud-Amanieu d’Albret22.
- Maître Bernat de Larrat, procureur d’Arnaud-Amanieu, est le destinataire de la lettre du bayle. On peut supposer qu’il est le procureur spécialement désigné pour coordonner des informations réalisées sur des terres géographiquement éclatées, ce qui ne l’empêcherait pas d’être chargé d’autres affaires23.
- Enfin, dernier personnage, Peys de Labrit, a envoyé au bayle la lettre d’Arnaud-Amanieu. On ne connaît pas son lien de parenté avec le sire d’Albret, mais c’est un de ses proches24.
Il ne serait pas aberrant de voir sous ces trois noms des personnages de confiance, constituant une commission – même informelle – qui supervise les enquêtes menées localement, veille à leur conformité et en assure in fine la centralisation pour le compte du seigneur d’Albret.
Les informations ont été réunies en un gros registre, qui est composé de neuf cahiers d’un nombre de folios variable, de six à vingt-six. Ces neuf cahiers ont été reliés assez grossièrement par une cordelette et recouverts de deux parchemins remployés25. Chaque cahier ne correspond pas nécessairement à un ensemble territorial26. Même si on relève plus de quinze changements de main, leur étude tend à montrer que la mise au propre définitive est effectuée localement27. Celle-ci n’est donc pas réalisée en un seul lieu.
Il est évident en revanche que ces informations locales, une fois mises au net, ont été envoyées à Casteljaloux. Le bayle de Sore en assure Arnaud-Amanieu d’Albret et manifestement, au vu de la composition finale du registre, tous les bayles ont reçu la même injonction. Ils restent donc, malgré l’attention portée aux communautés d’habitants et la place attribuée à celles-ci dans la procédure, la courroie de transmission, le rouage essentiel du pouvoir d’Arnaud Amanieu en ses domaines.
Cela confirme aussi, s’il en était besoin, le rôle particulier de Casteljaloux, résidence principale de la branche aînée des Albret, leur capitale. Le fait d’ailleurs que les informations conduites dans la seigneurie de Casteljaloux28 figurent en tête du registre n’est pas un hasard. Et si elles occupent près de la moitié du registre, c’est que les exactions à rapporter sont les plus nombreuses. Les routiers béarnais savaient où ils frappaient, au cœur du pouvoir d’Arnaud-Amanieu.
Pour s’en tenir à l’organisation de cette enquête de 1374, on peut considérer la situation sous deux angles opposés. Soit le seigneur d’Albret, si puissant qu’il paraisse, n’a pas les moyens de lancer une enquête générale sur ses propres territoires et se trouve réduit à s’en remettre aux pouvoirs locaux. Ses terres sont géographiquement morcelées, à l’image de son autorité. Soit son mode d’administration repose avec succès (la qualité et la rapidité des informations le montrent) sur une certaine souplesse et sur la reconnaissance des droits des jurades quand elles existent, autant que sur la fidélité des officiers seigneuriaux. La souplesse n’exclut pas la fermeté. Quand bien même la centralisation poussée à l’extrême n’est pas dans la tradition de la gestion de ses domaines par le sire d’Albret, l’ensemble des enquêtes tend à montrer un fonctionnement harmonieux et bien éprouvé entre le pouvoir seigneurial et ses bases territoriales, où les droits sont respectés de part et d’autre.
Le(s) but(s) de l’enquête de 1374
Quoi que nous révèlent ces informations sur l’administration de ses domaines par Arnaud-Amanieu d’Albret, on peut s’interroger sur l’intérêt qu’il trouvait à déployer ou faire déployer une telle énergie administrative et procédurale à ses officiers locaux et aux représentants de ses communautés d’habitants. Quel poids ce gros registre a-t-il représenté, quel usage en a-t-il été fait avant qu’il ne soit soigneusement archivé dans le “trésor” de la famille ?
Il convient de replacer l’enquête de 1374 dans son contexte historique. En 1368, Arnaud-Amanieu d’Albret a participé à l’appel des seigneurs gascons au roi Charles V. Il a basculé dans le camp du roi de France, rompant avec la politique de son père très proche du roi d’Angleterre duc d’Aquitaine. Charles V se lance au cours des années suivantes dans des campagnes de reconquête qui, dans le Sud-Ouest, avec l’appui des seigneurs d’Armagnac et d’Albret, finissent par réduire le duché de Guyenne à bien peu. Gaston Fébus, qui excelle à louvoyer entre les deux camps, peut craindre de voir l’étau se resserrer sur ses domaines, ce qui le pousse à porter le fer contre les alliés du roi de France.
Pour autant, Arnaud-Amanieu d’Albret ne demande pas à Charles V de mener une enquête sur ses terres, comme l’avait fait Bernard Ezi avec son suzerain Édouard III. Il est possible que la position du roi de France en Aquitaine soit trop fragile pour qu’il se permette ce genre d’intervention. La position du seigneur d’Abret n’est guère plus assurée. Mais il trouve alors appui auprès de ses officiers, conseillers et procureurs, auprès des communautés d’habitants, et il sait pouvoir se reposer sur une organisation territoriale assez solide pour assurer une telle procédure dans des délais rapides.
Il semble alors que l’enquête de 1374 réponde à un double objectif. Elle constitue de la part d’Arnaud-Amanieu d’Albret un geste d’apaisement vis-à-vis de ses sujets, pour les rassurer alors qu’ils sont éprouvés par des exactions survenant précisément après son basculement dans le camp français. Elle permet de resserrer ses liens avec les habitants de ses terres, en leur prouvant que lui, le car senher, est attentif à leurs doléances. Le seigneur d’Albret s’assure en les écoutant de leur consentement à son choix politique. De surcroît l’exercice de son pouvoir judiciaire – même partagé – assoit, si besoin est, et consolide sa légitimité, quand bien même les pertes subies sont irréparables.
Irréparables pour lui aussi. La difficulté, si ce n’est l’incapacité, des habitants de ses terres à payer les droits qu’ils lui doivent entraîne pour lui une baisse de revenus. Il a pu utiliser cette enquête de 1374, achevée en 1375, comme un moyen de pression (tout comme son père avait l’intention de le faire avec Édouard III en 1340) vis-à-vis du roi de France Charles V pour obtenir le paiement de rentes promises depuis 1368. Des rentes devenues indispensables en contrepartie des dommages provoqués par la mise en coupe réglée de ses terres. On peut émettre l’hypothèse que le registre d’enquêtes de 1374 ait été présenté à des officiers royaux, à titre de preuve des épreuves endurées par le beau-frère du roi de France, au moment où Charles V négociait la trêve de Bruges avec le roi d’Angleterre au début de l’année 1375. On sait qu’Arnaud-Amanieu d’Albret a bien tiré profit de ce nouvel équilibre politique et territorial, puisque malgré la trêve, l’année suivante, il réussit à convaincre le roi de France de lui accorder 20 000 francs chaque année sur les aides du Languedoc29.
Ainsi l’enquête de 1374 apparaît-elle comme une enquête de réparation, que l’on peut lire à plusieurs niveaux. Ses vertus réparatrices sont porteuses de signaux multiples adressés à différents destinataires : des populations éprouvées et exaspérées par plusieurs années de rançonnages et de pillages30 ; des jurades restant fidèles à leur suzerain direct, mais dont la loyauté demande à être confortée par la démonstration du respect de leurs droits ; un roi de France qui se doit de prendre en considération les réclamations émanant d’un nouvel allié et de ses sujets. Et au centre, Arnaud-Amanieu d’Albret, qui fait preuve d’assez d’habileté politique pour utiliser la procédure d’enquête comme un instrument tant de persuasion que de revendication31.
Sources manuscrites
- Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, Pau, E 46.
Bibliographie
- Boutoulle, F. (2010) : “L’enquête de 1236-1237 en Bordelais”, in : T. Pécout 2010, 117-131.
- Courroux, P. (2017) : “Les Albret et Casteljaloux à la fin du Moyen Âge”, Revue de l’Agenais, t.144, 515-548.
- Desplat, C. (1967) : “Figures de routiers pyrénéens de la première moitié de la guerre de Cent Ans”, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau, 4e série, 2, 1967, 27-50.
- Gauvard, C., dir. (2008) : L’Enquête au Moyen Âge, Rome.
- Goulet, A. (2014) : “Les Albret contre Gaston Fébus : de simples seconds couteaux des Armagnac ?”, in : V. Lamazou-Duplan, dir. (2014), 50-59.
- Lamazou-Duplan, V., dir. (2014) : Signé Fébus, comte de Foix, prince de Béarn. Marques personnelles, écrits et pouvoir autour de Gaston Fébus, Paris.
- Loirette, G. (1913) : “Arnaud Amanieu, sire d’Albret, et l’appel des seigneurs gascons en 1368”, Mélanges d’histoire offerts à M. Charles Bémont par ses amis et ses élèves à l’occasion de sa vingt-cinquième année de son enseignement à l’École pratique des hautes études, Paris, 317-340.
- Loirette, G. (1931) : “Arnaud Amanieu, sire d’Albret, ses rapports avec la monarchie française pendant le règne de Charles V (1364-1380)”, Annales du Midi, 43/169, 5-39.
- Marquette, J.-B. (2010) : Les Albret. L’ascension d’un lignage gascon (XIe siècle-1360), Bordeaux.
- Mattéoni, O. (2008) : “Enquêtes, pouvoir princier et contrôle des hommes dans les territoires des ducs de Bourbon”, in Gauvard 2008, 363-404.
- Pécout, T., dir. (2010) : Quand gouverner, c’est enquêter. Les pratiques politiques de l’enquête princière (Occident, XIIIe – XIVe siècles), Paris.
- Tucoo-Chala, P. (1973) : “Une bande de routiers dans la région de Casteljaloux en 1381-1383”, Revue de l’Agenais, 99/1, 5-35.
Notes
- Goulet 2014, 50-59.
- En particulier Gauvard 2008 ; Pécout 2010.
- Loirette 1913 ; Marquette 2010.
- Désormais AD 64. Subsistent trois enquêtes en gascon, toutes intitulées “enformations” ou “informations”, malgré leurs différences procédurales : la première de 1374 (E 46), qui fait l’objet de cette étude ; la seconde de 1377 qui ne constitue qu’un cahier de quelques feuillets glissé et folioté par erreur lors de l’inventaire du XIXe siècle dans le registre de 1374 comme s’il en faisait partie (E 46, fol. 74-76). Les enquêteurs (des officiers seigneuriaux) et les témoins y sont nommés. La troisième de 1384 (E49/2), sous forme aussi de cahier, ne contient pas ces informations nominatives ; elle a été éditée par Tucoo-Chala 1973, et aussi étudiée par Desplat 1967, en tant que source sur la personnalité et les méthodes des routiers. A été écarté de ce corpus un petit cahier daté de 1390 qui est un état des dommages causés par Gaston Fébus entre 1384 et 1389, et non formellement une enquête (E 51/19).
- À la fin du XIIIe siècle, le terme d’information s’entend au sens d’enquête judiciaire, puis par extension au XIVe siècle au sens de “renseignement que l’on obtient de quelqu’un”. Cela implique une recherche de la vérité en appliquant la méthode de l’enquête judiciaire et en passant en particulier par l’audition de témoins. L’utilisation du terme d’information en vient à se confondre avec celui d’enquête. Cf. Mattéoni 2008, 363-404.
- Boutoulle 2010, 117-131.
- AD 64, E 31/4. Les commissaires sont Arnaud Garcie de Got, seigneur de Puyguilhem et sénéchal des Landes, Antoine Usodimare, lieutenant du connétable de Bordeaux, et Jehan Amic, bachelier en droit et conseiller du roi.
- Pour Marquette 2010, 266-267, cette enquête n’a pas été réalisée. Son projet n’aurait alors été qu’un moyen de pression utilisé par Bernard Ezi V vis-à-vis de son suzerain, le roi Édouard III duc d’Aquitaine, pour obtenir le remboursement d’avances qu’il lui avait faites.
- Feuille volante insérée dans le registre (E 46, foliotée 64), du 3 février 1375. Elle est de la même main que l’information de Sore (ibid., fol. 68-70).
- …en laquau vostre letre ffaze mention cum ni per quenlhe maneyre jo devi ffar las infformations deus damnadges… (ibid.).
- Le bayle est le représentant du seigneur, doté de pouvoirs administratif et judiciaire. À Casteljaloux, le châtelain est le principal représentant du sire d’Albret, avec des pouvoirs judiciaire et militaire. Sur Casteljaloux, Courroux 2017.
- Cette paroisse (?) n’a pu être localisée. Elle ne doit pas être confondue avec Agassac, au Nord de Bordeaux.
- Si les enquêteurs, officiers seigneuriaux comme jurats, se sont appuyés sur d’autres compétences que les leurs, celles-ci ne sont pas citées. On ne trouve pas mention de l’intervention d’un notaire.
- À Sore, les témoins sont convoqués à l’église Saint-Jean de Sore ; ceux de Carcen en revanche doivent venir à Tartas prêter serment sur l’autel de l’église Sainte-Catherine. Pour ceux de Meilhan, c’est sur l’autel de Saint-Barthélémy et pour ceux de Tartas, sur l’autel de l’église de l’hôpital.
- À Sore, Noël 1374 (E 46, fol. 68) et à Tartas en 1374 sans plus de précision (ibid., fol. 77).
- Ni leur qualité ni leur métier ne sont en revanche indiqués.
- Senher, sapiatz que aqui medihs que jo vi vestre lettre jo ffatz amassar totas las gens e parley ab lor, els demandey aqueres infformations… (ibid., fol. 64).
- Casteljaloux : singularment cascun per suy e a part (ibid., fol. 1) ; Clermont : cascun per sui medihs e a part (ibid., fol. 104).
- Cette différence n’entraîne pas une mise en cause des informations selon la procédure utilisée. Elles sont insérées dans le registre sans distinction (Sore et Labrit ne sont pas à part, en fin de registre par exemple).
- Canaux de contamination et modèle de procédure qui restent à étudier.
- Cf. note 9.
- J.-B Marquette signale un Arnaud de Cantemerle auprès de Bernard Ezi, le père d’Arnaud Amanieu, au début du XIVe siècle. Peut-être ce Jehan fait-il partie d’une dynastie d’officiers ou conseillers auprès de la famille d’Albret (quand bien même le terme de dynastie est un peu abusif).
- Marquette 2010, 401-402, évoque ces procureurs (à ne pas confondre avec les officiers seigneuriaux locaux) auxquels les sires d’Albret font appel en permanence ou pour des missions particulières.
- Un document de 1360 le mentionne comme procureur du sire d’Albret (AD 64, E 38-3). Il donna en 1364 sa seigneurie de Guiche à Arnaud-Amanieu, en échange de celle de Tercis (Marquette 2010, 312).
- Le registre ne comprend pas de signe de corroboration. On remarque simplement deux petits sceaux en tête du cahier contenant les informations de la vicomté de Tartas (E 46, fol. 77). La reliure de l’ensemble des enquêtes, leur mise en registre reviendrait à une sorte de cartularisation, qui suffirait à en assurer l’authenticité.
- Casteljaloux occupe trois cahiers et le début du quatrième, soit à peu près la moitié du registre, Durance prenant la fin de ce même quatrième cahier. Mais on observe un changement de main entre Fargues (dépendant de la seigneurie de Casteljaloux) et Durance, ces deux localités ne faisant pas partie du même ensemble territorial. Cazeneuve, Castelnau de Cernés et Labrit sont dans un seul et même cahier, le cinquième. En revanche, Sore, la vicomté de Tartas, Gamarde et Clermont sont contenus respectivement dans les cahiers six à neuf.
- Deux mains différentes, l’une pour Gamarde et l’autre pour Clermont, se distinguent aisément. Dans la seigneurie de Casteljaloux, on trouve plusieurs mains, avec des changements de main entre les localités, mais à l’intérieur d’un même cahier.
- On peut aussi souligner que formellement, elles sont particulièrement soignées, davantage que les autres.
- BnF, Collection Doat, 199, f. 225 (acte du 7 juillet 1376). Arnaud-Amanieu touchait pendant la guerre pas moins 60 000 francs par an du roi. Loirette 1931 a mal lu l’acte en question, et pense que les 20 000 francs se rajoutaient à la somme précédente.
- Elles n’en auront pourtant pas fini, si l’on en juge par les enquêtes ultérieures. Cf. note 4.
- Ce n’est peut-être pas pour autant qu’il faut adhérer au jugement porté par Loirette : “(…) replacé dans le milieu féodal du XIVe siècle et dans le cadre de l’histoire du Midi de la France, il [Arnaud-Amanieu]représente assez bien le type du grand chevalier besoigneux, quémandeur, intrigant, corrupteur. Peut-être sa fidélité ne tint-elle qu’au moyen des sommes énormes que nous avons vu Charles V lui verser ou lui promettre” (Loirette 1931, 38).