Les articles réunis dans les chapitres 5 à 7 de ce recueil relèvent de l’histoire sociale, mais dans ses rapports avec l’histoire économique. La répartition des articles entre les trois chapitres (5, 6, 7) épouse en partie, mais en partie seulement, les contours de la hiérarchie sociale romaine. Ce chapitre 5 est avant tout consacré aux milieux dirigeants. Comme je l’ai écrit dans les premières lignes de l’article publié en 2006 dans les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, il s’agit de “l’activité patrimoniale de l’élite et [de] son rôle économique”. Mais certains milieux sont complètement ou presque complètement absents de ce recueil, par exemple les paysans et, d’autre part, certains articles du chapitre 7 traitent de l’ensemble de la hiérarchie sociale.
Les intérêts économiques des élites sont un des thèmes auxquels je m’intéresse depuis très longtemps, directement ou non. Je m’y suis intéressé dès que j’ai commencé à m’occuper de la vie financière, au milieu des années 1960, puisque la plupart de ces membres de l’élite prêtaient de l’argent, tandis que quelques-uns d’entre eux menaient une importante activité financière. Dans l’article “Financiers de l’aristocratie”, je me suis efforcé, à partir de quelques exemples, d’analyser la manière dont ils concevaient cette activité financière et dont elle se déroulait, alors qu’ils n’avaient à proprement parler ni profession ni métier, mais passaient beaucoup de temps à gérer leur patrimoine et éventuellement à l’accroître (si du moins ils y parvenaient).
Comment nommer ces milieux dirigeants de la cité, puis de l’Empire romain ? Sur ce point, mon choix a évolué avec le temps. Dans les années 1970 et 1980, je n’avais guère tendance à parler d’élites. Je trouvais ce mot insuffisamment précis, et je pensais qu’il accordait trop peu de place à la politique et au jeu de la domination. À la place du mot élites, celui que je préférais était “oligarchie” (ou “oligarchies”). Il me semblait faire plus de place qu’élites à la domination. En outre, il suggérait que cette minorité dominait dans tous les domaines et n’avait pas de rivale, qu’il n’y avait pas de seconde classe susceptible de s’opposer à celle-là. Il me paraissait donc très adapté aux situations romaines. Je l’ai par exemple employé dans mon article sur Cluvius et Vestorius1. Mais à plusieurs reprises on m’a déconseillé l’usage de ce mot oligarchie, parce qu’il était trop peu connu (en effet, il était plus rarement utilisé dans les années 1970 que de nos jours2). Dans les cas où j’ai suivi ce conseil, j’ai employé le mot “aristocraties” (ce qui explique le titre de l’article “Financiers des aristocraties”). Mais “aristocratie(s)” ne me convenait pas vraiment, parce qu’il évoquait trop l’époque moderne en Europe, – époque marquée par l’opposition politique et sociale entre l’aristocratie et la bourgeoisie. Un peu plus récemment, je me suis résolu à employer le mot “élites”.
Pour le monde romain, qui sont les membres de l’“élite” ou des “élites” ? Pour ma part, j’ai choisi de qualifier d’“élites” les membres des ordres dirigeants définis par la cité romaine elle-même, puis par les autorités impériales, ainsi que les proches de ces membres. Les élites se composent donc des sénateurs, des chevaliers, des membres des aristocraties municipales et de leurs proches. Certains ont soutenu qu’il y avait des élites dans tous les milieux sociaux, par exemple chez les artisans et commerçants. En un sens, c’est vrai, mais il faut s’entendre sur le vocabulaire, et le choix du vocabulaire dépend des objectifs qu’on s’assigne. Parler de l’élite des domestiques ou des artisans a un sens, quand on veut étudier ces groupes en détail et de façon approfondie. Quand, au contraire, on travaille sur l’ensemble de la population ou sur les grandes divisions sociales, il est préférable d’appeler élites les groupes que la cité antique considérait elle-même comme des élites, c’est-à-dire les membres des ordres dirigeants que la cité romaine a définis elle-même. Et est-ce qu’on doit employer le mot “élite” au singulier ou bien au pluriel ? Sans doute le pluriel est-il préférable, pour marquer les fortes différences qui existaient entre des sénateurs et des membres d’élites municipales.
Autre question : tous les membres des aristocraties municipales faisaient-ils partie de ces élites ? F. Jacques a insisté sur l’hétérogénéité des couches dirigeantes des cités ; la logique et les vraisemblances vont dans le sens de ses conclusions, malgré la prospérité et la distinction sociale des notables municipaux dont nous entendons parler par les textes littéraires et les principales inscriptions3. L’intégralité des notables municipaux de toutes les cités n’appartenait sûrement pas aux “élites” dont il est question ici.
Dans le septième article de ce recueil, “Vingt ans après ‘L’Économie antique’ de Moses I. Finley”, j’ai expliqué que les débats portant sur le livre de M. I. Finley et, plus largement, sur l’archaïsme et la modernité de l’économie antique, s’ordonnaient autour de plusieurs thèmes. C’étaient des thèmes dont M. I. Finley avait parlé dans son livre, L’Économie antique ; il avait abouti, à leur sujet, à des conclusions que refusaient ses adversaires, les “modernistes”. Dans mes recherches sur l’économie, j’étais confronté à ces thèmes, dont j’ai de nouveau énuméré les principaux au début de l’article “Intérêts et comportements patrimoniaux de l’élite romaine”. Comme on peut le lire dans le septième article du recueil, l’un de ces thèmes était “le rang social des agents économiques dans les secteurs non agricoles”. Je me rendais bien compte que ces divers thèmes étaient réunis par des liens logiques. Néanmoins, malgré cette logique, je ne me trouvais pas d’accord avec M. I. Finley sur l’intégralité de ces thèmes ; je ne me trouvais pas non plus en accord avec les adversaires de M. I. Finley sur l’intégralité de ces thèmes. Je m’efforçais d’analyser le plus précisément possible les éléments de la documentation. J’essayais en outre de saisir la logique du fonctionnement économique et social du monde romain, et de ne pas oublier la spécificité des économies antiques, qui n’étaient semblables ni à celles du XXe siècle, ni à celles des Temps Modernes (XVIe-XVIIIe siècles).
En fonction de ces préoccupations, j’étais conduit, sur la ville de consommation (“consumer city”), à refuser la position de M. I. Finley et de ses disciples, estimant que cette notion n’aidait à mieux comprendre ni le fonctionnement de la production antique et ni les rapports sociaux de la ville et de la campagne4. De même pour l’existence de marchés abstraits. J’étais convaincu que M. I. Finley avait beaucoup trop tendance à réduire l’importance du commerce. J’étais renforcé dans cette conviction par la documentation archéologique et par ce qu’écrivait A. Tchernia, qui, sans être “moderniste” (très loin de là), soulignait l’importance des quantités commercialisées (notamment en ce qui concerne le vin), et dont les conclusions me convainquent pleinement5. Je concluais qu’il existait dans le monde gréco-romain des marchés abstraits, non seulement pour des biens matériels consommables (par exemple les biens alimentaires), mais encore pour des biens matériels non consommables (comme la terre, les immeubles et l’argent) ou même pour des biens immatériels (comme la force de travail)6. Mais je suis convaincu que ces marchés étaient fragmentés, partiels, et qu’on ne peut pas parler de l’économie romaine comme d’une “économie de marché”7.
À l’inverse, en ce qui concerne le rang social des agents économiques dans les secteurs non agricoles, je me trouvais proche de la position de M. I. Finley, mais avec beaucoup de nuances (me semble-t-il). C’est ce que j’explique dans l’article “Intérêts et comportements patrimoniaux de l’élite romaine”8. À mon avis, les intérêts fonciers et immobiliers, ainsi que le prêt d’argent, étaient particulièrement importants pour les sénateurs, – en dépit de quelques rarissimes documents littéraires qui paraissent aller dans un autre sens. Il faut se reporter au volume dirigé par M. Cébeillac-Gervasoni, Les Élites municipales de l’Italie péninsulaire des Gracques à Néron9. Lors du colloque dont ce volume publie les Actes, j’ai défendu avec conviction, sur les intérêts des membres des élites municipales, des conclusions proches de celles de M. I. Finley et de ses disciples10. Actuellement, je continue à penser que les intérêts fonciers et immobiliers, ainsi que le prêt d’argent, étaient particulièrement importants pour les sénateurs ; mais dans le livre de 1996, il s’agissait des élites municipales, et non pas des sénateurs. Pour les élites municipales, ce que j’y écrivais me semble aujourd’hui très excessif. En tout cas, des articles récents montrent que, sur cette question des revenus non agricoles des membres des élites (et même des sénateurs), je ne suis pas parvenu à convaincre11.
Deux autres articles de ce chapitre ne traitent que de certains aspects des patrimoines des élites. L’un des deux concerne les intérêts patrimoniaux des chevaliers, qui, eux aussi, ont fait l’objet de débats. Au cours des années 1960 et 1970, C. Nicolet et P. A. Brunt avaient joué un grand rôle dans ces débats. J’ai profité d’un colloque sur les chevaliers organisé en 1995 (notamment par S. Demougin) pour poser de nouveau la question de l’importance relative des intérêts fonciers et des intérêts entrepreneuriaux pour les chevaliers de la fin de la République ; les conclusions auxquelles je suis parvenu à ce sujet continuent à me paraître satisfaisantes.
En revanche, le texte que j’ai rédigé pour le volume collectif publié en 1990 avec H. Bruhns, “Activité financière et liens de parenté en Italie romaine”, m’a laissé très dubitatif. Autant notre groupe de travail, que j’ai animé avec H. Bruhns pendant quatre ou cinq ans, entre 1983 et 1987, et qui a abouti à la publication de ce volume, m’a passionné et rempli de satisfactions, autant le texte de mon propre article m’a laissé relativement mécontent. Je le trouvais trop schématique, trop brutal dans ses conclusions. J’ai exprimé cela dans l’exposé que j’ai présenté en juin 2004 à Copanello, et qui se trouve dans le chapitre 7 du présent recueil, “Affaires et relations sociales sous le Haut-Empire”.
Dans cet article de 1990, un autre passage ne me convainc plus du tout : celui qui concerne le livre de A. Di Porto (1984). Au cours des années 1990 et au début des années 2000, je me suis beaucoup consacré au rôle économique des esclaves et aux fonctions respectives du pécule et de la préposition. Je suis parvenu à la certitude que les conclusions de A. Di Porto, dans son livre de 1984, étaient insoutenables. Dans un premier temps, je les avais trouvées séduisantes, mais une étude plus complète et plus précise des textes des jurisconsultes romains m’a montré que c’était une erreur de ma part. Pour mes conclusions actuelles sur le livre de Di Porto 1984, il faut se reporter aux pages que je lui ai consacrées dans Andreau 2001, 131-135 et dans Andreau et al. 2004, 111-116.
Le dernier article de ce chapitre 5 est un hommage à Marina Ioannatou, jeune collègue de grande qualité, qui, en novembre 2002, a été victime de l’accident de chemin de fer qui s’est produit près de la gare de Nancy. En 1997, elle avait soutenu sa thèse d’histoire du droit sous la direction de Michel Humbert (Université de Paris II). Le livre dont je présente le compte rendu dans ce dernier article, est issu de sa thèse12. Il s’agit d’un livre important et très savant, comme j’essaie de le montrer dans ce compte rendu. Il ne faudrait pas que la triste disparition de son auteur nous conduise à oublier ce livre, plein d’informations précieuses et d’idées stimulantes !
Notes
- Andreau 1983 = 1997a, 99-118.
- Il est par exemple utilisé par M. Ioannatou dans son ouvrage (2006).
- Jacques 1984, 507-570.
- Assez récemment, j’ai consacré un article à l’historiographie de ce thème et à ce que j’ai pensé de ce thème : Andreau 2017.
- Tchernia 1986 ; 2011.
- Voir par exemple Andreau 1997b (voir ici l’article n°14).
- Je refuse donc les conclusions de P. Temin (2013).
- Il faut aussi lire Andreau 2005, que je n’ai pas fait figurer dans ce recueil.
- Cébeillac-Gervasoni, éd. 1996.
- Voir ibid., “Chronique des travaux” (p. 275-282, et surtout 279) et “Conclusion : les Enseignements de la Table ronde, bilan et perspectives” (p. 285-293).
- Voir par exemple Verboven 2012.
- Ioannatou 2006.