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La possibilité d’une “iconisation”
de l’écriture au Moyen Âge

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Parler d’une “iconisation” de l’écriture au Moyen Âge présente le danger d’opposer la lettre à l’image, comme si chacune de ces formes figuratives relevait de régimes distincts bien que susceptibles de chevauchement. En fait, si l’on tient compte des formes multiples sous lesquelles apparait une lettre, il semble qu’il n’existe guère de degré zéro du graphisme alphabétique (◉1). Toute lettre est un dessin figuratif dont les modes de signification relèvent tout autant de sa fonction vocalique que des formes prises par sa spatialisation. De fait, la lettre tend à se dissoudre lorsqu’elle est dépouillée des éléments graphiques non alphabétiques qui la modulent et qui, de ce fait, sont essentiels à sa form(ul)ation et à ses opérations (◉2) : va-et-vient entre la majuscule et la minuscule, écriture livresque et cursive ; usage de lettrines, calligraphie, rubriques, espaces blancs, abréviations, accents, cédilles, ponctuations, mise en page. Tout se passe comme si l’alphabet ne se suffisait pas à lui-même pour composer un texte. Il lui faut un échafaudage graphique, lequel montre à quel point le système écrit du Moyen Âge déborde du cadre strict de l’abstraction alphabétique pour emprunter les voies d’une logique combinant l’indiciel et l’iconique. Le graphisme non alphabétique établit un réseau de marquage, l’itinéraire que les lettres empruntent sur leur support spatial pour former mots, phrases, et paragraphes. Le fait que ce marquage, qui inclut celui opéré par la lettre, prenne place sur un support particulier (la peau, la pierre, le métal, la cire) ()  rappelle combien la lettre émerge d’un toucher, et ramène à la main autant qu’à l’œil ( ). Son espace, son écran, pour reprendre la terminologie d’Anne-Marie Christin, met en cause le caractère technique et phénoménologique de l’écrit1. Cet écran est l’être de la lettre ; il en est le corps et l’incorpore au sein d’un réseau multi-sensoriel. Il convient donc de considérer ce qui, dans le dessin de la lettre, relève de la marque et du caractère, de la trace et de l’inscription, et de peser l’impact de ces distinctions sur les formes et, bien sûr, sur le sens de l’écrit.

Bible (fragment) avec glose ordinaire, XIIe siècle. Bibliothèque de Bordeaux, Ms. 52, fol. 1v-2r.
◉ Bible (fragment) avec glose ordinaire, XIIe siècle. Bibliothèque de Bordeaux, Ms. 52, fol. 1v-2r.
Isidore de Seville, Etymologies, XIIe siècle. Bibliothèque de Bordeaux, Ms. 709, fol. 1.
◉ Isidore de Seville, Etymologies, XIIe siècle. Bibliothèque de Bordeaux, Ms. 709, fol. 1.

Le corps à corps d’une lettre médiévale donne naissance à la lettre-image (◉3). Suivant le point de vue phono-centrique – qui est celui de la linguistique occidentale – elle se présente comme un signe paradoxal puisque, en dernier ressort, elle interrompt le flot sémantique et vocal du langage. L’image rébus peut se dire, mais la lettre-imagée est un agent multidimensionnel ; elle demande à être vue, lue, déchiffrée et même touchée. Dans cette perspective, la lettre-imagée semble relever principalement du plastique et du visuel. Elle fait ornement et rejoint la panoplie de l’enluminure. Elle devient objet et demande à être comprise dans son extériorité, laquelle la rend irréductible à l’expression vocale. La notion d’écriture iconique, de ce fait, inclut le sens de sa phénoménalité, et oblige à en évaluer les enjeux. M’attachant particulièrement aux chartes et aux codices (◉5), je propose le terme de “graphisme” pour désigner les figures qui remplissent un espace écrit, car ce terme rappelle plusieurs choses, bien connues mais importantes : le mot grec gramma signifie image dessinée, lettre écrite, et écrit, tandis que graphein signifie écrire, dessiner, et entailler une surface pour y faire une marque. Une forte majorité de la pratique des scribes au Moyen Âge s’exerçait sur des tablettes de cire (◉4), et impliquait le geste même du ciselage, de l’empreinte et du marquage ; cela est vrai de l’écriture lapidaire, mais aussi dans le cas de la cire, ce support malléable qui montre ce que la marque doit à l’acte d’imprimer. Pour saisir pleinement le phénomène de l’écrit, il faut donc remonter de la lettre à la marque, de la forme finie au mode de production. Pour se faire lettre, la marque se voit assigner et revêt un caractère d’ordre calligraphique reconnaissable. Prenons l’exemple du O (◉6). Nous savons tous que cette marque est le caractère pour la lettre O, mais ce O peut recevoir des dénotations supplémentaires : cosmos, orbe terrestre, visage, hostie, simplicité, zéro, petit gâteau. Le caractère de la lettre O reste indifférent à ces dénotations supplémentaires, au point qu’il devient possible de partir des propriétés mêmes de la marque pour établir de nouvelles dénotations. Tout se passe comme si la lettre n’épuisait pas le potentiel de sa marque, qui reste donc active et ouverte à l’opération sémantique et picturale. En revanche, l’indifférence du caractère signifie que bien des choses peuvent arriver à la lettre sans en modifier l’identité alphabétique. La lettre donc se révèle comme une base inébranlable au travail des signes.

Initiale N. Psautier de Corbie, France, début du IXe siècle. BM Amiens métropole, Ms. 18c.
◉ Initiale N. Psautier de Corbie, France, début du IXe siècle. BM Amiens métropole, Ms. 18c.
Tablettes de cire. Saint Ambroise, Opuscules. Alençon, Bibliothèque municipale, Ms. 11, fol. 1.
◉ Tablettes de cire. Saint Ambroise, Opuscules. Alençon, Bibliothèque municipale, Ms. 11, fol. 1.
À gauche : Pierre Le Mangeur, Historia Scholastica, ca. 1225-1300, Yale, Beinecke Ms. 520, fol. 7v-8r ; à droite : Lettre du châtelain de Lens, notifiée par le bailli de Lens, 15 août 1308, AD Pas-de-Calais, A 54/15. Photo AD Pas-de-Calais.
◉ À gauche : Pierre Le Mangeur, Historia Scholastica, ca. 1225-1300, Yale. Beinecke Ms. 520, fol. 7v-8r ; à droite : Lettre du châtelain de Lens, notifiée par le bailli de Lens, 15 août 1308. AD Pas-de-Calais, A 54/15. Photo AD Pas-de-Calais.
Lettre O. Sacramentaire gélasien. BNF Lat 12048, fol. 76v.
◉ Lettre O. Sacramentaire gélasien. BNF Lat 12048, fol. 76v.

Ce qui nous ramène à la notion du degré zéro de l’écriture graphique, cette fois pour en examiner les dimensions paradoxales. Prenons le cas des initiales imagées. Leur élaboration artistique et souvent époustouflante invite à la comparaison et crée le spectre d’une écriture imaginairement pure à l’aune de laquelle évaluer l’écart creusé entre l’écriture embellie et l’écriture seule (◉7). Dans les faits, il est difficile de distinguer calligraphie et écriture dans les écrits du Moyen Âge. Car, répétons-le, il existe diverses sortes d’écritures, et les scribes se servent de cette distinction scripturaire pour organiser le sens de la page et de son texte (◉1).  En ce sens, toute écriture est calligraphique. Il n’y a pas d’écriture étalon, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas d’écriture normative, animée par un principe de typologie itérative (◉8) ; mais cette dernière n’échappe pas au geste calligraphique car une lettre est toujours une occurrence dessinée, et il n’est guère surprenant que le Moyen Âge ait produit des livres de modèles et d’exercices (◉9). Ceux-ci attestent aussi bien de l’identité de la lettre (caractère) que de sa dimension iconographique (embellissements). La lettre est donc le lieu d’une tension triadique, entre l’indicialité de son tracé ou cisèlement, la réplicabilité de son caractère typologique, et les multiples référencialités de sa forme iconique2. Autant de modes signifiants qui, indépendamment du parler, affectent le champ sémantique de la communication scripturaire. En tant que mouvement lié à l’expression corporelle, en particulier celle de la main, l’écriture met en jeu la force du geste, et, comme le dit Roland Barthes, le geste est au fond de la lettre3. Ce geste a un pouvoir indiciel ; il crée une relation de contigüité tactile entre le support, la lettre écrite, et la main du scribe. Le scribe avait à sa disposition deux techniques d’écriture, le cisèlement lapidaire et la gravure qui creusent des INscriptions dans le support, et l’application de l’encre ou autre liquide qui laissaient des traces ou SURscriptions sur des surfaces ().  Dans les deux cas, nous avons affaire à une matérialité scripturale qui établit une présence effective (contra Derrida qui assimile l’écrit à l’absence).

À gauche : Lettre R. Haimo, In epistolas S. Pauli, 1067. Oxford, Bodleian Ms. Add. D. 104, fol. 179v ; à droite : même lettre avec tracé moderne du R.
◉ À gauche : Lettre R. Haimo, In epistolas S. Pauli, 1067. Oxford, Bodleian Ms. Add. D. 104, fol. 179v ; à droite : même lettre avec tracé moderne du R.
Chirographe de Baudry, évêque de Noyon-Tournai en faveur de l’abbé d’Anchin, 1101. Lille, Archives départementales du Nord [AD], 1H 34/384.
◉ Chirographe de Baudry, évêque de Noyon-Tournai en faveur de l’abbé d’Anchin, 1101. Lille. Archives départementales du Nord [AD], 1H 34/384.
Livre de modèles d’initiales, peut-être aussi cahier d’exercice. Toscanie, ca. 1175, Cambridge, Fitzwilliam, Ms. 83-1972.
◉ Livre de modèles d’initiales, peut-être aussi cahier d’exercice. Toscanie,
ca. 1175, Cambridge, Fitzwilliam, Ms. 83-1972.

Dans les chartes alto-médiévales, les signes graphiques abondent et côtoient, dans des registres séparés, les lettres alphabétiques (◉10). Ces signes, dispersés au bas des chartes, accompagnent le nom et la suscription des témoins, lesquels sont expressément désignés comme ayant apposé leurs mains sur la charte (selon le geste légal de l’engagement désigné par l’expression manu propria) ; le terme utilisé pour exprimer ce contact est celui de imprimere. L’impression de la main sur la charte forme une marque biométrique, et le désir de reproduire cette empreinte à l’encre mène à l’élaboration du signe graphique, une forme qui dévie de la représentation d’une main mais qui refuse le recours à l’alphabet, car cette forme simule un contact et la réaction de la peau, le parchemin de la charte, qui le reçoit. Cette interaction entre support et graphisme est encore à l’œuvre lorsque les lettres capitales, propres aux inscriptions épigraphiques faites dans un support, apparaissent sur un support encré, où elles combinent leur aspect indéniablement alphabétique avec la notion de l’inscription, c’est-à-dire d’une impression en profondeur (◉11). Peut-on voir dans l’emploi de la majuscule manuscrite le désir de capturer cette empreinte du geste humain et de l’insérer au fond de l’écrit  ?  Le signe graphique et la lettre capitale ne seraient pas les seuls à proposer une telle stratégie. Assez nombreuses sont les lettres dont leur dessin s’attribue la figure d’une main (◉12 ) (). Non seulement ces lettres se font anthropomorphiques, mais elles évoquent une personne dans ce qui la rend fondamentalement effective, capable d’agir et de transmettre, la main, la manus propria déjà rencontrée dans les chartes où elle laissait sa marque. Dans les manuscrits, le motif pictural est explicite lorsqu’il fait de la lettre une extension de la personne, établissant par là même le rapport de contiguïté qui existe entre le sujet signifiant et le signe. Ce même rapport sous-tend l’efficacité de la signature.  Autographe, elle dérive de la main du signataire (◉13), de la singularité de son geste qui donne à l’écriture du nom propre sa spécificité, exprimée dans le dessin de la majuscule et du paraphe, les volumes des pleins et les déliés, l’inclinaison des lettres. Par ces distinctions formelles et singularisantes, la signature devient reconnaissable ; elle génère la similarité de ses itérations et par là-même son authenticité. Ces distinctions forment bien des aspects signifiants de la lettre alphabétique mais ils sont muets, ils n’ont pas d’équivalents vocaux.

Arch. Dep., Vienne, 1 H, Saint-Hilaire, no 8.
◉ Arch. Dep., Vienne, 1 H, Saint-Hilaire, no 8.
CPsautier (Gallican, fragment), 1150-1199). Yale, Beinecke Ms. 482.66.
Psautier Gallican, fragment (1150-1199), Yale, Beinecke Ms. 482.66.
Lettre D. Sacramentaire gélasien. BNF Lat 12048, fol. 18r.
◉ Lettre D. Sacramentaire gélasien. BNF Lat 12048, fol. 18r.
Signature autographe de Charles VII, 1454. AN, AE-II-461.
◉ Signature autographe de Charles VII, 1454. AN, AE-II-461.

Sur la lancée de cette approche, qui vise à récupérer la performance et la signifiance que l’écrit tire de son indicialité, du rapport entre support et graphisme, et de sa dimension visuelle, il faut considérer la présence de festons et de dentelles sur les parchemins (◉14). Il s’agissait avant tout, c’est évident, de réparer des accrocs dans la peau, mais la qualité du travail et sa dimension imagée prolonge le contenu iconique de la lettre, fait comme elle corps avec la page de parchemin. L’aire scripturale est plus qu’une surface. Elle a épaisseur, densité, et, oserai-je le dire, animation en ce sens qu’elle conjure ses propres signes graphiques, lesquels font partie intégrante du système signifiant de la page. Ainsi, les dentelles ornent et réparent, alors que, comme l’a noté Kate Rudy dans ses travaux sur les manuscrits flamands du Moyen Âge tardif4, décoloration et détérioration affligent les lettres enluminées soumises à des contacts constants et souvent liés à des pratiques dévotionnelles (◉15). Une telle attitude ne se comprend que dans une perspective iconique et indicielle de la lettre, porteuse de sens parce que représentationnelle, sensorielle, et incarnée. 

Jacques de Voragine, Légende dorée, XIVe siècle. Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, Suisse. Ms. L 34 166r.
◉ Jacques de Voragine, Légende dorée, XIVe siècle. Bibliothèque cantonale
et universitaire de Fribourg, Suisse. Ms. L 34 166r.
Lettrine contenant le Christ en buste, introduisant une prière à la Face du Christ. Cette face est totalement décolorée par les contacts dont elle fut l’objet. Bruxelles, KB, Ms. IV 414, f. 13r. D’après Kathryn M. Rudy, “Kissing Images, Unfurling Rolls, Measuring Wounds, Sewing Badges and Carrying Talismans: Considering Some Harley Manuscripts through the Physical Rituals They Reveal”, The Electronic British Library Journal, 2012.
◉ Lettrine contenant le Christ en buste, introduisant une prière à la Face du Christ. Cette face est totalement décolorée par les contacts dont elle fut l’objet. Bruxelles, KB, Ms. IV 414, f. 13r. D’après Kathryn M. Rudy, “Kissing Images, Unfurling Rolls, Measuring Wounds, Sewing Badges and Carrying Talismans: Considering Some Harley Manuscripts through the Physical Rituals They Reveal”, The Electronic British Library Journal, 2012.

Ce dialogue entre support et signes graphique montre bien à quel point le support donne lieu à l’expression graphique. Si la lettre alphabétique est iconique, la page en est le tableau, au point qu’il faut se demander dans quelle mesure l’opération d’encadrement opérée par la page n’a pas grandement contribué au développement de la lettre décorée. C’est bien la page qui régit et la production et l’emplacement d’une telle lettre dans le Vergilius Augusteus, manuscrit daté de la fin du IVe siècle où, en l’état actuel de nos connaissances, elle apparait pour la première fois (◉16).  Chaque page du Vergilius commence par une lettre qui se distingue par sa taille, sa couleur, et son dessin. La forme de cette lettre est dictée par sa position vis-à-vis du cadre de l’écrit, et n’a aucune valeur syntactique au sein d’une écriture par ailleurs continue. Au contraire : si la page commence au milieu d’un mot ou d’une phrase, la lettre dessinée fait de même et prend place au milieu du mot ou de la phrase. Le Vergilius appartenait probablement au pape Damase, et les études qui lui sont consacrées tendent à situer l’innovation de la lettre décorée dans un milieu particulièrement chrétien5. De fait, au début du IVe siècle, Publilius Optatian Porfyrus composait une série de poèmes pour célébrer la victoire de Constantin le Grand, qu’il considérait comme une victoire du christianisme. Les premiers manuscrits qui nous sont parvenus de ces poèmes datent du IXe siècle, mais il semble établi qu’ils présentent une copie fidèle du manuscrit envoyé par Porfyrus à Constantin (◉17) (). Sur les pages de ce manuscrit, une série de lignes jaunes délimitent un espace différent sur le folio, et ce faisant détache certaines lettres du texte initial, et les réinscrit de façon à former de nouveaux poèmes qui se lisent dans de multiples directions. L’œuvre de Porfyrus sera reprise en un sens par Raban Maur (c. 780-856) dans son utilisation des lettres comme éléments figurés. Ces lettres rompent avec la linéarité de l’écriture et proposent une lecture multidirectionnelle. Leur caractère phonétique semble mitigé par le fait qu’elles mènent à un sens différent selon leur emplacement dans la page et dans son découpage. Un tel arrangement révèle le pictural à l’œuvre dans le texte et dans la lettre, et l’importance de la page comme lieu où lettres et images se re-médiatisent de façon interchangeable.

Vergilius Augusteus Codex, fin du IVe siècle. Vat.lat.3256/0003, fol. 2r.
Vergilius Augusteus Codex, fin du IVe siècle. Vat.lat.3256/0003, fol. 2r.
Optatian Porfyrus, poem 19, as presented in the sixteenth-century Codex Augustaneus 9 Guelferbytanus, folio 4r. Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel.
Optatianus Porfyrus, poème 19, tel qu’il est présenté au XVIe siècle, Codex Augustaneus 9 Guelferbytanus, fol. 4r. Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel.

En fait, la page ordonne l’emplacement de la lettre-image de telle sorte qu’elle en multiplie la valeur sémantique, la portant, là encore, bien au-delà du cercle restreint de la phonétique. Une telle stratégie paginée du sens apparait dans un commentaire du livre d’Isaïe par Jérôme, daté du début du XIIe siècle (◉18) (). Dans ce manuscrit, qui provient de Cîteaux, la généalogie de Jessé reçoit un traitement figuratif au folio 4v. Sur le folio en regard, folio 5r, la lettre initiale U de Visio incorpore l’image du prophète Isaïe entouré d’une banderole qui porte ses écrits, notamment ceux relatifs à Jessé et sa descendance. On pourrait s’attarder sur cette mise en abime de l’écrit au sein d’une lettre rendue corporelle par la présence d’Isaïe, mais c’est l’utilisation de la gouttière entre les folios pour séparer la prophétie de sa réalisation, la lettre de sa figuration, qui nous retiendra. Alors qu’Isaïe nage dans la lettre, Marie en est affranchie. Jessé posait un problème de placement. Son dessin est-il inachevé, ou bien donne-t-il l’apparence de l’inachevé pour exprimer, là encore, que la pleine réalisation des choses s’accomplit dans Marie et son fils ? Le sens circule librement entre lettres, images, dessin, graphie. Il n’est pas besoin de mettre la lettre-imagée en relation avec le texte ; la lettre imagée crée une espace de sens qui est le sien. Elle est auteur à part entière.

St Jérôme, Explanatio in Isaiam, début du XIIe siècle. BM Dijon, Ms. 129-fol. 4v-5r.
◉ Saint Jérôme, Explanatio in Isaiam, début du XIIe siècle. BM Dijon, Ms. 129-fol. 4v-5r.

Les lettres qui attirent dessin et embellissement apparaissent d’abord en début de page, puis en début de livre, chapitre, phrase, comme c’est encore le cas de nos jours. La lettre embellie est le principe de toute écriture ; elle investit de son pouvoir créateur l’espace paginé. Il est intéressant de constater que ce pouvoir l’apparente aux autres signes graphiques non-alphabétiques qui progressivement envahissent la page : ponctuation, marques de renvoi, signes diacritiques… (◉19). Pour bien cerner les enjeux de la dimension iconique de la lettre, je me suis surtout attachée à la lettre imagée, bien que celle-ci ne diffère de ses compagnes que par l’intensité de son caractère iconographique, ce dernier étant propre à toute la graphie alphabétique. La lettre imagée dramatise une réaction à l’arbitraire du signe alphabétique en tant que signe phonétique, lequel crée une tension entre la forme des mots et leur sens. Dans le Psautier de Corbie (fin du IXe siècle), l’image du Christ dans le D de Dominus supplée à l’arbitraire (◉20), et lettre et image entrent dans une relation symbiotique dont elles retirent une corroboration mutuelle.

Mais dans bien des cas, la lettre imagée apporte son propre sens, un supplément, un excès, lequel peut étouffer, détourner, voire occulter le sens textuel et projeter le lecteur sur les voies de la réflexion personnelle (◉21). Ou encore ces lettres deviennent si illisibles qu’elles déchirent l’espace textuel (◉22). De façon générale, la production d’une lettre ornée entraine l’altération du sens du mot, c’est-à-dire de sa direction et de son arrangement sur la page, et il devient difficile d’appréhender le sens d’une phrase quand elle est répandue, désarticulée dans l’espace scripturaire (◉23).  La lettre imagée fait violence à la lettre alphabétique, et elle est agressive contre le sens du texte, qu’elle altère d’une façon ou d’une autre, et sur lequel elle a donc un impact indépendamment de sa valeur alphabétique. Celle-ci se maintient au niveau de l’écrit, mais non au niveau de la lecture, car la lettre iconique détourne l’attention vers l’image et l’imaginaire. D’une part, donc, la lettre iconique refuse de limiter le sens du signe alphabétique à sa dénotation verbale, et conteste une lecture qui ne reposerait que sur le signe phonétique. D’autre part, la lette-image démontre que sa dimension iconique n’affecte pas sa relation au langage parlé, et présente donc l’alphabet comme ayant une relation à la langue comme à l’image. Le système semble dénoncer la position selon laquelle voix et écriture l’emportent sur l’image. Dans le contexte chrétien qui est celui du Moyen Âge, le logocentrisme hérité de l’Antiquité doit faire une place à l’Imago, le verbe/logos incarné. Cette négociation semble avoir pris place sur la page écrite plus que dans les discours philosophiques et théologiques de l’époque.

Aristotle, Libri Naturales, abondamment glosé, XIIIe siècle. London, British Library, Harley Ms. 3487.
◉ Aristotle, Libri Naturales, abondamment glosé, XIIIe siècle.
London, British Library, Harley Ms. 3487.
Initiale D, avec Christ en majesté. Psautier de Corbie, France, début du IXe siècle. BM Amiens métropole, Ms. 18, fol. 22v.
◉ Initiale D, avec Christ en majesté. Psautier de Corbie. France,
début du IXe siècle. BM Amiens métropole, Ms. 18, fol. 22v.
Initiale S, avec hybride anthropomorphe, se débattant contre la lettre qui l’emprisonne et le fait passer de l’état humain à l’état bestial. Psautier de Corbie, France, début du IXe siècle. BM Amiens métropole, Ms. 18, fol. 10.
◉ Initiale S, avec hybride anthropomorphe, se débattant contre la lettre qui l’emprisonne et le fait passer de l’état humain à l’état bestial. Psautier de Corbie. France, début du IXe siècle.
BM Amiens métropole, Ms. 18, fol. 10.
Initiales S et F ; le S est avant tout la figure de St Michel combattant le dragon. Ottobeuren Collectar, Ottobeuren, Germany, 1175-1200. British Library, Yates Thompson 2 Collectar, fol. 37r.
◉ Initiales S et F ; le S est avant tout la figure de St Michel combattant le dragon. Ottobeuren Collectar, Ottobeuren, Germany, 1175-1200. British Library, Yates Thompson 2 Collectar, fol. 37r.
Initiale S ; la lettre appartient non au titre, In virg(inis) assumpti(oni) s(anctae) Mariae v(irginis), lequel est figuré, mais au terme sapientia, par lequel débute le texte cité tiré de l’Ecclésiastique, chapter 24. Ottobeuren Collectar, Ottobeuren, Germany, 1175-1200. British Library, Yates Thompson 2 Collectar, fol. 34.
◉ Initiale S ; la lettre appartient non au titre, In virg(inis) assumpti(oni) s(anctae) Mariae v(irginis), lequel est figuré, mais au terme sapientia, par lequel débute le texte tiré de l’Ecclésiaste, chap. 24. Ottobeuren Collectar, Ottobeuren, Germany, 1175-1200. British Library, Yates Thompson 2 Collectar, fol. 34.

En effet, si la lettre est, à mon avis, généralement iconique, le phénomène d’iconisation tel qu’il prend place au Moyen Âge, sous forme de marques graphiques et de lettres peintes et dessinées, trouve ses débuts dans les milieux chrétiens, où il se répand largement et sans entrave. Du fait que l’incarnation du Logos suggérait à la fois support physique, écriture et image, et que l’herméneutique chrétienne reposait sur une distinction entre le littéral et le figuré, il est tout à fait concevable que scribes et artistes aient usé de leur talent pour articuler des positions d’ordre cognitif et ontologique, faisant de la lettre imagée une affirmation théorique. Richard de Fournival (mort vers 1260) se fait peut-être l’écho de cet état des choses lorsqu’il évoque à plusieurs reprises dans Li Bestiaire d’amours le rapport intime qui lie lettres et images au point, comme le résume Mary Carruthers, “qu’un auteur est un peintre, non seulement du fait que les lettres qu’il compose ont une forme, mais parce que ses mots peignent des images dans l’esprit de ses lecteurs6”.        

Notes

  1. A.-M. Christin, “Espace et mémoire : les leçons de l’idéogramme”, Protée, 32(2), 19-28, aux p. 22, 27.
  2. L’indicialité tient au fait que le tracé d’une lettre manuscrite résulte d’un contact et d’une contiguïté entre la main du scribe, l’outil d’inscription et le support recevant l’inscription. Typologie entraine replicabilité ; ainsi le A, par exemple, se reconnait à sa forme, dont le type est répété chaque fois qu’il s’agit d’écrire un A. Mais la forme du A se prête aussi à des développements iconographiques, servant de treillis à un décor de faune ou de flore, ou abritant des personnages tant humains que célestes.
  3. M. Cotin, Scripturalité. Ecriture et pratiques culturelles, Paris, 2009, p. 56, propose un élégant résumé du texte de Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, 1982, p. 144 : “le geste qui est au fond de l’idéogramme comme une sorte de trace figurative évaporée”.
  4. K.M. Rudy, “Kissing Images, Unfurling Rolls, Measuring Wounds, Sewing Badges and Carrying Talismans: Considering Some Harley Manuscripts through the Physical Rituals they Reveal”, Electronic British Library Journal, 2011, p. 1-56 ;  ead., “Sewing the Body of Christ: Eucharist Wafer Souvenirs Stitched into Fifteenth-Century Manuscripts, Primarily in the Netherlands”,  Journal of Historians of Netherlandish, Art 8.1, 2016, p. 1-47 ; ead., Piety in Pieces. How Medieval Readers Customized their Manuscripts, Cambridge, 2016.
  5. L. Kendrick, Animating the Letter. The Figurative Embodiment of Writing from Late Antiquity to the Renaissance, Columbus, 1999, p. 47-50.
  6. M. Carruthers, The Book of Memory: A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 2008, p. 291.
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EAN html : 9782353111589
ISBN pdf : 2-35311-159-9
ISSN : 2827-1963
Code CLIL : 4055; 3711;
Posté le 26/02/2024

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Comment citer

Bedos-Rezak, Brigitte Miriam, “La possibilité d’une ’iconisation‘ de l’écriture au Moyen Âge”, in : Debiais, Vincent, Uberti, Morgane, éd., Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie, Pessac, PUPPA, collection B@lades 3, 2024, 163-186 [en ligne] https://una-editions.fr/iconisation-de-lecriture-au-moyen-age [consulté le 26/02/2024]
doi.org/10.46608/balades3.9782353111589.14
licence CC by SA
couverture du livre Traversées. Limites, cheminements et créations en épigraphie
Illustration de couverture • photo de l'exposition Sendas, Casa de Velasquez (© Morgane Uberti).

Cet ouvrage a obtenu le soutien financier du Centre de recherches historiques (EHESS-CNRS).

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