Avant-propos
La série intitulée « Far-Ouest : en quête du Signe Noir » est à la fois une quête intime, à la croisée du documentaire et du récit biographique, mais aussi une quête artistique soutenue par un regard obsédé par un noir et blanc profond, des contrastes forts et une recherche constante de la texture des matériaux. Cette quête reflète une « vie trouée », réduite « à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions » (Barthes, 2002, p. 1045). En cela, elle est une forme de biographème laissée au temps, ou plutôt conjuguant les temps passés dans le Grand Ouest hexagonal. Temps de l’enfance d’abord, celui du petit garçon marchant dans les traces et l’héritage de ses parents, rempli d’un regard à la fois naïf et mélancolique. Temps de l’adulte ensuite, repassant sur ce même territoire, mais avec un regard photographique sur les choses et les objets. Le regard de l’enfant devenu la même année papa et chercheur, travaillant la photographie dans les deux sens : l’artistique et le théorique, l’intime et l’épistémique, le créatif et la recherche.
Cette conjonction, je me propose de la nommer suture. Suture entre les temporalités, suture entre les identités, suture entre les champs et les domaines. La suture a cela de particulier qu’elle expose les fractures entre les mondes, les discontinuités, les différences tout en en faisant fi, car « ces différences s’estompent bien que leur champ garde ses marques liminaires. La suture instaure ainsi une mise en relation complexe et subtile » (Parret, 2006, quatrième de couverture). À ce titre, la photographie répond tout à fait à cet appel. Documentant par saisies mon quotidien dans l’Ouest tout en réalisant une thèse sur la photographie de presse1, j’opérais sans le savoir un tissage entre les domaines, l’un et l’autre s’influençant entre pratique du terrain et du médium d’un côté, et réflexion épistémique sur la photographie et ses théories de l’autre. C’est pourquoi la suture a également servi à comprendre la conjugaison du présent au passé, de l’ici et maintenant au « ça-a-été » photographique de l’enfance (Barthes, 1980, p.120).
La série sur le « Far-Ouest » est donc un questionnement sur le contemporain, tant que l’on définit ce dernier comme relevant tout autant de son temps, que de « l’inactuel » (Agamben Giorgio, 2008, p. 10). Conjonction de l’enfance au papa (devenu chercheur) via le médium photographique. Le contemporain est le travail d’un regard qui se traduit dans la série photographique par une réflexion sur la tentative du temps présent (de l’actuel) de saisir le passé et l’intime (l’inactuel). Le Grand Ouest devient ainsi le Far-Ouest et la quête enfantine de saisie des signes du temps devient la quête de ce que j’appelle à présent le Signe Noir, formalisation sémio-créative d’une capture des détails qui ont fabriqué cette enfance, de cette « vie trouée » caractérisée par l’évolution de la mémoire, de la recherche et du contemporain. Ainsi, cette quête commence nécessairement par un récit, celle d’une rencontre.
Récit : « Le Signe Noir existe, je l’ai rencontré »
Le Far-ouest est une des plus considérables portions d’Europe qu’on appelle la côte atlantique. Véritable Eldorado touristique de Brest jusqu’à Hendaye, hommes, femmes, enfants viennent s’installer par grappes entières de pare-soleils aux couleurs chatoyantes sur les bords dorés et luisants de l’infini océan. Pourtant, le beau front a toujours laissé chez moi un air soucieux, marqué par de soudaines interruptions de mélancolie et d’ennui profond. Contraint de suivre le cheminement parental, je répétais, sans le savoir, la symbolique juvénile du mini-Freud, Ernst, jetant sa bobine de ficelle et répétant inlassablement « Fort-Da » (« Loin, absent » – « Là, présent »). Compulsion de répétition qui m’apprit en creux à mieux apprivoiser ces zones d’incertitudes, et ce paysage de bordure de mer qui n’était, pour moi, qu’une suture entre les éléments, laissant béante la cicatrice entre terre et mer, l’Eldorado de perdition des premiers conquistadors et non le champ doré que voyaient les heureux vacanciers. La grégarité du « Fort-Da » a donc eu pour effet d’ouvrir l’horizon bizarre du Far-ouest océanique. Mais cette ouverture n’a été possible que par la formalisation d’un système d’autodéfense enfantin, bourré de signes cabalistiques et la construction d’une quête, « dont vous êtes le héros ». Jeune adulte (jeune « Pâpâ »), l’état d’âme du drôle a laissé place à l’instinct du collectionneur, cheminant à travers la suture avec sa cage à fantômes. Dans les empreintes de mon enfance, il m’a fallu concrètement définir l’objet de ma quête. Or, cet objet a ceci de particulier qu’il inverse le rapport traditionnel que le spectateur entretient avec l’image en général. Cet objet (animé, inanimé, peu importe pour l’instant) n’est pas « ce que nous voyons », mais bien « ce qui nous regarde ». Il n’est pas « déjà là » devant moi, son adage n’est pas non plus bêtement tautologique (« ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez ») ; il est le résultat d’une croyance enfantine nourrie d’une maturation occulte ; il est le Signe Noir, forme de gai savoir inquiet qui traverse, obsessionnellement, mon regard du Far-Ouest, au-delà des peaux dorant sous le soleil, au-delà des couleurs chatoyantes des bordures bleu ciel. Le Signe Noir est un exercice de croyance, une tentative impossible de maîtriser les inquiétudes fondamentales de l’enfance. Mais il est aussi un gai savoir parce qu’il procure la satisfaction de faire-face au faire-signe de l’absence. Ce faisant, le Signe Noir est un objet cosmopolite, marqué par un inventaire. Sémiologie primitive fonctionnant à mon insu comme une manière de saisir l’emprise du Signe dans le far(-far)-ouest de mon esprit, toujours dans l’inconnu.
Capturé au reflex argentique ou à l’hybride numérique, cet inventaire s’est souvent complété au smartphone, outil mobile et graphique comblant la trouée temporelle et mécanique. Le noir et blanc et l’esthétique du détail soutiennent la cohérence du projet, en quête, toujours, du signe au cœur des objets, de la nature et des visages, fonctionnant comme des totems juvéniles.
L’Ensorcelée, Brocéliande
Le feu nourrit les âmes,
Chaillevette & Querrien
Bravades amicales, Bordeaux
Suture intergénérationnelle, la voie du far-ouest
La course au fromage, 100% Euskadi
Obsessions de l’enfance, West Side Story
Des litres de plomb, port de Chatressac
Gravité, des lacs aux océans
Formes religieuses, entre la Manche et la Mayenne