Histoire de la Clinique du droit de Bordeaux
La Clinique du droit de l’université de Bordeaux est née dans le cadre du « Centre d’innovation sociétale » (CIS), « Forum Montesquieu », projet IdEx (Initiative d’excellence), créé par Olivier Dubos, professeur de droit public, en 2012 ( Document 1)1.
Le Forum Montesquieu était un projet de centre de ressources et d’expertise pour le développement et la valorisation de la recherche et de la formation en droit. Il avait vocation à fonctionner comme cœur de réseau et catalyseur pour renforcer la recherche interdisciplinaire en droit avec les autres sciences, développer les relations avec le monde socioprofessionnel et participer à l’amélioration continue des formations dispensées de la licence au doctorat.
Au sein du Forum Montesquieu ( Média 12, la Clinique du droit avait pour vocation initiale de transformer une partie des enseignements en droit en mettant les étudiants au contact des citoyens3. Il s’agissait d’une clinique construite sur le modèle des laws clinics anglo-saxonnes et s’inspirant des enseignements cliniques dispensés au cours des études de médecine. L’étudiant en médecine est formé au chevet du patient, l’étudiant en droit pouvait être formé « au pied du lit » du citoyen qui rencontre des difficultés d’ordre juridique. L’enseignement par l’utilisation de situations authentiques d’apprentissage permet de faire un lien entre compétences disciplinaires, professionnelles et transverses. Fonctionnant comme un « dispensaire », la Clinique du droit avait pour objectif de fournir un accès au droit pour la société et les citoyens, mis en œuvre par les étudiants. Elle était, et est toujours, située dans les locaux de l’ancienne faculté de droit de Bordeaux, en plein centre-ville, ce qui facilite l’accès des citoyens à ses services. Les étudiants, en utilisant leurs connaissances et leurs compétences, constituent alors l’interface entre l’université et la société et deviennent acteurs de la responsabilité sociétale de l’université, tout en étant acteurs de leur propre formation. Grâce au soutien sans faille de l’université de Bordeaux, de son président Manuel Tunon de Lara lors de sa création et aux financements IdEx, la Clinique du droit a été créée durant l’année 2013, après des contacts auprès d’universités britanniques, des recherches sur les cliniques anglo-saxonnes et sur l’évolution de l’enseignement du droit4. La participation au « Réseau des cliniques juridiques francophones » a permis également d’échanger avec les premiers initiateurs de cliniques en France5.
Le directeur du Forum Montesquieu, Olivier Dubos, confiait alors la responsabilité du fonctionnement de la Clinique à Cécile Castaing, Marie Lamarche et Olivier Décima ( Média 2)6. Marie Deramat rejoignait l’équipe en novembre 2013, en tant que responsable administrative et coordonnatrice des enseignements cliniques. Elle a durant huit ans mis toute son énergie et ses compétences au service du développement des différents enseignements. La Clinique du droit pouvait compter sur les forces vives du Forum Montesquieu et notamment son directeur exécutif, Benjamin Pelletier.
C’est à cette date que la Clinique du droit, qui se limitait alors à un Service d’information juridique au profit des citoyens, ouvrit ses portes aux premiers citoyens en demande d’accès au droit. Deux directeurs de masters avaient accepté de participer à cette aventure qui n’avait pas initialement remporté l’adhésion de toute la communauté des enseignants-chercheurs juristes bordelais. Quarante étudiants ont ainsi durant l’année 2013-2014, travaillé sur des cas de deux catégories juridiques, « contrats, consommation, surendettement » et « droit du travail », sous la supervision de deux enseignants-chercheurs, Gaël Piette et François Petit. Ce n’est que l’année suivante, devant l’engouement des étudiants et la demande des citoyens, que le Service d’information juridique ouvrait dans toutes les catégories du droit et était accessible sur la base du volontariat à la plupart des étudiants de master 2 en droit et de l’institut d’études judiciaires (préparation au concours de l’École nationale de la magistrature et à l’examen d’entrée à l’École d’avocats). Forte d’une communication médiatique opérée dans les journaux et sur la chaîne locale de télévision7, la Clinique du droit a connu dès le départ une importante demande de la part des citoyens (plus de 400 dossiers par an). L’équipe des enseignants-chercheurs s’est au cours des années renforcée (Cécile Arnaudin, Maud Asselain, Gilles Auzero, Maryse Badel, Elisa Baron, Aurélie Bergeaud, Laurent Bloch, Evelyne Bonis, Mathilde Briard, Jérôme Casey, Cécile Castaing, Sandrine Chaillé de Néré, Xavier Daverat, Olivier Décima, Olivier Dubos, Christian Grellois, Thomas Herran, Fabrice Hourquebie, Frédérique Julienne, Marion Lacaze, Valérie Lacoste-Mary, Karl Lafaurie, Marie Lamarche, Julien Martin, Dimitri Meillon, Bérangère Mélin-Soucramanien, Philippe Mozas, François Petit, Gaël Piette, Jean-Marie Plazy, Jérôme Porta, Marie-Claire Ponthoreau, Jean Sagot-Duvauroux, Jean-Christophe Saint-Pau, Laura Sautonie-Laguionie, Hélène Skrzypniak, Marion Tissier-Raffin, Sébastien Tournaux, Anne-Marie Tournepiche, Julien Valiergue, Marianne Villemonteix)8 pour superviser des dossiers en droit des étrangers et droit international, droit des affaires et droit bancaire, droit des contrats, de la consommation, du surendettement, droit pénal, droit social, droit des personnes et de la famille, droit de la fonction publique (devenu droit des relations avec l’administration), droit des assurances, de la responsabilité civile et médicale, droit de la propriété intellectuelle, droit de l’urbanisme et de l’immobilier.
Rien n’aurait pu se dérouler aussi facilement pour la Clinique du droit sans un partenariat indéfectible avec les acteurs socioprofessionnels qui collaboraient déjà avec le Forum Montesquieu. Dès le départ, l’École nationale de la magistrature-ENM, l’École des avocats Aliénor-EDA, la Chambre départementale des notaires de la Gironde, le Conseil régional des notaires, la mairie de Bordeaux, le Centre départemental d’accès au droit de la Gironde (CDAD) ont reçu avec bienveillance et intérêt ce qui leur semblait un outil indispensable à la formation des étudiants en droit, à la fois d’un point de vue pédagogique et social.
Un financement de la Région Aquitaine en 2014 (AAP Enseignement supérieur) permettait à la Clinique du droit de réaliser les projets qui dépassaient le seul Service d’information juridique. Dès 2015, les activités de la Clinique se sont multipliées en conservant ce double objectif pédagogique et social.
La Clinique a d’abord développé des activités de street law (devenu par la suite « Objectif droits ») qui conduisent les étudiants à intervenir auprès de publics non-initiés d’établissements scolaires ou d’associations pour présenter les aspects juridiques de grands problèmes de société (procès Nuremberg, discriminations, justice des mineurs par exemple) ou des difficultés du quotidien ( Média 3)9. Cette activité a été dès le départ encadrée par des enseignants-chercheurs et des services civiques (actions citoyennes) sous la coordination de Marie Demarat et, par la suite, de doctorants.
En réponse à des demandes ponctuelles, des recherches-actions ont par ailleurs été menées par des petits groupes d’étudiants volontaires, sur le droit d’asile (en lien avec France Terre d’asile) ou encore le droit au logement (mairie et CCAS de Bordeaux). Ces activités demeuraient encore très « artisanales » mais révélaient d’ores et déjà les demandes du monde socioéconomique et les potentialités des recherches réalisées par des étudiants.
Le droit comparé nous enseigne que c’est le regard de l’autre qui permet, tel un miroir, d’aider à l’analyse de ses pratiques et de donner à cette analyse une dimension prospective dès lors qu’il oblige à regarder ce qui « pourrait être » ou au contraire « ne pourrait pas être ». À ce titre la coopération transfrontalière entre l’Universidad del País Vasco (UPV) et l’Université de Bordeaux dans le cadre du programme EUSKAMPUS a constitué le moteur permettant d’initier une véritable réflexion sur la richesse des enseignements cliniques en droit et sur la nécessité de conceptualiser des enseignements cliniques à partir des activités.
Un certain nombre d’enseignants-chercheurs de l’UPV et de responsables du projet EUSKAMPUS avaient déjà une expérience ancienne en termes d’innovation et de transformation pédagogiques. Ils n’avaient pas en revanche d’expérience pratique d’activités cliniques.
Dans le cadre d’un projet EBis (2015-2017), avec la collaboration d’Itziar Alkorta, de Julietta Barrenechea (UPV), de Sophie Herrera, Marie Deramat et Marie Lamarche ont mis en place une recherche-actions avec quelques étudiants de l’UPV et de l’université de Bordeaux, sur le territoire transfrontalier basque (étude sur les accidents de glisse). Ces travaux sont à l’origine du projet Océan I310. Plus avant, des séminaires de réflexion sur les acquis d’apprentissage des étudiants participants aux activités cliniques, sur les potentialités d’une exploitation plus approfondie des situations rencontrées par les étudiants au Service d’information juridique, sur l’évaluation des activités cliniques, sur l’intégration dans les maquettes de ces activités ont été menés grâce à ce partenariat avec l’UPV dans le cadre d’EUSKAMPUS.
Cette réflexion s’est poursuivie, en lien avec la MAPI (Mission d’Appui à la Pédagogique et à l’Innovation, service de l’université de Bordeaux), dans le cadre d’une réponse à un appel à projet « Innovation maquette » (2015-2017). Il s’agissait d’intégrer lors de la création du master 2 droit des personnes et des familles, deux activités cliniques en passe de devenir des enseignements : « Approfondissement des cas cliniques » et « Recherche en actions ».
À l’empirisme, qui avait caractérisé la Clinique du droit à ses débuts, a réellement succédé une dimension conceptuelle afin de transformer les activités mises en œuvre en véritables enseignements. C’est grâce à un projet STEP 2018-2021 (Soutien à la Transformation des Enseignements et de la Pédagogie de l’université de Bordeaux), qu’une équipe composée d’Emmanuelle Burgaud, Cécile Castaing, Marie Deramat, Marie Lamarche, Ludivine Limandas, Sébastien Tournaux, a pu élaborer et finaliser des méthodes d’enseignement cliniques et proposer l’intégration de ces enseignements dans les maquettes de formation des masters de la faculté de droit et science politique de l’université de Bordeaux. Cet ouvrage est en grande partie le résultat de ces travaux.
L’enseignement clinique est désormais présent dans 21 maquettes de master en droit (enseignement obligatoire ou facultatif), concerne approximativement 500 étudiants par an composés d’étudiants en master en droit et de l’institut d’études judiciaires (IEJ), d’auditeurs de justice de l’ENM et d’élèves de l’EDA ALIENOR (enseignement devenu obligatoire pour 120 élèves de cette école).
À ces enseignements est adossé un « parcours compétence » qui vise à identifier l’ensemble des compétences que les étudiants y ont développées, en lien avec leur projet professionnel, qui est également destiné à les familiariser à une analyse réflexive de leurs expériences.
Depuis 2020 (AAP Région Nouvelle-Aquitaine – Marie Lamarche, Marie Deramat, Sébastien Tournaux), l’objectif est de faire descendre les enseignements cliniques en licence au travers de trois parcours, qui ont vocation à dépasser la sphère strictement juridique et à devenir transdisciplinaires. Dans le même temps, l’équipe de la Clinique du droit a travaillé en lien avec la MAPI sur la notion d’enseignement clinique (MAPI Day 24 novembre 2021)11 pour essaimer dans les autres disciplines de l’université. Un nouveau projet (LIER Licence d’Investigation et de Restitution) ( 1)12 soutenu par un STEP (2022-2025) a pour ambition de créer un enseignement clinique pluridisciplinaire à l’attention des étudiants de Licence de toutes les disciplines de l’université de Bordeaux.
L’ensemble de ces travaux a conduit l’équipe à développer des accompagnements à la création de cliniques en France et à l’étranger (Rabat13, Oran, Tunis, La Réunion et bientôt Alexandrie) et tenir une place de choix au sein des réseaux francophone (Réseau des cliniques juridiques francophones RCJF), européen (European network for clinical legal education – ENCLE) et international (Global alliance for justice education – GAJE).
de son président et du président de l’Université de Bordeaux.
Depuis la disparition du Forum Montesquieu (2018), la Clinique du droit a été une structure du collège Droit, Science Politique, Économie, Gestion (structure de niveau intermédiaire de formation de l’université de Bordeaux) avant d’intégrer la Faculté de droit et science politique dont elle constitue désormais un département. Elle ne bénéficie pas d’un budget de fonctionnement et doit donc trouver chaque année auprès des partenaires ou de mécènes, des appuis financiers. Concernant l’appui en ressources humaines, de nombreux enseignants-chercheurs sont désormais investis dans l’enseignement clinique et la faculté de droit et science politique prend en charge (en heures équivalent TD) une partie importante de cet investissement. S’agissant des ressources humaines consacrées au fonctionnement administratif et financier de la Clinique du droit, à l’organisation des enseignements et à leur coordination avec les partenaires du monde socioéconomique, la Clinique pâtit des manques de moyens qui frappent en général l’université. Si des stagiaires, des services civiques et des doctorants participent à ce fonctionnement, le problème de sa pérennisation demeurait, 10 ans après sa création, en raison de ce défaut de moyens humains. Grâce à la volonté des doyens successifs, des personnels rattachés à la Faculté de droit et science politique sont désormais affectés de façon pérenne au fonctionnement de la Clinique du droit.
L’appui politique de l’université de Bordeaux apporté à la Clinique du droit n’a jamais fait défaut. En revanche, les moyens mis à disposition, comme dans de nombreux autres services de l’université, demeurent en deçà des besoins liés à des enseignements, des partenariats et des projets qui sont toujours mis en valeur. Le soutien de partenaires est à ce titre particulièrement précieux.
Description des activités – Situations authentiques
Qu’est-ce que l’enseignement en situation authentique – Aspects théoriques
L’apprentissage est un processus de transformation, de changement des connaissances, de manières de faire, dire, agir ou penser. En situation authentique, c’est donc une forme de processus didactique qui se joue dans la confrontation entre les sujets (ici les étudiants) et la situation authentique expérimentée. Proposer des enseignements cliniques en cohérence avec le concept d’experiencial learning permet la rencontre en situation entre l’élève et le savoir.
Le terme de « situation » a été retenu sur la base de la distinction que John Dewey propose entre contexte et situation. En effet, « la distinction entre situation et contexte se discerne dans le fait qu’une situation est l’ensemble des moments au cours desquels l’interaction entre un organisme et un milieu s’effectue réciproquement sous la forme d’une action/rétroaction. Tandis qu’un contexte est l’ensemble des moments menant à la conformation passive du premier aux conditions du second. Le contexte ainsi conditionne. La situation signifie donc interactivité, rétroaction, co-activité »14.
L’expérience étant au cœur de sa philosophie, J. Dewey considère que « la connaissance émerge de notre relation au monde extérieur via l’expérience. La connaissance n’est pas un accès direct à des vérités immuables, elle est la solution à un problème que l’on construit pas à pas avec méthode, à travers une enquête. C’est par l’action que l’élève apprend et non en absorbant passivement des vérités toutes faites ».
L’exercice de la pensée réflexive permet la construction de sens du fait des liens entretenus entre le sujet et son environnement lors de la situation. Ceci « suppose la conjonction de deux conditions : la confrontation du sujet, au cours de son activité, à une situation dite indéterminée (“indeterminate situation”) d’une part, et l’engagement du sujet dans la situation d’autre part »15.
Le caractère authentique de la situation se caractérise « par l’aspect réaliste du contexte d’apprentissage »16. Selon Legendre la contextualisation des apprentissages, c’est-à-dire la réalisation de tâches qui demandent l’utilisation des savoirs appris dans un contexte artificiel de travail, « fait en sorte que l’application n’est pas seulement la mise en pratique des savoirs, mais surtout la réflexion associée à la mise en œuvre des savoirs (…). Il faut que la stratégie mise en place permette à l’apprenant, au moment de l’action, de pouvoir accéder au traitement de l’information, c’est-à-dire non seulement aux automatismes et à l’exécution »17.
Le recours à une situation authentique dans un enseignement n’a pas seulement la fonction de faire appliquer les savoirs dans une pratique professionnelle, mais surtout de faire en sorte d’établir un lien entre ce que l’apprenant sait et ce qu’il peut utiliser dans un contexte. Il est donc nécessaire de faire en sorte que l’apprenant puisse réfléchir au même moment où il travaille pour faire cette connexion. Cela implique d’introduire dans le processus de réalisation des tâches professionnelles des étapes de breffage et de débreffage pour anticiper le travail et pour évaluer le travail18. Ces étapes d’analyse et de traitement de l’information sont nécessaires pour rendre l’apprenant conscient des décisions qu’il aura à prendre ou qu’il a prises pour réaliser l’action demandée par la tâche ».
L’apprentissage expérientiel peut ainsi concerner une situation artificielle tout autant qu’une situation réelle19. L’apprentissage en situation artificielle permet une progression (situation de simulation puis situation réelle) et c’est dans cette chronologie que s’inscrivent les enseignements cliniques en médecine20.
Les différents types de situations authentiques dans l’enseignement clinique du droit
Les enseignements cliniques sont tous délivrés en situation authentique. Au cours de leurs apprentissages, les étudiants sont immergés dans la société, au contact de personnes qui ne sont pas des enseignants mais qui relèvent du monde socioéconomique. Au lieu de mobiliser leurs connaissances et leurs compétences pour résoudre des cas tirés du monde judiciaire (jurisprudence) ou d’une simulation (cas pratique) conçue par l’enseignant, ils réalisent un travail juridique à partir d’une situation réelle, dans toute sa complexité pluridisciplinaire.
Certains enseignements cliniques impliquent que les étudiants soient confrontés à une personne seule tandis que d’autres les mettent face à des collectifs. Ces situations authentiques sont très différentes.
Dans les situations authentiques individuelles, le cas présenté est particulier, spécifique à une personne. Les questions posées aux étudiants par l’usager du Service d’information juridique sont empreintes de subjectivité en fonction de la vision qu’à la personne de son propre « litige ». La situation authentique est très marquée par des éléments purement factuels, parfois intimes, relevant de l’émotion, du ressenti, du sentiment ou de la psychologie. La réponse qu’apportent les étudiants à ces demandes, les informations qu’ils distillent sont également particulières. Même s’il est fondamental que les étudiants ne versent pas dans le conseil juridique21, l’information juridique délivrée reste intimement liée aux problématiques rencontrées par une personne. Sans surprise, la situation authentique individuelle comporte donc une dimension personnelle et subjective très forte, qui est propice au développement de compétences spécifiques par les étudiants.
Dans les situations authentiques collectives, le problème juridique que vont traiter les étudiants est beaucoup plus abstrait. Il s’élève d’un ensemble de questions que se pose une communauté, une association, un groupement, un collectif. Ces questions, par leur généralité, sont beaucoup moins subjectives et souvent moins factuelles que celles qui émergent de situations authentiques individuelles. En situation authentique collective, l’enseignement confronte les étudiants à une multitude d’acteurs dans laquelle se diluent les problématiques plus individuelles. Les résultats du travail juridique produit par les étudiants est également différent puisqu’il répond au degré de généralité des questions posées. Logiquement, la situation authentique collective comporte donc une dimension générale et abstraite, elle aussi propice au développement de compétences spécifiques par les étudiants.
Cette distinction théorique n’est pas toujours facile à contrôler. Dans les situations authentiques collectives, il arrive par exemple qu’un individu se démarque du groupe pour ramener la problématique à son cas personnel, les étudiants et l’équipe pédagogique devant veiller à rester dans un niveau suffisamment important de généralité. À l’inverse, la redondance de problématiques posées par des usagers dans le cadre de situations authentiques individuelles a parfois permis de systématiser une problématique collective plus globale dont des étudiants se sont saisis pour la travailler dans le cadre d’une situation authentique collective.
Situations authentiques de l’enseignement clinique et faux-amis
Les situations authentiques de la Clinique du droit doivent être distinguées de deux autres cas de figure qui, sans y être totalement opposés, restent différents de l’enseignement clinique.
D’abord, ces enseignements doivent être distingués des enseignements par simulation. Lors d’une simulation, l’étudiant est bien confronté à un cas individuel ou collectif. Toutefois, la simulation ignore tout ou partie des aspects non-juridiques du cas à traiter. La spontanéité, l’imprévu, l’unicité de chaque cas particulier fait défaut à la simulation, ce qui ne permet pas de la classer parmi les situations authentiques. Pour autant, la simulation peut être très précieuse dans l’enseignement clinique. À l’image des étudiants médecins, dentistes ou infirmiers qui préparent le travail en situation authentique en « s’entraînant » par des simulations et des jeux d’acteurs, les étudiants de la Clinique du droit bénéficient de formation « pré-cliniques » qui constituent de véritables simulations de préparation aux situations réelles.
Ensuite, ces enseignements doivent être distingués des stages. L’étudiant stagiaire étant placé dans une entreprise et dès lors que lui sont confiées des tâches réelles, le stage paraît également se dérouler en situation authentique. Par ailleurs, les stages sont intégrés dans les cursus de nombreux parcours étudiants, parfois de façon obligatoire et semblent ainsi entrer dans la catégorie des enseignements en situation authentique. Pour autant, les stages ne peuvent généralement pas être considérés comme tels22. En effet, les équipes pédagogiques universitaires n’apportent généralement pas de formation préalable spécifique préparant l’étudiant au stage ; elles ne nouent que des liens très ténus avec l’étudiant et le tuteur pendant le stage, liens qui se résument très souvent à la seule signature d’une convention de stage et, dans le meilleur des cas, à la soutenance et la correction d’un rapport de stage. L’investissement enseignant dans le stage est trop faible pour pouvoir considérer qu’il s’agit bien d’un enseignement en situation authentique. La question mériterait toutefois d’être posée à propos de l’apprentissage tant son cadre réglementaire impose aux équipes pédagogiques comme aux maîtres d’apprentissage un investissement pédagogique autrement plus développé.
Les situations authentiques de la Clinique du droit de Bordeaux
Les trois situations authentiques des enseignements cliniques à Bordeaux
La première est une situation authentique individuelle (cf. « Méthode de l’Information juridique appliquée », p. 63). Au Service d’information juridique, les étudiants reçoivent des usagers qui les questionnent sur les problématiques juridiques de leur quotidien, en droit de la famille, en droit du travail, en droit de la consommation, en droit des étrangers, etc. Les étudiants, par groupe de trois, rencontrent seuls ces usagers, sans être accompagnés d’enseignants ou d’un membre d’équipe de la Clinique du droit. Les deux entretiens avec chaque usager sont de véritables « boîtes noires » dans lesquelles les étudiants sont totalement placés en situation authentique.
La méthode d’enseignement présentée dans cet ouvrage a également été appliquée à une situation différente, celle des audiences du juge des libertés et de la détention réalisées dans les locaux d’un hôpital psychiatrique. Les étudiants y étaient confrontés à la situation de la personne internée demandant sa remise en liberté. Il reste que ces situations manquent de diversité et, surtout, que l’étudiant demeure très passif et enfin qu’il n’est pas certain que cela relève bien d’une situation authentique.
La deuxième est une situation authentique collective. Dans le cadre de l’enseignement « Recherche en actions » (cf. p. 167), les étudiants vont travailler sur un thème qui provient de la société, soit qu’il ait été proposé par un organisme, une association, une administration, soit que ce thème provienne de phénomènes de société faisant débat dans la sphère publique. Au cours de l’enseignement, ils vont rencontrer des acteurs du terrain, des spécialistes de la question posée mais également de simples citoyens confrontés au quotidien aux problématiques posées. Le point d’orgue de la situation authentique se trouve dans l’enquête de terrain que réalisent les étudiants et lors de l’atelier dit de restitution, lorsque les étudiants livrent les résultats de leurs recherches et recommandations aux acteurs du monde socioéconomique.
La troisième est également une situation authentique collective. Dans le cadre de l’enseignement « Objectif droits » (cf. p. 241), les étudiants vont délivrer des informations juridiques à des collectifs, le plus souvent à des classes d’élèves de l’enseignement secondaire, mais également à des chercheurs étrangers réfugiés en France (programme Pause du Collège de France) ou à des étudiants en exil (DU Tremplin de l’université Bordeaux Montaigne). Lorsqu’ils dispensent ces informations juridiques, les étudiants ne sont pas accompagnés d’un enseignant ni d’un membre de l’équipe de la Clinique du droit.
Constat de l’absence d’analyse pédagogique des enseignements
Collaboration avec l’Universidad del País Vasco (UPV)
La collaboration entre l’Universidad del País Vasco (UPV) et l’université de Bordeaux à partir de 2014, dans le cadre de l’eurorégion en général et du programme EUSKAMPUS en particulier23, a constitué une étape fondamentale dans l’évolution de la Clinique du droit de Bordeaux (cf. « Histoire de la Clinique du droit de Bordeaux », p. 15). Depuis plusieurs années, l’université basque et sa faculté de droit avaient initié une réflexion approfondie sur l’approche programme, en travaillant sur la corrélation entre les objectifs d’un enseignement en termes d’acquis d’apprentissage et de compétences d’une part et les modalités d’évaluation de cet enseignement d’autre part. Ces collègues avaient ainsi acquis des automatismes d’analyse pédagogique des enseignements qui n’étaient pas familiers de l’équipe pédagogique de la Clinique du droit, ni des juristes en général. Si le recours à des pratiques pédagogiques innovantes n’a jamais été ignoré dans l’enseignement du droit et des autres disciplines à l’université de Bordeaux, une véritable réflexion n’avait pas encore été menée à titre collectif au niveau des structures de formation.
La collaboration avec l’UPV a permis de l’initier au sein de la Clinique du droit. Elle fut également l’occasion de découvrir le service d’appui à la pédagogie de l’université de Bordeaux et de faire ainsi connaître les activités de la Clinique au-delà de la faculté de droit24.
Collaboration avec un nouveau service d’appui à la pédagogie
Avant d’entrer en contact avec le service d’appui à la pédagogie de l’université de Bordeaux, les activités de la Clinique du droit ont été développées de façon empirique, avec l’intuition de leurs fortes potentialités pédagogiques. Grâce aux échanges avec les collègues basques, l’équipe de la Clinique du droit a pris conscience de l’intérêt de collaborer avec des spécialistes des sciences de l’éducation pour faire évoluer ses activités (cf. « Entretien avec Christophe Roiné, p. 43). Celles-ci devaient être conceptualisées pour devenir des enseignements structurés autour de compétences visées, de contenus pédagogiques idoines et de méthodes d’évaluation appropriées, alors que la formation des enseignants-chercheurs, en particulier en droit, n’a jamais favorisé ce type d’approche pédagogique. Concomitamment aux travaux menés avec l’UPV, l’équipe de la Clinique du droit a travaillé avec quelques responsables de la Mission d’appui à la pédagogie et à l’innovation (MAPI) créée en 2014 à l’université de Bordeaux sous l’impulsion du vice-président formation, Achille Braquelaire (cf. p. 34). L’enseignement clinique n’avait pas été étudié en tant que tel par les ingénieurs de formation de la MAPI tandis que l’équipe pédagogique de la Clinique du droit n’avait pas de compétences en la matière. La rencontre des deux structures a permis la construction d’un partenariat fructueux.
Caractère traditionaliste des enseignements juridiques au sein des facultés de droit
Même s’il n’a jamais été question de les remettre en cause, les méthodes classiques de l’enseignement juridique au sein des facultés de droit peuvent paraître assez traditionalistes, tout du moins si l’on s’en tient à une conception de cours magistraux durant lesquels les étudiants demeurent relativement passifs face à une transmission descendante d’un savoir disciplinaire. L’enseignement dans les facultés de droit n’est toutefois pas monolithique et l’on y trouvait déjà des initiatives de pédagogie active permettant aux étudiants de participer et de devenir acteurs de leur formation, que ce soit au cours des séances de travaux dirigés ou en petits groupes au niveau master (séances de pédagogie inversée par exemple). Cependant, ces initiatives pédagogiques demeuraient souvent individuelles et réservées à des groupes d’étudiants en nombre limité. Peu partagées et sans être intégrées à une « communauté de pratique », elles peinaient à apparaître clairement dans les maquettes des diplômes. L’intérêt d’envisager l’enseignement du droit par le prisme des méthodes séculaires d’enseignement clinique en médecine avait de longue date été envisagé25. Plus récemment, certains auteurs ont pu mettre en avant l’intérêt des cliniques juridiques dans un contexte de « professionnalisation » des études de droit et le fait que le recours à ce type de pédagogie innovante implique « une conception particulière du droit et de son enseignement »26.
L’un des objectifs premiers de la Clinique du droit fut donc de convaincre la communauté des enseignants-chercheurs juristes bordelais que les activités cliniques, transformées en enseignements cliniques, pouvaient s’articuler avec les enseignements traditionnels sans les concurrencer, mais en les renforçant.
Nécessité de l’appui à la pédagogie par un spécialiste
La nécessité d’une réflexion menée par l’équipe de la Clinique avec des spécialistes de sciences de l’éducation (ingénieurs de formation et pédagogique) était au cœur du projet de soutien à la transformation des enseignements et de la pédagogie (STEP) intitulé « Intégration de l’enseignement clinique dans les maquettes de master droit ».
Grâce aux moyens octroyés par la MAPI pour mener à bien ce projet, il a été fait le choix de recruter un post-doctorant en droit présentant une appétence particulière pour l’innovation pédagogique. Il semblait a priori nécessaire que la personne soit juriste pour comprendre les particularités de l’enseignement disciplinaire traditionnel et construire des modules d’enseignement clinique du droit. Il s’est avéré que malgré des compétences en innovation pédagogique (notamment en ingénierie pédagogique), la personne recrutée, docteur en droit, n’avait pas les connaissances d’un spécialiste de science de l’éducation. Comme les enseignants-chercheurs de la Clinique du droit, elle ne pouvait analyser et traiter les questions relevant de l’ingénierie de formation. Cela s’avérait pourtant indispensable tant la réflexion sur la notion de compétence et l’analyse des compétences développées lors des activités cliniques s’est par la suite avérée être la clé permettant d’ouvrir la voie à la transformation des activités cliniques en enseignements cliniques.
Rencontre avec un enseignant-chercheur spécialisé dans l’approche programme et l’analyse des compétences
C’est la rencontre avec un enseignant-chercheur en biologie, spécialiste de l’approche programme et de l’approche compétence, qui a permis à l’équipe de la Clinique du droit de s’initier au portefeuille d’expériences et de compétences (PEC) (cf. « Commentaire de la méthode du Parcours Compétences », p. 291) jusqu’alors inutilisé dans les formations juridiques. Des expérimentations de l’utilisation du PEC ont été menées à la fois auprès d’une équipe pédagogique de travaux dirigés en Licence et auprès des étudiants de deux masters de droit. Si les membres de l’équipe de la Clinique du droit étaient désormais convaincus de la nécessité de déterminer les compétences développées par les étudiants lors de leur participation aux activités cliniques, il convenait de mettre ces compétences en perspective avec les compétences attendues par les professionnels du droit, futurs employeurs de nos étudiants. Restait aussi à mobiliser les compétences d’un ingénieur de formation susceptible d’appuyer la transformation des activités en enseignements cliniques afin de les intégrer dans les maquettes.
Ingénieur de formation et pédagogique intégré dans la réflexion sur l’enseignement clinique
Les formations dispensées par la MAPI sur l’approche programme, les objectifs pédagogiques, l’évaluation des acquis d’apprentissage ont permis aux membres de l’équipe de la Clinique de s’acculturer à des sujets méconnus (essentiellement les concepts et les méthodes de mise en œuvre). Pour autant, la MAPI, structure qui portait de fortes ambitions de transformation pédagogique pour les formations de l’université de Bordeaux, ne pouvait mettre à disposition de la Clinique du droit un ingénieur de formation dédié à l’analyse de ses activités, d’autant que l’enseignement clinique était mal connu des agents de la MAPI. Toujours dans le cadre du STEP « Intégration de l’enseignement clinique dans les maquettes de master droit », a été recrutée une ingénieure de formation et pédagogique qui s’est consacrée durant deux ans à l’analyse des activités cliniques au prisme des théories des sciences de l’éducation. Son intégration à l’équipe de la Clinique du droit et son immersion dans les enseignements juridiques ont permis d’acquérir à une connaissance approfondie des activités cliniques et de construire les méthodes d’enseignement clinique en tenant compte des aspects disciplinaires spécifiques et des exigences de l’approche programme.
Analyses par des spécialistes de sciences de l’éducation et de la transformation pédagogique
Itziar Alkorta Idiakez
Itziar Alkorta Idiakez, est professeur de droit privé, à la Faculté de droit de l’Université du Pays Basque (UPV/EHU). Spécialiste en innovation pédagogique, elle dirige les « Cursos de verano » à San Sebastian.
La dimension internationale, le dispositif « Clinique Océan »
La collaboration entre la Clinique du droit de l’université de Bordeaux (CJUB) et la Clinique de justice sociale de l’Université du Pays Basque (CJUPV) a commencé début 2016, donnant lieu, après des éditions successives, à un programme consolidé d’innovation pédagogique dans le cadre du Campus Bordeaux-Euskampus. L’actuel programme Ocean I3 est orienté vers le défi de la durabilité des océans à partir de méthodologies basées sur le Research Based Learning27. Mais tout a commencé par une rencontre entre des enseignants-chercheurs des deux universités et un diagnostic partagé sur la nécessité d’intégrer l’expérience clinique dans l’enseignement universitaire du droit.
Première étape, les séminaires de réflexion sur les enseignements cliniques28
Tout au long de l’année académique 2016/2017, les cliniques juridiques de l’UB et de l’UPV/EHU ont organisé plusieurs rencontres dans le but d’échanger à propos de leurs expériences dans différents domaines d’intérêt commun, à savoir le modèle et la gestion des enseignements cliniques (a), l’acquisition de compétences transversales par les étudiants (b), et la responsabilité sociale des cliniques juridiques (c). La discussion a rapidement mis en évidence la complémentarité des deux expériences sur des aspects clés pour le développement de l’expertise clinique. La CJUB disposait d’un important savoir-faire acquis de façon empirique, en matière de gestion de l’enseignement juridique clinique basé sur le fonctionnement, la taille et l’organisation du Service d’information juridique gratuit ouvert au public sur un large éventail de sujets, tandis que l’approche de l’UPV/EHU se concentrait sur l’acquisition de compétences par le biais d’une méthodologie de recherche/action et l’intégration de l’apprentissage clinique dans le programme d’études.
Les conclusions les plus significatives des journées d’étude auxquelles ont participé des enseignants, des étudiants et des gestionnaires portent tout d’abord sur le modèle d’enseignement-apprentissage préconisé. L’apprentissage clinique invite à « sortir des livres » pour approcher la réalité et l’intégrer comme un élément inhérent au processus d’apprentissage29. Cette formule présente la vertu de placer l’apprenant au centre du processus d’enseignement et de changer son statut ontologique d’étudiant consommateur de connaissances théoriques à celui de personne en charge d’une situation personnelle réelle. L’étudiant dirige son propre processus d’apprentissage et les enseignants le soutiennent. D’autre part, la pratique clinique permet à l’université de s’engager dans son environnement, en formant des communautés d’apprentissage dans lesquelles les étudiants, les enseignants, les professionnels et les bénéficiaires partagent leurs connaissances et leur expérience de manière horizontale30.
Une deuxième conclusion concerne la nécessité d’intégrer l’enseignement clinique dans la formation juridique initiale à différents stades des cursus31. L’intégration dans le cursus nécessite des stratégies différentes en fonction des programmes et des maquettes de chaque université. Dans le cas de l’UPV/EHU, l’intégration se fait à deux niveaux : par le biais des stages obligatoires pour les étudiants de premier cycle, au cours desquels les étudiants prennent en charge un cas réel ; et par le biais des projets de fin d’études et de fin de master, au cours desquels les étudiants réfléchissent à leur expérience pratique par le biais d’un avis, d’une proposition de résolution ou de litige stratégique, ou d’un projet de recherche qui soulève des questions de lege ferenda. De l’observation des cas émergent des questions générales qui conduisent souvent à des projets de recherche orientés vers le défi, comme nous verrons que cela a été le cas dans les éditions successives de la coopération entre les deux cliniques.
Afin d’intégrer l’enseignement clinique dans les cursus, un troisième besoin apparaît, celui de protocoliser les compétences spécifiques et transversales exercées dans la pratique clinique, et de développer des critères et des systèmes d’évaluation collégiale de ces compétences ; de même, les cas et les dossiers traités, dûment anonymisés, doivent être mis à la disposition de l’ensemble de la communauté éducative dans un référentiel de cas cliniques.
Enfin, il a été noté que les connaissances et les expériences partagées dans une clinique sont par définition pluridisciplinaires et que les cliniques juridiques doivent donc s’ouvrir à des communautés plus larges de connaissances et d’expériences, non seulement académiques mais aussi de conseils pratiques offerts par les opérateurs juridiques locaux, les travailleurs sociaux, les administrations, les ONG, et les utilisateurs eux-mêmes qui apportent leur expérience personnelle32.
Une deuxième étape, la constitution de la « Clinique Océan »33
Sur la base des conclusions tirées des séances de réflexion, les deux cliniques ont décidé de poursuivre leur collaboration en créant un dispositif spécifique d’enseignement-apprentissage pour les étudiants volontaires. L’idée était de centrer le dispositif sur la réalisation d’un défi social qui mobiliserait et articulerait les capacités des deux cliniques dans l’écosystème des agents sociaux et économiques de l’Eurorégion dans laquelle les deux universités sont inscrites, et les étudiants ont été invités à participer à la sélection du défi34. Le défi choisi par les étudiants lors de la première édition du dispositif portait sur les conséquences et la prévention des accidents dus à la pratique des sports de glisse sur le littoral d’Hossegor-Zarautz, en tenant compte des différents cadres réglementaires dans lesquels s’inscrivent les pratiques transfrontalières.
Le groupe moteur de cette expérience était constitué des étudiants en droit des deux universités, soutenus par l’équipe pédagogique des professeurs de droit et des responsables des cliniques juridiques des deux universités. La sélection des étudiants participants s’est faite sur la base de critères communs : spécialisation juridique (encourager les équipes pluridisciplinaires), connaissance des langues (français, anglais, espagnol B1), et motivation personnelle. Six étudiants de la CJUB et six étudiants de la quatrième année de la licence de droit UPV/EHU ont été sélectionnés pour participer à l’expérience sur la base des critères susmentionnés.
En termes pédagogiques, l’objectif principal de cette première édition de la « Clinique Océan » était de choisir un contexte qui favoriserait des expériences d’apprentissage à fort impact pour les étudiants. Le but était d’impliquer et de faire participer les parties prenantes : étudiants, enseignants et acteurs socio-économiques intéressés par la résolution d’un défi commun. Les processus d’apprentissage conçus pour les étudiants étaient basés sur des méthodologies d’apprentissage fondées sur la recherche et étaient orientés vers des défis qui nécessitent de mobiliser et de produire des résultats d’apprentissage basés sur les problèmes et les expériences d’application rencontrés par les étudiants participants.
Le suivi de l’expérience a permis de dresser un premier tableau des compétences acquises par les étudiants, qui a été vérifié et approuvé par l’équipe pédagogique et les agents territoriaux impliqués. Il convient de souligner certaines des compétences les plus importantes qui ne sont pas habituellement incluses dans la licence en droit et que les étudiants affirment avoir développées :
- la compréhension approfondie des problèmes socio-économiques liés à une activité économique et à un territoire ;
- l’adaptation à des environnements socioculturels différents de ceux d’origine ;
- l’écoute active et la négociation entre pairs ;
- l’organisation en fonction des priorités de l’environnement de l’entreprise ;
La performance des étudiants a été mesurée sur la base des compétences spécifiques et transversales communes aux deux cliniques juridiques, auxquelles ont été ajoutées les compétences décrites pour le dispositif « Clinique Océan ».
Éditions successives et élargissement du programme
Le programme « Clinique Océan » a connu des éditions successives au cours desquelles le nombre d’étudiants et d’enseignants impliqués a été augmenté, apportant des disciplines différentes en fonction du défi socio-économique choisi pour chaque édition35. Après trois éditions, plus de 125 étudiants en droit et dans d’autres disciplines ont participé à l’expérience et une communauté d’enseignement-apprentissage interuniversitaire de plus de 40 professeurs et accompagnateurs pédagogiques s’est constituée36.
Chacune des institutions académiques liées au projet a suivi sa propre stratégie d’intégration de l’expérience d’apprentissage en fonction des possibilités offertes par chaque programme d’études. En particulier, l’UPV/EHU considère cette expérience comme une pratique obligatoire dans le cadre de la licence en droit (12 ECTS) et permet, à titre facultatif, de lier le résultat aux projets de fin d’études. Le suivi et l’évaluation des stages sont effectués grâce à un accord entre la Faculté de droit et la Fondation Euskampus en tant que centre de détachement. Les étudiants peuvent ainsi effectuer les 100 heures de stage dans le cadre du projet Ocean I3 sous la supervision du maître de stage et du tuteur. Le suivi et l’évaluation du stage sont effectués à l’aide d’une grille d’évaluation adaptée aux compétences spécifiques et transversales offertes par le projet, dont la formulation a été affinée à chaque édition.
L’une des conclusions les plus pertinentes de ce dispositif interuniversitaire d’enseignement-apprentissage consiste à insister sur l’importance d’incorporer la perspective intégrative, contextuelle et transformative dans la dimension pédagogique de l’enseignement du droit, en offrant aux étudiants l’opportunité de s’engager en faveur des objectifs sociaux et économiques de leur environnement.
Entretien avec Achille Braquelaire
Achille Braquelaire est professeur émérite de l’Université de Bordeaux. Il a été vice-président en charge de la formation de 2008 à 2014 à l’Université Bordeaux 1 puis de 2014 à 2018 à l’Université de Bordeaux. De 2018 à 2023, il a été porteur du programme NCU NewDEAL37 visant à transformer l’offre de formation de l’université de Bordeaux et centré sur la réussite éducative des étudiants.
Clinique du droit. Merci beaucoup d’accepter de répondre à nos questions avec votre regard d’expert de la pédagogie universitaire et votre connaissance de l’environnement politique de l’université de Bordeaux et de l’enseignement-supérieur français. L’offre de formation de l’université de Bordeaux est encadrée par une note qui établit trois grands axes de transformation : la flexibilisation et la personnalisation des cursus ; l’ancrage des formations dans l’environnement socioéconomique et dans la recherche ; l’autonomisation et l’implication des étudiants. Pourriez-vous nous dire quel est votre regard sur l’insertion des enseignements de la Clinique du droit dans ces objectifs ?
Achille Braquelaire. Telle que vous la décrivez, l’offre de la Clinique du droit est très complète et coche de nombreuses cases du cadrage de l’offre de formation. D’une manière générale, l’un des points les plus intéressants est que les équipes pédagogiques éprouvent souvent des difficultés à passer d’un prototype avec peu d’étudiants à un enseignement qui fonctionne véritablement en situation réelle.
D’abord, vos enseignements sont clairement inscrits dans une démarche d’alignement pédagogique assise sur des acquis d’apprentissage. Ensuite, sur l’ancrage dans la société, vous mettez vos étudiants en situation réelle dans un contexte professionnalisant, ce qui s’inscrit bien dans le deuxième objectif poursuivi. Enfin, les méthodes pédagogiques développées placent fortement vos étudiants en autonomie, ce qui répond pour une bonne part au troisième axe. Le développement de l’autonomie et de l’implication des étudiants ne se résume pas à la mise en place de pédagogies actives mais cette démarche y contribue de manière importante, et sur ce point vous pourriez servir d’exemple et contribuer à la diffusion des bonnes pratiques. Cela pourrait être une illustration concrète pour un certain nombre de points sur lesquels on essaye d’avancer.
C. D. Il nous semble tout de même que nous ne sommes pas particulièrement avancés en termes de personnalisation des parcours et des progressions des étudiants. Selon vous, quelles actions pourraient nous permettre d’avancer sur cet objectif ?
A. B. Cet axe de transformation est sans doute le plus compliqué parce que le plus éloigné de notre culture de l’enseignement supérieur français. Il est encore plus difficile de mettre en œuvre cette transformation au niveau master, cycle qui ne dure que deux années dont au moins un semestre est souvent consacré à un stage effectué à l’extérieur de l’université. Pour peu que les parcours soient construits à partir d’unités d’enseignement un peu « génériques » suivies d’autres unités plus spécialisées, la modification de l’ordre des enseignements peut rapidement s’avérer délicate. Pour parvenir à cette flexibilisation des parcours en master, on peut essayer de renforcer la porosité entre les parcours, qui sont souvent très tubulaires et « étanches », sans que cela se fasse pour autant au détriment de la nécessaire spécialisation attendue à ce niveau d’étude. On peut aussi essayer de voir s’il existe des unités d’enseignement relativement autonomes, disons des unités d’ouverture – même s’il n’est pas certain que cette qualification soit pleinement pertinente en master – qui vont compléter certaines compétences en fonction des appétences et des projets des étudiants.
Mais en master, cette dimension « ouverture » n’est pas un enjeu majeur si bien qu’il semble finalement assez logique que vous n’ayez pas spécialement poursuivi cet objectif qui paraît beaucoup plus pertinent en licence, parce que les étudiants y sont « en construction ». En licence, l’enjeu tient à remplacer l’idée selon laquelle l’étudiant à droit à l’erreur par l’idée qu’il construit plus ou moins vite son parcours, qu’il peut avoir besoin d’un peu de temps pour préciser ce qu’il veut faire. Ce n’est pas une mauvaise chose d’avoir beaucoup d’envies quand on a vingt ans, et ce n’est pas une erreur de préciser et modifier son projet d’étude, c’est-à-dire son point de vue sur ce que seront ses vingt, trente ou quarante prochaines années de vie. Au contraire, il est important de permettre d’ajuster la manière dont le parcours sera finalisé en fonction de la vitesse de maturation de l’étudiant.
C. D. Dans les enseignements de la Clinique du droit, la part belle est faite à la pluridisciplinarité car la réalité sociale est nécessairement pluridisciplinaire. Les étudiants mènent des recherches actions pluridisciplinaires et approfondissent des cas dans une approche pluridisciplinaire. Nous constatons toutefois que, si les étudiants font de la pluridisciplinarité, l’équipe pédagogique est jusqu’ici restée très disciplinaire. Est-ce un problème à vos yeux ?
A. B. Depuis la création de l’Université de Bordeaux il y a une dizaine d’années on a cherché à faire avancer la pluridisciplinarité. Mais on ne fait pas de la pluridisciplinarité pour faire de pluridisciplinarité, simplement en juxtaposant des disciplines différentes au sein d’un programme de formation. La pluridisciplinarité émerge de situations réelles, d’un ancrage socioéconomique ou sociétal parce que l’on est dans des sujets complexes. Elle émerge de problèmes qui mobilisent plusieurs domaines des sciences. Le renforcement de l’ancrage professionnel et sociétal favorise la pluridisciplinarité et le besoin de faire intervenir des disciplines différentes. Pour se développer, la pluridisciplinarité dans les formations a par conséquent besoin d’une très grande visibilité des différentes « briques » du parcours de formation qu’il faudra partager avec d’autres collègues. Cette mise en commun ne peut se réaliser véritablement qu’à partir de l’expression de la formation en acquis d’apprentissage. Cela ne fonctionne que si l’on a explicité chaque brique en termes d’acquis d’apprentissage pour que l’ensemble fasse sens. Quand on énonce les acquis d’apprentissage visés, on rend lisible la formation, y compris au-delà du périmètre d’une seule discipline, car on ne réduit pas la présentation d’un enseignement à ses contenus. Au contraire on l’exprime en explicitant ce que les étudiants auront appris à faire à l’issue de cet enseignement. Ainsi, l’acquis d’apprentissage, même disciplinaire, exprime les objectifs de la formation que même des non-spécialistes de la discipline peuvent comprendre.
C. D. S’agissant de l’ancrage de l’enseignement dans le monde socioprofessionnel et socioéconomique, les liens tissés dans les enseignements résultent en réalité de rapports interpersonnels entretenus par des membres de l’équipe pédagogique qui « ouvrent » leur réseau pour servir la Clinique du droit. Si l’on veut aller plus loin, étendre le réseau, le fidéliser, le stabiliser, cela s’avère assez rapidement être compliqué. Cette problématique est-elle commune aux autres équipes pédagogiques de l’université de Bordeaux ?
A. B. Il s’agit en effet d’une question face à laquelle vous n’êtes pas les seuls à rencontrer des difficultés. À l’échelle de l’établissement, elle n’a d’ailleurs pas encore été pleinement résolue. Nous avons cherché à mettre plusieurs niveaux en collaboration. Il y a d’abord un niveau que l’on peut appeler le niveau « terrain ». Tous les enseignants ont leur propre réseau professionnel et c’est ce que nous ramenons tous dans une formation pour la professionnaliser et l’ancrer dans la société. Certains périmètres ont beaucoup d’expérience sur le sujet, par exemple dans les IUT où la question est étroitement pilotée, où les équipes pédagogiques sont largement mobilisées pour aller chercher des contacts pour nourrir le réseau de la formation. Ensuite, il y a ce qui est fait au niveau de la formation continue, de façon beaucoup plus systématique, et à un niveau plus macro les compétences des services universitaires d’orientation et d’insertion professionnelle. Enfin il y a ce que l’on peut faire à un niveau plus institutionnel. À la création de l’université de Bordeaux en 2014, nous avons initié une direction des partenariats ayant notamment pour objectif de structurer de grands réseaux professionnels pour l’université, mais nous ne sommes pas pour l’instant véritablement parvenus à articuler tous ces niveaux, pour aller chercher l’ensemble des partenaires et des acteurs pouvant contribuer à une réflexion transverse qui nous aide à avancer sur la manière de penser la professionnalisation, les soft skills, les compétences transversales, etc. Pour que cela fonctionne, Il faut pouvoir créer un continuum entre une vision partenariale, disciplinaire, locale et de terrain et une vision institutionnelle plus large impliquant par exemple des chambres de commerce ou des chambres des métiers, ou encore des grands groupes au sein desquels l’on travaille sur des conceptions de la compétence plus générique, où les services de ressources humaines peuvent prendre du recul et adopter une vision beaucoup plus large et transverse. Ces derniers périmètres sont souvent plus difficiles à atteindre pour les équipes pédagogiques, et il est important qu’un service de partenariat puisse agir à un niveau plus institutionnel. Mais tout cela est complexe et prend du temps à organiser, et c’est un sujet sur lequel l’Université de Bordeaux continue à travailler et doit pouvoir progresser.
C. D. Nous avons beaucoup travaillé sur la question de l’évaluation des étudiants qui suivent les enseignements à la Clinique du droit. Nous avons notamment élaboré des grilles critériées à partir des acquis d’apprentissage visés. Nous avons toutefois buté sur l’évaluation des compétences transverses, car, même en identifiant des acquis, cela reste compliqué. Plus difficile encore, nous éprouvons d’importantes difficultés s’agissant de l’évaluation du travail de groupe et de la nécessité d’une individualisation au moins partielle de l’évaluation. Nous avons exploré l’évaluation par les pairs, mais cela pose des problèmes éthiques ; essayé l’auto-évaluation, mais on ne peut lui donner qu’une part infime de l’évaluation. Sur ces questions d’évaluation, sommes-nous éloignés du cadrage et auriez-vous des éléments pour nous aider à avancer ?
A. B. S’agissant des compétences transversales, il faut d’abord se poser la question de ce que l’on met derrière ces mots. S’il s’agit d’acquisitions liées par exemple aux compétences documentaires, à la méthodologie scientifique, à l’interculturalité, à l’éthique, etc., on peut en principe les exprimer comme des acquis d’apprentissage spécifiques à des unités d’enseignement et arriver à les évaluer. Cela devient plus compliqué quand il s’agit d’évaluer des compétences à un niveau plus macro, au sens de véritables compétences professionnelles. Dans ce cas, la difficulté est la même qu’il s’agisse d’évaluer des macro compétences disciplinaires ou des macro compétences transverses, parce que ces compétences vont mobiliser des acquisitions de manière assez large. À mes yeux, une référence majeure sur le sujet est l’ouvrage de Biggs, Tang et Kennedy38 qui décrit de nombreux cas de figure concrets à travers lesquels on perçoit que, plus on s’approche de la macro compétence, plus on doit abandonner une évaluation multicritère, c’est-à-dire segmentée en critères indépendants, au profit d’une évaluation plus holistique. Cela n’a plus trop de sens de découper la compétence, il faut davantage s’intéresser à l’objet, au problème sur lequel on travaille, et donc à la compétence dans son ensemble. C’est le type d’évaluation vers lequel il faudrait aller dans ce cas, mais en ayant conscience qu’il ne s’agit plus alors simplement d’une évaluation académique des connaissances. L’important ce n’est pas que l’étudiant ait des connaissances mais qu’il soit capable de les mobiliser.
S’agissant du travail en groupe, l’évaluation par les pairs me venaient également à l’esprit, mais ce n’est pas un sujet sur lequel je me risquerais à proposer des réponses. Sur l’université de Bordeaux, l’évaluation par les pairs a déjà été mise en œuvre par des équipes accompagnées par la MAPI, qui peut être une ressource.
C. D. Pour des questions d’autonomisation des étudiants et de qualité de l’évaluation, vous parait-il déterminant que soient mises en place des évaluations spécifiques pour le travail de groupe où l’important est-il seulement d’avoir de bons critères d’évaluation pour l’ensemble du travail de groupe ?
A. B. Cela devrait apparaître dans les acquis d’apprentissage visés. Mais comment traduit-on ce travail de groupe en acquis ? Cela me fait penser à une pratique pédagogique dont me parlait un jour Philippe Lalle39, la prise de notes collaborative synchrone, par exemple durant un cours magistral en amphithéâtre. Le principe consiste à placer les étudiants par petits groupes pour les faire travailler de manière collaborative. Il est nécessaire de disposer d’une technologie permettant aux étudiants d’un même groupe de partager et éditer une ressource les uns avec les autres, et à l’enseignant de circuler d’un groupe à un autre. Tout se déroule en interactivité. Pendant que l’enseignant dispense le cours, dans chaque groupe, un étudiant prend des notes brutes, d’autres membres du groupe sont chargés de les compléter et de les mettre en forme, de corriger les erreurs. D’autres encore peuvent compléter et enrichir le document, par exemple en ajoutant une figure, voire une illustration trouvée sur internet, expliciter la structure du document, ajouter des commentaires, etc. Selon les promoteurs de cette méthode, cela permet aux étudiants d’aller au-delà du simple exercice d’« enregistrement » et de mieux comprendre la structure de l’information, facilitant ainsi l’assimilation des apprentissages. Mais cela permet parallèlement de développer des compétences informationnelles : maîtrise de l’écrit, des outils, sens des priorités, littératie numérique, esprit critique, et naturellement la capacité à collaborer. Mais si l’on veut plus particulièrement évaluer le développement de cette capacité à collaborer, que va-t-on noter ? Le travail de celui qui a fait la synthèse des propos de l’enseignant ? Qui a été chercher sur internet ? Qui a corrigé les fautes d’orthographe ou de sens ? Ce ne sont pas exactement les mêmes compétences ! C’est plutôt le fait que les étudiants aient réussi à collaborer pour produire quelque chose de pertinent qui démontre une capacité de travail en groupe. Mais c’est vrai que là, on arrive aux limites de ce que l’on a l’habitude d’évaluer.
En tout cas, si l’on dit que c’est important de savoir travailler en groupe, il faudrait que l’on soit mieux capable de caractériser ce que cela signifie. Si on considère par exemple des entreprises dans lesquelles les personnes ont l’habitude de travailler, non pas à 3 ou 4, mais à 30 ou 40 personnes, il y ressort une organisation du travail de groupe qui est très particulière, très hiérarchisée. Est-ce que c’est ce que l’on veut reproduire dans le travail de groupe à l’université ? Faudrait-il faire tourner les étudiants sur des rôles qui leur seraient attribués ? Lorsque j’étais étudiant en DEUG de sciences, un des enseignements qui m’a le plus marqué était précisément… un enseignement non scientifique. Une enseignante sociologue, qui nous faisait travailler sur l’expression écrite et orale, nous a durant une activité pédagogique mis dans une salle de tournage avec régie et il fallait préparer un journal télévisé diffusé en direct. On a dû tourner sur les rôles, être présentateur, chroniqueur, caméraman, réalisateur. On a ainsi pu découvrir les particularités de ces différents métiers, mais surtout j’ai le sentiment que cela a nous a permis d’appréhender des savoirs faire et des savoir être importants pour bien collaborer. Pour travailler en groupe, peut-être qu’il faut attribuer des rôles… D’un autre côté, quand les étudiants sont en situation réelle comme cela est votre cas, on ne peut sans doute pas consacrer trop de temps à faire tourner les étudiants sur plusieurs rôles.
Peut-être que travailler en groupe, c’est un acquis plus large. C’est peut-être davantage la capacité à partager, à ne pas s’imposer, à accepter l’idée de l’autre. Quel que soit le rôle de l’étudiant, ces interactions vont intervenir et peut-être que ce n’est que cette partie qu’il faut évaluer. À un moment donné, une compétence doit émerger de la cohérence des différents acquis d’apprentissage visés par un programme d’enseignement. Le fait que l’étudiant aille au bout et qu’il s’en sorte honorablement peut permettre de considérer que la compétence de travail en groupe a été développée.
C. D. La construction et le développement de nos enseignements ont nécessité la réunion d’une équipe pédagogique qui atteint aujourd’hui des dimensions convenables. Cela a été long et complexe, il a fallu convaincre de l’utilité des changements pédagogiques induits. Même quand on parvient à accueillir de nouveaux enseignants, l’investissement n’est pas toujours à la hauteur. Qu’est-ce qui se joue derrière cela ? Quels sont les problèmes principaux qu’il faudrait résoudre à la Clinique ou à l’échelle de l’université, quelles sont les solutions pourraient être imaginées pour mieux convaincre de l’intérêt de s’investir dans des pédagogies renouvelées ?
A. B. C’est assez compliqué car la solution n’est pas la même pour chaque situation. Chacun ne cherche pas la même chose, n’a pas le même enthousiasme, le même niveau d’attention. Il faut essayer d’embrasser au plus large, de créer les conditions pour attirer le plus grand nombre. Il faut travailler sur la communication pour montrer ce qui est fait, pour montrer aussi la sensibilité des étudiants à ces changements. Certains vont être sensibles à l’argument théorique et être convaincus par la méthode qui peut répondre à des questions qu’ils se sont déjà posées. C’est une question importante partout à l’Université de Bordeaux : comment on passe de quelques convaincus à une échelle plus large ?
À l’IUT, cela s’est fait dès le début, par la force des choses. Quand ces instituts ont été créés à la fin des années soixante, des équipes pédagogiques ont été formées un peu sur le modèle de ce qui existait dans les écoles d’ingénieurs. Dans ces structures, il existe une véritable culture du travail en équipe pédagogique. Dans mon unité de recherche, le LaBRI, se côtoient des informaticiens de l’IUT, de l’Enseirb, une école d’ingénieurs de l’Institut Polytechnique de Bordeaux, et d’autres qui enseignent en licence ou en master dans l’UF Informatique du collège Sciences et Technologies. À une certaine époque il y avait parfois une sorte de dissonance entre ceux qui venaient des écoles d’ingénieurs ou de l’IUT et travaillaient déjà en équipe pédagogique et ceux qui, issus de filières universitaires classiques, n’avaient pas cette culture. Mais cette différence tend fort heureusement aujourd’hui à se réduire. Pendant longtemps, les collègues qui ont orienté leur carrière vers la pédagogie ont été un peu marginalisés. Depuis quelques années de nombreuses universités françaises ont entrepris de re-légitimer la formation, de la mettre sur le même plan que la recherche. On commence à y parvenir : les enseignants-chercheurs osent désormais parler de formation et de pédagogie ; ils peuvent même en tirer parti et voir leur activité reconnue. C’était l’un des verrous indispensables à lever.
Et je crois que l’animation des équipes pédagogiques passe aussi par l’implication des étudiants. Lorsque des étudiants participent à une séance de réflexion d’une équipe pédagogique, nécessairement les attitudes des uns et des autres changent et certaines postures de « résistance » tombent d’elles-mêmes.
En définitive, il me semble qu’il faut surtout communiquer, expliquer, montrer, donner envie. C’est un peu à cela que peut servir la nouvelle revue « Études et pédagogie » de l’Université de Bordeaux. Et puis, à un moment, il y aura un effet de seuil. On se trouvera peut-être un jour dans le contexte de l’université Stanford où, comme se plait à le raconter Élie Milgrom40, lorsqu’un nouvel enseignant-chercheur est recruté, il est accueilli par le président de l’université en lui disant : « on vous a recruté parce que vous êtes un excellent chercheur, nous attendons maintenant de vous que vous soyez un excellent enseignant » !
C. D. N’y a-t-il pas aussi un problème d’ordre idéologique, d’une partie de la communauté qui considère que les enseignements non transformés sont de bonne qualité, qu’ils ont fait leurs preuves depuis des siècles d’existence de l’université alors que nous n’avons pas suffisamment de recul face aux effets de la transformation pédagogique contemporaine ?
A. B. À ce discours, deux arguments peuvent être opposés.
D’abord, le fait d’apprécier si les résultats sont bons dépend de la manière dont on mesure ces résultats. Lorsque l’on réalise des évaluations-sanctions sur le principe de l’évaluation quantitative, en comptant les bonnes réponses, on se contente pour l’essentiel de comparer les étudiants entre eux. Le but principal de ce mode d’évaluation des acquis est de classer les étudiants et l’on effectue pour cela des moyennes arithmétiques de notes sur une échelle uniforme de 0 à 20, comme si l’étudiant qui a deux bonnes réponses était deux fois meilleur que celui qui n’en a qu’une, ou si le fait passer de 1 à 2 traduisait la même progression que le fait de passer de 9 à 10. On est même rassuré lorsque qu’on arrive à un ensemble de notes distribuées selon une « cloche de Gauss » autour de la moyenne. Pourtant si on prend la peine de consulter un peu la littérature scientifique sur le sujet, on sait que cela n’a pas de sens, ni du point de vue mathématique ni du point de vue docimologique. Comment dire que les résultats d’une évaluation sont meilleurs alors que l’instrument de mesure ne veut rien dire ? Si on fait une évaluation qualitative à partir de critères, on peut commencer à vérifier si les résultats sont meilleurs. La raison principale est que l’on évalue les résultats de chaque étudiant indépendamment les uns des autres, en fonction de critères et d’indicateurs des niveaux de performances explicités et connus de tous. Cela permet tout d’abord d’améliorer la pertinence des activités d’évaluation car ce qui est attendu de l’étudiant est parfaitement explicité. Mais au-delà de ça, cela permet de mieux apprécier la progression individuelle de chaque étudiant, non pas au regard d’une note moyenne qui ne dit rien de précis, mais en appréciant et explicitant la manière dont les différentes acquisitions visées sont maitrisées. Pour cela, il faut notamment que les gens acceptent qu’il y a des théories et des résultats fiables en sciences de l’éducation, qui est un domaine qui en France conserve encore parfois une mauvaise réputation alors qu’il y est réalisé des travaux remarquables !
Ensuite, il faut accepter que l’avis de l’étudiant est pertinent. Il faut demander aux étudiants ce qu’ils pensent de leur apprentissage. Comme l’énonce Yves Lichtenberger41, « […] les étudiants sont encore désignés dans la loi seulement comme usagers, alors que tout concourt à les voir comme des acteurs et des partenaires […] » Les étudiants sont acteurs de la formation, acteurs de la société. Lorsque l’on interroge les étudiants sur le déroulement d’un enseignement, on se rend compte qu’ils apportent des réponses pertinentes et font parfois preuve d’une grande maturité. Une façon de regarder si la réussite est meilleure, c’est de passer d’une réussite académique à une réussite éducative : comment l’étudiant a développé un certain nombre de compétences et comment ces compétences lui permettent de concrétiser son projet personnel. La perception qu’ont les étudiants de la qualité de leur enseignement, c’est aussi une des dimensions de l’évaluation de la réussite. La réussite devrait être ciblée sur le contrat pédagogique et, à plus long terme, sur la dimension éducative, c’est-à-dire sur la manière dont le parcours de formation a enrichi l’étudiant au regard de son parcours professionnel. Il est fondamental et tout à fait cohérent de se poser ces questions là à l’heure où l’université cherche à développer sa responsabilité sociétale. On voit que tout cela requestionne la notion même de réussite qui ne se réduit pas à la seule obtention d’un diplôme.
C. D. La personnalisation demande du temps pour les enseignants auprès des étudiants et on a parfois l’impression que nous n’avons pas les moyens de le faire. Ne sommes-nous pas un peu idéalistes ?
A. B. On se créée parfois nos propres difficultés. Quand on veut personnaliser mais que, dans le même temps, on veut faire des jurys d’années ou de semestre pour pouvoir contrôler tout ce qu’il se passe, on perd beaucoup de temps. Quand on observe l’organisation de l’enseignement supérieur dans les pays d’Europe du nord par exemple, ou encore en Italie ou au Québec, on trouve des parcours dans lesquels les étudiants bénéficient de beaucoup plus de souplesse qu’en France pour construire leur cursus. Bien sûr, on comptabilise les crédits validés pour voir si les étudiants ont rempli leur « contrat pédagogique », mais on n’a pas besoin pour cela de valider formellement des années au sein du diplôme. Les étudiants peuvent progresser sans être enfermés dans des années de formation identiques pour tous, par exemple L1, puis L2 lorsqu’on a validé la L1, et finalement L3 lorsqu’on a validé la L2. Cette complexité que nous créons, avec des examens et des jurys qui n’en finissent pas et la gestion administrative de « sous-diplômes » au sein des diplômes eux-mêmes, peut très difficilement être conciliée avec une véritable personnalisation des parcours étudiants et des progressions au sein de ces parcours.
Ensuite, si nous voulons permettre aux étudiants de construire leurs parcours de manière plus flexible, nous avons besoin d’outils. C’est le travail qui est en train de se faire dans le collège Sciences de l’Homme avec la mise en place d’unités d’ouverture accessibles indépendamment des années de formation. Au départ, ils étaient inquiets de leur capacité à contrôler les capacités d’accueil au sein de ces UE. Nous avons développé un outil grâce auquel l’étudiant peut choisir l’UE dans son cursus, voir si l’enseignement est compatible avec son emploi du temps, est placé dans le bon semestre, et s’il reste des places. L’étudiant peut alors s’inscrire dans l’UE choisie quelle que soit son année d’étude, et on lève ainsi des contraintes organisationnelles importantes, ce qui simplifie beaucoup les choses. Ce principe peut tout à fait être étendu à tout un programme de formation. C’est notamment ce sur quoi travaille l’équipe pédagogique de la licence de sociologie dans le cadre de l’amélioration continue de la mention.
Tout ne pourra évidemment pas se résoudre seulement en ayant recours à des outils. L’un des enjeux majeurs de la personnalisation est celui de l’accompagnement, et notamment du rôle des directeurs d’études. Comment faire émerger des moyens pour dégager du temps aux enseignants afin de pouvoir assurer ces rôles ? Toujours en licence de sociologie, les enseignants mettent la priorité sur les pédagogies actives en utilisant davantage de classes inversées, de tutorat et en favorisant d’hybridation. Cela leur permet notamment de dégager du temps traditionnellement dédié à de l’enseignement purement transmissif en présentiel pour le consacrer par exemple à des missions d’accompagnement. Le fait de s’affranchir progressivement de l’organisation en années d’étude va également leur permettre de remplacer progressivement la fonction de responsable d’année par celle de directeur d’études. Cela est encore en cours de construction, il faudra voir quels résultats cela produit, mais il est probable que les étudiants diplômés ne seront pas moins bons qu’avant ! Cela reste des sujets délicats parce qu’il y a une forte crainte de la communauté sur la prise en compte du temps d’enseignement. Pourtant, je pense qu’il est crucial d’être maintenant capable de passer progressivement d’un service d’enseignement construit sur une comptabilisation du temps de face à face présentiel, comme c’est le plus souvent le cas aujourd’hui, à une prise en compte de l’activité pédagogique, sur la base d’un nombre d’ECTS préparés et sans doute d’un nombre d’étudiants concernés. Une réflexion de cette nature a été engagée au sein du collège Droit, Sciences Politiques, Économie, Gestion, dans le but de proposer un cadre pour le développement de l’hybridation des enseignements.
Pour revenir aux outils, le tableau de bord étudiant en cours de développement dans le cadre de la Plateforme Numérique Intégrée42 est également une piste de solution. Celui-ci doit permettre à terme à l’étudiant, au directeur d’étude et à l’équipe pédagogique de visualiser, à travers une interface unique les enseignements suivis, les acquis d’apprentissage, les compétences développées, de voir où l’étudiant en est dans son parcours, et aussi à permettre à l’étudiant de construire des propositions de personnalisation en fonction de ce qu’il a déjà validé et des évolutions éventuelles de son projet personnel. C’est un outil d’autonomisation des étudiants qui, lui aussi, a vocation à libérer du temps enseignant, même si le rôle du directeur d’étude demeure primordial.
C. D. Un mot pour conclure ?
A. B. Je voudrais revenir sur la question de l’implication des étudiants dans leur formation. Ce qui est fait à la Clinique du droit, notamment l’implication des étudiants dans la construction de l’enseignement, c’est un domaine dans lequel vous êtes en avance. On trouve quelques exemples de ce type dans des projets soutenus par NewDEAL, notamment le CPES (Cycle Pluridisciplinaire d’Enseignement Supérieur) porté par Samuel Maveyraud et Antoine de Daruvar ou l’UE Démocratie portée par Sandrine Rui. Mais c’est un terrain sur lequel peu d’équipes se sont pour l’instant vraiment engagées. Cela pourrait être intéressant de pousser un peu plus loin. On a des acteurs au sein de l’OpenLab In’pact qui s’interrogent sur ce que signifie « développer l’autonomie », sur les indicateurs pertinents pour mesurer l’autonomisation. Vous avez vu des promotions d’étudiants qui sont passées par cette autonomisation et qui pourraient témoigner et aider à mieux comprendre comment on apprécie ce qu’est le développement de l’autonomie. C’est une question importante que se posent les porteurs de projets dans le cadre du réseau Nouveaux cursus à l’université.
Entretien avec Christophe Roiné
Christophe Roiné est professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux. Il a été directeur de la Mission d’appui à la pédagogie et à l’innovation durant plusieurs années. Co-porteur du programme NCU NewDeal visant à transformer l’offre de formation de l’université de Bordeaux et centré sur la réussite éducative des étudiants, il dirige l’Openlab In’pact créé dans ce cadre.
Clinique du droit. Merci beaucoup d’accepter de répondre à nos questions et de témoigner, il nous semblait important d’avoir un regard des sciences de l’éducation sur notre travail, sur nos enseignements.
Une première question concernant le Service d’information juridique qui nous semble un peu ressembler au service learning, est-ce bien le cas ? Nous nous demandions également si les aspects pédagogiques dans le service learning n’étaient pas un peu en sommeil et comment valoriser cet apprentissage « en faisant » ?
Christophe Roiné. Il y a une vraie difficulté de labelliser vos actions. On parle de service learning, d’enseignement clinique, les anglo-saxons parlent de living lab. Peu importe l’appellation ! En pédagogie, il y a souvent une multitude de pratiques pour une action. Par exemple, chez ceux qui se déclarent relever de la « pédagogie Freinet », on va trouver une aussi grande variabilité des situations d’enseignement que chez ceux qui ne se considèrent pas comme relevant de ce type de pédagogies. On retrouve le même phénomène sur Montessori ou même sur des cours magistraux en amphithéâtre. Chacun pense qu’un cours magistral correspond à une ou deux modalités, on se rend compte qu’en réalité les modalités varient énormément et que l’appellation « cours magistral » couvre une large variabilité. C’est ce qu’a démontré Marc Bru43 en travaillant sur la variabilité didactique. Vous appelez cela de la clinique, d’autres l’appellent autrement, l’important est de s’entendre sur ce qui est fait exactement.
C. D. Mais peut-on rapprocher l’enseignement réalisé au Service d’information juridique du service learning ?
C. R. On peut rapprocher cet enseignement du service learning mais, en fonction des pays, des disciplines ou des thématiques, cela va parfois plus s’axer sur la militance ou le service au public tandis que dans d’autres contextes, le balancier va plutôt pencher vers la pédagogie et l’enseignement, c’est-à-dire comment on utilise la situation authentique dans l’enseignement. D’une certaine façon, la Clinique s’inscrit dans cette mouvance, mais c’est une affaire de dosage, sachant qu’il n’existe pas de label qui corresponde à une définition complètement circonscrite.
C. D. Le dosage de la valorisation du travail étudiant est différent ?
C. R. Oui, mais les arrières plans politiques, épistémologiques et pédagogiques qui sous-tendent ce type d’action sont assez clairement ciblés, avec pour référence principale les travaux de John Dewey44.
C’est le learning by doing, mais ce n’est pas que cela ! C’est une philosophie politique selon laquelle, pour engager les citoyens, il faut les conduire à mener des expériences citoyennes plutôt que se référer à des experts qui vont dicter les bonnes pratiques. Un enseignant-chercheur peut parfaitement être positionné sur l’un ou l’autre de ces deux modèles. Certains enseignants vont se déclarer « expert » et transmettre du savoir tandis que d’autres vont plutôt mettre en avant l’engagement des étudiants dans une réflexion, une méthodologie, une expérience.
Par ailleurs, la pédagogie à l’université doit se démarquer de la pédagogie pour les enfants ou les adolescents. Il s’agit plutôt de pédagogie pour adultes, d’une « pédagogie d’appui ». En France, on a trop tendance à penser l’enseignement universitaire sur les mêmes schémas que ceux de l’enseignement du secondaire et à ne pas suffisamment pousser les jeunes adultes à prendre des responsabilités, à s’engager, à réfléchir à leurs actions. Il y a un courant en Amérique du nord, principalement porté par Malcolm Knowles45, que l’on appelle l’andragogie. Les adultes vont avoir tendance à apprendre sur des intentionnalités différentes de celles des jeunes. Par exemple, un adulte apprend mieux quand il résout un problème concret. Il aura besoin de la théorie de façon très pragmatique. De la même façon, un adulte apprend mieux quand il sait pourquoi on l’engage dans une action.
C. D. Cela est particulièrement vrai pour les apprentissages par projet, comme par exemple notre enseignement Recherche en actions.
C. R. Exactement ! On dit souvent de façon générique et large qu’il s’agit de « pédagogies actives ». Il y a donc un arrière-plan politique, l’enseignement démocratisant, un arrière-plan plus technique qui est l’andragogie et le fait que l’on s’adresse à des adultes, si bien qu’il faut former différemment. Ce sont des bases qui sous-tendent vos enseignements.
C. D. L’idée selon laquelle l’étudiant doit participer à la détermination de ses besoins de formation, qu’il fait appel à des experts pour combler ses lacunes, est-ce que cela rentre bien dans cette idée, à la manière d’un adulte qui établit lui-même ses besoins de formation continue ou tout au long de la vie ?
C. R. Oui, avec une caractéristique de cette pédagogie : la question de l’autonomie : il faut enseigner l’autonomie, ce qui est un paradoxe ! Il y a tout un travail très fin entre l’enseignant et l’étudiant pour que cette explicitation des besoins de formation puisse surgir. Il y a un terme pour définir cela en didactique, on appelle cela la dévolution. L’enseignant transfère à l’étudiant la responsabilité de l’action sur l’apprentissage. Mais ce n’est pas un transfert psychologique, relevant de la motivation. Il s’agit d’un transfert technique. L’étudiant est mis dans les conditions, avec des ressources et des situations qui le permettent, pour qu’il ait la possibilité de faire ces choix-là et ainsi progresser dans son autonomie.
C. D. Nous avons beaucoup bénéficié du regard des sciences de l’éducation et des méthodes de transformation des enseignements qu’elles portent. Est-ce que nos enseignements peuvent aujourd’hui être considérés comme aboutis ou pouvons-nous encore bénéficier des apports des sciences de l’éducation ?
C. R. J’ai tendance à penser, avec l’appui des lectures de chercheurs sur la pédagogie pour enfants (Dewey, Deligny), que la pédagogie est toujours « brouillon », ce n’est jamais réussi. Comme disait Durkheim, la pédagogie, c’est entre la science et l’art. Être pédagogue, c’est percevoir que « c’est toujours en train de se faire » et le doute sur la réalisation est le moteur d’une pédagogie réussie.
C. D. Peut-on penser la même chose de la réflexivité avec les moyens des sciences de l’éducation : y a-t-il des ressources qui pourraient encore nous aider à améliorer nos enseignements ?
C. R. Les théories des sciences de l’éducation évoluent elles aussi. Par exemple, il y a vingt ans, la théorie du constructivisme radical dominait, selon l’idée qu’il faut que les jeunes construisent. On se rend compte aujourd’hui que ces théories peuvent faire des dégâts, par exemple Perrenoud46 soulignait le risque que les pédagogies égalitaires se transforment en pédagogies élitaires, parce qu’on ne s’adresse en réalité qu’à ceux qui peuvent réussir. Il y a des effets de mode. Aujourd’hui, on est plutôt dans une pédagogie explicite, pour laquelle il faut expliquer ce que l’on fait, ce qui est particulièrement perceptible sur l’évaluation. Il n’est pas impossible que dans vingt ans, on soit sur un autre schéma, peut-être plus disciplinaire, peut-être plus magistral, qui sait !
C. D. Est-ce que finalement, la coopération entre un enseignant « disciplinaire » et un enseignant de sciences de l’éducation est indispensable ?
C. R. Elle est importante lorsque l’on se place dans une logique de recherche mutuelle ou de recherche-action. C’est l’idée de Dewey : il faut mettre les étudiants dans un processus d’enquête mais, en même temps, les enseignants enquêtent sur les étudiants en train d’enquêter. Il faut faire la différence entre la pédagogie universitaire et les pédagogies à l’université. La première relève du dogme, de la « doxa », des mots d’ordre, de ce qui vient d’en haut, une sorte de pédagogie injonctive. Les secondes correspondent à des situations de collaboration entre collègues qui cherchent à « fabriquer de la pédagogie », à être en réflexion perpétuelle, à être dans une recherche action. Les sciences de l’éducation peuvent apporter des outils méthodologiques ou quelques références théoriques, mais certainement pas des avis dogmatiques tranchés.
C. D. Nous avons essayé de travailler dans notre ouvrage sur l’alignement pédagogique et l’approche programme, ce qui suscite plusieurs questions. La première porte sur le contenu, car nous avons l’impression de nous être appuyés sur des contenus pédagogiques et de les avoir « habillés » avec ces questions d’alignement pédagogiques, n’y a-t-il pas quelque chose d’un peu artificiel à cela ? Par ricochet, nous nous demandions s’il était possible de faire ce travail à partir de rien, sans contenus préalablement élaborés.
C. R. Très souvent, c’est ainsi que cela se passe : on part d’intuitions ou d’expérimentations. On connait sa discipline, on connait les obstacles inhérents à tel ou tel concept.
Qu’est-ce que l’alignement pédagogique ? C’est très simple : cela tient à expliciter à l’avance aux étudiants ce que l’on cherche à faire avec eux et comment cela sera évalué à la fin. Cela est indépendant de l’activité menée. Les enseignants pensent à l’évaluation à la fin du processus tandis que l’étudiant y songe dès le départ. Entre ces « objectifs » de départ et les moyens d’évaluation, il faut décrire le contenu.
C. D. Nous avons l’impression d’avoir reconstitué a posteriori les objectifs et les méthodes d’évaluation.
C. R. Cela est assez classique et montre que ce qui prime dans vos actions, ce n’est pas une rationalisation a priori mais une volonté de faire avec les étudiants, ce qui est plutôt positif. Le fait de rationnaliser après peut paraître un peu artificiel, mais cela peut aussi avoir un avantage d’explicitation et d’ajustement du contenu. Jean Houssaye47 a théorisé cela : le pédagogue, c’est celui qui fait et qui, après coup, réfléchit à ce qu’il est en train de faire ou qu’il a fait. C’est une sorte d’aller-retour entre la théorie et la pratique.
L’approche programme répond à d’autres considérations. Concrètement, comment l’enseignement proposé s’intègre dans un parcours, une mention, une formation et comment cela s’inscrit dans une équipe. C’est un travail plus vaste, qui n’intéresse pas qu’un enseignant et des étudiants, mais qui engage une équipe d’enseignants qui s’entendent pour identifier que l’enseignement servira tel objectif et que, dans cette formation, il y aura d’autres enseignements.
C. D. Nous avions envisagé l’équipe pédagogique de façon très large dans la conceptualisation de l’enseignement, intégrant bien sûr les enseignants, mais aussi les experts, l’équipe administrative, un ingénieur de formation.
C. R. Cela n’est pas exactement la même chose. Cet ensemble de personne, que l’on peut appeler « la Clinique », comment peut-il s’inscrire dans le paysage de la formation du master ? Est-ce que ces personnes développent les compétences des étudiants ? Est-ce qu’il y a des répétitions ici ou là ? L’approche programme est destinée à contrer une tendance universitaire autrefois trop fréquente selon laquelle chaque enseignant fait son cours sans égard pour ce qui se fait ailleurs et qui conduit à un enseignement très morcelé pour les étudiants. L’approche programme relève donc davantage de la responsabilité des directions de formation ou de master que de la Clinique du droit.
C. D. Il y a tout de même une forme de paradoxe ou de décalage dans nos actions. Nous avons pu concevoir ces enseignements parce que nous avions la liberté de les créer sans s’interroger sur leur intégration dans les maquettes. En principe, dans l’approche programme, il faudrait que l’équipe pédagogique crée ensemble.
C. R. L’approche programme, cela commence par une question très simple que se posent des enseignants réunis : quel profil d’étudiants souhaite-t-on obtenir à la fin de la formation ? Veut-on des étudiants qui répètent ? Qui soient suffisamment formés à ceci ou à cela ? Qui soient capables de s’exprimer à l’oral et à l’écrit ? Il s’agit donc de s’interroger sur ce que l’on appelle « la vision du diplômé ». Une fois que l’on a fait cela, pour répondre à cette vision, on insère tel ou tel type d’enseignement. Effectivement, vous avez suivi le chemin inverse, mais cela peut avoir des avantages ! Vous montrez ainsi qu’il y a une vision du diplômé que l’on peut changer.
C. D. C’est peut-être aussi pour cette raison qu’il est plus difficile pour les autres enseignants de s’emparer de nos méthodes et d’en être convaincus, parce qu’ils n’ont pas créé les enseignements ?
C. R. Il n’est pas forcément nécessaire de les avoir créés, mais il faudrait en revanche une réflexion commune sur la vision du diplômé et la conclusion que, pour développer telle ou telle compétence, c’est à la Clinique que l’on confie le soin d’y travailler. La Clinique conserve ainsi une forme d’autonomie, elle sait qu’elle travaille pour un programme et l’équipe du programme sait que la Clinique est avec eux.
C. D. Nous avions aussi des questions délicates sur l’évaluation, sujet qui a été l’un des problèmes les plus épineux. Nous avons essayé de mettre en place des évaluations critériées et qualitatives, mais dès que l’on sort de l’évaluation classique disciplinaire à partir d’exercices traditionnels, seule la participation des étudiants à l’enseignement semble finalement avoir de l’importance.
C. R. Le problème de l’évaluation n’est pas spécifique à la Clinique du droit, on le retrouve partout à l’université. Il y a des programmes ou des séquences d’enseignement pour lesquels on peut parfaitement se dire que, si l’étudiant a suivi le programme, il est validé. L’évaluation, ce n’est pas obligatoirement évaluer un niveau, entre 0 et 20. Cela peut par exemple aussi se construire autour de trois niveaux, un niveau échec si l’étudiant n’a pas suivi l’ensemble de l’enseignement, un niveau validé s’il a été jusqu’au bout et un troisième niveau pour l’étudiant qui a validé avec le développement de compétences.
C. D. Mais comment fait-on pour identifier qu’il a validé ces compétences pour le troisième niveau ?
C. R. C’est là que se joue l’importance de la réflexion préalable sur l’évaluation. Si de nombreux objectifs ont été posés, cela est très compliqué, il y a un risque de submersion par les critères d’évaluation. Si les objectifs sont moins nombreux, on peut réfléchir à quel type d’évaluation correspond le mieux pour permettre la validation de ces quelques objectifs. Mais c’est vrai que ce n’est pas simple.
C. D. Oui, cela d’autant que nous ne sommes pas vraiment formés à l’évaluation d’une manière générale et que, si l’on sort du disciplinaire et qu’il faut évaluer des compétences, c’est encore plus délicat.
C. R. J’aurais tendance à dire qu’une compétence ne s’évalue pas, elle se valide. Ce que l’on peut évaluer, ce sont les acquis d’apprentissage, qui sont des formulations très pratiques et concrètes de ce que l’étudiant est capable de faire. Ces acquis peuvent être évalués. L’enseignant décide, au regard du niveau de validation de chaque acquis, si la compétence est validée. C’est un changement important puisque nous sommes habitués à valider à 10/20, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Quelle est la différence fondamentale entre celui qui a 9 et celui qui a obtenu 10 ? Nous essayons de montrer, dans un groupe de travail sur l’évaluation, la différence entre l’évaluation technique d’acquis d’apprentissage et la prise de décision d’une validation de compétence. C’est un chantier important, qui doit être mené par les enseignants de la discipline.
C. D. Y a-t-il des exemples à l’étranger de transformations de l’évaluation réussies ?
C. R. Il n’existe plus que quatre ou cinq pays au monde qui utilisent le même référentiel que nous. Dans la plupart des pays, les évaluations sont critériées, qualitatives et conduisent à donner des niveaux d’acquis destinés à permettre la validation de compétences.
C. D. N’est-ce pas un travers de l’université au regard de ce qui se fait déjà dans de nombreuses écoles professionnelles, par exemple dans les instituts de formation aux soins infirmiers ? Est-ce un déficit de professionnalisation de l’université ?
C. R. Le poids de l’académisme est fort. Il est pourtant parfaitement possible d’établir des listes d’acquis d’apprentissage très disciplinaires ! En revanche, il faut se méfier de la professionnalisation à tout prix à l’université. L’université prépare à des compétences professionnelles, mais pas à des professions. Nous manquons par exemple cruellement de diplômés de haut niveau pour la défense. Le projet Asset+ a été conçu dans ce sens. Des compétences très précises manquent à nos étudiants : le secret, la capacité à ne pas s’éparpiller, la capacité d’entreprendre, l’esprit d’entreprise, etc. C’est pour former ces profils d’étudiants que le projet a émergé. L’université reste très centrée sur les disciplines, mais la manière d’apprendre le contenu est plus décisive que le contenu.
C. D. L’idée de transdisciplinarité inhérente à l’enseignement clinique ou en situation authentique, est-elle intéressante ? Est-ce une porte d’entrée à la transdisciplinarité ou à la pluridisciplinarité dans la recherche ?
C. R. Pour Dewey, toute enquête de savoir est par nature pluridisciplinaire, c’est la réalité sociale. On peut comparer avec le projet d’UE Démocratie porté par Sandrine Rui. Les étudiants feront de la sociologie, mais ils travailleront aussi avec des étudiants étrangers, ils devront faire un peu de statistiques, il y aura une approche pluridisciplinaire. C’est comme la vie : les problèmes ne se résolvent pas en restreignant la réflexion à une discipline.
C. D. Faudrait-il commencer les études universitaires par de l’enseignement disciplinaire pour ensuite élargir vers du pluridisciplinaire ou bien l’inverse pour éviter de cloisonner les étudiants ?
C. R. Si l’on regarde comment fonctionne le MIT, les étudiants établissent un projet puis vont chercher les ressources académiques dont ils ont besoin. Cela peut fonctionner en master, mais en licence, il faut sans doute se limiter à une initiation, comme cela est le projet des unités d’ouverture.
C. D. L’enseignement clinique pluridisciplinaire est-il aussi un moyen de retravailler ensemble ? Chaque discipline a sa méthode scientifique, mais ne peut-on pas ainsi revenir à une méthode scientifique commune qui dépasse les différences et qui pourrait aussi servir pour la recherche ?
C. R. J’en suis convaincu ! Nous avons à apprendre les uns des autres, c’est même sans doute l’avenir. Un ancien professeur de médecine de l’université me confiait que, dans ce domaine, l’essentiel a été déjà trouvé. Ce dont on va aujourd’hui avoir besoin, ce sont des apports des sciences humaines, par exemple l’éducation thérapeutique, comment fait-on pour que le patient comprenne ce qu’on lui dit, pour qu’il applique les prescriptions ? La pédagogie est peut-être la voie d’accès pour réussir la transdisciplinarité dans la recherche qui n’a jusqu’ici pas toujours réussi à fonctionner à l’université.
C. D. Un petit mot pour conclure ?
C. R. Merci pour ces échanges très riches.
Hybridation des enseignements et des outils
Pourquoi avoir choisi d’hybrider les enseignements cliniques ?
L’enseignement clinique comporte, nous l’avons vu, une part substantielle d’enseignements en situation authentique, les étudiants étant amplement laissés en autonomie dans ces phases (cf. « Description des activités », p. 22). D’autres aspects de l’enseignement sont plus classiques, dispensés par un enseignant ou par un membre de l’équipe de la Clinique du droit. Dans l’enseignement au Service d’information juridique par exemple, les étudiants sont formés à l’accueil du public par des jeux de rôles et de simulation ( Média 4)48. Dans le cadre des enseignements d’Approfondissement des cas cliniques, les étudiants sont formés à la recherche pluridisciplinaire. Dans les Recherches en actions, les étudiants peuvent solliciter l’intervention d’un expert sur un thème pour lequel ils s’estiment insuffisamment formés (droit comparé, sociologie, psychologie, médecine, etc.).
Dès les premières réflexions, il s’est toutefois imposé qu’une part des enseignements de la Clinique devait être dématérialisée, cela pour plusieurs raisons.
Des raisons politico-économiques d’abord, puisque l’hybridation des enseignements et le développement des enseignements à distance compte parmi les moyens déployés par l’université de Bordeaux dans sa stratégie de transformation de l’offre de formation et qu’il semblait donc logique de s’inscrire dans cette tendance lancée par l’établissement49. Cette politique n’est pas uniquement menée à Bordeaux et l’on retrouve dans le développement de France université numérique (FUN), des universités numériques thématiques50 ou de la création des « Campus connectés »51 la même logique au niveau national. Le recours aux technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (TICE) et à l’enseignement à distance permettait également de faire face aux manques de moyens humains à la Clinique et aux difficultés récurrentes pour assurer les formations non juridiques indispensables (accueil du public, confidentialité, secret professionnel, fiabilité des sources, etc.), cela dans un contexte d’augmentation constante des effectifs étudiants participant aux enseignements cliniques.
Pour autant ce sont surtout des considérations d’ordre pédagogique qui ont justifié la volonté d’hybrider les enseignements cliniques. D’abord parce que les générations actuelles d’étudiants ne sont pas aussi douées avec les outils numériques que l’on pourrait l’espérer au regard de la numérisation de l’immense majorité des activités sociales. Au contraire, les emplois auxquels prétendent ces étudiants exigent une véritable aisance, non seulement dans l’usage d’outils bureautiques et de bases de données juridiques, mais plus largement du média informatique dans son ensemble. L’usage des TICE avait ainsi vocation à permettre aux étudiants de développer des compétences numériques indispensables à leur insertion professionnelle. Ensuite, parce que les usages numériques et multimédias avaient clairement pour vocation de perfectionner nos enseignements par le numérique. Les enseignements cliniques sont profondément marqués par l’autonomie des étudiants qui doivent s’échanger des travaux, échanger avec l’équipe pédagogique, concevoir des supports visuels pour les publics à destination desquels les informations sont recherchées. À condition que l’enseignement hybride soit soigneusement scénarisé, l’outil numérique permet de favoriser cette autonomie ( Document 3)52. Ainsi, l’usage intensif de Moodle et de ses différents plug-ins permet une communication synchrone ou asynchrone des étudiants et de l’équipe pédagogique. Le recours à des outils tels que Prezi ou Genially facilite l’élaboration de supports de communication. Enfin, l’utilisation de vidéos a permis de concevoir des travaux d’entraînement et de simulation préalables au placement des étudiants en situation authentique.
Si le projet d’hybridation des enseignements a été très tôt envisagé, sa mise en œuvre a été fortement accélérée par la crise sanitaire. Pendant plus d’un an, les activités en situation authentique de la Clinique du droit ont été largement ralenties, ce qui a laissé le temps à l’équipe de concevoir les enseignements à distance envisagés. Par ailleurs, des substituts ont été organisés dans l’urgence pendant la première année de la pandémie qui ont ouvert la voie au déploiement ultérieur de nos outils numériques ( 2)53.
Quels outils pour quels enseignements ?
L’outil le plus employé par la Clinique du droit est sans aucun doute le Learning management system « Moodle ». Un espace de cours Moodle dédié a été créé pour chacun des enseignements et chacune des promotions de master concernées par ces enseignements, ce qui représente une petite trentaine d’espaces de cours. Chacun de ces espaces de cours est réinitialisé en début d’année et les étudiants de la nouvelle promotion y sont inscrits automatiquement. Des activités ou plug-ins variés sont employés, selon les circonstances, dans ces espaces de cours. On y trouve bien sûr des espaces de dépôt des devoirs, de dépôts de fichiers et de dossiers constituant des boîtes à outils à disposition des étudiants, mais aussi des tests d’entraînement, des exercices en vidéos interactives créées grâce au module H5P54, des exercices à réaliser après l’écoute de podcasts, etc.
Un autre outil fréquemment utilisé dans les enseignements cliniques est la plateforme Genially. Cet outil permet d’élaborer des supports de présentation interactifs, ludiques et colorés particulièrement appréciés des étudiants. Cet outil a été utilisé par l’équipe pédagogique de la Clinique du droit pour concevoir des supports pédagogiques tels que des frises chronologiques ( 3)55 ou un outil d’étude pluridisciplinaire des cas cliniques ( 4)56. Mais cette plateforme, dont une part importante est disponible gratuitement, est également employée par les étudiants. En effet, les étudiants doivent obligatoirement avoir recours à cet outil pour créer des mallettes pédagogiques dans le cadre de l’Approfondissement des cas cliniques et pour les présentations en classe dans le cadre d’Objectif droits ( Document 4)57. L’usage imposé de cet outil permet d’uniformiser le format des supports, sachant que les mallettes pédagogiques ont vocation à être réemployées dans les enseignements de licence. Formés à cet outil, les étudiants l’utilisent alors spontanément dans d’autres enseignements cliniques (notamment pour la Recherche en actions), mais également dans d’autres enseignements à la faculté de droit et science politique (par exemple pour les séances de pédagogie inversée).
La Clinique du droit a également eu recours à la vidéo ( Média 5)58 ou à des animatiques ( Média 6)59 à plusieurs reprises. En 2019, trois vidéos ont été tournées en filmant des étudiants qui recevaient, sans le savoir, des usagers fictifs au Service d’information juridique. Les étudiants et l’usager y sont filmés sous trois angles pendant toute la durée de l’entretien. Ces vidéos ont été de précieux supports pour illustrer les comportements adéquats ou inappropriés au cours d’un entretien et ainsi former chaque année les nouveaux étudiants. Trois animatiques ont également été réalisées. La première est une formation à la déontologie pour les étudiants recevant des usagers au Service d’information juridique ; la deuxième présente la méthode de Recherche en actions et est diffusée aux étudiants qui s’engagent dans ce parcours ; la troisième présente de manière didactique l’approche par compétences et l’approche réflexive.
Une plateforme numérique a en outre pu être conçue pour la Clinique du droit, grâce au financement obtenu de la Région Nouvelle-Aquitaine ( Média 7)60. Cette plateforme a deux objets : elle permet l’organisation des rendez-vous du Service d’information juridique pendant l’année (gestion du planning, gestion des équipes d’étudiants, gestion des rendez-vous pris par les usagers, gestion des permanences, etc.), mais elle est également un outil pédagogique puisque, depuis la rentrée 2022/23, les étudiants traitent les cas cliniques (faits, questions juridiques, éléments d’information juridique) directement dans la plateforme et que les enseignants référents peuvent directement y apporter leurs remarques, corrections et observations. Ce système vient se substituer à une gestion laborieuse à partir de fichiers, de tableurs et de nombreux échanges de courriels. Les cas cliniques seront par la suite archivés à partir des données de la plateforme et utilisés pour les enseignements en Licence.
Enfin, un serious game est en cours de développement à partir des cas cliniques afin de faire travailler les étudiants de licence sur des opérations de qualification juridique. Ce serious game financé par la région Nouvelle-Aquitaine sera en libre accès dans les locaux de la Clinique du droit grâce à la création d’un espace de co-working.
L’enseignement à distance : oui, mais avec discernement !
L’enseignement à distance est incontestablement utile, il présente également des inconvénients, voire des dangers. Il n’est donc ni envisagé, ni envisageable de l’étendre au-delà d’un accessoire, d’un support aux enseignements en situation authentique ou en présentiel avec un enseignant.
Tous les enseignements à distance élaborés à la Clinique du droit s’articulent avec des enseignements en présentiel. Par exemple, si la formation des étudiants à l’accueil des usagers comporte des parties à distance (sur la déontologie, sur la confidentialité, l’écoute active), elle est accompagnée d’une séance de trois heures de remédiation et de simulation d’entretiens.
Par ailleurs, les enseignements cliniques excluent tout enseignement à distance synchrone. L’utilisation de la visioconférence est demeurée limitée aux périodes de confinements liées à la crise sanitaire et il n’a jamais été question d’organiser des rendez-vous avec des usagers en visioconférence. La situation authentique perdrait une grande part de sa spontanéité et de son intérêt dans ces conditions. À l’inverse, des enseignements à distance asynchrones justement dosés stimulent l’autonomie étudiante par l’auto-apprentissage qu’ils mettent en œuvre et permettent, avec des moyens contraints, de proposer une grande variété de contenus pédagogiques.
Conceptualisation des enseignements
Qu’est-ce que signifie « conceptualiser un enseignement » ?
Le terme enseignement est polysémique. Selon les définitions du dictionnaire Littré61, il peut notamment signifier « l’action d’enseigner » mais aussi « les différentes méthodes d’enseignement » telles que l’enseignement individuel, l’enseignement mutuel, l’enseignement simultané ou l’enseignement professionnel. Ces deux acceptions se retrouvent dans le cadre des activités cliniques, dès lors qu’il existe bien des activités d’enseignement à la Clinique du droit (action) et des méthodes d’enseignement clinique (méthodes). Les activités d’enseignement préexistaient car, dès le départ, des enseignants-chercheurs ont participé à la formation des étudiants cliniciens. Dans un premier temps, ces activités ont été réalisées et se sont développées de façon empirique. Les méthodes présentées dans cet ouvrage constituent le résultat du travail de conceptualisation de ces activités en méthodes d’enseignement62.
Conceptualiser un enseignement clinique est une opération spécifique parce que cet enseignement s’appuie sur une situation authentique. Proposer une situation authentique permet de modifier la relation que les étudiants entretiennent avec le savoir lors des études de droit. Ces derniers passent alors d’une approche théorique à une approche pratique leur permettant de mobiliser en situation leurs connaissances.
C’est d’abord parce que les étudiants ont suivi une formation théorique en droit qu’ils peuvent ensuite mobiliser et approfondir les connaissances acquises dans des situations d’apprentissage authentiques. Les temps didactiques63 consacrés à la situation authentique sont propices au développement de compétences tandis que les temps didactiques périphériques à la situation authentique permettent l’approfondissement des savoirs. Par exemple, dans le cadre du Service d’information juridique, l’étudiant et l’enseignant-chercheur référent ne connaissent pas à l’avance la question juridique qui sera posée par l’usager. Ce n’est qu’après le placement de l’étudiant en situation authentique (1er rendez-vous) que le domaine des savoirs à mobiliser se révèle et que des connaissances peuvent être approfondies (cf. « Information juridique appliquée », p. 63).
Reste alors à savoir pour quelles raisons ce travail de conceptualisation était nécessaire.
Pourquoi conceptualiser ?
Les activités cliniques impliquent des temps didactiques de natures variées, ce qui produit des conséquences particulières sur le contrat didactique64 entre l’enseignant et l’étudiant. Pour le comprendre, il est intéressant de réinterroger la manière dont est conçu un enseignement dit « classique ». Le savoir y est transmis par l’enseignant-chercheur de façon principalement unilatérale et « descendante ». Le choix du contenu thématique appartient totalement à l’enseignant, ce qui est même protégé au titre des libertés académiques. Dans les activités cliniques en revanche, les enseignants-chercheurs ne savent pas à l’avance de quelles connaissances l’étudiant aura besoin (contenu thématique aléatoire et imprévisible) ni l’ampleur de leur rôle. En effet, l’étudiant va acquérir par lui-même une part importante des savoirs nécessaires au traitement de la situation authentique. La transmission de savoirs s’opère sous forme d’accompagnement et de contrôle en réaction aux besoins non comblés par l’auto-apprentissage de l’étudiant.
Dans les enseignements classiques, l’étudiant est en grande partie dans une position passive, sauf lorsqu’il demande un complément de connaissance. Les enseignements cliniques reposent sur des pédagogies actives grâce auxquelles les étudiants deviennent acteurs de leur formation. Cela présente plusieurs intérêts65.
Premièrement, la mise en œuvre des méthodes d’enseignement clinique est motivante pour l’étudiant. Cela tient à plusieurs facteurs. L’étudiant appréhende de façon différente l’intérêt de ses connaissances disciplinaires parce qu’il comprend – enfin – à quoi elles peuvent concrètement lui servir dans le cadre d’une situation authentique. La situation authentique est donc elle aussi un moteur important de motivation de l’étudiant. Enfin, le recours à des outils interactifs et ludiques facilite l’apprentissage tout en conservant le sérieux des résultats.
Deuxièmement, ces pédagogies actives responsabilisent les étudiants. Laissés seuls face aux situations authentiques, les étudiants ne travaillent pas dans leur unique intérêt (note et diplôme) mais également dans l’intérêt de la société en général ou d’une personne en particulier. Cette responsabilisation fait prendre conscience à l’étudiant de sa légitimité en tant que spécialiste d’une discipline juridique.
Troisièmement, l’étudiant bénéficie d’une grande autonomie durant l’enseignement clinique, mais d’une autonomie préparée et organisée qui va impliquer une présence distanciée de l’enseignant-chercheur durant l’apprentissage, sachant que la compétence d’autonomie est l’une de celles parmi les plus recherchées du monde professionnel auquel ils se destinent.
Finalement, l’enseignant-chercheur et l’étudiant travaillent de concert pour répondre aux questions s’élevant de la situation authentique. La situation authentique implique toujours la présence d’un tiers qui joue un rôle clé dans l’enseignement et, par voie de conséquence, dans l’évolution du contrat didactique et sur le positionnement des parties prenantes.
Le changement de posture de l’enseignant et de l’étudiant inhérent aux activités cliniques s’inscrit dans une évolution plus vaste de transformation des pédagogies universitaires. La conceptualisation des activités cliniques en enseignements créée les conditions d’une complémentarité avec les méthodes traditionnelles d’enseignement théorique du droit. Pour que cette complémentarité soit matérialisée, il est indispensable que les méthodes d’enseignement cliniques soient structurées à partir des critères classiques de l’enseignement universitaire. Partageant le même vocabulaire et les mêmes concepts, les enseignements traditionnels et les enseignements cliniques présentent ainsi des liens étroits.
La conceptualisation des activités en enseignements cliniques sert par ailleurs l’objectif de professionnalisation des étudiants. La notion de compétence joue un rôle déterminant dans la conceptualisation d’un enseignement. Cette notion a donc logiquement constitué le point de départ des réflexions menées au sein de la Clinique du droit. Son équipe a, dès l’origine, eu conscience que l’identification des compétences attendues des professionnels et la détermination corrélative des compétences développées durant les activités cliniques était un objectif premier en vue d’améliorer l’insertion professionnelle des étudiants. Les professionnels du droit, partenaires de la Clinique du droit, ont toujours manifesté leur intérêt en ce sens, ce qui renforçait l’analyse et le besoin de conceptualisation à partir des compétences. Toujours dans cette logique d’amélioration du processus de professionnalisation des étudiants et alors que la communauté universitaire prenait conscience de l’importance du développement des soft skills, ce travail de conceptualisation à partir des compétences attendues et développées a conduit à consacrer le rôle des activités cliniques dans le développement de compétences transverses, qui sont elles aussi de puissants ferments d’insertion professionnelle66. L’intérêt de l’enseignement clinique est de permettre de développer simultanément des compétences de nature disciplinaire et transverse, ce qui prémunit d’une approche des compétences transverses déconnectées des savoirs.
Enfin et surtout, la conceptualisation des activités en enseignements cliniques était une étape préalable et indispensable de leur intégration dans les maquettes d’enseignement des diplômes délivrés à la faculté de droit et science politique67. Cette formalisation présente en effet de nombreux atouts, en particulier celui de permettre la valorisation du travail étudiant et enseignant. Pour les étudiants, l’enseignement est créditant et participe pleinement à la validation de leurs diplômes ; pour les enseignants-chercheurs, le temps consacré à ces activités conceptualisées est rémunéré et peut être pris en considération au titre des formations innovantes dans les procédures d’avancement de carrière ou de grade.
Par leur intégration dans les maquettes, les enseignements cliniques acquièrent une visibilité et une légitimité au niveau de la faculté et de l’université de Bordeaux, ce qui est également une condition de leur pérennisation et s’inscrit parfaitement dans la politique d’amélioration continue de l’offre de formation de l’établissement.
La conceptualisation permettait enfin de favoriser l’essaimage des méthodes d’enseignement clinique. Essaimage vers d’autres disciplines enseignées à l’université tout d’abord, dès lors que la conceptualisation et l’attention portée aux concepts des sciences de l’éducation ont conduit à s’extraire d’une analyse centrée sur un enseignement strictement juridique. La conceptualisation implique une abstraction, une généralisation qui favorise la transférabilité. Cette diffusion est par ailleurs facilitée dès lors que toute situation authentique est une réalité sociale par essence pluridisciplinaire et peut donc constituer un objet d’études pour d’autres disciplines que le droit68. Essaimage à l’international ensuite, parce qu’un enseignement conceptualisé présente une meilleure visibilité que de simples pratiques69. Surtout, la conceptualisation offre un cadre précis mais adaptable aux contextes locaux, aux réglementations spécifiques à chaque pays, aux moyens matériels et humains dont peuvent disposer les universités étrangères partenaires de la Clinique du droit de Bordeaux.
Comment conceptualiser ?
Le recours à l’ingénierie pédagogique et de formation dans la conception des enseignements a été indispensable afin de penser les situations d’apprentissage lors et autour de la situation authentique, pour les scénariser et en faire un enseignement « complet ».
La conceptualisation a reposé sur la constitution d’une équipe travaillant en approche programme, sur l’identification des objets de l’enseignement et sur le déploiement de moyens adéquats.
Quelles parties prenantes ?
Formés par la Mission d’appui à la pédagogie et à l’innovation (MAPI) ( Document 5)70, les enseignants-chercheurs de la Clinique du droit ont pris conscience de l’importance de concevoir ou conceptualiser les enseignements en s’inscrivant dans une approche programme71. Cette approche se caractérise par le travail collégial d’une équipe pédagogique qui discute et construit un enseignement en respectant les conditions de l’alignement pédagogique et avec un objectif commun de réussite de l’étudiant. La réussite doit ici être entendue dans toutes ses dimensions, au-delà du seul diplôme (réussite professionnelle, réussite personnelle, etc.). Il en résulte une cohérence de l’enseignement, qui est souvent opposée par les spécialistes de sciences de l’éducation au caractère cloisonné de l’approche-cours : « l’approche-cours est au patchwork ce que l’approche-programme est au tapis persan »72.
La mise en œuvre de l’approche programme exigeait un accompagnement sur le long terme d’un ingénieur pédagogique et de formation spécialement recruté à la Clinique du droit. Le noyau de l’équipe pédagogique était constitué de quatre enseignants-chercheurs ayant créé et expérimenté de façon approfondie les activités cliniques dans leurs propres champs disciplinaires d’enseignement73. Il n’a jamais été question de confier le travail de conceptualisation des enseignements cliniques à des acteurs non enseignants, ni à l’ingénieur pédagogique et de formation ni, comme cela se pratique parfois dans d’autres cliniques dans le monde, à des avocats. Ce choix s’est imposé au niveau technique pour faire le lien avec les enseignements disciplinaires classiques et au niveau politique pour convaincre la communauté des enseignants-chercheurs bordelais de l’intérêt de ces enseignements. Par ailleurs, les étudiants qui ont participé aux expérimentations puis aux activités cliniques ont été une source féconde d’analyse de l’évolution de la conceptualisation. De nombreux procédés d’évaluation ont été utilisés dans le cadre d’une analyse réflexive et ont conforté les différentes étapes du processus de conceptualisation.
Enfin, quoique leur intervention ne relève pas à proprement parler de l’approche programme, la réussite de cette dernière exigeait l’appui et l’implication des responsables politiques de la faculté et de l’université.
Quels objets ?
La conceptualisation par approche programme impliquait logiquement d’accorder une grande importance à l’alignement pédagogique au sein de l’enseignement clinique (cf. « Entretien avec Achille Braquelaire », p. 34). Il s’agissait d’abord de déterminer les objectifs en termes d’acquis d’apprentissage visés, desquels découlaient les compétences développées par les étudiants. Chaque activité a fait l’objet d’une analyse permettant d’identifier, à partir des tâches réalisées par les étudiants, les acquis qui en résultaient en termes de savoirs, savoir-être et savoir-faire. Par induction, des groupes d’acquis d’apprentissage ont été réunis pour caractériser des compétences développées par les étudiants. Une fois ces acquis et compétences mis en lumière, un travail relatif à leur évaluation a été mené en tenant compte de toute la spécificité des enseignements. L’évaluation de compétences transverses (travail en groupe, compétences numériques, confidentialité, gestion de conflit, gestion de projet, positionnement, accueil d’un public, etc.) a constitué un véritable défi, dès lors que ces compétences sont rarement évaluées en tant que telles dans les enseignements dits classiques. L’utilisation de grilles critériées et d’une évaluation qualitative a joué un rôle clé dans la réussite de ce défi. Enfin, cela nous a permis de revisiter les activités cliniques pour que leurs contenus pédagogiques s’accordent avec les objectifs et les méthodes d’évaluation.
Il convient toutefois de rester lucide sur la manière dont nous avons utilisé l’approche programme et l’alignement pédagogique dans la conceptualisation des enseignements cliniques. Ce n’est que de façon rétrospective que l’on peut aujourd’hui analyser notre démarche comme ayant correspondu à ces cadres. Nous n’avions en effet pas toujours conscience de nous inscrire dans ces pratiques pédagogiques, dès lors que les activités cliniques et donc leurs contenus pédagogiques existaient avant la conceptualisation. En partant de l’existant de ces contenus pédagogiques, nous avons forcément été conduits à accommoder l’approche programme et l’alignement pédagogique à notre échelle, à transformer une partie de nos contenus pédagogiques plutôt que de les créer ex nihilo (voir « Entretien avec Christophe Roiné, p. 43 »).
Une autre part importante de la conceptualisation a résidé dans la quantification des temps de travail consacrés par chacune des parties prenantes au cours de ces enseignements : temps de travail pour l’étudiant (en présentiel, à distance, en auto-apprentissage), pour l’enseignant-chercheur (conception des contenus, formation, évaluation) et pour l’équipe pédagogique de la Clinique du droit (formation aux compétences transverses, suivi des enseignements, accès aux logiciels et plateformes). À partir de l’évaluation du temps de travail, il a été possible de déterminer de façon plus précise les moyens humains et financiers nécessaires à la mise en œuvre des enseignements cliniques. Enfin, la formalisation des ECTS créditant ces enseignements a découlé de l’évaluation du temps de travail étudiant ( Document 6)74.
Quels moyens ?
Les moyens de la conceptualisation ont essentiellement reposé sur la constitution d’une sorte de gabarit commun à tous les enseignements cliniques. Chaque enseignement a été scénarisé à partir d’une structure commune comportant des temps forts marquant les grandes étapes et de séances pédagogiques prenant place dans ces temps forts. Ces séances correspondent à des temps durant lesquels les étudiants et les enseignants-chercheurs sont réunis. Toute séance est envisagée dans sa plénitude, c’est-à-dire en y intégrant les travaux inter-séances (avant la séance en préparation ou après la séance en continuité) à la fois pour les étudiants et pour les enseignants. Cette chronologie est systématiquement matérialisée par une frise chronologique commentée et illustrée et conçue sur la plateforme Genially. Ce gabarit a également exigé la constitution d’un glossaire des termes spécifiques à l’enseignement clinique afin que le vocabulaire employé soit toujours harmonisé. Des outils numériques communs ont aussi été élaborés : des template Moodle, selon des structures et des formats identiques ; des vidéos de présentation des enseignements ; des boîtes à outils comportant tous les documents utiles aux étudiants dans leurs travaux (modèles de mail, méthodologie du rétroplanning, procédure de réservation de salles, annuaire, conseil d’organisation du travail en équipe, en mode projet etc.). Enfin, dans chacun des enseignements, une part de la formation est réalisée à distance en auto-formation. Là encore, les outils (Moodle, Genially) sont systématiquement les mêmes et le dosage de cette hybridation est similaire pour chaque enseignement et toujours accompagné de rétroactions en présentiel75.
De façon plus générale, il a été nécessaire d’analyser les structures des maquettes des diplômes ayant vocation à accueillir des enseignements cliniques. Un diagnostic de l’offre de formation en droit a permis de mesurer la place relative des enseignements non strictement disciplinaires et recourant à des pédagogies actives. Par effet de miroir, cela nous a amenés à identifier les marges d’incorporation des enseignements cliniques dans ces diplômes. Il a ensuite fallu se conformer aux règles de soutenabilité horaire et financière en vigueur à l’université de Bordeaux. Les équipes pédagogiques ne sont en effet pas autorisées à augmenter sans limite le nombre d’heures d’enseignement pris en charge pour chaque diplôme. Par conséquent, l’intégration d’enseignements cliniques imposait de faire des choix et de réduire l’existant, c’est-à-dire le plus souvent, la part consacrée aux enseignements purement disciplinaires. Il a parfois été possible de se saisir de dispositifs existants pour y intégrer les enseignements cliniques. Par exemple, les diplômes de master droit comportent tous des unités d’enseignement « recherche » et « professionnalisation » qui étaient parfois sous-utilisées et ont ainsi pu accueillir les enseignements cliniques.
Notes
- https://ressources.una-editions.fr/s/WM6eQJMwr9xEdsi
- https://doi.org/10.34847/nkl.168a92kx
- L’idée de créer une clinique revient à Cécile Castaing, professeur de droit public.
- Voir notamment, Groupe de travail sur l’enseignement juridique, sous la direction de Didier Truchet, « 76 recommandations pour l’enseignement du droit », janvier 2007, [en ligne] rapport enseignement juridique 2.doc (fnuja.com).
- Sur l’historique des cliniques juridiques en France et aux États-Unis, voir Aurey, Xavier et Pitcho, Benjamin, « Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit », préf. Féral-Schuhl Christiane et Saint-Pau Jean-Christophe, LexisNexis 2021.
- https://doi.org/10.34847/nkl.c51epuz0
- https://www.cliniquedudroit.fr/index.php/on-parle-de-nous/
- Pour le Service d’information juridique et pour les autres enseignements cliniques.
- https://doi.org/10.34847/nkl.5a951i99
- Ocean i3 est un projet universitaire d’innovation éducative au profit du territoire et de la durabilité des océans : https://oceani3.com/fr/inicio-francais/.
- https://ressources.una-editions.fr/s/KNRWQPtfpctwmZc
- https://view.genially.com/6492e0f5ddc9df00189dd4de
- L’appui à la création de la Clinique du droit de l’Université Mohammed V Agdal a pu être réalisé grâce à un soutien financier obtenu par l’université de Bordeaux auprès de la Région Nouvelle-Aquitaine en réponse à un AAP (2014). Les méthodes ont ainsi été transférées et les enseignants formés par l’équipe de la Clinique de Bordeaux. Le Président de l’université de Bordeaux, Manuel Tunon de Lara a participé à l’inauguration de la Clinique de Rabat, aux côtés du Président de l’université Mohammed V de Rabat, Saïd Amzazi en 2015.
- Bourgeois Étienne, « Expérience et apprentissage. La contribution de John Dewey », dans Albarello Luc (éd.), Expérience, activité, apprentissage, Presses Universitaires de France, 2013, p. 13-38.
- Ibid.
- Duval Anne-Marie et Pagé Mélanie, La situation authentique : de la conception à l’évaluation, AQPC, coll. Les cahiers de l’AQPC, 2013, p. 22.
- Cité par Boudreault Henry, « Contextualiser les apprentissages : Étape 3 de l’approche par compétences », DIDAPRO – Didactique professionnelle, 2011, [https://didapro.me/2011/12/05/contextualiser-les-apprentissages-etape-3-de-lapproche-par-competences/].
- Le breffage est le moment de préparation de l’étudiant. Il vise à activer les connaissances antérieures et à faire émerger des hypothèses préalablement pertinentes à la simulation à réaliser.
Le débreffage permet de traiter les émotions vécues par les étudiants, mais surtout d’examiner de manière critique ce qui s’est passé pendant la simulation. Cette étape vise à promouvoir la métaréflexion dans une situation prototypique de la vie professionnelle. - Clauzard Philippe, « Contextualiser la didactique », 2019, [https://www.philippeclauzard.fr/2019/09/contextualiser-la-didactique.html].
- Simoneau Ivan L. et Paquette Claude, « Pédagogie par la simulation clinique haute-fidélité dans la formation collégiale en santé », CEGEP, Université de Sherbrooke, 2014.
- Cf. infra.
- Hors du droit, on trouve des exceptions, comme cela est le cas des stages réalisés dans le cadre de formations dispensées par les Instituts de formation en soins infirmiers où l’implication de l’équipe pédagogique dans le stage est importante, notamment par l’intermédiaire de la formation des tuteurs de stage et par une présence ponctuelle de l’enseignant auprès de l’étudiant sur son lieu de stage.
- https://www.u-bordeaux.fr/universite/notre-strategie/projets-institutionnels/euskampus-bordeaux
- https://enseigner.u-bordeaux.fr/vos-interlocuteurs
- Bonnecase Julien, « Clinique juridique et facultés de droit. L’institut clinique de jurisprudence », RGDLJ, 1931, p. 3.
- Jamin Christophe, « Cliniques du droit : innovation versus professionnalisation ? », Recueil Dalloz Sirey de doctrine de jurisprudence et de législation, Dalloz, 2014, p. 675-681 [https://sciencespo.hal.science/hal-03385324]. Selon l’auteur, « Si nous en restons à la configuration actuelle, si nous ne remettons pas en cause notre vision du droit et la façon dont il est enseigné dans les facultés de droit, je ne perçois guère l’intérêt de ces cliniques. Si on les réduit à n’être que le complément d’un enseignement doctrinal du droit demeuré intact, c’est-à-dire à l’apprentissage d’un savoir-faire professionnel et à ce qu’on appelle des soft skills, elles feront certainement doublons avec ce qui est censé s’enseigner dans les écoles professionnelles, parfois qualifiées “d’application” (une expression significative), que plusieurs professions réglementées ont mises en place au cours des dernières décennies ».
- Mazzucato Mariana, Mission-oriented research and innovation in the EU. A problem solving approach to fuel innovation-led grouth, February 2018 [https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/mazzucato_report_2018.pdf].
- Voir pour davantage de détails, Alkorta Itziar, Deramat Marie, Lamarche, Marie, « La integración curricular de las enseñanzas clínicas: una experiencia transfronteriza (L’intégration curriculaire des enseignements cliniques : une expérience transfrontalière) », Oñate Socio Legal Series, 8(4), 2018, p. 521-539 [https://opo.iisj.net/index.php/osls/article/view/945/0].
- Sur le modèle, voir : Jacobs Becky L., « Cultivating Purposeful Curiosity in a Clinical Setting: Extrapolating from Case to Social Justice », Clinical Law Review, 21, 2015 [https://ssrn.com/abstract=2628745].
- Cet engagement social a été abordé, entre autres, par Gibbons Michael, « Mode 2 society and the emergence of context-sensitive science », Science and public policy, 27(3), 2000, p. 159-163 [https://doi.org/10.3152/147154300781782011].
- Sur l’intégration curriculaire préconisée, voir Davis Shannon N., et Jacobsen Shannon K., « Curricular Integration as Innovation: Faculty Insights on Barriers to Institutionalizing Change », Innovative Higher Education, 39(1), 2014, p. 17-31 [https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10755-013-9254-3].
- La notion de pertinence des connaissances des étudiants à laquelle nous adhérons fait référence au fait que le contexte social dans lequel l’expérience d’apprentissage est intégrée donne la priorité aux intérêts et développe des valeurs qui doivent être prises en compte par les établissements d’enseignement supérieur (Gibbons Michael, op. cit., p. « Mode 2 society… ») Nowotny Helga, Scott Peter et Gibbons Michae, Repenser la science, Paris, Debats BELIN, 2003.
- Alkorta Itziar, Barrenechea, J. Herrera, S., Lamarche Marie, Deramat Marie, Rekalde, I., « Plataforma transfronteriza Ocean, una propuesta de Comunidad ampliada de aprendizaje y valorización », Proceedings of the International Conference RED-U, 2017, 14-14 November, Bilbao. ReD-U, 2017, p. 178-192.
- Les deux cliniques, avec la collaboration du Master en sport de glisse de l’UB, ont présenté un projet collaboratif « Clinique Océan » qui a été choisi dans l’appel EBIS-Euskampus 2016, encadré dans le contexte de la collaboration du Campus Eurorégional UB-UPV/EHU.
- Par exemple, la deuxième édition de l’événement s’est concentrée sur la gestion des plastiques et la durabilité des océans, avec la participation de spécialistes dans les domaines de la chimie, de l’ingénierie et de la biologie.
- Le programme Ocean I3, issu de l’expérience accumulée au cours de trois éditions, a été présenté à l’appel à propositions compétitif Interreg-Poctefa, financé par les fonds européens Feder, obtenant ainsi un cadre de financement stable pour trois ans. Le programme est également le dispositif pédagogique choisi par les deux universités dans le cadre du Campus Bordeaux-Euskampus.
- https://www.u-bordeaux.fr/universite/notre-strategie/projets-institutionnels/new-deal
- Teaching for Quality Learning at University, Mc Graw Hill, 2022.
- P. Lalle est responsable d’actions d’excellence en pédagogie à l’Agence Nationale de la Recherche (ANR).
- Professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain, acteur important notamment du développement de l’apprentissage par problèmes, de la prise en compte de la qualité des formations universitaires et du développement professionnel des enseignants.
- L’université avec ses étudiants, dans « La conduite du changement », Revue Trimestrielle de l’Association Française des Acteurs de l’Éducation, 174, 02/2022, p. 67-93.
- Volet du projet NCU NewDEAL portant sur le développement de briques du système d’information nécessaires pour la mise en œuvre du cadrage de l’offre de formation.
- Voir notamment, Bru Marc, « Pratiques enseignantes : des recherches à conforter et à développer », Revue française de pédagogie, 138, 2002, p. 63-73.
- John Dewey, philosophe et pédagogue américain du XXe siècle.
- Knowles Malcolm, L’apprenant adulte. Vers un nouvel art de la formation (F. Paban, trad.), Paris, Les Éditions d’Organisation, 1990 (p. 63-77).
- Philippe Perrenoud, sociologue de l’éducation, suisse, professeur honoraire de l’université de Genève.
- Jean Houssaye est professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen, il a formalisé le triangle pédagogique (le Savoir, l’Enseignant et l’Apprenant) que l’on appelle le « triangle didactique ». Voir notamment Houssaye Jean, Le triangle pédagogique : les différentes facettes de la pédagogie, Paris, ESF, 2014.
- https://doi.org/10.34847/nkl.dcc98mga
- https://enseigner.u-bordeaux.fr/pedagogie-universitaire/hybridation
- https://luniversitenumerique.fr/
- https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/se-former-dans-les-campus-connectes-46381
- https://ressources.una-editions.fr/s/6DZ9WFWBRqCAe7W
- https://view.genially.com/657dbd833f6752001546b487
- https://h5p.org/
- https://view.genially.com/5f6cac88f902780d10c9f626
- https://view.genially.com/60ec2ed7605ebf0dcf83eaf5
- https://ressources.una-editions.fr/s/PGxYHJ6P7pB74o7
- https://doi.org/10.34847/nkl.ab15359x
- https://doi.org/10.34847/nkl.fc564pif
- https://doi.org/10.34847/nkl.3ccf2jm0
- Dictionnaire Littré, v° Enseignement [https://www.littre.org/definition/enseignement].
- Par ailleurs, c’est parce que l’enseignement est au cœur de ces activités de la Clinique du droit qu’elle ne se résume pas à un dispensaire d’accès au droit.
- Brousseau Guy, « Théorie des Situations Didactiques », Grenoble, La pensée sauvage, 1998.
- Ibidem.
- Sur les pédagogies actives, voir notamment : https://cpu.umontreal.ca/enseignement-apprentissage/prestation-cours/methodes-pedagogiques-actives (Centre de pédagogie universitaire, Université de Montréal).
- Voir « Parcours compétences », p. 291.
- L’intitulé du projet STEP précédemment évoqué était d’ailleurs « Intégration des enseignements cliniques dans les maquettes des masters droit ».
- Voir la partie sur le MAPI Day, p. 331.
- Le président de l’université de Bordeaux avait même envisagé la création d’un label « Clinique du droit de Bordeaux » à partir du transfert des méthodes d’enseignement.
- https://ressources.una-editions.fr/s/x28b78pi9Fbi8Fi
- Cette formation a été particulièrement riche lors d’un « MAPI camp » en juin 2018 sur la pédagogique universitaire.
- Sylvestre Emmanuel et Berthiaume Denis, « Comment organiser un enseignement dans le cadre d’une approche-programme ? » dans Berthiaume Denis et Rege Colet Nicole (dir.), La pédagogie de l’enseignement supérieur : repères théoriques et applications pratiques, t. 1, Enseigner au supérieur, Berne, p. 105-118.
- Droit des personnes et de la famille, Droit du travail, Droit de la santé et Histoire du droit.
- https://ressources.una-editions.fr/s/nL9Z6E43dYwmPqK
- Voir le paragraphe consacré à l’hybridation des enseignements cliniques, p. 50.