La tentation est grande de commencer l’article par “Il était une fois … le Marais de Dourges”, tel un conte qui relaterait davantage l’émergence d’un territoire agricole, qu’une histoire à l’eau de rose. L’occupation protohistorique mise au jour à Dourges1, petite commune minière localisée au nord du département du Pas-de-Calais, nous sert de point de départ. Il s’agit d’un site fouillé en 2002 sur une superficie de sept hectares, au lieu-dit “le Marais de Dourges”, dans le cadre du projet de la plate-forme multimodale “Delta3” localisée au sud-ouest du canal de la Haute-Deûle. L’image globale offre un enchevêtrement inhabituel d’enclos et une densité exceptionnelle de fosses, puits et bâtiments sur poteaux, soit plus d’un millier de traces concrètes d’une occupation soutenue, au cours des cinq derniers siècles avant notre ère.
Dourges se trouve au passage du Bassin parisien au Bassin belgo-néerlandais, soit – à l’échelle micro régionale – au nord de la Gohelle crayeuse, et au sud-ouest des collines du Pévèle composées de sables et d’argiles tertiaires (fig. 1). Le site proprement dit occupe un interfluve étroit, de 30 m d’altitude environ, entre le haut bassin de la Deûle et la vallée de la Scarpe2. Les terroirs constituant cet interfluve sont des lœss calcaires et des lœss lessivés ou sols bruns, favorables au développement de la forêt et au bon potentiel agricole. Le lœss lessivé nécessite toutefois des pratiques agricoles adaptées (amendement). Quant au bassin de la Haute-Deûle, il accueille une vaste zone marécageuse aux ressources multiples (chasse, pêche, refuge, présence de tourbe…) formant une barrière naturelle. Les secteurs plus éloignés composés de craie, pour la Gohelle, et d’un substrat argilo-sableux ou gréseux, pour le Pévèle, offrent des prairies et des pierres de construction, ainsi que de la forêt dans le dernier cas.
Il s’avère donc que ce site détient les composantes, tant en vestiges archéologiques qu’en ressources naturelles, permettant d’y apposer le terme “territoire”. Celui-ci nécessite cependant une clarification préalable, ainsi que d’autres mots associés comme “terroirs”, “finage” et “propriété”. Sachant que ce vocable englobe des notions variées qui se sont enrichies au cours de l’histoire, il est important de les considérer dans un sens volontairement dépourvu des aspects juridiques, puisqu’il est question ici d’une période proto-historique (en l’occurrence, le Second âge du Fer). Le développement sémantique qui suit correspond aux interprétations de l’auteur, dans l’optique fixée par le titre de l’article. Il est évident que les propos sont également conditionnés par l’échelle de nos observations et le degré d’exploitation des données. Aussi, c’est au moyen de l’évolution d’une occupation d’habitat in situ pendant plusieurs siècles que nous souhaitons aborder une notion spatiale, celle de la formation d’un territoire agricole habité, consubstantielle aux potentialités géo-topographiques du lieu, avant de l’intégrer dans une réflexion plus large à l’échelle d’une région actuelle.
Mise au point sémantique
Territoires et terroirs
On retient de la géographie humaine qu’un territoire est un espace géographique avec une spécificité naturelle ou culturelle3. Le premier peut se traduire cependant par un ensemble de divers terroirs, à savoir les qualités physiques du terrain, tant ses particularités géo-topographiques que les potentialités des sols et donc des ressources. Quant à la caractéristique culturelle, outre la notion d’unité des populations habitant le territoire, c’est avant tout sa planification, sa gestion qui importent. Le territoire naturel va alors se confondre avec l’emprise de l’homme et devient une “portion humanisée de la surface terrestre”4.
Ce terme implique également, toujours selon les géographes, l’existence de limites ou de frontières, ces dernières étant réservées plutôt au territoire politique et administratif. Dans cet article, il est préféré la notion de limites. Elles peuvent être appréciées tant par des éléments de géographie physique (plaine alluviale…), que des éléments archéologiques (culture matérielle, gestuelle funéraire, typologie de l’habitat…).
Il convient toutefois de distinguer au moins deux catégories de territoire en fonction de l’échelle d’observation : soit à partir du site et de l’espace nécessaire à l’existence du groupe, soit à partir d’un espace plus vaste, au sein duquel des groupes se structurent socialement. Le premier échelon comprend donc plutôt un territoire agricole régi par un établissement rural et dont l’utilisation de certaines composantes, les bois par exemple, peut être partagée avec d’autres établissements. Le conglomérat de plusieurs de ces territoires, agrémentés de lieux spécifiques à usage collectif (sanctuaires, nécropoles, oppida selon les périodes) et ayant un sens idéel, arrive au second échelon du territoire. Un échelon intermédiaire d’affermage, représenté par un domaine “appartenant” à un particulier (famille patricienne ou guerrière) et accueillant de fait une exploitation principale et plusieurs “fermes” secondaires, peut apparaître, surtout vers la fin de la période concernée5.
Finage
La très probable création ex nihilo (cf. infra) du site “le Marais de Dourges” m’a incitée à recourir à la définition de R. Lebeau : “le territoire sur lequel un groupe rural, une communauté de paysans s’est installée, pour le défricher et le cultiver, sur lequel il exerce des droits agraires, s’appelle le finage. Dans le finage coexistent plusieurs terroirs ayant des qualités physiques caractéristiques ou des aménagements réalisés par l’homme 6” Abstraction faite de la pratique des droits agraires, cette formulation se transpose aisément au cas d’étude.
Propriété
L’auteur considère ce terme comme définissant certes “un bien rural d’une certaine importance”, mais dénué de son attribut d’abusus (le droit d’en disposer comme on le souhaite) et réduit aux droits de l’utiliser (usus) et d’en recueillir les fruits et les produits (fructus)7. La forme de “propriété foncière” telle qu’évoquée par J.-L. Brunaux ne sera donc pas considérée ici en tant que telle8, même si l’exemple d’Arras “Actiparc”9 et éventuellement de Brebières “ZAC des Béliers”10 corroborent cette thèse. Quant au terme “s’approprier” – car dans le cas de Dourges il s’agit d’une réelle appropriation, une mainmise sur de nouvelles terres dès la fin du VIe s. a.C. –, il concerne ici le travail du sol et l’exploitation de ses ressources.
Et l’échelle d’observation, le degré d’analyse dans tout cela ?
Une grande fenêtre, plusieurs petites fenêtres… un atlas enfin ?
Cette mise au point sémantique est indissociable du concept d’“espace” en tant qu’étendue naturelle ou paysage. L’archéologie et ses multiples échelles d’observation conditionnent le degré de compréhension de ces notions. Aussi convient-il de s’attarder brièvement sur des questions d’ordre méthodologique, qui résident tant dans la superficie des terrains explorés et la taille véritable des fouilles, que dans l’assiduité du suivi scientifique des dossiers administratifs (permis de construire…) relatifs au développement territorial.
La gestion du patrimoine archéologique, telle que pratiquée depuis plusieurs décennies et traduite par une loi (Code du Patrimoine, livre V), offre la possibilité de franchir un cap dans l’histoire même de l’archéologie et, par conséquent, dans la perception du passé. De quelques centaines de mètres carrés, les observations se portent dorénavant sur des hectares de terrain, sondés et fouillés, qui sont autant de fenêtres ouvertes sur les traces laissées par l’homme.
Qu’un vaste secteur de plusieurs centaines d’hectares soit étudié instantanément et dans sa totalité, ou à moyen, voire à long terme, et par petits morceaux – et à condition que le suivi d’instruction des dossiers soit assuré –, l’image du processus qui voit s’établir la mainmise par l’homme sur un lieu à travers les âges ne peut, à terme, être autre qu’entière11. L’ultime et nécessaire étape est d’outrepasser l’accumulation des données dans un inventaire stérile et de tendre vers un récit dynamique conjuguant faits archéologiques, événements historiques et contextes géographiques, et vers la réalisation d’atlas.
Degrés d’étude variés = degrés d’identification variés
Outre le changement d’échelle auquel les archéologues sont confrontés, ainsi que le temps d’intervention de plus en plus raccourci et la masse d’informations à gérer de plus en plus colossale – la profession n’échappe pas au mælström de la “surmodernité” –, c’est avant tout le niveau d’analyse des données acquises qui a un impact considérable sur les résultats et l’interprétation des faits. Pour assurer l’équité des conclusions tout en tenant compte du degré de conservation des sites et pour favoriser les comparaisons, l’investissement consacré aux études doit être constant et proportionnel.
Dourges “le Marais de Dourges” ou les données archéologiques
Le gisement occupe une faible éminence, à 28 m d’altitude NGF, recouverte d’un limon quaternaire et dominant une zone de marais asséchée de nos jours. Au regard des multiples agrandissements et réfections du site, sa présentation s’effectuera selon un découpage chronologique général, tout en insistant sur les éléments novateurs, qu’il s’agisse des aménagements spatiaux particuliers, d’activités artisanales ou de l’économie agraire.
De multiples phases… trois grandes étapes pour simplifier
L’occupation du Hallstatt D3 et de La Tène ancienne : un habitat semi-ouvert
Au commencement, il y a un élément, certes non daté, mais qui a contribué a priori à la structuration de l’espace. Il s’agit d’un enclos circulaire de 10 m de diamètre, aménagé sur la partie sommitale de la zone étudiée. L’ensemble des structures fossoyées, nécessairement postérieures (cf. infra), l’évitent soigneusement. Ce “monument”, aussi modeste soit-il par sa taille, a été interprété comme la marque anthropique originelle, le centre de l’exploitation, désigné par l’ancêtre ou le chef de clan12. La présence de cet enclos, conjuguée à l’absence de toutes traces anthropiques antérieures13, incitent l’auteur à avancer l’hypothèse que les premières traces concrètes d’habitat, au VIe s. a.C., soient celles de défrichements correspondant à une création ex nihilo. En effet, sur la frange nord-ouest d’une vaste langue de terre prise entre le haut bassin de la Deûle et la vallée de la Scarpe s’établit, dès la fin du Premier âge du Fer et tout au long de La Tène ancienne, une occupation de type rural vouée aux activités agro-pastorales et aux productions de textile, comme en témoignent les divers vestiges matériels. Au moyen d’un système de puissants fossés, très certainement doublés de talus et bénéficiant de la configuration naturelle de l’environnement (une zone dépressionnaire au nord-ouest), les hommes ont cherché à matérialiser une imposante emprise au sol. Dans l’espace de plusieurs dizaines d’hectares ainsi circonscrit s’organise la vie quotidienne avec la construction de bâtiments et l’aménagement de structures diverses, selon un schéma respectant l’orographie. Plusieurs îlots, répartis de façon lâche et où coexistent stockage enterré et structure bâtie en bois et en terre, s’élèvent dans la partie sud-est du secteur étudié, laissant d’importants vides au nord (fig. 2). Enfin, au dessous de la courbe des 27 m NGF se trouvent les structures d’approvisionnement en eau.
En fonction de la répartition des bâtiments et d’autres structures excavées ayant livré du mobilier attribuable à cette première étape, certes longue, il est possible de présenter un schéma de la structuration spatiale. À l’ouest, près du fossé, une unité composée d’un bâtiment à deux nefs et à croupe, une palissade, deux greniers et éventuellement un puits occupent une surface de près de 1200 m². Sur la partie sommitale du site, en revanche, se discernent plusieurs petites unités d’environ 400 m² qui regroupent des greniers, majoritairement à 4 ou 6 poteaux mais également à 9 poteaux, et des silos, à l’exception de celle située immédiatement au sud-est du monument circulaire. Cette unité, en effet, occupe une superficie d’environ 1200 m² et associe des petites caves (ou garde-manger), au-dessus desquelles on peut aisément imaginer une superstructure sur sablière ou à paroi légère, et quelques greniers. Ainsi, entre 4 à 6 “maisons” peuvent être potentiellement individualisées. Il est à noter que les “puits”, destinés probablement à un usage collectif, sont éloignés de ce secteur d’habitat.
Si l’agencement spatial des structures ayant livré du mobilier attribuable à cette première étape semble plausible, le problème de la chronologie des diverses unités entre elles se pose mais ne sera pas abordé dans ce présent article. Rappelons simplement que si des unités à phase unique ont pu coexister avec des unités a priori “habitées” plus durablement, nous ne sommes pas en mesure de déceler s’il s’agit d’une occupation continue ou de réoccupations successives du même endroit. Toutefois, les preuves que le lieu était destiné dès sa genèse à perdurer sont la présence d’une ligne de démarcation ostentatoire, voire même défensive (les fossés), et le choix judicieux par ses occupants d’un territoire aux terroirs diversifiés et donc aux ressources naturelles multiples, implanté à l’interface de sols différents14. Cette impression est renforcée par la présence de l’enclos circulaire, sorte de “marqueur territorial” (territorial maker) qui fixe un droit d’usage du lieu15.
Les résultats des analyses paléo-environnementales renvoient à une polyculture de subsistance sans surplus pour un éventuel échange, fait conforté par le nombre réduit de silos – situés par ailleurs dans les environs immédiats des habitations –, et à l’exploitation intense d’une hêtraie sous forme de taillis. L’élevage sur place est attesté, ainsi que la consommation carnée (bœuf, cheval, capriné et volaille). À ce moment, la parcellisation en champs cultivés, potagers, pâturages et éventuellement bois, n’a pas laissé de traces tangibles (haies, clôture légère…). Il en va de même avec une pratique culturale, le drainage, suggérée uniquement par la présence de plantes adventices.
Dans cette première étape, soit la phase primitive de l’occupation, il y a donc tous les “ingrédients”, certes parfois discrets, pour confirmer que dès la fin du premier et le début du Second âge du Fer se crée un habitat fixe qui se déploie dans un vaste espace.
De La Tène ancienne à La Tène moyenne : l’émergence des premiers espaces clos
L’aménagement d’enclos suggère une transformation profonde, non seulement de l’espace occupé, mais également de la situation sociale et économique (fig. 3). Un événement important a dû se produire pour que l’on modifie de telle façon les “habitudes”. En effet, au sein même de l’espace décrit précédemment, une nouvelle zone a été résolument démarquée au moyen d’un puissant fossé formant un enclos en agrafe, avec une entrée principale obstruée par un enclos arciforme, dès la fin du IVe et le début du IIIe s. a.C. Ces aménagements sont-ils la répercussion d’un changement survenu de l’intérieur du groupe établi, de l’arrivée de nouvelles personnes ou de nouveaux concepts, voire un peu de tout cela à la fois ? Il convient de rappeler qu’une activité nouvelle peut être associée à l’enclos en agrafe : la métallurgie. Les éléments de foyer et surtout les scories en culots, même sortis de leur contexte d’origine car attestés dans le remplissage d’un fossé, confirment une activité de forge sur le lieu et pour cette étape. S’il est difficile de déterminer si cette mutation de la configuration spatiale et de l’activité artisanale émerge du “dedans” ou vient de l’extérieur, c’est l’intention notable de mettre en exergue une particularité, le travail du fer, ici probablement liée au pouvoir, qui prime. Le forgeron, même comme artisan de proximité16, semble, en tant que détenteur de connaissance et de technique spécifiques, disposer d’un certain statut social. Ce nouvel espace a pu être destiné à l’habitation et l’atelier du forgeron, sans que la vie à l’arrière de cet enclos ne s’interrompe. Avec l’installation de l’enclos arciforme à l’avant, on a probablement cherché à appuyer l’importance du lieu et à souligner la monumentalité de son accès.
Hormis l’activité de forge, dont les déchets suggèrent la diversité des activités de la chaîne opératoire et apportent des preuves d’échanges à longue distance – la région étant dépourvue de minerai de fer –, il est à souligner la présence de balles de fronde et de restes de mammifères sauvages retrouvés dans l’enclos en agrafe. Il s’agit là d’indices forts confirmant la chasse, élément que G. Prilaux et A. Jacques retiennent comme un des critères nécessaires à la hiérarchisation des habitats du territoire atrébate17. La présence d’une fibule ainsi que celle d’une tige en fer, aussi anecdotique qu’elles paraissent, accentuent la différentiation d’avec les habitats ruraux. Enfin, il faut encore insister sur la forme même du grand enclos en agrafe car, contrairement aux enclos contemporains et plutôt curvilignes de l’Arrageois, celui-ci est à dominante rectangulaire et à angles arrondis.
Si l’évolution d’une structuration de l’espace semi-ouvert vers des premiers “lieux” fermés est une situation que l’on reconnaît aisément sur de nombreux sites fouillés dans la haute vallée de la Scarpe, près d’Arras, les comparaisons s’arrêtent là. En effet, l’étape primitive telle que dégagée à Dourges, ainsi que l’étape correspondant à la “consolidation” d’une autorité certaine au moyen de la configuration particulière des premiers enclos, n’ont pas d’équivalent aussi assuré.
Vers un accroissement des habitats clos et un terroir cloisonné, de La Tène moyenne à La Tène finale (fig. 4)
Dès la seconde moitié du IIIe s. a.C. la zone nord, à l’arrière de l’enclos en agrafe, qui accueillait jusque là des unités d’habitat non ceinturées, se voit investie par deux enclos, l’un trapézoïdal, le second quadrangulaire. Le fait remarquable consiste en l’annexion de la dépression correspondant à la courbe de niveau de 27 m d’altitude : les enclos s’y installent effectivement. Cette modification dans l’occupation de l’espace suggère peut-être un changement climatique qui tend vers une période plus sèche. Néanmoins, l’élément fondamental réside dans le creusement de fossés délimitant physiquement les espaces d’habitat et ceux voués aux activités agricoles. Simultanément, la zone sud est agrémentée d’un enclos rectangulaire qui, tout en respectant l’emplacement de l’enclos arciforme, se développera au cours des derniers siècles avant notre ère comme un vaste enclos emboîté et pourvu d’une séparation interne. L’agencement des bâtiments, aussi délicat soit-il de les mettre en évidence, et la répartition du mobilier, suggèrent là encore des objectifs spécifiques pour les espaces clos. Ces enclos “domestiques” sont occupés, de réfection en agrandissement en passant par de légers déplacements, jusqu’à l’époque augustéenne. Notons la rareté des chemins et de traces distinctives qui auraient donné une articulation à ces multiples unités encloses.
Cette troisième étape est également marquée par la présence de fragments de moules à sel. Restés collés aux pains de sel, ils proviennent vraisemblablement du site producteur mis au jour à Arras “Actiparc”, car ils sont identiques à ceux trouvés près du four attesté sur ce site et dont la chronologie coïncide avec celle de l’étape 3 de Dourges9.
Quant à l’aménagement non résidentiel du territoire, il s’avère que les premières traces de parcellisation font leur apparition au passage du IIIe au IIe s. a.C. Ceci est manifeste dans la partie nord de la fouille et confirmé par la présence, dans les tranchées de sondages, de portions de fossés que l’on peut aisément relier et qui forment de vastes parcelles atteignant des superficies approchant 8000 m². Cette division conduit à un paysage de plus en plus anthropisé. L’économie agraire perpétue la culture de l’orge vêtue et de l’amidonnier, tandis que les plantes sauvages illustrent l’éventail des activités en fonction de leur groupement écologique (prairies, cultures d’hiver, d’été et de jardins…).
En résumé
À partir de l’évolution des occupations, il est possible d’avancer l’hypothèse qu’à la fin du VIe s. a.C. des hommes, nouvellement arrivés, se sont installés et se sont appropriés une portion de l’espace (le finage) a priori doté de potentialités variées (les terroirs) permettant d’organiser l’existence d’un groupe. Au cours des cinq siècles précédant notre ère, cet habitat se renouvelle in situ, l’occupation se pérennise, tout en exploitant, en accaparant et en structurant de plus en plus l’espace périphérique. Une telle configuration rappelle celle du site hollandais de Someren, où les vestiges de l’âge du Fer ancien occupent les sommets sableux (vers 27,50 m) tandis que, dès l’âge du Fer moyen et récent, les zones limoneuses situées vers 26 m d’altitude sont investies18.
Les concepts spatiaux et “le Marais de Dourges”
Au moyen de cette présentation quelque peu schématique, il a donc été possible d’illustrer les termes de “finage” et de “terroir” tels qu’explicités au début du texte, ainsi que de “propriété” comme bien rural où l’on travaille et exploite les ressources. En ce qui concerne les échelons conférés à la notion de “territoire”, on partira du plus modeste au plus vaste.
Pour mettre en évidence le territoire du site, il convient d’élargir, dans un premier temps, le champ d’observation à l’échelle du projet multimodal de Dourges, soit les 145 ha explorés. On y note une certaine densité d’établissements ruraux à la fin de l’indépendance gauloise (dès 200 a.C.), accréditée par la présence de traces d’habitat similaires attestées au nord-est du canal. Sur le site de “Les Bas Champs”, les structures étaient oblitérées par une importante occupation du haut Moyen Âge19, tandis que sur le site de “Bouvache de Wavrechin”, plusieurs enclos d’établissements ruraux ont pu être mis au jour mais n’ont pas bénéficié d’une fouille20. L’ensemble de ces installations de Dourges se situe sur les terrains exondés, en bordure des zones inondables. Ainsi, le paysage reflète un tissu densément anthropisé avec un habitat tous les 1200 m environ, soit une superficie de 80 ha en moyenne par unité domestique. Les habitants de ces sites avec leur territoire “propre” ont très certainement partagé des zones “communes”, telles que les forêts. Enfin, il convient d’ajouter le site de Carvin, attesté à une distance similaire et fouillé en 2007 par P. Lefevre.
Pour aborder le territoire dans son sens plus vaste, naturel et culturel, l’exercice devient plus audacieux dès lors que l’on considère ce phénomène par rapport à la région Nord/Pas-de-Calais (dans sa configuration actuelle). Il faut tout d’abord rappeler sa position charnière, tant géo-morphologique, entre le Bassin parisien et Bassin belgo-néerlandais – soit entre le Haut-pays et le Bas-pays21 –, que culturelle, entre Germains au nord et Celtes au sud. Cette situation de zone tampon, à cheval sur deux grandes entités géographiques et culturelles, est aussi marquée par la supposée ligne est-ouest des sites fortifiés22 de la fin du Second âge du Fer. Par ailleurs, des occupations d’envergure ou de statut particulier, telles que les oppida ou autres sites fortifiés et les sanctuaires, qui ont pu jouer un rôle structurant majeur, sont rares. Sont également à évoquer les multiples enclos quadrangulaires de taille modeste (de l’ordre de 10 m de côté) mis au jour à Neuville-en-Ferrain23, à Marquette-lez-Lille24, à Wervicq-Sud25 ou encore à Comines26 dans le Nord, dans un contexte de La Tène finale, dont le sens nous échappe encore.
À en croire les textes antiques, la région était habitée par les Morins et Ménapiens, des peuples plutôt côtiers, et par les Atrébates et les Nerviens, du moins vers la fin de l’indépendance gauloise. Si le matériel céramique27 et les témoins funéraires28 permettent de caractériser ces entités ou peuples, l’habitat rural – en tant qu’espace clos relativement standardisé – n’autorise pas encore une telle délimitation. Cependant, si une hiérarchisation des établissements ruraux s’avère encore peu aisée, une diversité des modèles est attestée dès lors que de grands espaces ont pu être étudiés. Et c’est peut-être dans cette diversité que réside un des particularismes permettant de mieux circonscrire un territoire régi et structuré. Les modèles qui se dégagent sont tout d’abord celui d’Arras “Actiparc”, où un habitat aristocratique semble exercer un pouvoir sur un vaste domaine (180 ha) rassemblant plusieurs établissements ruraux9. Dans le Douaisis, à Brebières, c’est l’ordonnancement des enclos domestiques au sein d’un parcellaire orthonormé, ainsi que la présence d’enclos de statut autre sur plus de 60 ha et formant un “village” qui sont exceptionnels29. Caractérisent-ils l’entité des Atrébates ? Enfin, la répartition des habitats à Onnaing “Toyota” est aléatoire30, tandis qu’à Villeneuve-d’Ascq “La Haute Borne” une certaine régularité est perceptible31. Le premier se situe à l’interconnexion de trois peuples (Nerviens, Atrébates et Ménapiens), le second en “territoire” ménapien. Dourges, enfin, se trouve en Atrébatie, mais en limite du territoire ménapien. Sa singularité réside dans la durée d’occupation particulièrement longue et, donc, dans la possibilité de retracer l’évolution de l’habitat in situ sur plus de cinq siècles. De ce fait, ces caractéristiques en font une référence toujours inégalée pour la région Nord-Pas-de-Calais.
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Notes
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- Lebeau 1979, 9.
- Ces termes portent sur les attributs de droits relatifs à la propriété d’un bien. Définition de la propriété. http://www.toupie.org/Dictionnaire/Propriete.htm
- Brunaux 2005, 82-83 et 139-140.
- Jacques & Prilaux 2003.
- Huvelle 2010a.
- Abstraction faite des phénomènes taphonomiques d’ordre naturel.
- Lambot 2002.
- Entre les témoins ténus d’une présence au cours du Néolithique et les premières structures du Hallstatt final, aucune trace de présence humaine n’a été décelée sur la totalité de l’emprise de la plate-forme multimodale Delta3, soit 145 ha.
- Brun 2006, 8.
- Gerritsen 2001, 127-129.
- Guillaumet 1996, 13.
- Jacques & Prilaux 2006.
- Kortlang 1999.
- Catteddu 2007.
- Le secteur se trouvant dans un angle entre des routes a été considéré comme étant non menacé et fut rebouché après le diagnostic. Geoffroy 2007.
- Deschodt 2007.
- Fichtl 2000, 16.
- Henton 2005.
- Routier 2006 ; Leriche 2006.
- Desoutter 2009.
- Routier 2005.
- Masse 1995 ; Jacques & Prilaux 2003.
- Kruta & Leman-Delerive 2007.
- Huvelle 2010a ; Huvelle 2010b.
- Collectif 1998, 244-252.
- Quérel 2005.