L’hybridité générique, dont on a amplement traité dans la première partie de cette étude, est l’une des facettes de la discontinuité du texte figuéroen. Cette discontinuité contribue indéniablement à la densité de l’œuvre et complexifie aussi parfois son appréhension, c’est un fait. Néanmoins, la construction de El Pasajero répond à une architecture complexe qui sous-tend tout l’espace textuel. La suite de cette étude se propose de montrer que la variété thématique et formelle et les multiples digressions proposées dans l’espace textuel ne compromettent en rien l’unité de l’œuvre. Tout d’abord, car la variété, entendue comme canon esthétique appliqué à l’ensemble de l’œuvre, peut fonctionner comme un facteur qui participe de l’homogénéité1. Cette dimension affleure y compris dans des extraits où l’absence de transition peut elle aussi fonctionner comme un facteur d’homogénéisation. En réalité, la rigueur de la construction, dans El Pasajero, vient parfois se loger dans des extraits, à première vue, en décalage avec le reste de l’œuvre.
D’apparentes contradictions
Une lecture peu attentive de El Pasajero peut laisser penser que l’élaboration de l’espace textuel présente des incohérences comme dans l’alivio VI où, après le conte du corrégidor malaguène2, Don Luis exprime son manque d’inclination pour les hommes de petite taille, fréquemment satirisés dans la littérature de l’époque3 y compris chez des auteurs postérieurs à Figueroa comme Francisco Santos par exemple4 :
Contento he recibido oíros tratar esta materia, porque os certifico tienen los pequeños en mí un amigo poco aficionado. Es de reír verlos polidetes y ataviados como muñecas, hechos matantes de las más hermosas, aunque algunas los aborrecen sumamente, y no pocas casadas tienen asco de su compañía5.
On retrouve cette critique dans le récit de Juan6, dans deux contes7 mais aussi dans l’alivio III. C’est précisément là que semble se situer la contradiction puisque la critique des nains par le Docteur fait suite à l’évocation élogieuse du nain Bonamí8 auquel don Luis prétendait dédier l’une de ses œuvres :
Maestro. Extravagante encarecimiento. Sepamos quién era, por vuestra vida; no deis lugar a que nos cause pena la suspensión de ignorar su nombre.
Don Luis. El enanillo Bonamí.
Doctor. ¿Qué decis? ¿Aquel átomo de criatura, aquella vislumbre de niño?
Don Luis. Ese propio. ¿Por ventura paréceos erraba en la elección? ¿Acaso pudiera salir más acertada, si la estuviera meditando un siglo?
Doctor. Sin duda habéis perdido el entendimiento. ¿Decís eso de veras? ¿Decislo con todos vuestros siete sentidos, como dijo un docto moderno?
Don Luis. Con siete y setecientos, si tantos tuviera; y ojalá no hubiera muerto; que sin falta lo viérades puesto en ejecución9.
Cependant, cette contradiction se dissipe du moment où Don Luis expose ses motivations : il cherchait à tirer profit de l’influence dont jouissait cet individu à la Cour10[10]. De fait, dès lors qu’on le compare avec la mise en accusation formulée par Juan à l’encontre des nains, le raisonnement de don Luis prend tout son sens. Le texte évoque deux postures divergentes quant aux relations des nains avec les puissants : d’une part, la diatribe explicite prise en charge par l’aubergiste-militaire et d’autre part, son exploitation à des fins stratégiques par don Luis, qui verse dans une forme de sophisme. La condamnation par Juan prend des accents moralisateurs qui ne siéent guère au contenu global de son récit :
Toda mi vida he sido enemigo capital de bufones, juzgándolos vilísimas inmundicias de la tierra, ya que por ningún caso son buenos, si no es para ejercer en ellos cuantos géneros de martirios tiene el mundo. (…)
Mas que en los tiempos de ahora quiera un bergante triunfar y vivir espléndidamente a título de cubrirse, sentarse, y llamar ‘vos’, o ‘borracho’, a un rey, duque o marqués, es cosa que apura el sufrimiento y hace reventar de cólera al más paciente. Lo que más solicita indignación es pretendan los tales salir no pocas veces de su centro, tratando cosas tan de veras y materias de estado tan profundas, como si el grave peso de regir la tierra fuese para su talento ligerísimo.11
Le texte en érigeant Juan en théorisateur moral propose un renversement des valeurs. En effet, dans cet extrait, la critique est relayée par le personnage d’extraction sociale la plus humble et dont la conduite passée n’est pas exemplaire. C’est ce même personnage qui dénonce les égarements de ses contemporains. En revanche, le personnage noble, en l’occurrence don Luis, semble disposé à s’accommoder de cette situation afin de servir ses intérêts. L’intervention de Juan mobilise des techniques d’écriture dont l’utilisation est particulièrement éclairante pour notre propos. Une observation minutieuse de cet extrait laisse apparaître un réseau d’oppositions qui structure le propos du personnage et dont le tableau ci-après vise à rendre compte :
A | B |
Passé | Présent |
“Entonces” | “(…) en los tiempos de ahora” |
“se podía murmurar de” | “(…) es cosa que apura el sufrimiento y hace reventar de cólera al más paciente.” |
“Lo que más solicita indignación” | |
“verme tan hecho camarada de sujetos tan desiguales como son los señores, a quien sólo conviene venerar desde lejos.” | “triunfar y vivir espléndidamente a título de cubrirse, sentarse, y llamar ‘vos’, o ‘borracho’, a un rey, duque o marqués” |
“es pretendan los tales salir no pocas veces de su centro, tratando cosas tan de veras y materias de estado tan profundas, como si el grave peso de regir la tierra fuese para su talento ligerísimo.” |
Un simple coup d’œil à ce relevé permet d’observer un net déséquilibre dans ce discours entre la partie consacrée au passé et celle où la situation actuelle est abordée. Il est assez évident que la critique s’exprime de manière beaucoup plus massive lorsqu’il est question du présent. Outre cette première impression visuelle, le contraste est également perceptible au niveau des termes mobilisés par le locuteur et de la construction même des énoncés. Là où pour évoquer l’attitude de Juan est utilisé un seul énoncé, on en trouve deux pour évoquer le comportement des nains. De la même manière, on peut signaler l’emphase des vocables et des expressions tels que “reventar de cólera” ou “indignación” dont le sémantisme intrinsèquement fort est accentué par les superlatifs “al más” ou “lo que más”, une emphase qui contraste nettement avec la simplicité du verbe “murmurar”. Le même décalage est observable entre la proposition “verme tan hecho camarada de sujetos tan desiguales como son los señores” et le descriptif qui est proposé du comportement des nains à l’égard des puissants. À ce titre, on signalera plus particulièrement l’opposition entre “señores” (colonne A) et “un rey, duque o marqués” (colonne B) ou encore celle “verme tanhecho camarada” et “triunfar y vivir espléndidamente a título de cubrirse, sentarse, y llamar ‘vos’, o ‘borracho’” qui propose un inventaire minutieux des égarements verbaux et comportementaux auxquels, d’après les dires du personnage, se livrent les nains qui fréquentent les nobles.
L’opposition de base qui sous-tend la digression moralisante de Juan est une opposition passé VS présent qui revient régulièrement dans les propos des différents locuteurs qui prennent part à l’échange. Cette opposition est en quelque sorte détournée dans le discours de Juan : celui-ci part du récit de ses propres égarements passés pour dénoncer le comportement qu’affichent certains de ses contemporains et que lui-même juge inadmissible. L’évocation du passé peu glorieux de Juan sert en quelque sorte de prétexte à la critique des temps présents qui s’insère probablement aussi dans une stratégie de déculpabilisation et de dédouanement du personnage. On assiste donc à une rhétorique du glissement d’un point de vue à l’autre, d’une réalité à l’autre qui donne à voir une réalité aux multiples facettes. Cette interprétation est d’autant plus séduisante si l’on prête attention à une réplique du Docteur :
Doctor. Todo para vergüenza desta edad, en que triunfan tanto los indignos, en que los vicios privan tanto, en que las costumbres padecen tanta corrupción, y en que tantos se hallan excluídos del número de buenos. ¡Oh, ilustre antigüedad merecedora de singular veneración y de inmortales alabanzas! ¡Cuántos asombros, cuántos menosprecios hallaron en tu rigor torpes cobardías! ¡Cuántas honras, cuántos premios en tu blandura insignes hazañas! Si se miran las costumbres de entonces en los mancebos, ¡qué dignas, qué ejemplares!; si sus hechos cuando mayores, ¡qué prodigiosos, qué inauditos!; si su gobierno cuando ancianos, ¡qué loable, qué prudente! Estuvo allí como en su centro toda virtud: ¡qué ajustados en lo distributivo, qué pródigos en los dones, qué prevenidos en la guerra, qué discursivos en la paz! ¡Cuán bien mezclaban la piedad cristiana con la razón de estado! ¡Qué vigilantes y feroces los hallaron los peligros! ¡Qué prontas cortesías, qué inauditos resplandores descubrieron sus ánimos! Ahora todo es concurso de faltas; todo avenida de males, que tienen estragado el mundo.12
Un procédé similaire à celui qui vient d’être analysé dans l’intervention de Juan est appliqué dans la répartie du Docteur que l’on peut sans doute rapprocher de la célèbre harangue sur la Edad Dorada que le Quichotte adresse aux bergers dans la première partie de ses aventures13. Dans l’intervention du Docteur, la primauté est donnée à l’évocation élogieuse d’un passé regretté et célébré à travers un discours fortement marqué sur le plan axiologique. L’accumulation de termes à connotation positive dans le portrait qui est dressé de cette “Ilustre Antiguedad” n’en rend que plus incisive la représentation critique de la société de l’époque. La force de la diatribe tient notamment à la concision avec laquelle celle-ci est formulée.
La structuration de El Pasajero est en grande partie assurée par un étroit système de reprises et de renvois14. La manière dont s’articulent excursus moraux et nouvelles dans El Pasajero laisse elle aussi entrevoir, à première vue, certaines contradictions. Le texte est, de fait, structuré par de multiples va-et-vient entre les récits autobiographiques et certains extraits qui se veulent plus érudits15 ou plus moralisateurs. En ce sens, les appels répétés du Docteur à la modération ne trouvent guère d’écho dans le récit de son vécu. Toutefois, ce sont précisément ces égarements passés qui lui permettent de tirer les leçons de vie qu’il expose à ses compagnons. Dès lors, les soupçons d’incohérence signalés sont invalidés. De la même manière, la réflexion menée à la fin de l’alivio I sur la nécessité de respecter la nature profonde des individus et plus particulièrement la remarque du Docteur “Tal vez guian por las letras al que muere por la milicia ; tal vez aplican al arte a quien fuera gran letrado” trouvent une illustration dans le récit des deux jeunes hommes. Jusqu’à présent, on a surtout insisté sur les liens entre cet extrait et le récit d’Isidro mais le récit du jeune poète-soldat s’avère lui aussi révélateur. Son parcours retrace l’alternative inverse à celle envisagée dans l’exposé du Docteur : le personnage de don Luis voudrait se consacrer à l’écriture alors que ce n’est pas la voie vers laquelle l’a conduit son entourage. La contradiction ne se situe pas à ce niveau-là mais bien, une fois encore, dans le décalage entre le discours de principe du Docteur et les réserves qu’il émet quant au projet de don Luis de s’adonner à la littérature puisque, après avoir insisté sur la nécessité de respecter les goûts de chacun, le Docteur va lui-même tenter à plusieurs reprises de le dissuader d’entreprendre une carrière d’auteur avant de se rendre aux arguments de son interlocuteur.
L’apparente contradiction participe de la mise en cohérence des différents propos tenus au cours de l’œuvre. Le renversement de valeurs observé à travers l’exemple de Juan est en prise directe avec la thématique de la confusion, chère aux auteurs baroques. Par ces bouleversements, le texte donne à voir la confusion de la société dans laquelle les personnages évoluent. Au-delà de cette confusion sociétale, il y a une confusion du sens, un sens qu’il convient de rétablir par le discours notamment. Le texte est inscrit par ces mécanismes dans une forme de discontinuité préméditée et dans une stratégie globale d’apparente désorganisation héritée des auteurs de miscellanées tels que Mexía et dont les rouages vont être, dès à présent, étudiés.
Une discontinuité orchestrée
Les marques du discontinu
Dans l’espace textuel figuéroen abondent les marques du discontinu. La variété mais aussi les ruptures thématiques en constituent d’intéressantes déclinaisons. Les deux derniers chapitres de El Pasajero qui prennent par moment des allures de catalogues offrent de multiples exemples de ruptures. En effet, certains conseils adressés à Isidro semblent s’enchaîner sans véritable lien logique avec les passages qui les précèdent. Ainsi, dans l’alivio X, le Docteur passe-t-il sans transition des relations avec les femmes à la nécessité d’assister à des banquets :
Siendo la honestidad y vergüenza el principal decoro y ornamento de las mujeres, debéis respetar y tener sobre la cabeza el honor de las honestas y vergonzosas, y más si son pobres, por no tener mejor alhaja para casarse que la buena opinión y fama.
Lo que no podréis huir del todo son los banquetes, usadísimos entre los de más calidad. No sé qué me diga en razón desto. Si os escusarédes, os tendrán por corto, por miserable y mal compañero; y así, si condecendiéredes, procurad sea raras veces, y que entonces no sucedan escándalos16.
Les locuteurs changent fréquemment de sujet sans qu’aucun indice, dans l’espace textuel, n’ait laissé pressentir de tels virages. L’absence totale de lien entre la fin du chapitre VIII et le début du chapitre IX est, en ce sens, assez remarquable. Le chapitre VIII de El Pasajero s’achève sur une série de compositions poétiques déclamées par les différents locuteurs, des compositions qui traitent quasiment toutes d’amour. Outre le fait de satisfaire un souci de variété formelle, ses compositions sont, par conséquent, en prise directe avec l’une des thématiques amplement abordée dans cette section de l’ouvrage. Néanmoins, il en va tout autrement pour la première intervention prise en charge par le Docteur au chapitre IX :
Doctor. Hállase perdida en estos tiempos aquella antigua prez de caballería tan observada en los pasados. Gozaba España entonces, si de menos riquezas y ostentación, de más valor y virtud. Hoy están totalmente puestas en olvido las obligaciones de noble: mas ¿qué mucho, si casi todos posponen al deleite y vicio el amor y temor de Dios, mediante cuyos dos efetos se alcanza en este mundo gracia y en el otro gloria?17
Le Docteur dresse un constat désabusé à propos de la société de son temps : une thématique qui n’entretient aucun lien avec l’amour. Toujours dans l’alivio IX, cette discontinuité se manifeste dans une intervention où, contre toute attente, le Docteur formule un premier conseil à propos de la conduite que se doit de tenir un noble :
Siendo la liberalidad hermana de la caballería (ya que ningún miserable podrá ser estimado jamás), el acto más generoso es, sin duda, el de la limosna18
Bien qu’en cohérence avec la demande formulée à plusieurs reprises par Isidro, ce premier conseil relatif à la charité est inséré sans que son interlocuteur (pas plus que le lecteur, par conséquent) n’en soit avisé au préalable. Compte tenu de la clarté d’exposition qui caractérise par ailleurs le discours du Docteur dans ses interventions à contenu plus théorique, ce manque de transition est assez remarquable. Le passage de l’alivio IX à X s’effectue sans que ne soit assurée une véritable transition. Toutefois, contrairement à ce qui a été signalé à propos de l’exemple précédent, l’absence de transition se justifie pleinement dans ce cas. En effet, l’intervention agacée d’un Isidro désireux d’obtenir des réponses à ses demandes apporte précisément le motif de ce changement de cap. Dès lors, la désorganisation apparente qui résulte de la réplique de l’orfèvre répond à des motivations en cohérence totale avec la fiction conversationnelle19. S’il est assez commun d’insister sur la fin proche de l’échange dans les dialogues, cette référence à l’échéance sert aussi pleinement l’insistance manifeste du personnage et l’absence de transition avec les points développés à la fin de la section précédente. Ce revirement est d’autant plus justifié qu’une intervention de don Luis avait déjà contraint le Docteur à repousser son exposé. Au-delà de cet alibi fictionnel, le texte cherche à renouer un contrat de vraisemblance avec le lecteur que ces changements de cap pourraient dérouter. Il s’agit d’exhiber le ‘défaut d’enchaînement’ pour mieux le masquer.
Le chapitre IX offre un dernier exemple révélateur du manque relatif de transition entre les thématiques à travers la question des femmes. Celle-ci est par ailleurs, amplement traitée dans le reste de l’œuvre et plus particulièrement dans l’alivio V où sont longuement abordées les thématiques connexes de l’amour et du mariage. Or, dans l’avant-dernier alivio, elle est à nouveau envisagée de manière très succincte :
Siendo la honestidad y vergüenza el principal decoro y ornamento de las mujeres, debéis respetar y tener sobre la cabeza el honor de las honestas y vergonzosas, y más si son pobres, por no tener mejor alhaja para casarse que la buena opinión y fama.20
Cette brève remarque ne présente aucun lien avec l’anecdote qui la précède immédiatement et qui met en scène un personnage qui avait pour habitude de se faire passer pour sot auprès de ceux qui ne le connaissaient pas21. Cette absence totale de lien est, en partie, compensée par la démarche globale dans laquelle s’inscrivent les deux derniers chapitres de El Pasajero, à savoir la formulation de conseils et de mises en garde sur la conduite à tenir à la Cour, qui constitue, en soi, un axe fédérateur. De la même manière, certaines techniques d’écriture ou de présentation des idées contribuent à l’harmonie ou tout au moins à la cohérence de l’ensemble. C’est le cas notamment de la stratégie qui consiste à décrire un usage avant de le vilipender qui va souvent de pair avec un autre trait récurrent : présenter un conseil comme superfétatoire au regard de la conduite exemplaire que manifestent les interlocuteurs. La citation suivante illustre la mise en application de ce procédé chez Figueroa :
Algunos juzgan por dicha carecer del conocimiento de grandes ministros, pareciéndoles viven con más quietud cuanto más distantes de su presencia. No apruebo semejante opinión; antes siguiera la contraria, así por lo que es posible suceden en la propia persona (quién es tan justo que no pueda incurrir en algún delito?) como en la autoridad y crédito que conviene tener para favorecer a otros.22
Cette pratique n’est certes pas une spécificité de l’œuvre de Figueroa mais bien un élément que l’on retrouve dans d’autres ouvrages de l’époque et qui est en totale conformité avec les exigences d’urbanitas qui président à ce type de situation d’interlocution.
L’espace textuel figuéroen se caractérise par une indéniable variété thématique et par l’absence de transition entre certaines sections. Toutefois, El Pasajero offre également l’illustration parfaite de la fonction fédératrice que peut jouer cette discontinuité.
Un édifice textuel savamment agencé
Entre aléatoire et construction
El Pasajero se caractérise indéniablement par une oscillation perpétuelle entre discontinuité et continuité, discontinuitéque le Docteur pointe lors d’un échange un peu houleux avec Don Luis :
Doctor. Vengan muy enhorabuena, ya que todos mis rodeos y digresiones no son bastantes para que dejéis de sacar al teatro de mi ignorancia vuestras discreciones.23
L’emploi des termes “rodeo” et “digresión” qui renvoient explicitement aux différents excursus que connaît le discours est éloquent. En réalité, cette pratique étendue de la digression se manifeste à tous les niveaux du texte même si les passages susceptibles d’être rapprochés ne sont pas forcément dans une proximité immédiate. Certains savoirs semblent effectivement intégrés de manière aléatoire. Cet élément permet de réaffirmer l’importance du motif du passage dans la structuration de l’œuvre et c’est certainement au lecteur d’effectuer lui-même les rapprochements. Les liens entre matière érudite et vécu des personnages ne sont pas forcément évidents dans El Pasajero. La proximité idéologique ne se matérialise pas par une proximité dans l’espace textuel mais passe, le plus souvent, par une reprise dans un autre passage de l’œuvre qui permet d’instaurer des ponts. La présence de digressions et de détours, aussi bien dans les passages narratifs que dans les excursus plus théoriques ou érudits, est indéniable. Néanmoins, le texte abonde de structures qui permettent au discours de reprendre son cours normal. C’est ainsi qu’il convient d’interpréter la présence de certains éléments textuels tels que “Prosiguiendo, pues, lo comenzado”24 qui répondent à un souci de cohérence. Tantôt, ces retours au propos initial résultent d’une initiative du locuteur lui-même après avoir intégré une digression de son propre chef, tantôt ils émanent d’une demande des interlocuteurs désireux de connaître la suite d’un récit par exemple comme on peut clairement l’observer dans les exemples commentés ci-dessous :
Un riesgo sólo corre esta determinación, y es que los superiores conceden de mala gana licencia para la impresión destos libros, y, si va a decir verdad, muévense con justísima causa, por haberse publicado algunos merecedores de hoguera.25
Les conditions d’impression d’un ouvrage constituent le fil conducteur qui assure la cohérence de ce passage. L’évocation de la sévérité qu’auraient méritée certains ouvrages publiés indûment débouche d’abord sur un éloge de Garcilaso et de Camoes puis sur une critique des hommes de lettres de l’époque. Cette mise en accusation s’éloigne bel et bien du sujet de conversation initial. Le personnage lui-même le confirme d’ailleurs :
Mas volvamos a cobrar el hilo de lo que íbamos diciendo.26
La volonté de satisfaire la cohérence du discours, ou tout au moins de ne pas trop s’éloigner de la question première n’est pas l’apanage du seul locuteur. Le retour au thème initialement traité incombe parfois aussi à l’auditoire. Ces rappels à l’ordre peuvent intervenir lorsque les autres personnages demandent au narrateur du moment de reprendre le cours de l’histoire. A titre d’exemple, on citera le récit de l’emprisonnement du Docteur à Cuéllar où le cours de l’histoire est interrompu à la suite d’un commentaire de don Luis :
Destos y otros daños carecía mi amado conducidor siendo visitado de mí por instantes: de modo que con razón se podía decir de mí lo que de un caballerizo de cierta titular, que presumía ser posible engordar con industria las bestias.27
L’anecdote qui met en scène une femme noble s’étend sur près de deux pages28 et ne prend fin que lorsque le Maître, soucieux de connaitre le dénouement, intervient :
Maestro. Sepamos qué fin tuvo la deslumbrada prisión de Cuéllar, y qué salida pudo dar aquel juez de tan gran yerro. Porque si fuese lícito prender por simple denunciación de cualquiera, no corroborada con otros indicios y circunstancias, nadie pasaría seguro de muchas molestias, y más si tuviese enemigos.29
Dans El Pasajero, l’information est distillée à travers différents extraits. Là encore, une étude consacrée à la double thématique Guerre-Justice s’avère pertinente pour notre propos. Le phénomène de reprise ne se limite pas, dans ce cas, aux seules lignes initiales de l’alivio VI. Cette double thématique est mentionnée dans le chapitre V et fait l’objet d’une reprise au début du chapitre VI puis plus loin dans cette même section :
Paréceme que no tenemos en mal punto los dos requisitos del buen gobierno: guerra y justicia; resta ahora tocar brevemente el de provisión, no menos importante que los dos primeros.30
Les similitudes de construction entre ces trois extraits attestent de la minutie dont fait preuve l’auteur dans la structuration de l’ensemble. La transition entre les chapitres V et VI repose, par conséquent, sur une reprise thématique mais aussi sur une réutilisation des techniques d’exposition. Le renvoi consiste donc ici à exploiter à nouveau l’un des axes annoncés dans l’exposé érudit. L’effort de structuration du propos est présent dans les autres œuvres de Figueroa sous une forme moins aboutie. Dans Pusílipo, le panégyrique du Vice-Roi revient de façon presque obsessionnelle et constitue indéniablement un moyen de s’attirer les faveurs des puissants mais il confère aussi une forme d’homogénéité à l’œuvre. Par son entremise, le texte se voit indubitablement doté d’un axe fédérateur. L’effort de structuration du propos, mis en œuvre dans El Pasajero, est également perceptible dans Varias noticias. En dépit de l’apparente désorganisation de l’espace textuel, un effort de mise en cohérence du discours est indéniablement fourni. Le début du chapitre VII constitue en ce sens un exemple tout à fait intéressant :
Variedad Sétima.
El otro extremo falta por referir, sucedido tras el feliz Imperio de Otaviano, apuntado arriba, y casi olvidado con la pasada digresión.31
Le discours précédent est effectivement réamorcé. Finalement la question d’Octavien a été négligée dans le chapitre précédent puisqu’au chapitre VI la dernière référence remonte à la page 149 :
Según esto falta tocar ahora la declinación del feliz gobierno de Otaviano, puesto que todo padece mudanza.32
Le sujet a bel et bien été laissé de côté pour traiter d’autres questions. C’est pourquoi, il est repris au début du chapitre suivant.
Dans El Pasajero, les mécanismes ne sont pas repris de manière systématique au début de chaque section à la différence de ce que l’on peut observer chez d’autres auteurs dont les œuvres mêlent érudition et narration. Liñán y Verdugo, par exemple, veille lui aussi à ménager des transitions entre les différentes sections dont se compose son œuvre. Chez l’auteur de la Guía, le lecteur identifie sans aucun doute le passage d’un conseil à l’autre de façon plus évidente car la construction même de l’œuvre répond à une structure plus compartimentée. Au-delà de la distinction nette qui se manifeste entre avisos et novelas, le lecteur constate une reprise plus systématisée des avertissements précédents33. Dès lors, les transitions revêtent un caractère plus artificiel. La reprise de la teneur de l’avertissement précédent n’est pas toujours explicitement formulée ; il ne peut s’agir parfois que d’une simple référence à la formulation d’autres conseils. On pourra citer, à titre d’exemple, le début de l’Aviso segundo de la Guía :
Una de las cosas – prosiguió el Maestro – de más consideración y en que primero ha de poner los ojos después de haberse hospedado el forastero es en mirar a quién admite a su amistad y con quién comienza a comunicar familiarmente.34
L’expression mise en relief dans la citation ci-dessus est un rappel évident du premier conseil adressé aux nouveaux arrivants à la Cour : “Donde se le enseña y advierte al forastero recién venido a la Corte el peligro que corre en el tomar posada en ruin vecindad.”. Or, on retrouve exactement le même mécanisme mis en pratique au début de l’aviso tercero35 :
Ha ponderado tan bien – prosiguió el Maestro – el peligro de las malas y ruines amistades don Antonio, que confieso que me deja satisfecho.36
La lisibilité des transitions tient au fait que les conseils et les narrations chez Liñán y Verdugo sont resserrés autour d’une seule thématique : la formulation de conseils destinés aux nouveaux venus à la Cour. En ce sens, la Guía se distingue de El Pasajero qui développe de multiples thématiques. Chez Figueroa, l’absence de systématicité s’apprécie clairement dans les différentes modalités de passage d’un alivio à un autre. En effet, entre les chapitres I et II, comme on l’a montré, il existe une connexion manifeste puisqu’il existe un rapport de subordination très net entre la dernière intervention du Docteur et la première intervention d’Isidro. Ce dernier vient en quelque sorte apporter la preuve par l’expérience de ce qu’affirme, dans un excursus plus théorique, son interlocuteur à la fin de l’alivio I. De la même manière, il existe entre les alivios II et III un lien direct, les premières leçons de poétique formulées par le Docteur étant complétées dans cette nouvelle section. Dès lors, il ne s’agit plus d’un rapport de subordination mais bien de coordination. La continuité entre ces deux chapitres passe aussi par le personnage de don Luis à qui revient l’initiative de clore le chapitre II mais aussi celle de prendre la parole au chapitre suivant ainsi qu’on peut l’apprécier dans les citations ci-après :
Citation n°1 : dernière réplique de l’alivio II
Don Luis. Con cuanto advertís me dejáis por estremo obligado; mas por lo menos un libro, es imposible escusarle.37
Citation n°2 : première réplique de l’alivio III
Don Luis. En la siesta pasada deprendi el modo de componer un libro; fáltame por saber ahora el estilo que tengo de seguir en la comedia.38
Dans la seconde citation, don Luis fait la synthèse de ce qui a déjà été abordé au chapitre précédent et annonce les points qui restent à traiter.
En d’autres occasions, il s’appuie plutôt sur des éléments de la biographie de l’un des locuteurs comme c’est le cas entre les chapitres III et IV. Un nouveau cas de figure se présente à travers les alivios III et IV puisqu’à l’inverse de ce qui a été observé entre les chapitres I et II, le Docteur rebondit sur le récit autobiographique qui s’est achevé quelques pages plus tôt pour enchaîner sur un développement plus théorique consacré à la question des sermons :
Doctor. Paréceme haber entendido en lo último de la relación pasada habíades ya comenzado el grande y apostólico ministerio de predicador39.
Par l’expression “en lo último de la relación pasada”, c’est un passage précis de l’alivio III qui est convoqué et qui se situe précisément dans les dernières lignes du récit autobiographique de l’homme d’Église :
Llegose ocasión de oponerme a un beneficio, tenue, por ser de corto lugar. Diéronmele, según voz, de justicia; negocio que pudo ser, por carecer de todo favor. De aquél pasé a otro de más provecho, por sus muchos feligreses, entre quien solté la voz en púlpito la primera vez.40
L’évocation, au chapitre III, de la voix mais aussi de la chaire (“púlpito”), comme espace associé au prêche trouve indéniablement un écho dans l’utilisation du vocable “predicador”. La mention faite de la fonction qu’assume le Maître sert en quelque sorte de prétexte à l’introduction d’une demande spécifique du Docteur :
Doctor. (…) Quisiera, pues, que para mi utilidad, antes para apartar de mí cualquier escrúpulo, me hiciera vuestra lengua capaz del método y arte digno de ser observado en este linaje de oración.41
La requête du letrado débouche sur une série de conseils et d’avertissements formulés par le Maître. Ces deux passages de l’alivio IV, assez proches textuellement, sont néanmoins séparés par un bref échange entre les deux meneurs de l’interaction sur les égarements des hommes d’église et notamment sur une diatribe assez commune contre les prêtres incultes. Qui plus est, il est intéressant de constater que cette mise en accusation vienne introduire une des multiples marques d’érudition incluses dans El Pasajero.
Il ne semble pas y avoir, à première vue, de véritable lien entre la fin du chapitre IV et le début du chapitre V. En effet, le chapitre IV se clôture sur une évocation compatissante de la condition des galériens et don Luis reprend la parole au chapitre suivant, désireux de voir à nouveau la Poésie au cœur de la conversation. Si l’essentiel de l’Alivio V est consacré aux questions amoureuses et sociétales et/ ou politiques, on ne saurait négliger le rôle décisif qu’y joue la littérature et ce, malgré les réticences du Docteur. Au niveau textuel, cette reprise thématique se manifeste par le recours à des expressions signifiant la continuité, la réitération :
Citation n°1 : alivio V
Doctor. (…) Sólo de versos querríades tratar siempre. Ya os signifiqué al principio no ser esta materia de ganancia ni reputación; y apenas da lugar un oído al advertimiento, cuando se abre el otro para excluirle de la memoria. (…)
Don Luis. ¿Todavía no desamparáis el primer tema?42
Par les expressions “al principio” et “el primer tema”, les personnages convoquent explicitement des réflexions menées plus tôt au cours de l’interaction. Par l’expression “alprincipio”, le Docteur se rapporte clairement au fragment tiré de l’alivio II où il invite Don Luis à renoncer à cette activité qui ne peut lui causer que du tort. L’usage de cette expression est des plus intéressants dans la mesure où le texte joue sur la pluralité des référents : en effet, ce substantif renvoie les interlocuteurs à l’étape initiale de l’échange, mais pour les lecteurs, il constitue une référence aux premières pages du dialogue en tant qu’ouvrage. Il ne semble pas non plus hasardeux d’y lire, dans un troisième niveau d’analyse, une allusion au début du voyage. A travers la dématérialisation du voyage, le chemin physique, dont la fonction reste anecdotique, se voit supplanté par un autre chemin nettement plus important. Il s’agit du chemin du discours entendu comme conversation ou comme raisonnement déployé à des fins argumentatives. L’échange entre don Luis et le Docteur enserre donc bel et bien une référence aux propos tenus par le Docteur, au cours de l’alivio II, après que le jeune don Luis a exprimé sa passion pour la Poésie :
Citation n°2 : alivio II
¡Cuán cierta ruina os promete una y otra pasión! (…) Soy, pues, de opinión os desviéis con todo cuidado de lo que por ningún caso ocasiona utilidad ni reputación.43
La reprise à l’identique du substantif “reputación” ainsi que l’emploi du terme “utilidad” qui possède un sens très voisin du substantif “ganancia” (cf. citation n°1), sont autant d’indices de la parenté sémantique et idéologique qui unit ces deux extraits situés respectivement dans les chapitres II et V (cf. citations n°1 et 2). Ces deux expressions renvoient, qui plus est, à l’agencement des arguments et au moment de l’interaction où ceux-ci ont été formulés. De la même façon, le terme “advertimiento” exprime la formulation de conseils. Dès lors, ces trois éléments peuvent être lus comme autant de transgressions des frontières entre la fiction et le réel dans la mesure où chacun d’entre eux peut aussi bien se référer à la conversation qu’au texte en lui-même. On peut donc y voir une forme de métalepse dans la mesure où les personnages renseignent leurs interlocuteurs mais aussi le lecteur sur les connexions qui existent entre les différents éléments constitutifs de l’ouvrage. De fait, ces deux commentaires de don Luis et du Docteur réaffirment le statut pasajero : les acteurs de la fiction pointent les liens entre les phases de leur conversation. À un niveau méta-fictionnel, les liens d’un passage de l’œuvre à un autre sont également signalés. C’est un procédé dont l’utilisation se file tout au long de l’échange puisqu’on en trouve une dernière manifestation à la fin de l’alivio VIII lorsque le Docteur s’exclame :
Doctor. ¿Es posible que aún no desistís de Igual (sic) tema? Entendí teníades ya olvidados los versos, y sacáislos al presente en público, para que hagan oficio de montante en lo que pensábamos decir? Convendrá, señor Isidro, si queremos tener quietud en lo de adelante, complacer a don Luis en lo que pretende.44
La question rhétorique qu’adresse le Docteur à son jeune interlocuteur entre en résonance avec l’interrogation formulée par ce dernier et qui vient d’être commentée : “¿Todavía no desamparáis el primer tema?”45. Outre la nature interrogative de chacun de ces deux énoncés, il convient de signaler des jeux intéressants de répétition et de synonymie qui assure la cohésion de l’ensemble. En effet, la similitude la plus évidente est la reprise du substantif “tema” que l’on retrouve à l’identique dans les deux questions. De plus ; les deux adverbes de temps “todavía” et “aún” assurent la continuité entre ces deux passages. Enfin, les verbes desistir et desamparar46 renvoient tous deux à l’entêtement que manifestent les deux locuteurs en restant campés sur leur position initiale. Par leur entremise, ce sont aussi la confrontation d’idées et la notion de débat qui sont replacées sur le devant de la scène ; un débat où elles trouvent pleinement leur place compte tenu de la nature dialoguée du texte. En plus d’assurer des transitions entre les alivios de El Pasajero, les différentes sollicitations de don Luis participent également de la caractérisation de ce personnage : la représentation que se forge le lecteur de don Luis est celle d’un personnage impétueux, impatient, insistant. Le comportement excessif du jeune homme trouve une explication dans un indice que celui-ci avait énoncé très tôt au cours de l’échange :
Concluyo con afirmar que en lo discurrido hasta aquí de mis años sólo tuve por inclinación amor y poesía, viniendo a ser melancolía para mí lo que no tratare desto.47
La place occupée par cette phrase dans le récit autobiographique du jeune est lourde de signification puisque c’est en ces termes que la narration de don Luis se clôt. La confrontation entre cette dernière phrase et l’intervention du chapitre VIII laisse, là encore, entrevoir des similitudes entre deux expressions :
Expression n°1 : “viniendo a ser melancolía para mí lo que no tratare desto.”
Expression n°2 : “ha un siglo que las tenemos olvidadas, siendo el mayor tormento que en el mundo puede haber para mí.”
Ces deux expressions mobilisent non seulement des éléments lexicaux mais aussi des constructions grammaticales similaires. On retrouve dans chacune des propositions une forme gérondive ainsi que le complément d’attribution “para mí”. De la même manière, on décèle aisément les convergences sémantiques entre “lo que no tratare desto” et “ha un siglo que las tenemos olvidadas”. Enfin et surtout, les connexions lexicales entre “melancolía” et “el mayor tormento” sont évidentes. Outre la tendance à l’emphase caractéristique des propos du jeune homme, on identifie une gradation dans ses dires. En effet, au seul substantif utilisé dans la citation initiale vient se substituer tout un groupe nominal dans la composition duquel intervient, de surcroît, un superlatif. La souffrance éprouvée par le jeune homme semble donc se concrétiser au niveau de l’espace textuel qui est envahi, à l’instar de don Luis, par ces sentiments négatifs. La forme semble épouser le fond.
Le statut pasajero du texte figuéroen est donc assuré par des mécanismes d’enchaînement des idées dans l’espace textuel. Chez Figueroa, ces renvois connaissent un enrichissement substantiel dans la mesure où, par leur truchement, certains éléments de la caractérisation des personnages sont réaffirmés. C’est pour cela qu’il convient de se demander si, outre les différents systèmes de renvois qui viennent d’être analysés, on ne peut pas identifier dans le texte d’autres mécanismes qui reposent également sur les motifs du passage et de ‘l’entre-deux’.
L’oscillation entre des pôles opposés
Afin de mieux percevoir les spécificités du texte figuéroen en termes de structuration du propos, il s’est une fois de plus avéré intéressant de confronter les articulations déployées par Figueroa et celles mises en œuvre par certains de ses contemporains dans des ouvrages comme Noches de invierno ou Guía y avisos. L’intérêt d’une telle mise en regard n’a pas échappé à Jesús Gómez. Celui-ci signale, à juste titre, que chez Eslava, ce sont les narrations qui débouchent sur les réflexions plus théoriques là où chez Liñán y Verdugo, la réflexion théorique précède systématiquement le récit qui sert d’illustration au propos défendu dans l’aviso :
Los diferentes relatos sirven para introducir la discusión teórica como en las Noches de invierno o para ejemplificarla en ocasiones con propósito satírico como en la Guía y aviso.48
Là encore, le cas figuéroen se définit par une absence de systématicité : dans El Pasajero, les deux cas de figure alternent. Tantôt l’expérience ou le récit dévie vers une réflexion, tantôt la réflexion est suivie d’une narration qui a pour fonction de la vérifier par l’expérience. Si Jesús Gómez fait remarquer cette spécificité figuéroène, en revanche, il n’a pas mesuré que celle-ci s’inscrivait dans une stratégie d’écriture bien plus vaste qui érige ‘l’entre-deux’ en élément de structuration. En ce sens, il est tentant de rebondir sur l’interprétation que Gómez fait des intentions respectives d’Eslava et de Liñán et d’ajouter que Figueroa offre la synthèse de ces deux projets. Une telle lecture est d’autant plus séduisante compte tenu de la date de publication de chacune de ces œuvres puisque Noches a été publiée en 1609 et la Guía en 1620. Dès lors, El Pasajero semble jouir d’un statut de charnière ou pour filer la métaphore utilisée par Figueroa, de lieu de passage. Parmi les conseils formulés par le Docteur, celui-ci invite Isidro à ne pas reproduire le comportement adopté par certains de leurs contemporains à l’égard des membres de l’Église :
Una cosa se me ofrece decir, que, si bien en vos parecerá, por vuestra virtud, superflua, debría generalmente ser abrazada de todos, y en particular de los nobles. Ésta es la honra y respeto que se debe hacer y tener a los sacerdotes y religiosos.49
Un principe qu’il s’empresse de faire suivre d’une série d’exemples qui viennent corroborer son point de vue. Le premier de ces exemples reste très général puisqu’il concerne un noble qui n’est identifiable qu’à travers son titre de noblesse :
Notables descuidos he visto cometer en razón desto a grandes señores. Admirome cierto día ver hablar a un titulado con su capellán, permitiendo tuviese el bonete en la mano. Tanto más abominé acto semejante, cuanto supe después ser estilo de su altiva y soberbia condición no dejarle cubrir en su presencia.50
Dans les deux exemples qui suivent, il est fait appel à deux personnages historiques dont l’identité est explicitement mentionnée ; le premier d’entre eux est le comte de Lemos :
En razón desto, no ceso de loar al conde de Lemos, padre del que hoy es meritísimo presidente de Italia. Siendo virrey de Nápoles, en audiencias públicas y secretas no dejaba decir palabra a cualquiera que trujese hábito clerical, hasta saber si era de misa, o se hallaba con órdenes sacros. Hacía se cubriese en sabiendo que los tenía. Respondíale con amorosas y corteses palabras, mandándole despachar brevemente.51
Le dernier exemple exploité par le Docteur met en scène le conquistador Hernán Cortés :
Ya es común y sabida de los más, a este propósito, la ejemplar y cristiana costumbre de aquel valeroso español Hernando Cortés, milagroso conquistador de México. Arrojábase del caballo en encontrando algún sacerdote, y prostrado a sus pies, besaba sus vestidos. Dejaba con la frecuencia desta sumisión y humildad atónitos a los indios, y sobremanera obedientes y devotos de tales hombres, a quien tenían por deidades. El peor déstos (estoy por decir) es mejor que el más perfeto secular, por la ocasión que tiene de levantarse al paso que cae.52
L’intervention du Docteur est intéressante à plusieurs égards. Cette citation illustre encore une fois l’oscillation perpétuelle entre différents pôles qui structure l’œuvre. A travers les trois exemples qui sont introduits, sont mobilisés aussi bien le pôle négatif (“un titulado”) qui est décrié que le pôle positif qu’il convient de prendre en modèle (le comte de Lemos et Hernán Cortés). En prenant pour référence Hernán Cortés, le texte convoque un des symboles de la colonisation de l’Amérique qui est, de fait, érigé en symbole de la grandeur de l’Espagne de Charles Quint. Le même constat peut être dressé à propos du comte de Lemos dont la figure est également rattachable à cette étape florissante de l’Histoire de l’Espagne. À travers l’évocation de ce passé glorieux, c’est aussi probablement l’image d’une noblesse qui tenait son rang que le texte convoque ici.
Cette oscillation entre deux pôles opposés coïncide, en outre, avec les théories développées par Emilietta Panizza53 et plus récemment par Jesús Gómez54 sur le rôle charnière du texte figuéroen dans la caractérisation du courtisan. Les deux philologues ont effectivement identifié des traits qui tendent à rattacher l’œuvre de Figueroa aussi bien au texte fondateur de Castiglione qu’aux écrits de Gracián. En ce sens, la citation qui vient d’être commentée est représentative de la fusion de ces deux tendances dans la mesure où à travers les trois exemples figurent à la fois la conduite idéale et celle à proscrire. À travers l’évocation de nobles modèles, le discours s’inscrit plutôt dans la veine de Castiglione qui prétendait ériger un courtisan idéal. En revanche, l’insistance sur les écarts de conduite est un élément que l’on retrouve chez Gracián. En ce sens, la définition qui est proposée du cortesano dans El Pasajero témoigne largement de l’évolution de ce paradigme. Ce phénomène se manifeste plus particulièrement à travers la thématique courtisane mais cette oscillation est mise en application à travers bien d’autres thématiques. Ainsi, la dénonciation de certaines erreurs permet-elle de reconstruire en sous main l’idéal qu’il convient de suivre. Ce constat est observable à travers le traitement de la thématique littéraire notamment. Les différents portraits des mauvais hommes de lettres dessinent en filigrane un idéal. Mais là encore, point de systématicité dans le traitement puisque, à l’inverse, le discours laudatif permet d’identifier des reproches qui s’expriment non plus de manière directe mais sont plutôt sous-entendus. L’étude de la thématique littéraire s’avère porteuse à travers le portrait élogieux de Luis Carrillo. L’évocation répétée de ses qualités portent en germe la mise en accusation de quiconque n’adopterait pas le même comportement :
Doctor. (…) Calidades tan raras y perfetas, que hoy se veen en tan pocos, y que en él abundaban con tanto estremo, pueden dignamente servir de ejemplar (…)55
L’oscillation entre deux pôles opposés est ici synthétisée dans un seul énoncé au sein duquel les jeux d’oppositions jouent une fois de plus une fonction déterminante. Dans le discours du Docteur, l’expression “que hoy se veen en tan pocos” est encadrée par les références aux multiples qualités que réunissait, selon lui, son ami. Cet énoncé, assez bref, permet d’apprécier encore une fois l’art littéraire de Figueroa dans la mesure où l’extrait est structuré par un jeu autour du caractère exemplaire et unique de Carrillo et l’unanimité des jugements émis à son sujet :
No me obliga la afición a detenerme en sus alabanzas, por saber con certeza fue su valor tenido por único en opinión de todos.56
À ce propos, on soulignera l’habile synthétisme de la formule finale “único en opinión de todos” par laquelle le texte met, à nouveau, en exergue le caractère exemplaire de Carrillo qui était déjà insinué à travers l’utilisation de l’adjectif “ejemplar”. L’emploi conjoint des champs lexicaux de la perfection et de la rareté mais aussi celui de la complétude participe à la création de ce portrait idéal. L’inventaire des qualités de ce modèle présenté comme unique pose irrémédiablement la mise en accusation du pan restant de la société qui se voit dépourvu de points positifs.
L’espace textuel figuéroen se caractérise par de multiples formes d’oscillations qui se manifestent non seulement dans l’agencement des exposés théoriques et des exempla mais aussi dans l’élaboration du message que, bien souvent, le lecteur doit deviner en filigrane. Ces différents mécanismes accordent une place privilégiée aux oppositions ainsi qu’aux alternances. Ils offrent également une nouvelle variante du motif de ‘l’entre-deux’ dont la prégnance a déjà été pointée à bien des niveaux. En outre, dans El Pasajero, l’écriture de ‘l’entre-deux’, permet d’associer des éléments de natures très diverses, ou au contraire de nature analogue mais présentés en des passages éloignés de l’espace textuel. Dans les exemples antérieurs, les mises en rapport soulignent la rupture, la discontinuité. On va à présent étudier comment ces mises en rapport vont également signifier la continuité puisque sur le plan étymologique, le texte est un “tissu”. Il s’agit d’un élément mentionné par Roland Barthes dans sa définition :
(…) c’est un tissu mais alors que précédemment la critique (seule forme connue en France d’une théorie de la littérature) mettait unanimement l’accent sur le “tissu” fini (le texte étant un “voile” derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile. L’amateur de néologismes pourrait donc définir la théorie du texte comme une “hyphologie” (hyphos, c’est le tissu, le voile, la toile d’araignée).57
Or, comme on va le montrer, dans El Pasajero, la continuité se trouve dans le tissage du texte et non pas dans ses coutures.
Les mécanismes de glissement au service de la continuité
De l’ermitage au récit de l’anachorète
On a déjà pu apprécier comment l’introduction, à première vue, aléatoire de matériaux littéraires variés contribue à l’harmonie de l’ensemble. De la même façon, certains indices sont intégrés dans le texte pour préparer des développements plus conséquents. Si certains se manifestent de manière assez diffuse, leur présence, dans l’espace textuel, n’en est pas moins indéniable. L’allusion faite à la ermita de Nuestra Señora del Henar dans le récit autobiographique du Docteur, au chapitre VI, fait partie de ces indices. L’évocation de ce lieu de culte prépare en quelque sorte l’introduction, quelques pages plus loin, de la figure de l’ermite dont la fonction centrale, dans l’œuvre, a déjà été abordée dans le présent travail :
Convidome la disposición del sitio a detenerme un rato, templando el rostro con la frescura de las aguas. Antes de todo, hice oración en la iglesia, abierta de par en par, y sentí al hacerla no sé qué de íntima compunción; como que allí dentro se ocultase algún gran misterio. Quedárame a vivir siempre en aquella soledad, si a mi elección estuviera: tan crecida fue la devoción que cobré a la imagen de quien tomaba la ermita nombre. Allí dejé el alma al partirme, y en mucho tiempo ni perdí de la memoria el lugar ni se apartó del corazón el cariño.58
On note, dans ce passage, une accumulation d’expressions qui disent les sentiments qu’éveille la découverte de Nuestra Señora del Henar chez le Docteur. L’emploi du substantif “cariño” placé en fin d’énoncé est, en ce sens, particulièrement révélateur mais d’autres expressions, comme “devoción” par exemple, sont accompagnées des formes superlatives (“tan crecida”) qui donnent à l’extrait une tonalité nettement emphatique. Deux autres constats s’imposent à propos de cet extrait. Dans la description de Notre Dame de l’Henar, l’accent est mis sur “la frescura de las aguas”, élément topique de l’évocation des locus amœnus, procédé qui réaffirme la prégnance des codes littéraires dans la caractérisation des lieux évoqués dans El Pasajero. Au-delà de cette parenté sémantique/ thématique, le personnage adopte un comportement similaire dans ces deux extraits. Au chapitre VI, le Docteur explique qu’il aurait souhaité rester à Nuestra Señora del Henar mais il ajoute que ses obligations l’ont contraint à quitter cet espace de recueillement59 :
Sin duda era aquella mi vocación, y allí parece quería el Cielo esperase el punto de pagar lo que se debe a la tierra; mas de contino se elige lo peor, escluyendo lo que está más bien. Fuera de que, muchas veces, apretadas ocasiones y urgentes necesidades detienen la voluntad dentro de su deseo, atando las manos a la ejecución.60
Sa déclaration d’intention doit certainement être lue avec prudence puisque, au chapitre suivant, le Docteur reprend exactement la même argumentation pour repousser l’offre de l’ermite qui lui propose de rester à ses côtés. La confrontation de ces deux extraits laisse apparaître d’évidentes ressemblances :
Combátenme profundas melancolías en viéndome solo, y diviértolas en gran manera con la conversación. (…) He tenido a suma dicha reconocer en vos un perfeto anacoreta, un acérrimo despreciador de las riquezas del mundo, a quien, mientras viviere, no perderé de la memoria, para quererle y venerarle61.
Au-delà de l’indéniable parenté idéologique62 entre le lieu évoqué dans l’alivio VI (“ermita de Nuestra Señora del Henar”) et le statut d’ermite du personnage rencontré par le Docteur au chapitre VII (“ermitaño” // “anacoreta”), ces deux extraits mobilisent des champs lexicaux similaires : celui de la solitude (“soledad” // “solo”) et celui du souvenir que l’on retrouve à travers l’utilisation répétée de l’expression “perder de la memoria”. Néanmoins, le Docteur fait finalement le choix, dans un cas comme dans l’autre, de quitter ces deux espaces traités selon une tonalité élogieuse.
En dépit de leur éloignement relatif, ces deux épisodes présentent d’indéniables connexions thématiques et lexicales qui permettent de déceler des ponts entre les chapitres V et VI de El Pasajero. Mais l’espace textuel figuéroen noue également en sous-main des liens entre des sujets nettement plus disparates comme la littérature et la société ou l’amour. Il convient donc à présent d’analyser comment s’opère le glissement de l’une vers l’autre.
Des glissements en cascade
Même si ce n’est pas un phénomène exclusif de cette section, le chapitre V offre un exemple intéressant de glissements en série dans la mesure où il y est tour à tour question de littérature, d’amour et de politique. Ces glissements multiples s’effectuent au chapitre V, soit au cœur même de l’œuvre composée, on l’a vu, de dix alivios. L’alivio V constitue un point de basculement d’une phase de l’échange à un autre. Il assure le passage entre les deux grands mouvements de l’œuvre. Le premier volet réunit des questions centrées autour de la littérature et les récits autobiographiques de trois des locuteurs, Isidro, don Luis et le Maître. Le second grand volet, quant à lui, regroupe trois récits de vie (celui du Docteur et ceux de l’ermite et de l’aubergiste militaire) mais aussi des considérations sur les usages que tout candidat au titre et au statut de courtisan se devrait, de respecter. Dans cette seconde phase de l’œuvre, la thématique littéraire ne disparait pas de l’espace textuel mais elle y est traitée selon une autre perspective, celle de la mise en pratique.
Mais on peut identifier d’autres glissements dans ce chapitreV : le début de l’échange est consacré à la littérature amoureuse puis le discours évolue vers la sphère de l’amour en général, c’est-à-dire par-delà ses liens avec la littérature :
Citation n°1 : étape 1
Don Luis. Para haber manifestado la entrañable afición que tengo a la Poesía, poca merced recibe en las horas que tras el reposo nos toca conversar y discurrir. Favorezcamos, os ruego, a las que con su festividad son gozo del mundo, deleite de toda aflicción y alegría de la mayor tristeza.63
Citation n°2 : étape 2
Don Luis (…) Serán los primeros catorce liras amorosas, como catorce corderillas, en que represento algunas tiernas pasiones: apercebíos; que ya trato de ponerlas en la estacada.64
Citation n°3 : étape 3
Don Luis. No, sino aguardar a que el íntimo dolor ahogue al enfermo de pasión amorosa.65
Le glissement d’une thématique à l’autre est effectivement nettement perceptible dans l’usage des expressions “Poesía” [étape 1], “catorce liras amorosas” [étape 2] et enfin “pasión amorosa” [étape 3], la création littéraire étant précisément ce qui permet la fusion entre les deux thématiques66. Ce que nous appelons la poésie lyrique et que les auteurs du XVIIe siècle avaient du mal à définir en tant que genre était lié à l’expression des sentiments en général et du sentiment amoureux en particulier. Ce phénomène dépasse le cadre du chapitre V puisque on retrouve ces thématiques dès les alivios II et III. Elles apparaissent déjà de manière conjointe dans l’alivio II à travers le récit autobiographique de Don Luis. Mais il y a davantage encore. Ces deux thèmes faisaient leur apparition dans l’espace textuel dans l’ordre inverse à celui du chapitre V. Don Luis s’éprend de Celia, il décide de lui faire part de ses sentiments en lui écrivant et après le dénouement malheureux de ses amours le jeune homme choisit de s’adonner à la littérature :
Citation n°1 : étape 1
Don Luis. (…) Eran hasta allí mis imaginaciones y pensamientos una idea sin forma, un caos confuso; a ninguna cosa me hallaba particularmente inclinado, cuando, sin pensar, me dejó sin pulsos aquel fuerte contrario, aquel valeroso combatiente que llaman Amor. Venciome, al fin, en virtud de pocos años y mucha hermosura.67
Citation n°2 : étape 2
Don Luis. (…) En suma, me determiné a escribirle; mas sobrevinieron algunas dificultades sobre si había de expresar mis sentimientos en verso o prosa. No me salía la prosa del alma; el verso, sí. Deseaba esplicar mis amorosos concetos con su dulzura y sonoridad; mas no sabía cómo, por no los haber hecho jamás.68
Citation n°3 : étape 3
Don Luis. Con todo, determiné durase el sentimiento lo que la vida, sirviéndome la poesía para su expresión.69
D’aucuns pourraient arguer qu’en réalité, “poesía” et “amor” restent associées dans la dernière étape de son récit. Cependant, un glissement se produit indéniablement entre les étapes 2 et 3. Dans l’étape 2, il y a une fusion entre les deux thématiques : le personnage est épris de sa bien aimée et la littérature permet à Don Luis d’exprimer ses sentiments. Mais dans l’étape 3, l’expérience de l’amour n’est plus authentique puisque la relation entre les deux amants a pris fin. Comme le personnage l’explique lui-même, sa Poésie devient l’outil qui lui permet de faire perdurer cet amour. Dans la suite de ses interventions, les projets de productions littéraires du jeune homme ne sont plus directement en prise avec la littérature amoureuse.
La confrontation avec le traitement qui est fait des rapports entre Poésie et Amour que ce soit dans l’alivio II ou dans l’alivio V atteste de la minutie qui caractérise le texte figuéroen. En réalité, ces oscillations ne se limitent pas à ces seuls mécanismes. Après un long extrait sur l’amour, l’échange amorce un nouveau virage avec l’intervention de Don Luis qui en revient à la littérature :
Don Luis. Paréceme será no mal sello de lo que se trata un soneto que escrebí en cierta ocasión contra los ojos de mi Celia, prontos para el mal y tardíos para el bien.70
Le caractère inopiné de cette intervention est de fait signalé par le Docteur :
Doctor. Si va a decir verdad, no llega el huésped muy a propósito; mas vos deseáis tanto ingerir poesías en estos coloquios, que asís de cualquier hilo para introducirlas. Pedid lisamente que os las oyamos siempre que fuere vuestra voluntad; que sin duda hallaréis aplauso en las nuestras, y no les busquéis más achaque que el de quererlas decir.71
Mais cette nouvelle incursion de la thématique poétique scelle la construction du chapitre entier en renvoyant à ce qui était l’objet mentionné par don Luis dans la première réplique du chapitre V. Cette intrusion poétique n’est pas si fortuite qu’il pourrait y paraître et va permettre le basculement vers une autre étape de l’échange à la coloration plus sociétale72.
Ces allusions multiples aux questions littéraires et amoureuses, voire sociétales, que l’on retrouve tout au long du chapitre font que le texte semble s’ouvrir et se fermer sur lui-même grâce à différents jeux d’enchâssement. Il ressort bien des cas qui viennent d’être étudiés que l’espace textuel El Pasajero, loin d’être une suite d’éléments introduits sans la moindre rigueur, répond plutôt à un canevas extrêmement minutieux. Ce canevas permet de traiter différentes thématiques qui ne semblent pas connexes à première vue mais qui sont néanmoins mises en relation dans El Pasajero grâce à une pratique généralisée de l’écriture de ‘l’entre-deux’ qui permet d’organiser un ensemble harmonieux.
L’introduction aléatoire de certains éléments textuels ne compromet nullement la cohérence de l’ensemble : tout au plus, brouille-t-elle un peu la lecture. Dans ces cas-là, le texte passe d’un élément à l’autre sans véritable transition mais c’est précisément dans l’absence de transition, qui est de fait une forme de discontinuité, que se trouve la cohérence interne de l’œuvre. La discontinuité en vient à configurer une forme de continuité dans El Pasajero. Parallèlement, le texte s’appuie sur des phénomènes de reprises thématiques, lexicales voire narratives qui coïncident avec la gageure didactique inspirée des miscellanées notamment dans laquelle s’inscrit El Pasajero. Ces mécanismes de structuration se doublent d’éléments de continuité comme le concept de mérite qui peut d’ores et déjà être qualifié de fédérateur.
Notes
- Sur l’importance du concept de varietas et sa fonction de canon esthétique, cf. supra, Première partie, chapitre 1, “El Pasajero dans le panorama littéraire de l’époque”, “Présence et influence de la miscellanée dans El Pasajero”.
- Ce conte est en et adéquation avec la pensée d’auteurs tels que Castiglione ou Fadrique Furió Ceriol selon qui les hautes dignités devaient être réservées à des individus présentant des qualités intellectuelles mais aussi physiques. L’importance accordée à l’apparence physique des conseillers traverse l’ensemble du texte comme l’atteste le titre du chapitre III de El concejo y consejeros del príncipe y otras obras : “De las calidades del Consejero en quanto al cuerpo” ; cf. Furió Ceriol, [1559], 1952, p.151-157.
- Sur la place des nains à la Cour espagnole, cf. Moreno Villa, 1939.
- Chez Francisco Santos, c’est plus particulièrement le personnage du bufón qui est fortement satirisé ; cf. Santos, [1668], 2012, p.192 et ss.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.525.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.563-564.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.524-525.
- Sur le nain Bonamí, cf. Alcalá Zamora, 2005, p.31 : “Las magníficas series de retratos pintados por Velázquez son un testimonio extraordinario de la cercanía, casi familiar, que la cohorte algo enloquecida de la gente de placer tenía con las personas reales durante el reinado del monarca. Ya en 1605, el año [del nacimiento de Felipe IV], Isabel Clara Eugenia envió desde Flandes a Bonamí.”
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.420.
- Y de quien anhela por extensión de nombre, si no de cuerpo, ¿qué liberalidades no se pueden prometer? ¿Qué magnificencias no se pueden esperar? Fuera de que, cuanto a favor, con un granillo de mostaza, que es lo mismo que una palabrilla de las suyas, dicha entre los magnates de arriba, me pudiera hacer no sólo alférez o capitán, mas, con seguridad, maese de campo, o general de algún grueso ejército. ¿Qué os parece del fundamento de mi intención? ¿Corría bien el discurso? ¿Podía ser contrastado de contrarias razones?, Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.421.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.563.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.390-391.
- “Toda esta larga arengua (que se pudiera muy bien escusar) dijo nuestro caballero, porque las bellotas que le dieron le trujeron a la memoria la edad dorada y antojósele hacer aquel inútil razonamiento a los cabreros que, sin respondelle palabra, embobados y suspensos, le estuvieron escuchando”, Cf. Cervantes, DQ, [1605], 2004, I, XI, p.99. Le lecteur doit sans doute faire preuve de prudence quant à l’insistance du narrateur sur le caractère superfétatoire de cet extrait ; la façon dont ce dernier souligne le côté superflu de la harangue du Quichotte, par le truchement de l’adjectif inútil, notamment, appelle indéniablement à la circonspection.
- D’autres exemples sont développés dans le corps de notre thèse, cf. DAGUERRE, 2017, p.435 et ss.
- À ce propos, on a déjà souligné la nécessité de nuancer l’analyse de Bradbury selon qui il n’y a pas de lien entre les narrations intercalées et les marques d’érudition. Loin d’être totalement erronée, l’appréciation du philologue britannique demande simplement à être nuancée.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.608-609.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.595.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.596.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.620.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.608.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.608: “En la Corte conocí a cierto gracejante, único en hacerse bobo con quien no le conocía.”
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.617.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.487.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.536.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.417.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.417.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.536.
- L’interruption est occasionnée par don Luis qui, conformément à son statut de domandatori, demande un éclaircissement qui débouche sur deux contes mais aussi sur un excursus sur les dépenses inconsidérées de la noblesse : “¿Ahora ignoráis ser especie de grandeza en casa de cualquier señor tener cumplidas las plazas de criados, aunque no sean menester? Titulado he conocido con tesorero y sin un cuarto, sin caballos y con caballerizos, sin recámara y con camarero, con repostero y sin plata; que así no se pueden perder las preeminencias de señor, vinculadas en la exterioridad solamente.” Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.537.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.538.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.519-520.
- Suárez de Figueroa, VN [1621], 2005b, p.158.
- Suárez de Figueroa, VN [1621], 2005b, p.149.
- Le texte de Liñán en offre différents exemples : c’est le cas à la fin de la primera novela notamment à travers l’expression “pasemos al aviso segundo” ; Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.60. On pourra également citer l’extrait suivant : “Volvamos a lo que importa, que es a que el señor Maestro prosiga con sus avisos adelante.”; Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.89, ou encore “– Ya lo veréis ahora – dijo el Maestro – en los avisos que os restan por oír”; Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.106.
- Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.90.
- Plus rares sont les sections où ce phénomène de reprise n’apparaît pas chez Liñán y Verdugo. C’est néanmoins le cas de l’aviso cuarto qui ne débute pas sur une référence aux éléments développés dans la mise en garde précédente : “Después de los avisos vistos y oídos – dijo el Maestro –, una de las cosas de consideración para el forastero que viene a negocios, suyos o ajenos, es el evitar que no se le pase el tiempo vanamente” ; Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.129.
- Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.90.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.426.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.427.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.457.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.452-453.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.458.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.406.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.592.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- La proximité sémantique entre les deux verbes se perçoit aisément à travers la confrontation de leur définition respective. Pour la définition du verbe DESAMPARAR., cf. Covarrubias, [1611], 2006, p.306. Covarrubias ne propose pas de définition pour le verbe DESISTIR. En revanche, une recherche sur l’étymologie latine de ce verbe confirme l’interprétation de la parenté lexicale puisque sa racine latine, anteponere, dit la préférence accordée à quelque chose, cf. Gaffiot, 2000, p.133.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.406.
- Gómez, 1993b, p.80.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.617.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.617.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.617-618.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.618.
- Panizza, 1987.
- Gómez, 2010.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.584.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.584.
- Barthes, 1992, p.372 C-373 A. Sur ce point, on pourra également consulter Todorov, 1972, p.442-448.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.536.
-
L’évocation de Notre Dame de l’Henar se poursuit encore un peu dans le discours du personnage :
“Hízose dentro de dos o tres años la casa desta señora el mayor santuario que tiene Castilla la Vieja, obrando allí Nuestro Señor, por intercesión de su purísima Madre, tantos milagros, cuales nunca se han dicho de las casas de más antigua devoción que tiene España; y así, es indecible el concurso de varias partes.” Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.536.
La fortune connue par ce sanctuaire à l’époque a d’ailleurs un fondement historique puisque de récents travaux ont montré l’importance en tant que lieu de culte prise par cet ermitage de la province de Ségovie au XVIIe siècle. Velasco Bayón, 2012 ; à ce propos, on consultera avec profit l’article de Balbino Velasco Bayon et plus particulièrement les pages 559 et 560.
Le Maître revient une dernière fois sur la question quelques pages plus loin : “Maestro. (…) Mas ¿pasó adelante la memoria de la ermita? Púsose en ejecución lo que deseábades? Doctor. No quedó por mí, puesto que en menos de quince días di la vuelta a insistir de nuevo. Ofrecí de mi parte cuanto era posible a mi pobreza para la fábrica. Alcancé cartas del obispo de Segovia (por ser el término de su diócesi) para los curas de los lugares circunvecinos, a fin de que alentasen sus feligreses para la contribución siquiera de alguna piedra y cal; mas todas mis diligencias salieron vanas. Es la tierra pobre, y aunque devota y sana su gente, ocúpase de contino en granjear el sustento.” Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.540.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.536.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.551.
- Les termes “ermita” et “ermitaño” sont, de fait, associés dans la définition qu’en propose Covarrubias dans son Tesoro de la lengua : “ERMITA (…) Y es un pequeño receptáculo con un apartado a modo de oratorio y capillila para orar, y un estrecho rincón para recogerse el que vive en ella, al qual llamamos ermitaño. Lat. eremita . Vide infra, yermo. Eeremitica, vale vida solitaria.”. Covarrubias, [1611], 2006, p.232. La notion d’isolement perdure aujourd’hui encore dans la définition qu’en propose la Real Academia.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.487.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.490.
- Cf. supra, Première partie, chapitre 3, “Entre théorie et praxis littéraires”.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.404.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.404.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.405.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.506.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.506.
- Cet aspect fera l’objet d’une étude plus poussée dans le prochain chapitre ; cf. infra, chapitre 8, “Vers un ‘entre-deux’ littéraire et sociétal”.