Brun, P. (2018) : “L’archéologie préventive : séries d’interventions aléatoires ou orientées vers un progrès rapide de la connaissance scientifique ?”, in : Brun, P., Marcigny, C., Vanmoerkerke, J., dir. : L’archéologie préventive post-Grands Travaux, Actes de la Table Ronde de Chalon-en Champagne sur l’archéologie préventive du 31 mai au 1er juin 2012. IV, Bulletin de la Société archéologique champenoise 110, 2017, 257-262.
À l’occasion d’un colloque organisé en 2012 sur l’archéologie préventive post-grands travaux, je concluais en regrettant combien l’État manquait à orienter les interventions de terrain vers la mise en œuvre d’un progrès de la connaissance rapide, en précisant les moyens théoriques et méthodologiques dont nous disposons.
In the context of a symposium organized in 2012 on post-major works preventive archaeology, I concluded by lamenting the extent to which the State was failing to direct field interventions towards the implementation of rapid progress in knowledge, while specifying the theoretical and methodological means at our disposal.
Entre 1998 et 2002, le CNRA avait fait des propositions visant à intégrer l’archéologie préventive dans une perspective orientée plus résolument vers la recherche. La loi de 2003 a toutefois soumis cette activité à une logique largement marchande, rendant cette option impossible. Les tendances lourdes de l’aménagement du territoire laissent pourtant envisager des possibilités d’exploiter les découvertes de l’archéologie préventive dans le cadre de programmes d’analyse comparative. De nombreuses villes actuelles, en particulier sur leur périphérie où se sont développées des zones d’aménagement, ont bénéficié d’opérations de diagnostics et de fouilles archéologiques sur des surfaces nettement plus vastes au total que celles de l’archéologie programmée. Mon propos est ici de plaider pour que soient développés les principes généraux d’un comparatisme permettant de progresser plus vite et plus efficacement dans la connaissance de notre passé. Cela devrait passer par une réflexion sur la représentativité des traces et vestiges archéologiques par rapport à la réalité des constructions et fabrications de l’époque et, en conséquence, par la mise en œuvre de procédures permettant de pondérer l’énorme perte d’informations qui affecte la plupart des vestiges archéologiques. C’est à ce prix que pourra être réalisée la saisie des territoires, dont je montre le caractère tout simplement indispensable pour dépasser la sitologie frileuse et l’hyper spécialisation thématique et technique dans lesquelles l’archéologie semble trop souvent se complaire. C’est, en effet, ainsi que pourront être produits des arguments plus solides sur l’organisation des sociétés à travers les changements politiques et idéologiques qu’elles ont connues.
Recherche archéologique et logique marchande
Il y a deux manières fondamentalement différentes de concevoir l’archéologie préventive : l’une, orientée d’emblée vers la recherche, organisée sur des principes de service public, afin d’assurer sans rupture la totalité de la chaîne opératoire de la recherche archéologique, depuis la prospection jusqu’à la publication scientifique des résultats ; l’autre, opportuniste, qui consiste à sauver dans l’urgence – une activité de pompiers de l’archéologie en quelque sorte –, organisée, de plus, selon une logique marchande et n’ayant donc pas pour priorité la qualité scientifique des résultats. Il se trouve que la loi sur l’archéologie préventive a fini par soumettre cette activité à une logique largement marchande puisque c’est l’aménageur, contraint par la loi de financer la fouille, qui lance un appel d’offre et sélectionne l’opérateur.
Entre 1998 et 2002, le CNRA avait fait des propositions visant à intégrer l’archéologie préventive dans une perspective moins opportuniste. Il avait préconisé de définir quelques larges fenêtres d’observation, c’est-à-dire des zones-échantillons où, d’une part les opérations d’archéologie programmée pourraient être concentrées à l’aide d’une politique incitative, et d’autre part les opérations préventives pourraient être plus systématiquement prescrites1. La question se pose assez différemment maintenant que les aménageurs sont maîtres d’ouvrage. Il est, ainsi, devenu impossible de soumettre la prescription des opérations de fouille à une quelconque orientation programmatique, même si des considérations touchant à l’état des connaissances ne sont pas complètement absentes des prescriptions de fouille.
L’ouverture de l’archéologie préventive au secteur privé n’est pas ressentie comme une source potentielle de difficultés par la plupart des archéologues. Il est vrai qu’ils n’en connaissent pas bien les effets à terme dans les pays où la formule a été adoptée plus tôt qu’en France. Par ailleurs, la politique de recherche de l’État français, lui-même, privilégie depuis longtemps les collaborations des laboratoires d’établissements publics avec les entreprises privées et ménage même de substantiels avantages fiscaux à celles qui procèdent à des activités de recherche dans des laboratoires propres. L’agrément accordé à des entreprises privées pour procéder à des fouilles archéologiques suscite pourtant de légitimes interrogations ; en particulier dans une période de réduction du poids de la charge salariale dans la fonction publique, alors même que les Services régionaux de l’archéologie éprouvent déjà des difficultés à effectuer plus qu’un contrôle minimal de la qualité des travaux sur le terrain. Il faut ajouter que les employés de ces entreprises ne sont pas expressément tenus de publier les résultats des opérations proprement dites et des études post-fouilles qu’ils ont effectuées pour rédiger leurs rapports.
Inscrire le préventif dans une logique d’études multiscalaires
Il serait possible d’améliorer la situation actuelle en anticipant les tendances lourdes des travaux d’aménagement, donc des besoins d’interventions archéologiques. Sachant que les grands aménagements linéaires (lignes de chemin de fer et autoroutes) ne seront pas poursuivis et que la plupart des opérations préventives tendront à se concentrer sur les villes pour des raisons tout à fait rationnelles de densification des espaces bâtis, il devient, en effet, envisageable de développer une réflexion visant à maximiser cet important potentiel d’informations. Cela suppose de traiter la difficile question de la représentativité des données archéologiques en s’efforçant d’évaluer qualitativement et quantitativement la perte documentaire causée par différents facteurs naturels et anthropiques afin de se donner les moyens de corriger autant que possible les déformations de la réalité.
Dans le cadre de l’intervention de terrain, les problèmes de représentativité sont les mêmes pour l’archéologie préventive que pour l’archéologie programmée ; même si des difficultés particulières sont souvent causées par la dimension très supérieure des surfaces diagnostiquées et fouillées2. Ils se posent, en revanche, de manière assez différente si l’on essaie de soumettre les opérations d’archéologie préventive à une optimisation scientifique. Il semble à première vue que ces opérations ne puissent résulter que de circonstances économiques et politiques très ponctuelles, donc aléatoires et, par conséquent, largement imprévisibles. Quelques tendances lourdes se dégagent pourtant. Les grands projets d’aménagement linéaire (lignes de chemin de fer, autoroutes) sont dorénavant terminés, voire écourtés pour des raisons économiques. La tendance va dans le sens d’une augmentation du nombre d’opérations, parallèlement à une diminution des surfaces fouillées et d’une localisation qui s’est concentrée sur la périphérie des grosses agglomérations où les opérations se succèdent à un rythme assez rapide, agrandissant graduellement l’espace étudié. Il en résulte une intéressante croissance du nombre des « fenêtres d’observation » ouvertes, de taille généralement assez moyenne, mais qui finissent au total par atteindre des surfaces très étendues, car les secteurs fouillés jouxtent souvent des secteurs qui l’ont été précédemment.
Cela pose, bien sûr, des problèmes de représentativité plus compliqués à résoudre et où la prescription joue un rôle particulièrement crucial ; il ne s’agit pas là de sélectionner les secteurs les plus denses en vestiges, mais d’éviter de rater et donc laisser détruire sans enregistrement les vestiges d’occupation aussi modestes soient-ils. L’un des progrès possibles dans cette voie pourrait être l’utilisation de la prospection électromagnétique. Il n’est pourtant pas sûr que cette méthode de prospection performante et rapide, car une batterie de 16 capteurs peut être dorénavant tractée par un 4×4 roulant à 15 km/h, soit en mesure de repérer les vestiges d’une simple ferme, sauf si les tranchées de diagnostic réalisées ultérieurement sont localisées en fonction des “anomalies repérées”.
Dans la situation présente, les villes actuelles se retrouvent ainsi au cœur des programmes d’aménagement. Cette concentration des travaux d’aménagements successifs offre la possibilité de pratiquer à terme une archéologie des très grandes surfaces, clé de résultats encore plus révélateurs de l’évolution sociale et de l’histoire longue de nos régions. L’organisation spatiale est, en effet, le meilleur révélateur de l’organisation sociale et de ses changements. Mieux évaluer la représentativité de ce qui reste comme traces, par rapport à la réalité des constructions et des fabrications du passé, suppose de bien identifier les filtres qui se sont interposés entre ce passé et le présent. Ce sont surtout : la conservation différentielle des matériaux selon le milieu environnant, l’érosion, les atteintes anthropiques directes, l’inégale intensité de la recherche et, longtemps négligés, les choix des constructeurs.
Explicitons-les :
- La conservation est plus ou moins bonne selon l’hygrométrie, l’acidité, le type et la granulométrie des sédiments.
- L’érosion a pour effet de déplacer et d’organiser différemment les sédiments, les vestiges et les traces.
- Les atteintes humaines résultent des labours, défonçages de vignes, pillages, prélèvements de matériaux, travaux pour divers aménagements.
- L’inégale intensité des recherches renforce, voire crée, des différences fictives et aggrave les difficultés pour comparer les sites et les modalités d’occupation du sol entre régions.
- Les choix des constructeurs, enfin, s’avèrent tout aussi décisifs, seuls certains aménagements ayant été conçus pour laisser des traces de façon délibérée, selon : a) les techniques mises en œuvre, b) la taille des établissements, c) la volonté de monumentalité et de durabilité dans le domaine funéraire (tertres volumineux, constructions en pierres), comme dans celui de l’habitat (usage de pierres, longueur, hauteur, profondeur des aménagements : palissade, fossé, porche, rempart).
Ces divers filtres ont opéré de manière combinée, offrant plus ou moins de prise aux destructions humaines avec, en particulier le bouleversement des traces anciennes localisées dans ou sur la couche de terre arable, souvent labourée, donc largement déstructurée3.
Évaluer plus objectivement la perte d’information
Procéder à une réévaluation de la représentativité des vestiges observables exige l’élaboration d’une méthodologie plus objective mesurant la perte d’informations. On dispose à cet effet d’un certain nombre d’indices disponibles à partir de sites découverts dans des contextes exceptionnellement bien conservés. Citons ici quelques exemples. Pour les vestiges céramiques, entre autres, les palafittes du Hallstatt B2 montrent que des quantités importantes jonchaient le sol sur la plupart des établissements protohistoriques : 1 kg/m2 à Hauterive-Champréveyres4, 0,86 kg/m2 à Cortaillod-Est, ce qui représente en moyenne 42 kg par maison et par génération5. Pour les restes fauniques, par exemple, on a enregistré, sur un site du Hallstatt B1 à Bucy-le-Long “Héronnière”, 32 restes totalisant 161 g, au sein de 26 m3 d’une lentille de couche d’occupation tapissant un léger creux6. Or, un bœuf possède 370 os et, si le bœuf était la seule viande consommée et représentait 10 % du régime alimentaire – assurant les besoins en protéines de 10 personnes –, il fallait, pour nourrir ce petit groupe, abattre une bête de 200 kg tous les 150 jours, ce qui produisait 900 os/an, ou 22 500 os en 25 ans. On mesure mieux, de la sorte, combien en très grande majorité les établissements que nous fouillons aujourd’hui s’avèrent tronqués. Il faut ajouter que les plans d’habitations de l’âge du Bronze, du Premier et du début du Second âge du Fer demeurent souvent tout simplement indétectables, car seuls demeurent au mieux les structures les plus profondes, celles qui s’enfonçaient à plus d’une cinquantaine de centimètres7.
L’incidence de ces destructions sur les interprétations est tout à fait cruciale. Deux exemples sont éclairants à ce sujet. Voyons d’abord le problème de la variabilité des modes de stockage alimentaire. Nous savons maintenant que les structures de conservation étaient aériennes ou souterraines, et que ces deux modes n’étaient pas toujours utilisés de manière synchronique. Or, ces choix culturels ou techniques influencent forcément beaucoup la visibilité archéologique et les possibilités de datation de nombreux établissements. Il en va de même lorsque le choix a été fait de réaliser ou non des constructions monumentales. Il s’agissait alors d’afficher pour longtemps, donc légitimer, un pouvoir, ce qui trahit paradoxalement une certaine fragilité politique interne. Cela signifie, symétriquement, qu’une société nettement hiérarchisée, mais peu soucieuse de le manifester avec ostentation, dans le domaine des structures funéraires, en particulier – ce qui est un cas avéré dans certaines zones8 – pourrait fort bien apparaître de façon trompeuse comme peu différenciée.
La question de la pertinence des modes d’évaluation se pose toujours en archéologie préventive. Un grand progrès a certes été réalisé par rapport aux surfaces étriquées auparavant décapées, mais la faible visibilité de la plupart des établissements rend leur interprétation difficile et conduit à des restitutions le plus souvent trop minimalistes. Un instrument de mesure plus objectif est ainsi devenu nécessaire. Il pourrait s’agir d’une valeur constante apte à quantifier la perte potentielle en vestiges de structures bâties, de mobilier archéologique, etc. Deux propositions de constantes ont été publiées en France. Michel Py, le premier, a pensé utiliser pour cela la quantité de céramique locale9. Cette solution ingénieuse présente toutefois un inconvénient non négligeable : d’une période ou d’un établissement à l’autre, la quantité de céramique locale variait à l’évidence selon les catégories sociales, les activités économiques, la taille ou la richesse des habitants. Il m’a alors semblé que la prise en compte du volume de matériaux modifiés ou déplacés par l’homme (sols d’occupation et remblais divers enrichis d’éléments organiques plus ou moins décomposés, de charbons de bois, de débris lithiques, céramiques, métalliques, etc.) pouvait constituer une constante moins aléatoire10. Elle permettrait de distinguer plus objectivement des catégories d’états de conservation pour les sites archéologiques.
Pour éviter l’écueil de restitutions minimalistes par trop déformatrices, il convient de :
- ne pas s’enfermer en travaillant à des échelles trop rapprochées, mais envisager la totalité des manifestations sociales – tombes, dépôts, réseaux – à diverses échelles ;
- se donner les outils d’une meilleure évaluation de la déformation causée par les différents filtres reconnus afin de rendre vraiment comparables les établissements.
Saisir les territoires
L’archéologie est mieux outillée que d’autres Sciences humaines et sociales pour comprendre l’histoire humaine dans toute la profondeur de son évolution. Elle est, en effet, la seule en mesure de documenter les modes d’expression identitaires des sociétés sans écriture ou presque11. Elle est aussi la seule permettant de suivre l’évolution des entités territoriales sur la longue durée : pour faire, en particulier, la part des changements réguliers de la culture matérielle, et des changements plus profonds et disposant des moyens de hiérarchiser et caractériser la nature de ces changements12. Cela suppose de ne pas se laisser leurrer par des différences d’échelle d’observation. La détermination par l’archéologie de la nature du pouvoir repose d’abord sur la hiérarchie fonctionnelle des sites et les configurations spatiales qu’ils dessinent dans l’espace. L’organisation spatiale des établissements, à travers leur taille, leur monumentalité et les fonctions qu’ils regroupent, représente le meilleur révélateur de l’organisation sociale13. Saisir le territoire nécessite évidemment l’exploration archéologique de grandes, voire très grandes surfaces ; ce que l’archéologie préventive est plus spécifiquement en mesure de réaliser.
Le territoire est un espace délimité géographiquement par l’autorité en place, qu’elle soit individuelle ou collective, un espace circonscrit que l’on occupe, dont on use en termes de ressources et que l’on défend vis- à-vis d’autrui. Il possède une signification physique, bien sûr – c’est une portion d’espace terrestre –, mais aussi idéelle – c’est l’idée que les gens s’en font et qui ne coïncide pas toujours exactement avec les limites concrètes – et souvent variable selon l’échelle spatiale, temporelle et sociale considérée. La notion de territoire implique une volonté de transmission des racines identitaires par l’éducation : apprentissage de savoir-faire, de règles de savoir-vivre, de mythes fondateurs et de principes éthiques14. Les sociétés agropastorales, l’expriment en montrant qu’elles font corps avec le sol qui les nourrit par la construction de monuments (sanctuaires ou tombeaux) destinés à résister au temps et à marquer le territoire en tant que centres symboliques, lieux de mémoires et limites internes et externes15. Le territoire constitue un élément de médiation entre le monde des vivants et celui des ancêtres et des forces surnaturelles. Il s’agit du sol nourricier, celui où se dissolvent les dépouilles mortelles des ascendants, d’où l’idée répandue d’un cycle liant la mort des anciens à la prospérité des vivants. Dans sa profondeur résident des divinités souterraines que l’on croit pouvoir amadouer par des offrandes, souvent sacrificielles (anfractuosités, sources, marais, fosses, etc.). L’espace territorial est, ainsi, non pas une simple étendue bornée, héritée, mais une entité fondamentale, dotée d’une épaisseur, d’une profondeur dans laquelle la communauté vivante trouve ses « racines », perçues comme indispensables à sa survie. Paradoxalement, bien qu’il ait été souvent approprié par la force au détriment d’occupants plus anciens, on constate que cet espace devient vite, dans l’imaginaire, le lieu d’origine.
La notion de territoire est souvent utilisée d’une manière confuse qui recouvre des unités spatiales bien distinctes :
- Le terroir qui désigne l’ensemble des terres cultivées et en prairies d’une ferme ou d’un village.
- Le finage qui regroupe le terroir et les espaces sauvages concourant à l’approvisionnement direct de l’établissement (marécages, forêts).
- La communauté d’intermariage qui est l’ensemble démographique nécessaire à la reproduction biologique humaine d’une communauté relativement exogame dans la plupart des sociétés traditionnelles : 200 à 400 personnes pour demeurer viable, compte tenu des risques sanitaires et des conflits intercommunautaires16.
- Le territoire au plein sens du terme, c’est-à-dire un espace disposant d’une certaine autonomie en matière d’organisation politique ; il s’agit là d’un critère déterminant de la notion de territoire, car il y a du pouvoir, donc du politique, dans toute société.
Au-delà de l’unité politiquement autonome, peuvent se former des ensembles territoriaux plus vastes encore, correspondant à des fédérations ou confédérations plus ou moins durables. Tous ces espaces constituent autant de niveaux organisationnels très importants à discerner pour reconstituer les sociétés passées dans leurs dimensions les plus fondamentales.
La dimension territoriale constitue, en somme, une donnée cruciale pour approcher le champ du politique, entendu au sens large, à la manière des anthropologues comme Georges Balandier pour qui “le pouvoir politique est inhérent à toute société17”. Des fonctions politiques peuvent en effet être identifiées dans les sociétés les plus simples, même en l’absence de gouvernants spécialisés. Le pouvoir politique coordonne à la fois le fonctionnement des autres champs sociaux (idéologique, économique…) et la défense de la société lorsqu’elle est menacée de l’extérieur. La menace guerrière exige que la communauté conserve la maîtrise de son territoire.
“La dimension territoriale inclut déjà le lien politique en tant qu’elle est exclusion de l’Autre”, a très justement souligné Pierre Clastres18.
Cette exclusion de l’autre permet à la communauté d’affirmer son identité en se différenciant et cette affirmation peut aller jusqu’au conflit guerrier19. La guerre doit cependant rester limitée sous peine de mettre en cause l’existence même de la communauté. Comme on ne peut faire la guerre à tous les autres, il s’avère nécessaire de nouer des alliances et de les entretenir par des fêtes, des échanges de cadeaux et de femmes. L’échange des femmes renforce la fidélité des alliés en les transformant en beaux-frères20.
Le mode d’occupation de l’espace a, depuis longtemps, été reconnu comme l’un des critères essentiels du phénomène politique. Lewis Morgan21, Max Weber22 ou Edward Evans-Pritchard23 ont insisté sur l’importance particulière du territoire. Même dans une société acéphale comme celle des Tiv du Nigeria, la structure segmentaire de la société, fondée sur le principe de descendance, produit une organisation segmentaire de l’espace24. À plus forte raison dans des sociétés plus complexes et centralisées, la hiérarchie des établissements trouve une traduction inévitable dans l’aménagement de l’espace. L’archéologie peut appréhender cet aménagement de l’espace pour peu qu’elle ait les moyens d’explorer non plus un seul site, mais une région. Elle parvient à saisir la trame de l’habitat à travers la localisation réciproque des sites, les hiérarchies à travers les différences de taille, de forme et de contenu de ces sites, les surfaces polarisées à travers la distance relative des centres territoriaux, l’évolution sur le long terme de ces configurations spatiales révélatrices de la nature du pouvoir politique. Il convient d’appliquer cette méthodologie dans les régions où des données abondantes ont pu être réunies. De la sorte, les diverses configurations territoriales deviendront alors comparables, offrant des informations nouvelles sur l’histoire des sociétés dépourvues de sources textuelles suffisamment explicites dans ce domaine.
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Notes
- CNRA 2002.
- Brun et al. 2006.
- Brun 1999.
- Borrello 1993.
- Arnold 1990.
- Châtillon 1995.
- Brun 1999.
- Brun 2004.
- Py 1990.
- Brun 1999.
- Barth 1969.
- Johnson & Earle 1987.
- Brun 2011.
- Bourdieu 1979.
- Renfrew 1973.
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- Clastres 1980, 192.
- Keeley 1996.
- Lévi-Strauss 1958.
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- Evans-Pritchard 1940.
- Bohannan & Bohannan 1953.