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L’engagement ethnographique :
des modalités de co-présence dans un cheminement de connaissances situé

L’engagement ethnographique :
des modalités de co-présence dans un cheminement de connaissances situé

L’observation et la participation sont constitutives de toute relation ethnographique qui est elle-même au fondement du savoir ethnologique1. Elle engage une implication et une distanciation que l’on retrouve dans le champ d’études des arts par la pratique2. La notion d’observation participante reste cependant peu explicitée et fait débat en ethnologie où elle est transversale à toute théorie. Si l’observation implique nécessairement une participation pour l’école sociologique de Chicago qui distingue néanmoins différentes formes d’implication3, elle paraît dans le même temps illusoire tant du point de vue de sa réalisation4 que dans son explicitation, l’apprentissage du terrain prenant la tonalité d’une initiation5. L’étude des mouvements musicaux et dansés souligne bien cette tension. Ce champ de recherche nécessite d’apprendre les danses tout autant que de les filmer afin de les décrire et les analyser6. L’engagement physique jette les bases d’une empathie kinesthésique7. Mais l’expérience est aussi celle de l’audience, qui participe à donner sens au mouvement8, l’observateur ayant par ailleurs une vision plus détaillée de l’ensemble de la situation dans la mesure où son attention n’est pas restreinte par l’action ou par le flot de l’interaction9. Des méthodes d’entretiens rendent également compte de la perception des agents et des significations qu’ils attribuent aux actions, dans une approche de co-construction du savoir, l’ethnologue faisant de manière générale partie du champ de l’observation10

Ce chapitre vise à éclairer les processus sous-jacents à l’observation participante, ou encore l’ambivalence de l’implication et la distanciation dans la pratique, en dépassant une conception dualiste, pour mieux comprendre sa dynamique. Mon hypothèse est que la méthode d’observation participante peut être définie pratiquement comme l’engagement11 de l’ethnologue en situation qui comprend lui-même quatre dimensions : relationnelle, expérientielle, cinétique et sociale. Cette acception n’est pas spécifique à l’étude des arts vivants, mais se pose de manière exacerbée sur des terrains fondés sur un engagement corporel et sur l’exposition de soi en public, comme nous le verrons. Afin d’éviter le biais de méthodes « appliquées dans une sorte de vide social »12, ou distinctes de la pratique effective13, ces quatre dimensions seront explicitées sur la base d’une étude doctorale réalisée auprès de bouffons rituels kòròdugaw dans la région de Ségou au Mali. Puis elles seront mises à l’épreuve à la lumière d’une étude menée à Accra au Ghana auprès de DJ insérés dans deux réseaux festifs différents de la capitale14. Prendre la perspective de l’engagement du chercheur pour en saisir certains processus vise à répondre à des enjeux méthodologiques relatifs à la production de la connaissance anthropologique ; elle vise également à être porteuse de propositions analytiques sur l’univers étudié, comme le veut la posture réflexive15.

Dimensions expérientielle, relationnelle, cinétique et sociale de l’engagement ethnographique

Danses sous le soleil de Ségou (Mali), après plusieurs heures d’attente ensemble, l’ethnologue dans le premier cercle au côté d’autres kòròdugaw. Festival sur le niger, février 2017, Mali. ©Association des korodouga de Ségou, photo prise par Laure Carbonnel
Fig. 1. Danses sous le soleil de Ségou (Mali), après plusieurs heures d’attente ensemble, l’ethnologue dans le premier cercle au côté d’autres kòròdugaw. Festival sur le niger, février 2017, Mali. ©Association des korodouga de Ségou, photo prise par Laure Carbonnel.

L’ethnologue doit suivre certaines règles académiques et bien entendu éthiques, mais ses interlocuteurs ont également des prérequis pour l’accès à leurs pratiques. Lors de mon tout premier échange avec une femme âgée kòròduga au cours d’un terrain exploratoire au Mali autour de la bouffonnerie, je retenais de notre entrevue : « Il faut venir voir pour savoir. » Trois ans plus tard, un chef d’une société initiatique du Korè, que mes compères kòròdugaw avaient convié à notre entretien, exprimait sa réticence à échanger avec moi, car en substance : pour connaître, il faut participer, et participer implique d’être initié.

Éprouver

Ces deux propos suggèrent que la connaissance des performances bouffonnes procède uniquement en passant par leur dimension expérientielle. Participer ou s’engager en tant que participant, c’est éprouver16. Éprouver l’attente, les averses, les marches au soleil, les veillées la nuit, la fatigue, les difficultés traversées par l’entourage autant que les moments de liesse et de joie. Autrement dit, se retrouver coincé, dans un lieu, une position, avec des obligations ; agir en situation, mais également la subir. Cette dimension expérientielle est moins un substitut qu’un prérequis à l’échange verbal. En effet, le chef en question accepta finalement que l’entretien se tienne pour donner suite aux arguments de ses compères qui avaient justement mis en avant ma participation : en précisant qu’il était question des pratiques bouffonnes que j’avais observées et en donnant des exemples de ce que j’avais déjà vu. La participation était donc un prérequis non seulement pour connaître cet art vivant, mais aussi pour que certains de ses acteurs veuillent bien m’en parler. Si je n’étais pas initiée, j’avais pourtant intégré, sinon une communauté de pratique, tout du moins une communauté d’expérience par la pratique en suivant les kòròdugaw de longs mois dans leurs performances et leur quotidien. Ainsi, à l’image de l’initiation, éprouver est source d’« un réseau particulier de relations »17. Dans le même temps, nous allons voir que ce réseau de relations doit se constituer un peu avant.

Être en relation

L’acquisition de cette expérience possède elle-même un prérequis. En effet, comment savoir où et quand se tiennent les performances bouffonnes ? Comment savoir où les Maliens installés à Accra vont danser ? La participation demande l’intégration dans un réseau de personnes ou de lieux, mais également d’y trouver une place. La dimension relationnelle est donc tout aussi centrale dans la participation que la dimension expérientielle.

Toute relation implique un positionnement dans l’espace social, qui est nécessairement multiple. Si je me présente toujours dans un premier temps comme ethnologue, cette position n’a pas réellement d’existence d’un point de vue social. Très vite « des relations sociales sont assignées ou acquises au fil des mois sur le terrain »18. À Ségou au Mali, je me suis présentée comme ethnologue à celui qui deviendra mon hôte, mais ce sont les liens d’amitié que nous avons tissés qui ont permis que je réalise cette ethnographie. J’avais avec cette personne à la fois une relation d’hôte en tant qu’étrangère (je le présentais comme mon jatigi)19, mais aussi une relation de parenté (il me présentait comme sa petite sœur, je vivais par ailleurs dans sa famille) et d’apprentie (élève/maître). Et enfin il était attendu par les bouffons eux-mêmes comme par mes collègues que j’acquière des connaissances que je puisse partager. Ces assignations ne se substituaient pas à ma position d’ethnologue qui était constante et bien comprise, c’est elle qui était la source de nombre de relations acquises ou attribuées. Elle lui donnait corps, elle lui donnait place, dans un milieu, au côté de multiples autres identités qui m’étaient assignées, celle de tubab (de Blanche, Française, Européenne), de Peul (par le patronyme attribué au Mali) de bouffonne (par proximité avec les kòròdugaw), de femme, de photographe, etc., chacune engageant de nouvelles positions relationnelles teintées par mon caractère, mes compétences et nos affinités.

Suivre le mouvement

Une fois entrée dans un réseau de relations, j’avais donc accès aux performances, alternant entre déambulations musicales dans les rues, danses en cercle, danses en duo, et de nombreuses interactions et jeux bouffons avec les passants ou entre bouffons kòròdugaw.

Comment me placer pendant ces performances ? Je ne me suis pas réellement posée cette question pendant ma recherche doctorale (mais elle s’est posée pendant ma recherche à Accra) : il m’était évident de suivre le mouvement des déambulations, et parfois les danses en cercle tout en évitant de trop m’exposer dans les danses en duo (et en évitant d’avoir une tenue bouffonne également), non pas comme une règle énoncée, mais au regard de mon ressenti de ce qui était approprié pour moi et pour mes hôtes. Bien plus tard, je me suis rendu compte que mon engagement dans la danse en particulier avait varié dans le temps et aurait mérité d’être documenté plus systématiquement.

Fabrice David qui a réalisé une ethnographie dans une troupe de danse bretonne a explicité très clairement cette autre dimension de l’engagement : « Durant la première phase de terrain, j’étais resté posté dans un coin de la salle, assis sur une chaise, un cahier à la main. J’avais écrit dans mon carnet de terrain que je me sentais comme un chien dans un jeu de quilles parce que je suis immobile et les autres sont mobiles. D’une part, cette position me mettait mal à l’aise, car ne participant pas à l’activité principale du groupe – danser –, elle m’en excluait. » Plus loin, il poursuit : « De retour sur le terrain (…) je savais qu’il me faudrait entrer dans la danse, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Finalement, les choses se sont déroulées de façon très naturelle (…) lors d’une répétition où il y avait un certain nombre d’absents. Au moment où la ronde se fait, un des responsables s’est tourné vers moi et d’un geste m’a invité à rejoindre le groupe ».20

L’auteur n’évoque pas seulement une expérience partagée ou une relation, il est lui-même chorégraphe, déjà sur place. Il souligne à mon sens une troisième dimension que j’appellerai cinétique : qui se rapporte au mouvement, non seulement les pas dansés, mais aussi les déplacements et les gestes, dans sa forme et dans son rythme, ses mises en relation. La configuration cinétique d’une performance bouffonne permet parfaitement de distinguer une communauté d’expérience de participants qui engage différentes formes d’engagement, entre les acteurs centraux moteurs de la dynamique bouffonne, les personnes alentour qui accompagnent ce mouvement musicalement, par leurs gestes, leurs interjections, ceux qui sont pris, mais restent à l’écart, etc. Quels que soient le terrain et les situations, savoir se positionner, suivre le rythme des tours de paroles, les gestes font partie du quotidien des interactions. Mais dans les arts vivants, en particulier les mouvements dansés, cet engagement est critique, car il constitue le cœur de l’activité. Peu importe le genre musical et dansé : on retrouve cette dimension sur le terrain dans la culture electronic dance music par exemple « There is a flow to every social gathering – with music playing an important role in how it flows – and a music ethnographer should know how to follow that flow without interrupting it ».21

Si finalement l’entrée dans la danse est allée de soi pour Fabrice David, elle reste tout de même soumise à nombre de facteurs. Il s’agit bien entendu dans ce cas de connaître les pas dansés ou avoir la possibilité de les apprendre en les faisant, ou encore d’improviser. Mais entrer dans la danse n’est pas si anodin socialement, la dimension cinétique n’est pas coupée de sa dimension sociale.

S’ancrer socialement

Au Mali, j’étais fréquemment invitée par des bouffons ou par des habitants à participer aux danses. Bien souvent, je restais à la marge, soit je filmais avec un caméscope (ce qui m’engageait aussi souvent dans des interactions, les bouffons s’adressant fréquemment à la caméra), soit je restais du côté des participants qui formaient le cercle en accompagnant les mouvements de frappements de main, de chants, de rires et d’interjections.

La première fois qu’une participante prit mon sac pour le donner à ma voisine et m’emmena dans le cercle pour une danse en duo, ma « sortie » suivant la traduction littérale du bambara, provoqua tout autant l’exclamation des participants, que le mécontentement de mon hôte. Ce n’était pas une danse kòròduga mais une autre bouffonne associée aux descendants d’esclaves de case m’avait-il dit, autrement dit je n’avais pas choisi le bon pas parmi ceux que j’avais observés. J’avais compris également que sa réticence à me voir au sein du cercle de danse était due à ma méconnaissance de codes sociaux. Danser dans ce cadre est en effet une exposition de soi en public qui est à la fois une expression de soi et d’un collectif (dont je n’étais pas encore vraiment membre), ainsi qu’un dosage subtil entre inhibition et désinhibition. Autrement dit, savoir jouer avec les différentes dimensions de la honte en tant que rapport à soi et aux autres, ce qui s’avérait être un des fondements des performances bouffonnes22.

Ainsi, plus je suivais les kòròdugaw, plus j’apprenais des bouffons et de la société malienne qui m’entourait, plus je me rapprochais du cercle de danse et plus j’étais en position de danser (ce qui impliquait de lâcher la caméra qui elle-même me donnait une position dans l’espace). Jusqu’au moment où j’étais suffisamment à l’aise pour inviter moi-même des personnes extérieures, lors de danses se voulant inclusives (non spécifiquement bouffonnes). J’étais aussi en position de participer aux discussions privées sur ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas dans les performances bouffonnes, un sujet constant avant, pendant, et après leurs interventions musicales et dansées.

Finalement, ce qui importait dans cette recherche n’était pas seulement de connaître des pas de danse, mais aussi de suivre et connaître les chemins et postures qui menaient à l’entrée dans la danse (pour moi comme pour d’autres participants), les manières d’interagir avec les autres danseurs et l’ensemble des participants.

Étudier les arts vivants : changement de cadre, changement d’approche ?

Une participante danseuse et photographe parmi d’autres face aux DJ. TMSKD DJ, événement Open house, mars 2023, Accra (Ghana). ©TMSKD, photo prise Laure Carbonnel
Fig. 2. Une participante danseuse et photographe parmi d’autres face aux DJ. TMSKD DJ, événement Open house, mars 2023, Accra (Ghana). ©TMSKD, photo prise Laure Carbonnel.

Déconstruire ainsi l’engagement ethnographique comme un cheminement de connaissance donne une impression d’évidence, bien loin des aspérités et des tensions vécues au quotidien. Un nouveau terrain défia bien vite cette impression forgée au fil des ans d’une expérience transformée en récit23, alors même que je l’envisageais comme un retour à l’engagement dans un espace performatif après une recherche menée auprès d’entrepreneurs culturels.

À Accra comme à Ségou, la qualité d’ethnologue n’avait pas vraiment de prise pour mes interlocuteurs, même si je me présentais toujours ainsi et qu’elle justifiait mes demandes d’entretien (qui se tenaient en dehors de l’événement). « Elle fait un reportage sur moi », disaient certains DJ pour me présenter aux autres DJ notamment. Une personne dans un night-club m’avait prise pour une journaliste : ce jour-là, j’étais au bar, assise seule à côté d’autres clients, mais je connaissais plusieurs personnes du staff que je saluais d’un hug à leur passage. Je mis un certain temps à trouver ma juste place. Les difficultés du terrain révélant les biais du cheminement de connaissance que j’avais incorporé dans ma pratique de recherche doctorale.

Porte d’entrée : groupe, événements ou personne

À Ségou, auprès des bouffons, j’entrais dans la danse en me familiarisant avec une société et un groupe dont les membres tissaient avec moi différentes relations. À Accra, j’étais plus familière avec le mode de vie, et l’entrée dans un groupe s’est révélée non nécessaire, voire un frein pour mener mes recherches.

L’événement fut directement ma porte d’entrée dans le milieu de l’electronic dance music, des événements relayés sur Instagram et sur des sites web. C’est sur le site d’une nouvelle radio que je pris connaissance d’une master-class pour DJ débutants organisée dans un bar qui s’avéra être un lieu de pratique et de sociabilité pour nombre de DJ. Dans ces événements, la langue principalement parlée est l’anglais. Une ambiance de convivialité entre personnes non intimes est très vite créée, quelqu’un croisé à un précédent événement est bien souvent salué. Nombre de participants sont heureux de rencontrer de nouvelles personnes, ceux qui sont issus de la scène créative viennent faire du networking. Une des principales pratiques de sociabilité est l’échange de comptes Instagram sur lesquels les événements sont largement relayés ou commentés. La culture de l’image y est très prégnante. Les participants dansent téléphone à la main, en prenant des vidéos qu’ils partagent sur Snapchat ou Instagram. Des photographes et vidéographes munis d’appareils professionnels sont souvent appelés par l’organisateur ou les DJ qui relaieront ensuite les montages sur YouTube et Instagram.

Ainsi, en participant régulièrement à ces événements, du côté des danseurs, près des DJ, je retraçais une partie du réseau de participants. Je demandais alors à quelques DJ l’autorisation de filmer leurs différentes performances et/ou de se rendre disponibles pour un entretien. Ici comme avec les bouffons, je menais la majorité de mes entretiens à la fin de mon séjour afin d’acquérir suffisamment d’expérience pour éclairer mes questionnements, et de laisser le temps à mes interlocuteurs de m’évaluer également. Ma présence continue était aussi saluée et reconnue. Dès que j’arrivais, les DJ que je croisais le plus souvent me remerciaient pour mon soutien, d’autant que j’arrivais tôt, avant que la salle ne soit remplie par la foule. Elle attestait également ma qualité d’ethnologue : « Tu sais, je fais une recherche… », dis-je (en anglais) à une DJ avec qui je voulais réaliser un entretien. « Oui, on te voit à tous les événements, tu fais un super travail ! » répondit-elle. Autrement dit, ici, comme avec les bouffons, l’expérience partagée est aussi une évaluation de la personne et de son engagement dans des relations de réciprocité. Simplement, je n’étais pas engagée dans relation de parenté ou d’apprentie ou de membre d’un groupe, mais comme membre récurrente d’un réseau festif, vidéographe, écrivain (on me demanda de participer à un article), ethnologue, et Européenne. Le type de relation et le mode d’entrée sur le terrain ne changèrent donc pas fondamentalement le rôle de l’engagement expérientiel et de ses effets.

Mon projet prévoyait également de suivre des réseaux festifs bambaraphones (venant du Mali, du Burkina, de Côte d’Ivoire). Mais l’entrée par l’événement ne fut pas possible. Les seuls événements relayés par les associations d’étudiants étaient rares et trop limités à un groupe particulier, or je m’intéressais plus largement aux réseaux festifs dans la ville. Je préférais aussi m’engager dans des relations de proximité : tout d’abord en m’inscrivant dans une école de langue tenue par un Malien, où je côtoyais de jeunes bacheliers ou travailleurs de différentes nationalités (maliens, burkinabè, ivoiriens, guinéens, etc.) ; puis en emménageant avec une colocataire dans un immeuble proche de l’école habité principalement par ses étudiants (comme l’immeuble voisin). Ce rapprochement de ce que certains de mes interlocuteurs appelaient la communauté francophone, visait pour moi à m’installer dans un milieu familier dans la ville d’Accra que je ne connaissais pas, et pour mes recherches à trouver une voie d’accès vers des DJ. Mais le cheminement fut bien plus long et complexe.

Positionnement social et cinétique : la sociabilité en question

Mon projet de recherche portait moins sur des groupes de sociabilité dans lesquels j’aurais dû m’insérer que sur les DJ en tant qu’acteur et créateur d’espaces d’être ensemble dans la ville. Dans le même temps, je ne pouvais m’abstraire de cet espace d’actions réciproques24 dans lequel je devais trouver une place.

Dans le milieu de l’electronic dance music, mon approche ethnographique se fondait assez bien dans les pratiques de sociabilité des lieux : je me plaçais du côté des danseurs, suivant le mouvement dansé, au côté des DJ avec parfois une attention sur la caméra lorsque je filmais. J’étais seule, mais connectée à d’autres. Ma sociabilité se limitait néanmoins à celle de l’événement et non à la sphère amicale des DJ notamment, qui se voyait dans des fêtes privées. De passage, je ne cherchais pas à créer plus de liens. Aussi, tout en étant plus à l’aise dans la sociabilité festive de la musique électronique, j’étais plus à l’aise dans la sociabilité quotidienne des étudiants venus de pays voisins. Enfin, bien loin de me consacrer seulement au terrain, je réalisais une recherche à flux tendu : ayant un bureau à l’université, je procédais à l’analyse des données et à des présentations presque dans la foulée, ce qui affecta également mon engagement. Je m’éloignais donc quelque peu de l’approche principalement présentielle qui caractérisait ma recherche doctorale. Dans le même temps, la majorité des événements auxquels je participais répondaient à l’obligation de réciprocité, plus que de mes propres besoins de recherche.

Dans le milieu francophone que je côtoyais, une série de ruptures s’opéraient. Entre la sociabilité de jour et de nuit tout d’abord ou plus exactement entre différents cercles. La sociabilité de jour à laquelle j’avais accès quotidiennement était très ouverte – chacun se saluant au passage, avec des visites fréquentes – tout en étant très normative. Dans l’espace de l’école, des affiches montraient les tenues interdites (robes moulantes, décolletées et courtes pour les filles, les tenues qu’elles portent bien souvent en boîte de nuit, shorts ou pantalons sous les fesses pour les hommes). Dans les cours, le lundi matin, il était fréquent qu’une élève dise d’une autre qu’elle était dans un bar du quartier, celle-ci niait fermement systématiquement. En dehors des taquineries, les discussions sur les comportements des unes et des autres (mon réseau de sociabilité était principalement féminin) allaient bon train également et nombre d’étudiantes préféraient rester à l’écart pour éviter ces commérages. La sociabilité de nuit est donc tenue secrète, partagée avec un nombre restreint d’amies proches et de mêmes tranches d’âge, ce qui a été documenté au Mali25. Autrement dit, ma sociabilité de jour ne me permit pas du tout d’accéder à la sociabilité festive, principalement nocturne. Cette situation n’est en rien spécifique au milieu francophone, essentiellement musulman dans ce quartier (d’autres francophones de mon réseau étaient chrétiens mais résidaient ailleurs) : les comptes Instagram de certains DJ ghanéens et chrétiens étaient privés pour éviter les personnes de leur entourage méprisantes à l’égard du milieu festif. La deuxième rupture était cinétique. J’étais assez à l’aise de danser sur l’electronic dance music qui peut se réduire à un mouvement continu de rebondissements, permettant par ailleurs de rester attentif à l’entourage tout en entrant en relation dansée avec d’autres danseurs ou photographes. Seule, je pouvais également aisément me fondre dans la masse des danseurs faisant face aux DJ. J’étais beaucoup moins familière avec les pas dansés des musiques dites francophones [parfois spécifiés comme une soirée Tcham, Coupe decale, Chimbala, mais les dossiers des DJ s’organisent plus globalement par pays], qui, comme l’afrobeat, privilégient les mouvements plus précis, de jambes notamment26, et sont plus circonscrits. Par ailleurs, la sociabilité de nuit était restreinte à de petits groupes d’affinités.

La question des formes de participation, et d’engagement se transforma ainsi en question des formes de sociabilités dans laquelle l’ethnologue peut s’engager. Je réalisais alors à quel point les festivités bouffonnes étaient inclusives en termes de sexe, d’âge et de mouvement dansé. Je me souviens également les propos de mon hôte, qui me disait ne pas être nécessairement ami avec les personnes avec qui il s’associait pour réaliser les performances bouffonnes : ils partageaient simplement une activité. Enfin j’avais minimisé la place de la relation ethnographique elle-même, qui fit que mon engagement sur ce dernier terrain finit par suivre son chemin. Tout d’abord, certains discours sur les pratiques festives francophones sont devenus accessibles incidemment : lorsque j’acquis la réputation de sortir de mon côté jusqu’à l’aube, les personnes que je croisais en journée commencèrent à me parler plus librement de leurs propres soirées. La communauté d’expérience n’est donc pas nécessairement une expérience partagée (à la différence de la communauté de pratique). Par ce biais, une voisine a partagé avec moi le contact d’un DJ, qui accepta que je le suive. Je pus également accéder à des événements principalement relayés sur ses stories WhatsApp. Suivre des dJ est par ailleurs un mode de choix et d’entrée dans des événements assez fréquent. À la différence que je me plaçais dans un premier temps du côté du DJ [et non des danseurs ou des consommateurs]. Cette dernière position a eu tout d’abord une limite : un jour une DJ electronic dance music refusa que je filme une de ses performances dans une boîte de nuit. Quelle position adopter alors dans cet espace sans réelle piste de danse, où les clients viennent en groupe s’installer à une table et boire du champagne ? Je n’y allais pas, non car je ne savais pas danser, mais du fait de la configuration des lieux et des formes de sociabilités dans lesquelles je ne savais pas trop comment m’insérer, ce qui accentuait la vulnérabilité parfois ressentie d’effectuer des recherches seule la nuit dans un milieu avec lequel j’étais peu familière (même si je me sentais tout à fait en sécurité à Accra). C’est à la suite d’un atelier dans lequel je présentais mes premières recherches, et mes doutes que Georgiana Wierre-Gore donna très simplement une assise à mon engagement sur le terrain : tout simplement en assumant ma position d’ethnologue, qui devenait alors une raison suffisante pour asseoir ma présence. J’acceptais de ne pas avoir d’autre position relationnelle que celle d’un mauvais participant. D’autant plus que les premiers événements auxquels j’avais assisté, peu de personnes dansaient en réalité, et si la plupart venaient en groupe, bien souvent chacun restait seul sur son téléphone sans mot dire. En cherchant à trouver une place, ne serait-ce que dans l’espace, je remarquai que ma position d’ethnologue se rapprochait de celle de membres du personnel des lieux : certains DJ qui attendaient leur tour de jouer sans danser près de la cabine, ou qui se promenait dans les lieux pour filmer ; les agents de sécurité qui avaient souvent une bonne place d’observation ; les serveuses et serveurs ou managers qui faisaient une pause près de la cabine de DJ également. En ouvrant mon champ d’action au-delà de la seule participation dansée, j’intégrais ce que Goffman27 avait observé : la pluralité des modes d’engagements qui néanmoins s’accordent sur la définition de la situation. Cette position ouvrait mon champ d’observation au-delà du mouvement dansé comme le suggéraient Youre et Yamamoto28, tout en se raccrochant tout de même toujours à une relation : j’accompagnais tel et tel DJ qui jouait ce soir-là. Au fil des soirées, dans un même lieu, je tissais ainsi des liens d’amitié en partageant ces coulisses ouvertes des personnels des boîtes de nuit, et j’apprenais à saisir les micro-actions par lesquelles ils maintenaient une atmosphère propice à la fête et à la consommation.

Là encore, le cheminement pour trouver sa place d’ethnologue éclaire bien des dimensions des rassemblements musicaux et dansés étudiés ainsi que les environnements sociaux auxquels ils sont attachés. Le parcours précis que j’ai emprunté sur chacun des terrains suit également les orientations de mes recherches. La morphogénèse d’une pratique bouffonne dans le cercle de Ségou Mali qui implique de saisir le groupe ; les dynamiques de circulations et d’ancrages au sein de rassemblements musicaux et dansés à Accra, qui s’ajustent à ma recherche d’espaces de résonnance dans cette ville.

La juste distance

Ainsi déconstruite, en quoi cette approche de l’engagement ethnographique peut-elle être heuristique ? Décortiquer l’observation participante en tant qu’engagement dans sa dimension expérientielle, relationnelle, cinétique et sociale vise à affiner notre regard sur les processus dynamiques qui éclairent les conditions de participation de l’ethnologue, en prenant pour étude de cas, la participation à des rassemblements musicaux et dansés.

Cette approche a permis de dépasser une vision relativement essentialisante d’une part de l’événement musical et dansé, d’autre part de la qualité de chercheur. En effet, l’opposition entre implication et distanciation véhicule l’image d’une unité d’événement faisant fi de la pluralité des participants et de leurs modes d’engagement. Aussi, l’ethnologue est un acteur social, et un participant parmi d’autres, jonglant comme tout un chacun avec différentes identités sociales, attachements, intentions. Tout en devant s’ajuster au mouvement d’ensemble, la qualité de chercheur prend parfois le pas sur celle de danseur/chorégraphe/musicien/bouffon ou autre. Pour revenir sur l’étude de Fabrice David29 citée plus haut, il a ressenti le besoin d’entrer dans la danse pendant les répétitions du groupe folklorique qu’il suivait, en revanche, il a refusé de monter sur scène pendant les compétitions. Cette décision s’inscrit dans un parcours bien particulier : celui d’un chorégraphe, dans un milieu compétitif, qui était de ce potentiellement un concurrent des groupes auprès desquels il voulait réaliser sa recherche, ce qui a été un premier obstacle sur son terrain. Ainsi, même les présences, actions et relations ne sont pas directement liées au travail de recherche à proprement dit, mais à des relations de réciprocité filées au fil des jours, la position relationnelle d’ethnologue n’est pas pour autant effacée, elle prend le pas sur les autres relations selon les situations.

L’expérience personnelle du chercheur peut être alors « instituée comme l’instance ultime de la connaissance ethnographique »30 du fait d’un apprentissage et un positionnement donné par ses différentes dimensions de l’engagement. La co-présence de l’expérience donne les bases d’une attention partagée. Les relations liées aux différentes positions sociales se construisent en fonction des situations, en même temps que les modes de vivre ensemble s’apprennent. La dimension cinétique de l’engagement marque dans l’espace et le temps l’ensemble de ces ajustements. Autrement dit, la pratique ethnologique n’échappe pas aux problématiques des espaces de sociabilité dans lesquels sa recherche s’inscrit, sans pour autant effacer la position d’ethnologue.

Notes

  1. Fogel Frédérique, Rivoal Isabelle, « Introduction », Ateliers du LESC, 33, 2009. URL : https://journals.openedition.org/atelierslesc/8192.
  2. Guisgand Philippe et Schiller Gretchen, « Éditorial », Recherches en danse, 6, 2017. URL : https://journals.openedition.org/danse/1651.
  3. Winkin Yves, « L’observation participante est-elle un leurre ? », Communication et organisation, 12, 1997. URL : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.1983 ; Williams Drid, « Fieldwork », in : Buckland Theresa J. (dir.), Dance in the Field Theory, Methods and Issues in Dance Ethnography, New York, Palgrave Macmillan, 1999, p. 26-40, p. 32.
  4. Favret-Saada Jeanne, « Être affecté », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 8, 1990, p. 3-9.
  5. Kilani Mondher, « L’anthropologie de terrain et le terrain de l’anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie », Travaux du Centre de Recherches sémiologiques 55, 1988 p. 1-38. Winkin Yves, loc.cit.
  6. Beaudet Jean-Michel, Fléty Laura, « Introduction », Ateliers d’anthropologie, 50, 2021. URL : https://journals.openedition.org/ateliers/14796.
  7. Jones E. Jean Johnson, « The Choreographic Notebook: a Dynamic Documentation of the Choreographic Process of Kokuma Dance Theatre, an African-Caribbean Dance Company », in : Buckland , op. cit., p.100-110, p. 108.
  8. Godard Hubert « Le geste et sa perception », in : Marcelle Michel, Isabelle Ginot (dir.), La Danse au XXe siècle, Paris, Larousse, 2002, p. 239.
  9. Moore Carol-Lynne, Yamamoto Kaoru, Beyond Words. Movement Observation and Analysis, London, Routledge, 2012 (1988).
  10. Gore Georgiana, Bakka Egil, « Constructing Dance Knowledge in the Field: Bridging the Gap between Realisation and Concept », in : Cooper Albright Ann, Davida Dena, Davies Cordova Sarah (éd.), Re-Thinking Practice and Theory. Proceedings Thirtieth Annual Conference, Riverside, Society for Dance History Scholars, 2007, p. 93-97.
  11. Cette acception de l’engagement est ici restreinte à sa dimension pragmatique mais qui pose la relation à d’autres formes d’engagement : « nous savons par la microsociologie des cadres de l’expérience que toute activité est un engagement concerté impliquant des formes de régulation réciproques telles qu’on peut les observer dans les espaces de visibilité mutuelle ou dans les situations de coordination de l’action. Reste que la non-dissociation des catégories de l’action, de la cognition et de la perception, à l’œuvre dans cette définition élargie de l’engagement (…) mériterait que l’on s’y attarde dès lors qu’il s’agit d’action et d’engagement politique » Joseph Isaac, L’athlète moral et l’enquêteur modeste, Paris, Economica, 2007, p.170. Pour un tour d’horizon plus large de cette question, voir Cohen Patrice, Monjaret Anne, Rémy Éric, Sirost Olivier (dir.), Colloque Ethnographies plurielles, # 7 :Ethnographies et engagements, Actes du colloque. 2017. URL : https://normandie-univ.hal.science/hal-01885013.
  12. Becker Howard S., « Préface » dans Jean Peneff, Le goût de l’observation, Paris, La Découverte, 2009, p. 5-7.
  13. Kilani Mondher, loc. cit., p. 16.
  14. Cette recherche a été menée en 2022-2023 dans le cadre d’une bourse du Merian Institute for Advanced Studies in Africa, financée par le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche allemand et de l’université du Ghana.
  15. Ibid. Blondet Marieke & Lantin Mallet Mickaële, « Introduction », in : Blondet Marieke, Lantin Mallet Mickaële  Anthropologie réflexive, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2017, p. 11-20.
  16. Peneff Jean, « Introduction », in : Peneff, op. cit. p. 9-14.
  17. Houseman Michael, « Éprouver l’initiation (Présentation) », Systèmes de pensée en Afrique noire, 18, 2008, p.7-40, p. 8.
  18. Fogel Frédérique, Rivoal Isabelle, loc. cit.
  19. La qualité d’étranger (dunan) est attribuée à toute personne ne résidant pas dans la localité, en tant que la personne est accueillie par un hôte (jatigi).
  20. David Fabrice, Étude anthropologique de la création chorégraphique d’un spectacle de danse bretonne : Abenn Dimeurh de l’ensemble musique et danse Kevrenn Alré (Bretagne, France), thèse de doctorat, Université Clermont Auvergne, Norwegian University of Science and echnology, 2018, p. 20.
  21. Garcia Luis-Manuel, « Doing Nightlife and EDMC Fieldwork », Guest Editor’s Introduction, Dancecult: Journal of Electronic Dance Music Culture, 5, 1, 2013, p. 3-17, p. 9.
  22. Carbonnel Laure, « Avec ou sans honte : la morale à l’épreuve de la bouffonnerie », in : Heintz Monica, Rivoal Isabelle (dir.), La morale et la cognition à l’épreuve du terrain, Nanterre, Presses universitaires Paris Nanterre, 2019, p. 229-250. Carbonnel Laure, « Les trois dimensions de la honte suivant les bouffons rituels du Mali », in : Baroin Catherine, Cooper Barbara (dir.), La honte au Sahel. Pudeur, respect, morale quotidienne, Paris, Sepia, 2018, p. 197-229.
  23. Kilani Mondher, « L’anthropologie de terrain et le terrain de l’anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie », loc. cit., p. 23.
  24. Quere Louis, « Sociabilité et interactions sociales », Réseaux, 6, 29, 1988, p. 75-91.
  25. Chappatte André, « Night life in southern urban Mali: being a Muslim maquisard in Bougouni », Journal of the Royal Anthropological Institute, 20, 3, 2014, p. 526-544.
  26. Gore Georgiana, « The Beat Goes On: Trance, Dance and Tribalism in Rave Culture », in :Thomas Helen (dir.) Dance in the City, London, Palgrave Macmillan, 1997, p. 50-67.
  27. Goffman Erving, Communication Conduct in an Island Community, Bethlehem, PA, mediastudies.press, 2022 [1953], p. 103.
  28. Moore Carol-Lynne, Yamamoto Kaoru, op. cit.
  29. David Fabrice, Étude anthropologique de la création chorégraphique d’un spectacle de danse bretonne : Abenn Dimeurh de l’ensemble musique et danse Kevrenn Alré (Bretagne, France), op. cit.
  30. Kilani Mondher, « L’anthropologie de terrain et le terrain de l’anthropologie. Observation, description et textualisation en anthropologie », loc. cit., p. 26.
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Chapitre de livre
Pessac
EAN html : 9791030010879
ISBN html : 979-10-300-1087-9
ISBN pdf : 979-10-300-1086-2
Volume : 4
ISSN : 3040-2956
Posté le 15/09/2024
11 p.
Code CLIL : 3122; 3656; 3657; 3686
licence CC by SA

Comment citer

Carbonnel, Laure, « L’engagement ethnographique : des modalités de co-présence dans un cheminement de connaissances situé », in : Gauthard, Nathalie, Martin, Éléonore, éd., Le terrain en arts vivants. Récits, méthodes, pratiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 4, 2024, 159-170, [en ligne] https://una-editions.fr/l-engagement-ethnographique [consulté le 02/09/2024].
10.46608/vademecum4.9791030010879.10
Illustration de couverture • Anthropomorphisme#37 Crédit : © Blodwenn Mauffret, Guérande, août 2019
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