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Article 24•
Intérêts non agricoles des chevaliers romains (IIe siècle a.C.-IIIe siècle p.C.)*

par

* Extrait de : S. Demougin, H. Devijver et M.-T. Raepsaet-Charlier, éd., L’ordre équestre : histoire d’une aristocratie (IIe siècle av. J.-C.-IIIe siècle ap. J.-C.), Actes du colloque international (Bruxelles-Leuven, 5-7 octobre 1995), Coll.EfR 257, Rome, 1999, 271-290.

Parmi nos prédécesseurs du XIXe et du XXe siècles, nombreux sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont tenu l’ordre équestre de la fin de la République romaine pour une bourgeoisie, qui rivalisait plus ou moins directement avec l’aristocratie sénatoriale. Ils mettaient l’accent sur l’importance des intérêts non agricoles des chevaliers, ou les assimilaient aux publicains (ce qu’a d’ailleurs fait Cicéron lui-même dans certains textes), en insistant à la fois sur l’influence politique des publicains et sur la modernité de leurs affaires. Max Weber, par exemple, n’a-t-il pas conclu que les affaires des publicains constituaient la partie la plus rationnelle et la plus capitaliste de l’économie antique1?

C’est H. Hill qui, au milieu du XXe siècle, est allé le plus loin dans ce sens2. Il pensait qu’à partir de la fin du IIIe siècle a.C., toute l’évolution économique et politique, ainsi que des mesures comme la lex Claudia, avaient de plus en plus lié les sénateurs à la propriété foncière et à l’agriculture, tandis que les chevaliers se chargeaient désormais des intérêts commerciaux. Aux IIe et Ier siècles a.C., l’ordre équestre était donc, selon H. Hill, une “bourgeoisie”, une “middle class”. Ses membres se consacraient avant tout à trois activités différentes : les publica ; le commerce de gros en Italie et en dehors d’Italie ; le prêt d’argent et les affaires financières, en Italie et en dehors d’Italie. Il pensait qu’il existait entre l’ordre sénatorial (constitué de propriétaires fonciers) et eux une opposition sociale et politique. Par cette opposition, il expliquait la majeure partie des événements politiques du dernier siècle de la République, des Gracques à Auguste.

Dans les années 1960, deux historiens ont fortement critiqué ce point de vue : P.A. Brunt et C. Nicolet3.

Tous deux ont montré que, d’après l’ensemble de la documentation disponible, les chevaliers possédaient des patrimoines très semblables à ceux des sénateurs, et que, de toute façon, une partie des chevaliers étaient directement apparentés à des lignées sénatoriales. Et ils contestaient l’idée que l’ordre équestre pût être assimilé à celui des publicains. De plus, aux yeux de C. Nicolet, cette question était liée aux problèmes posés par la définition de l’ordre équestre. Est-ce que tout riche atteignant le cens équestre pouvait être considéré comme un chevalier ? C’était ce qu’estimaient alors la plupart des historiens de l’Antiquité, mais C. Nicolet ne partageait pas cette vision des choses. À juste titre selon moi, il défendait l’idée que seuls étaient chevaliers les hommes désignés comme tels par les censeurs, et que beaucoup de riches citoyens romains en possession du cens ne devenaient pas pour autant chevaliers.

Après quelques résistances, les conclusions de Brunt et de Nicolet sur les intérêts économiques des chevaliers ont été assez facilement acceptées. Elles étaient pourtant fort éloignées des idées couramment admises à l’époque. T. P. Wiseman4, puis J. H. D’Arms5 ont dit leur plein accord. Au fur et à mesure du développement des recherches sur l’épigraphie de l’instrumentum domesticum, depuis le milieu des années 1970, les intérêts économiques des sénateurs et des chevaliers sont apparus de plus en plus comme identiques. D. Manacorda, par exemple, remarqua il y a quelques années que, pour les amphores et les timbres d’amphores, il était impossible d’établir quelque différence que ce soit entre les sénateurs et les chevaliers6.

Dans mon livre et mes articles sur la banque et la vie financière, j’ai moi-même toujours étudié ensemble les membres des deux ordres privilégiés. J’ai distingué d’un côté les sénateurs et chevaliers pris ensemble, et d’un autre côté, les banquiers professionnels, argentarii et nummularii. J’ai pensé, et je continue à penser, que les banquiers professionnels ne faisaient pas partie de ce que j’ai appelé l’oligarchie, c’est-à-dire l’élite aristocratique romaine, et qu’ils constituaient une partie très distincte du milieu financier romain7.

Depuis une bonne quinzaine d’années, les intérêts économiques de l’élite aristocratique font l’objet de débats nombreux et passionnés. Archaïsme et modernité de l’économie antique continuent à être l’enjeu de tels débats ; ils en sont même bien davantage l’enjeu qu’il y a un siècle ou un demi-siècle. Mais l’activité des publicains n’est pas au centre de ces débats. Elle n’est plus considérée ni comme un des principaux aspects de la modernité économique antique (opinion de Max Weber, nous l’avons vu), ni comme un signe manifeste d’archaïsme (selon le point de vue parfois adopté par M. I. Rostovtzeff)8. Les deux moitiés de l’élite aristocratique, les sénateurs et les chevaliers, y sont considérées comme les membres d’une seule et même classe Et c’est dans les activités et sources de revenus privées non agricoles de l’oligarchie prise dans son ensemble que la modernité est recherchée. Ceux qui soulignent l’existence de cette modernité insistent sur de telles activités. Les autres, au contraire, ont tendance à vouloir réduire l’ampleur de ces activités9.

Quant à l’agriculture et aux modes d’exploitation des terres, il serait facile de montrer que, dans les études récentes, sénateurs et chevaliers ne sont jamais distingués, ou presque jamais. Mais, à cause de ce que je viens de dire sur les débats économiques de ces deux dernières décennies, je préfère laisser de côté l’exploitation des terres (dont traite d’ailleurs, dans ce même volume, l’article de G. Paci10), pour me consacrer au commerce, à la fabrication et aux affaires d’argent.

Pour chaque secteur non agricole de l’économie et pour chaque type de sources, il existe actuellement de tels débats relatifs au rôle de l’oligarchie. C’est le cas pour la commercialisation des produits de l’agriculture (qui touche au commerce proprement dit et est en rapport direct avec les amphores). C’est le cas aussi pour la fabrication avec les briques et tuiles, les lingots et les objets de métal, la céramique de table, les objets de verre, etc. Les grands clivages sont toujours les mêmes, mais, dans le détail, les termes du débat varient d’un secteur à l’autre. À chaque fois que j’aborderai une nouvelle activité, il me faudra donc les présenter brièvement, afin qu’ensuite, à chaque fois, nous puissions situer les intérêts et comportements des chevaliers par rapport à ces façons de poser la question et d’y répondre.

Depuis longtemps, je suis convaincu de la justesse des conclusions de C. Nicolet et de P.A. Brunt. Mon objectif n’est donc pas maintenant de défendre des opinions opposées ! Ce que je veux me demander dans cet article, c’est si les chevaliers, ou du moins certains chevaliers, présentaient malgré tout quelque spécificité économique, – s’il est possible de définir quelques différences plus fines, soit à l’intérieur de l’ordre équestre, soit entre les chevaliers et les sénateurs.

C’est évidemment à l’ordre équestre que je me consacre, conformément au thème de ce livre. Mais les sénateurs constitueront un point de référence et de comparaison.


La première partie s’efforce de traiter des intérêts, sources de revenus et comportements économiques qu’aux IIe et Ier siècles a.C., les chevaliers avaient en commun avec les sénateurs. La seconde est au contraire consacrée aux différences (soit parmi les chevaliers, soit entre les sénateurs et eux), qu’il ne faut pas négliger pour cette époque. La troisième traite de l’évolution de la question sous le Haut-Empire. Au cours de la seconde moitié du Ier siècle et au IIe siècle p.C., les intérêts économiques des sénateurs et chevaliers sont devenus, me semble-t-il, de plus en plus identiques. Enfin, dans une brève dernière partie, qui constituera en fait une conclusion, je m’interrogerai sur les explications possibles de cette évolution et sur ce qu’elle implique quant à la nature de l’économie antique.

Une remarque avant d’aborder les intérêts que les chevaliers avaient en commun avec les sénateurs. En règle générale, nous avons des informations économiques sur moins de chevaliers que de sénateurs. Par rapport à leur nombre, nous connaissons en effet moins de chevaliers que de sénateurs. Nous en connaissons même moins en chiffres absolus. En outre, les textes littéraires, à part quelques cas exceptionnels, fournissent des informations moins riches sur les chevaliers que sur les sénateurs. Enfin, dans le dédale de la bibliographie, les sénateurs sont souvent plus faciles à repérer que les chevaliers.

Le fait que, dans une activité, nous trouvions plus de sénateurs que de chevaliers ne signifie donc pas nécessairement que cette activité était plutôt réservée à des sénateurs.

À l’inverse, si nous rencontrons quelque part plus de chevaliers que de sénateurs, il est souvent permis d’en tirer davantage de conclusions, et de penser que les chevaliers, ou du moins certains d’entre eux, s’orientaient plus volontiers vers l’activité concernée ou avaient davantage d’intérêts dans ce secteur économique. Mais il faut se garder de conclure mécaniquement ; on verra que d’autres facteurs entrent en jeu, par exemple relatifs à la nature de la documentation.

Abordons d’abord la question de la commercialisation des produits agricoles. Tout le monde convient que les chevaliers, comme les sénateurs, et sans exception, possédaient des domaines, et qu’ils vendaient ou faisaient vendre une partie des récoltes de ces domaines. Peut-on considérer qu’en commercialisant ainsi les denrées agricoles, ils avaient une activité commerciale ? Certains historiens et archéologues pensent que oui, parce que les propriétaires de terres, selon eux, faisaient transporter les produits de leurs domaines situés près de la côte (tyrrhénienne ou adriatique), dans des bateaux qui leur appartenaient, jusqu’aux centres de consommation tels que Rome. D’autres, comme P.A. Gianfrotta, A. Hesnard et A. Tchernia11, jugent, à partir de l’étude comparée des bouchons d’amphores, des marques et des ancres de navires, que les indices disponibles en faveur de cette interprétation sont très peu nombreux et qu’une telle situation n’était pas la plus fréquente, loin s’en faut. Je partage tout à fait cette seconde opinion.

Quoi qu’il en soit, au dernier siècle de la République et au tout début de l’Empire, les marques d’amphores à vin et à huile (imprimées dans la glaise, et donc relatives au stade de la production, – production de la denrée ou fabrication de l’amphore), présentent quelques noms de chevaliers, mais nettement moins que de noms de sénateurs. Sur Dressel 2-4, on trouve Post. Curt., Postumus Curtius, c’est-à-dire très probablement Caius Rabirius Postumus12. À l’époque augustéenne, également sur les amphores à vin de la côte tyrrhénienne, Publius Vedius Pollio13. Sur les amphores Dressel 6 B du Nord-Est de l’Italie (qu’on considère comme des amphores à huile), on identifie Publius Clodius Quirinalis, préfet de la flotte de Ravenne, dont le nom figure aussi sur des tuiles14. Pourquoi trouve-t-on beaucoup plus de noms de sénateurs ? Cette vente de vin et d’huile en amphores était-elle réservée à de très riches propriétaires, et dépasserait-elle les moyens de la plupart des chevaliers ? Certainement pas, car on trouve aussi des noms d’aristocrates municipaux ou même de “plébéiens” certains ou probables. Comme je l’ai remarqué plus haut, si, dans une activité, nous rencontrons plus de sénateurs que de chevaliers, cela ne signifie pas qu’elle ait été plutôt réservée à des sénateurs.

Il m’est impossible de présenter ici une liste complète des noms de chevaliers attestés sur des amphores ou sur des briques et tuiles. Car la prosopographie du matériel amphorique est extrêmement dispersée, et c’est le cas aussi de la prosopographie des chevaliers des IIe et IIIe siècles p.C. Le repérage systématique des chevaliers attestés par l’épigraphie de l’instrumentum est un travail de longue haleine ; j’ai là-dessus un bon nombre de fiches, mais non point une liste exhaustive.

Qu’il s’agisse du premier siècle de l’Empire ou de la suite (époques des Flaviens, des Antonins et des Sévères), le débat en cours sur les intérêts non agricoles des élites (sénateurs et chevaliers réunis) est resté le même : les membres de l’élite participaient-ils au commerce, ou se limitaient-ils au rôle normal de propriétaires fonciers qui vendaient leurs produits ? Ce sont les amphores à huile de Bétique (Dressel 20) qui offrent le plus d’éléments, à cause des inscriptions peintes qu’on a trouvées au Testaccio. L’interprétation qu’en donne B. Liou est désormais largement acceptée, elle est notamment acceptée par E. Rodriguez Almeida. Selon cette interprétation, les noms au génitif des inscriptions δ, où l’on trouve des sénateurs et des chevaliers, mais surtout des sénateurs, désignent les propriétaires des domaines15. La présence des inscriptions β, dont les noms (ceux de négociants, mercatores ou negotiatores) ne se confondent pas, sauf exception, avec ceux des inscriptions δ, montre que les propriétaires ne s’occupaient pas eux-mêmes de faire transporter les amphores jusqu’aux centres de consommation. Nous reviendrons dans la troisième partie sur la présence d’un nom de chevalier dans les inscriptions β.

Passons maintenant aux affaires financières privées, au maniement de l’argent. J’en exclus les métiers de banquiers (argentarii, coactores argentarii, nummularii), étant convaincu que jamais ni un sénateur ni un chevalier ne pratiquait l’un de ces métiers.

À la fin de la République et sous le Haut-Empire, en plus des banquiers professionnels et des publicains, il y avait des financiers ou prêteurs d’argent privés non professionnels (dont certains étaient plus spécialisés que d’autres)16. Je parlerai ici de quatre des types d’opérations auxquelles ils se livraient. À ces quatre types, ne correspondaient pas nécessairement quatre catégories d’hommes, car beaucoup de ces financiers (en particulier les plus spécialisés) ne se limitaient pas à un seul type d’opérations. Il s’agit : du prêt d’argent non spécialisé, qu’on peut appeler placement d’argent ; du prêt d’argent spécialisé (fenus, feneratio) ; du rôle d’intermédiaire de crédit ; du rôle de chargé d’affaires.

En outre, par rapport aux provinces, à la fin du IIe siècle a.C. et au Ier siècle, on distinguait deux groupes. D’une part, les negotiatores (ou qui negotiantur), des Italiens partis dans des provinces ou même en dehors de l’Empire pour leurs affaires privées, et qui vivaient donc en dehors d’Italie17. D’autre part, ceux qui avaient des intérêts dans les provinces, mais tout en résidant en Italie. Ces derniers n’étaient qualifiés ni de negotiatores ni de qui negotiantur. On disait qu’ils avaient des affaires dans les provinces (negotia habebant). On les appelait qui negotia habent.

Ni les intérêts des membres du premier groupe, ni ceux des membres du second n’étaient toujours financiers. Ils pouvaient être commerciaux, manufacturiers ou agricoles. Mais dans les deux groupes on comptait des financiers.

Les prêteurs d’argent non spécialisés et ceux qui avaient des intérêts dans les provinces sans y résider étaient des investisseurs passifs, qui avaient de l’argent à placer, mais ne s’étaient pas formés aux affaires financières spécialisées. Au contraire, les financiers d’Italie qui pratiquaient les trois autres types d’opérations cités plus haut étaient des intermédiaires, des financiers actifs et plus spécialisés. De même pour les negotiatores des provinces.

Parmi ces financiers actifs, il y avait plusieurs degrés de spécialisation et de compétence, et la limite entre les deux catégories n’est pas toujours facile à saisir, parce que, sur la plupart des personnages en question, la documentation disponible ne nous donne que très peu d’informations. Un financier actif pouvait d’ailleurs jouer en même temps le rôle d’investisseur passif, s’il plaçait ses fonds auprès d’un intermédiaire. C’est le cas d’Atticus, lorsqu’il place de l’argent chez Vestorius de Pouzzoles18. Mais il n’en est pas moins intéressant de séparer ces deux catégories. N’importe quel sénateur ou chevalier était un investisseur passif, aussi bien à la fin de la République que sous le Haut-Empire. Certains financiers privés actifs étaient, eux aussi, des sénateurs ou des chevaliers, mais, dans les provinces, il s’agissait de chevaliers, et non point de sénateurs. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.

Beaucoup de riches Italiens avaient, à la fin de la République, des intérêts dans les provinces. Les discours et la correspondance de Cicéron le montrent bien. Il pouvait s’agir de biens fonciers, de domaines ruraux. Dans d’autres cas, c’étaient des affaires financières, souvent contractées par l’intermédiaire d’hommes d’affaires fixés dans une province (negotiatores) ou de prêteurs spécialisés d’Italie (feneratores). Ces riches Italiens étaient alors des investisseurs passifs. Ils ne résidaient pas en dehors d’Italie, mais ils avaient dans des provinces des dépendants, ou des parents, ou des amis, ou des hommes d’affaires indépendants qui s’occupaient de leurs intérêts. Pour beaucoup d’entre eux, le contexte ne permet pas de préciser si ces intérêts provinciaux étaient agricoles ou non.

Ces membres de l’élite qui, en plus de leur patrimoine italien, avaient des intérêts dans les provinces sans y résider étaient soit des chevaliers soit des sénateurs. Nous en connaissons un certain nombre, par exemple par les lettres de recommandation de Cicéron.

En Sicile, parmi les chevaliers, nous connaissons :

  • Cnaeus Otacilius Naso (trois de ses affranchis, Hilarus, Antigonus et Demostratus, étaient chargés de s’occuper de ses biens)19 ;
  • Caius Flavius, personnage considérable dont Cicéron célèbre le splendor, et qu’il faut peut-être confondre avec le princeps de l’ordre équestre en 44 a.C.20 ;
  • Lucius Bruttius, dont le père avait vécu en Sicile, mais qui n’y était pas installé lui-même. Il vivait à Rome, mais possédait en Sicile une maison, d’autres biens et des procurateurs pour s’en occuper (domum et rem familiarem et procuratores)21.
  • Le chevalier L. Titius Strabo avait des intérêts en Gaule Cisalpine sans y résider ; il y avait envoyé un de ses affranchis pour s’en occuper22.

Comme chevaliers ayant des intérêts en Grèce ou en Épire sans y vivre, Cicéron nomme : L. Cossinius, qui possède de grandes propriétés en Épire (c’est un de ses affranchis, Anchialus, qui est chargé de veiller sur ces biens) ; et Fufidius, créancier d’Apollonie23. Mentionnons en outre T. Pomponius Atticus, après son retour en Italie.

Quant à l’Asie Mineure, Cicéron donne des informations sur :

  • Lucius Aelius Lama (qui a été chevalier, puis sénateur)24 ;
  • Lucius Egnatius Rufus, qui possédait des intérêts (negotia) dans les trois provinces d’Asie, de Bithynie et de Cilicie, et était par ailleurs, en Italie, un financier actif25 ;
  • Marcus Feridius et Aulus Trebonius en Cilicie26 ;
  • Marcus Laenius et Atilius en Bithynie27.

Pour l’Afrique du Nord, signalons les six héritiers de Quintus Turius (dont au moins un, Sextus Aufidius, était certainement un chevalier)28, et peut-être L. Aelius Lamia29.

Enfin, comme on sait, Caius Rabirius Postumus a eu de gros intérêts en Égypte, sans y résider de façon durable30.

Aucun de ces chevaliers ne résidait dans la province. Leurs intérêts pouvaient être agricoles, mais ils étaient sans doute plus fréquemment financiers ou commerciaux. Ajoutons que, dans cette catégorie des investisseurs passifs ayant des intérêts dans les provinces, il n’y avait pas que des sénateurs et des chevaliers. Un certain nombre d’autres notables d’Italie étaient dans ce cas (pensons par exemple à Cluvius de Pouzzoles et à C. Avianius Flaccus)31.

Nous identifions, dans ce groupe, plus de chevaliers que de sénateurs (une fois n’est pas coutume). Cela signifie-t-il que davantage de chevaliers, soit en chiffres absolus, soit même proportionnellement à leur nombre, avaient des intérêts dans les provinces sans y résider ? Je ne le pense pas. Mais nous connaissons avant tout ceux que Cicéron recommandait à ses pairs, qui étaient gouverneurs de provinces ; or, il était davantage amené à recommander des non-sénateurs que des sénateurs.

À la fin de la République et au début de l’Empire, alors que les investisseurs passifs sont indifféremment des sénateurs ou des chevaliers, les financiers actifs d’Italie (les feneratores, prêteurs d’argent spécialisés et intermédiaires de crédit, qui prêtaient leur propre argent en même temps que celui de leurs pairs ou de leurs clients) étaient, comme les investisseurs passifs dont nous venons de parler, des sénateurs ou des chevaliers, ou encore d’autres hommes riches n’appartenant à aucun des deux grands ordres.

Nous connaissons parmi eux plusieurs chevaliers, par exemple Q. Caecilius et L. Egnatius Rufus à l’époque de Cicéron32, et Cornélius Sénécion sous les Julio-Claudiens33, ainsi que des hommes qui étaient soit sénateurs, soit chevaliers, Quintus Considius (en 63 et en 61 a.C.) et Axius (61 a.C.)34. Au premier siècle de l’Empire, Sénèque était également qualifié de fenerator.

Comparons deux textes connus à propos de deux grands hommes d’affaires : Crassus (dans le Sixième Paradoxe de Cicéron) et Cornélius Sénécion, un chevalier homme d’affaires mort sous Néron. Les ressorts psychologiques, les catégories de pensée sont les mêmes dans les deux textes : le goût du quaestus et les conduites qui permettent de le pratiquer ; le sumptus, qui oblige les sumptuosi à beaucoup gagner et les empêche de custodire ; ceux qui ne sont pas sumptuosi peuvent au contraire posséder l’ars custodiendi. Mais, au-delà de ces catégories, il y a des différences. Les opérations de Crassus ont le plus souvent une dimension politique que n’ont pas celles de Cornélius Sénécion. Rencontre-t-on là la différence existant entre le chevalier moyen et le sénateur moyen ? Sûrement pas. Nous percevons là des différences séparant un sénateur particulièrement riche et influent, très soucieux d’enrichissement et qui se livrait donc à d’amples affaires, mais sans être nécessairement un fenerator spécialisé (Crassus) – et un chevalier appartenant à la minorité des grands hommes d’affaires et financiers actifs d’Italie (Cornélius Sénécion).

À une date mal connue, peut-être en 18 a.C., Auguste punit de la nota des chevaliers qui avaient emprunté à un taux d’intérêt plutôt bas pour placer ensuite l’argent à un taux plus élevé35. Cette mesure, sans doute liée à une crise, paraît montrer que le principe même de l’activité des intermédiaires de crédit, pouvait être remis en cause. Pourtant, ces intermédiaires existaient, et il fallait bien qu’ils prêtassent à un taux d’intérêt plus élevé que celui qu’ils payaient à leurs propres prêteurs. Si les chevaliers étaient punis, cela signifie-t-il que les grands financiers d’Italie, les feneratores, étaient avant tout des chevaliers, à cette date ? Les données prosopographiques dont nous disposons ne vont pourtant pas dans ce sens ; elles fournissent autant de noms de sénateurs que de chevaliers. Il est vrai qu’elles sont soit un peu plus anciennes (époque de Cicéron) soit un peu plus récentes (règnes des Julio-claudiens). Cette mesure d’Auguste n’est en tout cas pas facile à interpréter.

Quant aux activités de fabrication, nous n’avons pas, pour la période républicaine, beaucoup d’informations sur la façon dont les sénateurs et les chevaliers y intervenaient éventuellement. Mais, à la lumière de ce qu’on observe sous le Haut-Empire, on peut supposer qu’à part les secteurs pouvant concerner des publicains (la métallurgie primaire, par exemple), il n’y avait pas de différences marquées entre sénateurs et chevaliers. Là encore, le débat sépare ceux qui ont tendance à étendre le champ de ces interventions et ceux qui, au contraire, le voient plus réduit.

Ces dernières années, F. Coarelli a commencé à publier des articles sur des maisons de Frégelles qu’il a fouillées et qui, au cours du troisième quart du IIe siècle a.C., ont été transformées en ateliers textiles pour le travail de la laine. Par une argumentation qu’il serait trop long de reprendre ici, et en s’appuyant sur plusieurs textes, il en conclut que l’élite municipale de Frégelles exploitait de grosses entreprises textiles. Comme on reprochait à Cicéron d’avoir passé son enfance dans un atelier de foulon et comme, après la destruction de Frégelles, une partie de son territoire est passée à Arpinum, il pense que c’était notamment le cas de la famille de Cicéron, et que le père de l’orateur, qui était chevalier, avait lui aussi des intérêts textiles36. S’il en est ainsi (si les maisons concernées appartenaient bien à des notables, et dont le rôle ne se limitait pas à louer leurs immeubles à des entrepreneurs au moins partiellement indépendants), voici un exemple de chevalier plus ou moins directement impliqué dans les activités de fabrication.

Bref, à la fin de la République et au début du Haut-Empire, sénateurs et chevaliers constituent, quant à leurs intérêts économiques, un seul et unique milieu privilégié, une seule et unique oligarchie, à base foncière, mais avec d’autres intérêts complémentaires, et notamment des prêts d’argent. Quant aux chevaliers, les auteurs de la fin de la République, et surtout Cicéron, nous offrent un certain nombre d’exemples suffisamment éloquents.


Mais, malgré cette base fondamentale d’intérêts communs, il y a, au dernier siècle de la République, deux différences non négligeables, des différences qui ne regardent pas l’ordre équestre dans son ensemble, mais seulement deux fractions à l’intérieur de l’ordre. Ces différences n’opposent donc pas l’ordre équestre à l’ordre sénatorial. Elles distinguent deux minorités de l’ordre équestre du reste des deux grands ordres (chevaliers et sénateurs réunis).

La première est très connue : il s’agit des publica. Je ne vais pas ici traiter de l’histoire des sociétés de publicains, qui a fait l’objet d’excellents livres37, mais mériterait, sans aucun doute, de nouvelles études. Une prosopographie exhaustive des publicains attestés serait indispensable. Je me limite à deux ou trois remarques, qui sont nécessaires à mon propos.

Première remarque : pendant une période assez courte, un certain nombre de publicains importants, qui étaient aussi des chevaliers, ont exercé une forte influence sur la politique romaine. Ainsi s’explique l’assimilation que Cicéron établit entre l’ordre équestre et les publicains, quoique la majorité des chevaliers n’aient pas été des publicains actifs. Ce n’est pas cette influence qui m’intéresse ici, mais la place des publica dans les intérêts et la vie des chevaliers.

Quant aux profits financiers des publica, il est sûr que les chevaliers n’étaient pas les seuls à en profiter. Légalement ou non, les sénateurs, eux aussi, en touchaient une partie ; et beaucoup d’autres Romains plaçaient de l’argent dans ces sociétés. À partir d’un passage de Cicéron, C. Nicolet a d’ailleurs insisté sur le fait que les sénateurs avaient l’autorisation d’être cautions dans les contrats relatifs aux publica (il s’agit de Publius Junius, adjudicataire de l’entretien du temple des Castors en 80 a.C. ; l’un de ses praedes est un sénateur)38. Mais pour les grands publicains de l’ordre équestre dont nous entendons parler à l’époque de Cicéron, ces profits devaient être énormes.

La spécificité de l’ordre équestre quant aux publica, c’est, en plus des profits, le fait que la vie d’un nombre non négligeable de chevaliers a été, pendant des années, presque entièrement consacrée à ces sociétés et à leur gestion. Combien étaient ces chevaliers ? Il est impossible de le dire, surtout que certains étaient fortement impliqués dans beaucoup de sociétés à la fois. C’est par exemple ce que nous dit Cicéron à propos de Cnaeus Plancius ou de Caius Rabirius Postumus39. Mais quand on examine l’analyse qu’a faite E. Badian de l’organisation de la société de publicains dont parlent les Verrines40, on ne peut manquer de conclure que ce groupe était important, – sans doute plusieurs centaines en tout, puisque, dans les sociétés de quelque ampleur, tous les magistri et au moins une partie des promagistri appartenaient à l’ordre équestre.

La seconde grande différence entre certains chevaliers et le reste des deux grands ordres concerne, non point les publica, mais des affaires privées, et notamment des affaires financières. À la fin de la République et au début de l’Empire, alors que les investisseurs passifs et les feneratores d’Italie pouvaient être soit des sénateurs soit des chevaliers (soit d’autres encore), les financiers actifs des provinces, les negotiatores, étaient beaucoup plus souvent des chevaliers que des sénateurs. Nous avons parlé des intérêts que beaucoup de sénateurs et de chevaliers avaient dans les provinces sans y résider. Mais il y avait des hommes d’affaires installés dans les provinces, des financiers ou des négociants. Ces negotiatores résidaient dans la province et y dirigeaient eux-mêmes la gestion de leurs affaires. Ils étaient socialement très divers, mais les plus importants d’entre eux étaient des chevaliers.

À l’époque de Cicéron, et notamment par son œuvre, nous connaissons parmi eux une bonne vingtaine de chevaliers. Il s’agit :

  • en Sicile : de M. Annius, de Cn. Calidius, de L. Flavius, de Q. Lollius, de C. Matrinius, de Q. Minucius Rufus, de M. Petilius, de P. Scandilius, et peut-être de C. Canius (s’il avait des affaires en Sicile)41 ;
  • en Gaule Transalpine : de C. Fufius Cita (Cenabum) ;
  • en Grèce : de Cornelius (Eubée), à moins qu’il ne s’agisse d’un publicain ; de M. Mindius ; de L. Minucius Basilus, s’il était vraiment negotiator en Grèce ; de T. Pomponius Atticus, à l’époque où il séjournait à Athènes42 ;
  • en Asie Mineure : de L. Agrius (à moins qu’il ne s’agisse d’un publicain) ; de C. Appuleius Decianus ; de M. Castricius (Smyrne) ; de C. Cestius ; de L. Eppius ; peut-être de L. Oppius (s’il s’agit d’un chevalier) ; peut-être de C. Caecilius43 ;
  • en Afrique du Nord : de T. Pinarius (s’il s’agissait d’un chevalier) et de Q. Turius (s’il s’agissait d’un chevalier)44.

C’est dire que leur nombre ne devait pas être négligeable, d’autant plus que notre documentation est beaucoup plus pauvre pour l’Occident que pour l’Orient. P. A. Brunt a écrit avec raison : “It’s a chance if we are less explicitly informed on Roman business activity in Spain45”.

À la fin du IIe siècle et au début du Ier siècle a.C., les adjudicataires des mines de péninsule ibérique (notamment celles de Carthagène) n’étaient pas seulement des sociétés de publicains, mais aussi des adjudicataires individuels et des sociétés privées. Certains d’entre eux étaient des chevaliers ou des proches de chevaliers ou de sénateurs46. Dans un secteur comme les mines et la métallurgie primaire, les sénateurs avaient aussi des intérêts, puisqu’il existait, au Ier siècle a.C., d’importantes mines privées, par exemple les mines d’argent de Crassus. Mais, par le biais des sociétés de publicains et de ces adjudications, ceux des chevaliers étaient probablement beaucoup plus importants.

En ce qui concerne les intérêts économiques, l’ordre équestre était donc, à cette époque, à la fois homogène et hétérogène. Il était homogène, car ses membres possédaient cette base patrimoniale surtout foncière, mais en partie non foncière (propriété d’esclaves, d’immeubles de location, d’objets précieux, de créances) qui caractérisait aussi les sénateurs et l’ensemble de l’élite gréco-romaine. Mais il était en même temps hétérogène, car on trouvait en son sein deux groupes spécifiques, minoritaires certes, mais numériquement non négligeables (à eux deux, au total, peut-être un dixième de l’ordre équestre ?), les publicains et les grands hommes d’affaires privés des provinces. C’est l’existence de ces deux groupes qui le rendait, du point de vue économique, en partie différent de l’ordre sénatorial.

Les publicains accordaient sûrement des prêts d’argent, et ils se livraient à diverses opérations financières47. Mais les Latins n’assimilaient les publicains ni aux hommes d’affaires des provinces (negotiatores, qui negotiantur), ni aux prêteurs d’argent spécialisés d’Italie (feneratores). Dans les discours de Cicéron où il est question des provinces (les Verrines, le pro Fonteio, le pro Flacco, etc.), les publicains étaient toujours soigneusement distingués des negotiatores.

Il s’agissait de deux milieux différents. Celui des publicains importants était sûrement plus cohérent, les intérêts y étaient beaucoup plus enchevêtrés, et les liens avec le milieu sénatorial devaient y être très forts. La structure des sociétés de publicains était d’ailleurs beaucoup plus massive que celle des entreprises financières privées. Les relations entre ces dernières se comprennent mieux à partir de la notion de réseau qu’en fonction de celle de grande compagnie financière48. Les negotiatores avaient certainement des relations d’affaires variées et souples, à la fois dans leur province et en Italie ; on le perçoit assez bien à partir de la correspondance de Cicéron. Le noyau solide de leurs activités n’était pas non plus le même. Si le père de Vespasien, Titus Flavius Sabinus, a d’abord été publicain en Asie, avant de prêter de l’argent chez les Helvètes en tant que fenerator, c’est précisément que les deux activités ne se recouvraient pas49.


Sous l’Empire, les chevaliers étaient, comme chacun sait, davantage impliqués dans l’administration de l’Empire, et on insiste à juste titre sur les gains que, comme les sénateurs, les chevaliers pouvaient désormais tirer de ces activités à la limite de l’administration et de la politique. Mais beaucoup d’equites n’avaient pas de carrière administrative impériale. Certains de ceux qui n’en avaient pas poursuivaient une carrière municipale qu’ils pouvaient déjà mener sous la République. Et, d’autre part, ceux qui refusaient une carrière administrative impériale ne le faisaient pas nécessairement par esprit de lucre. Les changements administratifs ne suffisent donc pas à expliquer une éventuelle évolution. L’otium des chevaliers n’était pas seulement un moyen de faire des affaires privées et de s’enrichir. Dans certains cas, il pouvait être un tel moyen, mais pas dans tous les cas. Même si, dans l’histoire générale de l’ordre équestre, l’engagement des chevaliers au service de l’Empereur est une très importante transformation, il ne suffit pas à rendre pleinement compte du problème que je pose ici.

Je ne parlerai pas de la disparition progressive des sociétés de publicains. C’est une question très délicate, et sur laquelle la documentation n’est pas abondante. Déjà sous Auguste, les societates paraissent avoir joué un rôle moindre qu’auparavant. Mais, d’un autre côté, nous savons qu’il en existait encore au IIe siècle p.C. En ce qui concerne l’exploitation des biens publics, la diffusion croissante des petites et moyennes adjudications et celle de l’exploitation directe par le biais de dépendants impériaux, laissa de moins en moins d’espace aux chevaliers comme entrepreneurs. Dans les mines et la métallurgie primaire, par exemple, des exploitations telles que celle de Vipasca ou celle des mines d’or du Nord-Ouest de l’Espagne étaient évidemment beaucoup moins favorables à des interventions de chevaliers que les sociétés de publicains.

Pendant la même période, d’Auguste au deuxième siècle, la documentation relative aux negotiatores des provinces disparaît progressivement. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus de grands hommes d’affaires. Mais je pense qu’un certain type d’hommes d’affaires disparaît, et que ce type était particulièrement favorable aux interventions des chevaliers. Il était socialement et culturellement plus facile à un chevalier de se consacrer complètement à ses affaires privées en étant negotiator dans une province qu’en restant dans sa propre région. L’atmosphère spécifique des provinces, qui, d’une certaine manière, ressemblaient un peu aux colonies de l’époque moderne, disparut peu à peu. Le mot negotiator changea de sens au début de l’époque augustéenne et désigna désormais de gros négociants, installés en Italie aussi bien que dans les provinces.

À la suite de ces deux importantes évolutions, qui concernent l’une les publica et l’autre les affaires privées des negotiatores, les intérêts économiques des chevaliers me paraissent être devenus, entre l’époque des Flaviens et celle des Sévères, de plus en plus semblables à ceux des sénateurs. Mais il ne faut pas se dissimuler que la documentation sur les chevaliers, pour le IIe et le IIIe siècles, est extrêmement dispersée, et qu’il est, dans ces conditions, impossible de disposer de tous les indices existants.

La base fondamentale d’intérêts communs aux sénateurs et aux chevaliers dont nous avons parlé pour la fin de la République se perpétua par la suite. D’autre part, M. Steinby et S. Demougin remarquent que, parmi les domini privés qui produisaient des briques et tuiles dans la région romaine entre l’époque des Flaviens et celle des Sévères, domini qui étaient de grands propriétaires fonciers, nous connaissons beaucoup plus de sénateurs que de chevaliers : 63 sénateurs et seulement 9 chevaliers50. Mais en dépit des apparences, cette grande disparité ne signifie pas nécessairement une différence significative dans les intérêts économiques. D’abord, parce que nous connaissons, pour cette époque, beaucoup plus de noms de sénateurs que de chevaliers. Ensuite, parce que les sénateurs, qui avaient l’obligation de posséder des terres en Italie et de passer à Rome une partie de leur vie, étaient probablement beaucoup plus nombreux dans la région de Rome que les chevaliers. Cela n’empêchait pas les chevaliers de posséder des terres et des fabriques de briques dans d’autres régions, régions dans lesquelles, malheureusement, les marques de briques sont moins nombreuses et surtout moins explicites qu’à Rome.

D’autre part, on remarque, à cette époque, quelques exemples isolés de chevaliers beaucoup plus nettement engagés dans des activités commerciales ou de fabrication qu’il n’était habituel aux époques précédentes. C’est le cas du chevalier Caius Sentius Regulianus, à la fois qualifié de negotiator ou de negotians, de négociant en vin installé dans les canabae de Lyon, et de diffusor olearius ex Baetica51. Parmi les “officinatores” des briques et tuiles de la région romaine, qui sont censés avoir été liés de plus près que les propriétaires à la production et à l’entreprise, on trouve un chevalier pratiquement sûr, Iulius Theodotus, et un possible, Tibérius Claudius Secundinus52.

Mais on trouve quelques cas semblables et à peu près contemporains chez les sénateurs. Ainsi, parmi les noms de mercatores des amphores à huile de Bétique (inscriptions β), figure un certain Quintus Cornélius Quadratus, dans lequel il est difficile de ne pas voir le consul de 147, le frère de Marcus Cornélius Fronton53. Et un passage de la vie de Pertinax, dans l’Histoire Auguste, le montre, lui un sénateur consulaire, en train de faire du commerce en Ligurie (mercari), et cela dans une taberna coactiliaria54. Certes, il était alors en disgrâce, l’auteur prend soin de préciser qu’il l’a fait per suos servos, et les informations fournies par l’Histoire Auguste sont volontiers tenues pour douteuses ; la chose est cependant intéressante. On ne peut donc pas dire que de tels cas amènent à souligner la spécificité des intérêts équestres.

Il a toujours existé, aux époques pour lesquelles nous disposons de documentation, quelques cas de sénateurs accusés d’avoir manqué aux exigences de leur rang en recherchant un enrichissement de mauvais aloi. Au IIe siècle p.C., les choses paraissent dites plus clairement. Cela signifie-t-il qu’ils étaient alors plus nombreux qu’auparavant à pratiquer activement le commerce et la fabrication, directement, comme entrepreneurs ? Et que les chevaliers, en ces mêmes siècles, étaient, eux aussi, souvent devenus des commerçants ou des “industriels” ? Les indices disponibles ne portent pas à le penser. Ils sont fort peu nombreux par rapport à ce que nous avons dit des publicains et des negotiatores de la fin de la République. Sous le Haut-Empire, les intérêts économiques des sénateurs et des chevaliers deviennent probablement de plus en plus similaires, et les composantes de leurs patrimoines continuent à être, grosso modo, celles que j’ai définies dans la première partie.


Les sénateurs et les chevaliers ont toujours appartenu à une même et unique classe sociale et économique. H. Hill avait tort, il faut continuer à insister là-dessus. D’un point de vue économique, il y avait une élite à Rome, une aristocratie impériale, et une seule. Mais à une certaine époque, à l’intérieur de cette aristocratie impériale, se sont différenciés plusieurs groupes, et deux de ces groupes, minoritaires, mais importants par leurs moyens et par leur influence, étaient constitués de chevaliers. Cela n’empêchait pas la majeure partie de l’ordre équestre d’avoir exactement les mêmes types d’intérêts que les sénateurs.

Le problème historique intéressant, c’est de savoir pourquoi, à l’intérieur d’une élite unique, ces deux groupes de chevaliers se sont différenciés au cours du IIe siècle a.C. et pendant le Ier siècle, et comment cette différenciation (qui a eu des conséquences politiques spectaculaires mais éphémères) s’est atténuée, puis a disparu, pour laisser de nouveau la place à l’unité sans fard de l’élite dirigeante.

La première explication, séduisante (et habituelle en histoire romaine, quel que soit le problème posé) renvoie à l’action des pouvoirs publics, cité ou Empire. C’est la cité qui a constitué les grandes sociétés de publicains, et c’est l’Empire qui a peu à peu amoindri leur pouvoir, jusqu’à les faire complètement disparaître. C’est aussi l’Empereur qui a fait entrer les chevaliers (ou du moins une partie d’entre eux) dans la haute administration de l’Empire. Une telle explication est vraie, mais je ne pense pas qu’elle soit suffisante. D’une part, parce que le phénomène des negotiatores, lui, ne résulte pas de l’action de l’État. D’autre part, parce que l’action des pouvoirs publics n’est pas une cause absolue, qui dispense d’en chercher d’autres. Même dans l’Antiquité romaine, l’action des pouvoirs publics répond à des situations qu’ils ne créent pas eux-mêmes ; elle renvoie donc à d’autres causes, extérieures aux pouvoirs publics.

L’autre explication, à mon avis meilleure, est plus globale, plus sociale et économique. Tout part de la conquête, qui crée d’énormes intérêts, publics et privés. Ces intérêts, sans rapport avec l’ampleur des affaires précédemment conclues, impliquent nécessairement de très riches personnages. Où vont-ils se recruter ? En dehors de l’élite politique (qui est avant tout foncière) ? Ou en son sein ? Il y a eu en fait, avec ou sans intervention de l’État, plusieurs phases, plusieurs voies, mais l’évolution s’est sans cesse faite vers le renforcement de l’unité des grands intérêts à l’intérieur de l’unique élite sociale et politique, l’élite des deux grands ordres. Et, sous le Haut-Empire, elle s’est faite de telle manière que cette élite elle-même soit la plus homogène possible. L’ensemble des intérêts non agricoles s’est trouvé dispersé, et comme dissout, dans une élite homogène qui continuait à posséder une importante base patrimoniale foncière. L’institution du pécule, celle de l’affranchissement et la pratique du prêt d’argent favorisaient cela, puisqu’elles permettaient des interventions nombreuses, mais indirectes, et plus financières que commerciales ou industrielles. L’unité politique eût probablement eu du mal à se maintenir sans cette profonde unité sociale et économique de l’élite.

Mais, à une époque antérieure, et pendant un bon siècle, une différenciation s’était faite jour à l’intérieur de l’élite, – non point une différenciation entre l’ensemble de l’ordre équestre et l’ensemble des sénateurs, mais une différenciation entre deux groupes de chevaliers et le reste des deux grands ordres.

Quoiqu’il fût très minoritaire (tout au plus quelques centaines de chevaliers), l’un de ces deux groupes, celui des publicains, a été, par son influence politique, en partie responsable des troubles du Ier siècle a.C. César, Auguste et leurs successeurs en ont, semble-t-il, tiré les leçons. Mais le second, moins apparent, moins cohérent et très dispersé géographiquement, est plus intéressant du point de vue économique. Car il aurait pu constituer l’embryon de cette fantasmatique (et fantomatique) élite sociale d’hommes d’affaires dont rêvent, depuis le siècle dernier, tant d’historiens de l’Antiquité et d’archéologues (à commencer par H. Hill ; mais il n’est pas le seul !). Mais, historiquement, il faut constater qu’il n’en a pas constitué l’embryon. La différenciation a fait long feu, et c’est l’homogénéité de l’unique élite sociale et politique qui a triomphé.

Notes

  1. Voir par exemple Lo Cascio 1995-1996.
  2. Hill 1952.
  3. Brunt 1965 ; et Nicolet 1966.
  4. Wiseman 1971, 68.
  5. D’Arms 1981, 25.
  6. Manacorda 1989.
  7. Andreau 1987.
  8. Par exemple dans l’article “Capitalisme et économie nationale dans l’Antiquité”, publié en russe dans La Pensée russe en 1900, et récemment traduit en français (Rostovtzeff 1987). Il y écrit notamment (voir32-33) : “Dans de telles conditions, les capitaux des publicains ne pouvaient que croître de façon impressionnante, et plus ils se développaient, plus leurs appétits augmentaient. Sur le fond de cette puissance financière, on vit surgir deux phénomènes : une spéculation effrénée et, à sa suite, une attitude de pure spéculation capitaliste vis-à-vis de toutes les autres sortes d’acquisitions”.
  9. Sur ces débats, voir Andreau 1985c ; et Andreau 1995c.
  10. [Paci 1999.]
  11. Gianfrotta 1994 ; et Hesnard & Gianfrotta 1989.
  12. Manacorda 1989, 451.
  13. Manacorda 1989, 452.
  14. Zaccaria 1989.
  15. Liou & Gassend 1990 ; Liou & Tchernia 1994.
  16. Voir par exemple Andreau 1985c.
  17. Sur la notion de negotiator sous la République (avant le règne d’Auguste, le mot ne veut pas dire négociant), voir Feuvrier-Prévotat 1981 et Andreau 2016b.
  18. Andreau 1983.
  19. Nicolet 1974, 967, n° 254. Pour tous les personnages de la fin de la République, je ne renvoie qu’à la prosopographie de C. Nicolet, mais il faut se reporter aussi à Deniaux 1993.
  20. Nicolet 1974, 881, n° 149 ; voir Cic., Fam., 13.31.
  21. Nicolet 1974, 805, n° 54 ; voir Cic., Fam., 13.58.
  22. Nicolet 1974, 1042-1043, n° 340 ; voir Cic., Fam., 13.14.
  23. Nicolet 1974, 856-857, n° 120 (voir Cic., Fam., 13.23) et 882-883, n° 152.
  24. Nicolet 1974, 762-765, n° 10 ; voir Cic., Fam., 13.62.
  25. Nicolet 1974, 866-868, n° 134 ; voir Cic., Fam., 13.43, 13.44, 13.45, 13.47 et 13.74.
  26. Nicolet 1974, 876-877, n° 143 et 1048, n° 357 ; voir Cic., Fam., 1.3.
  27. Nicolet 1974, 788-789, n° 36 et 922, n° 193 ; voir Cic., Fam., 13.62 et 13.63.
  28. Il s’agit de C. Anneius (Nicolet 1974, 773, n° 20), de Sex. Aufidius (Nicolet 1974, 794, n° 43), de Q. Considius Gallus (Nicolet 1974, 850, n° 112), de C. Rubellius (Nicolet 1974, 1005-1006, n° 302), de Cn. Saturninus et de L. Servilius Postumus. Il n’est pas sûr que tous les six aient été chevaliers.
  29. Nicolet 1974, 762-765, n° 10 ; voir Cic., Fam., 12.29.
  30. Nicolet 1974, 1000-1002, n° 297.
  31. Cic., Fam., 13.56 et 13.75.
  32. Nicolet 1974, 809, n° 60 et 866-868, n° 134.
  33. Sen., Ep., 101 ; voir Demougin 1992, 466-467, n° 561.
  34. Cic., Att., 1.12.1. L’identité des Axii et des Considii nommés à cette époque par Cicéron ne va pas de soi ; mais il s’agit soit de sénateurs soit de chevaliers. Voir Nicolet 1974, 800-802 et 848-850. Sur ces financiers actifs d’Italie, voir Andreau 1983 ; et Andreau 1985c.
  35. Suet., Aug., 39 (notavitque aliquos (equites) quod pecunias levioribus usuris mutuati graviore fenore collocassent).
  36. Voir par exemple Coarelli 1991.
  37. Songeons à Badian 1972. C. Nicolet s’est très souvent intéressé aux publicains, dans ses livres aussi bien que dans ses articles (voir par exemple Nicolet 1979) ; il est dommage qu’il n’ait pas publié de synthèse sur l’ensemble de leurs activités.
  38. Nicolet 1979.
  39. Cic., Rab. Post., 4 ; Planc., 23-24 et 32.
  40. Badian 1972, 67-81.
  41. Nicolet 1974, 774-775, n° 22 ; 823-824, n° 77 ; 825, n° 79 ; 882, n° 151 ; 924, n° 201 ; 949, n° 229 ; 953-954, n° 235 ; 975-976, n° 266 ; 1013-1014, n° 314.
  42. Nicolet 1974, 851-852, n° 115 ; 952, n° 233 ; 955-956, n° 236 ; 990, n° 283.
  43. Nicolet 1974, 769, n° 15 ; 781-783, n° 28 ; 831-832, n° 87 ; 834-835, n° 91 ; 868, n° 135 ; 808, n° 59.
  44. Deniaux 1993, 538-540, n° 78 ; Nicolet 1974, 1057, n°368.
  45. Brunt 1971.
  46. Domergue 1990, 321-330.
  47. L. Carpinatius, pro magistro en Sicile, et qui appartenait probablement à l’ordre équestre, prêtait de l’argent au nom de Verrès, et il prêtait aussi en son propre nom de l’argent qui appartenait en fait à Verrès (Cic., Verr., 2.170 ; Nicolet 1974, 826-827, n° 81).
  48. Là-dessus, voir Andreau 1995a.
  49. Suet., Vesp., 1.3-4. T. Flavius Sabinus n’était probablement pas chevalier (voir Demougin 1992, 245-246) ; je n’en parle ici que pour fournir un exemple de textes qui marquent une différence entre prêteur d’argent spécialisé et publicain.
  50. Demougin 1988, 98-99.
  51. CIL, VI, 29722 et p. 3731 = D. 7490.
  52. CIL, XV, 527, 718, 728, 1082, etc. ; voir Helen 1975, 111 et 142 ; Setälä 1977, 8 et 117.
  53. Liou & Tchernia 1994, 150, n. 9 ; Rodríguez Almeida 1994, 120-123.
  54. Hist. Aug., Pert., 3.3-4.
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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EAN html : 9782356133731
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ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
13 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 24. Intérêts non agricoles des chevaliers romains (IIe siècle a.C.-IIIe siècle p.C.)”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 349-362, [En ligne] https://una-editions.fr/interets-non-agricoles-chevaliers-romains [consulté le 15 février 2021].
http://dx.doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.30
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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