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L’idée de monarchie impériale
dans la Cyropédie de Xénophon*

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans Ktèma 3, 1978, p. 133-163.

Malgré la clarté de son style et la limpidité de sa narration linéaire, la Cyropédie est une œuvre énigmatique. La principale difficulté vient de l’incertitude sur les intentions de Xénophon.

Le personnage de Cyrus, pour les Grecs du IVe siècle, se situe aux confins de l’histoire et de la légende1. Tout le monde s’accorde à dire que Cyrus a régné vers le milieu du VIsiècle et qu’il a été le fondateur de l’empire perse. Sur presque tout le reste, sur la naissance de Cyrus, sur son enfance, sur son ascension, sur le rythme et l’étendue de ses conquêtes, sur sa mort enfin, les versions les plus contradictoires circulent. Pour reconstruire son histoire de Cyrus, Xénophon dispose donc d’une très grande liberté : il peut sur chaque point choisir celle des traditions grecques ou orientales2 qui lui convient le mieux et même, à l’occasion, substituer à des sources incertaines, insuffisantes et contradictoires sa propre interprétation des événements. “Tout ce que nous avons appris, tout ce que nous croyons avoir compris au sujet de Cyrus, nous allons essayer de le raconter”, Ὅσα οὖν καὶ ἐπυθόμεθα καὶ ᾐσθῆσθαι δοκοῦμεν περὶ αὐτοῦ, ταῦτα πειρασόμεθα διηγήσασθαι (I, 1, 6). Le récit de Xénophon se fonde sur sa documentation, mais aussi sur son intuition. La Cyropédie est moins une enquête prudente et minutieuse qu’un exercice d’imagination à propos d’un personnage historique.

L’expression consacrée de “roman historique” n’est pas pour autant légitime. La Cyropédie est moins pittoresque et moins romanesque que les récits “historiques” d’Hérodote ou de Ctésias. Le but principal de Xénophon n’est pas de divertir son lecteur par des descriptions exotiques, des récits merveilleux ou des aventures pleines de rebondissements. Le choix ou l’invention de telle ou telle version des faits ne peuvent être simplement attribués ni à un souci d’exactitude historique, ni à la fantaisie romanesque de l’auteur.

L’intention de Xénophon dans la Cyropédie est fondamentalement didactique. Presque tous les commentateurs l’admettent3, mais la question rebondit : que Xénophon cherche-t-il à montrer ?

Le premier chapitre (I, 1), qui sert de prologue à l’ensemble de l’œuvre, paraît apporter une réponse sur ce point. Xénophon commence son ouvrage par une série de constatations. Le premier fait d’expérience qu’il invoque, c’est l’instabilité des régimes politiques : beaucoup de démocraties ont été renversées par des oligarques, beaucoup de monarchies et d’oligarchies ont été détruites par le dèmos, un tyran est considéré comme un habile homme quand il s’est maintenu quelque temps au pouvoir (I, 1, 1). Le même thème est développé dans l’Agésilas, I, 4, où il vise à faire ressortir par contraste la stabilité de la royauté spartiate. Sa fonction est la même dans la Cyropédie : l’évocation de l’instabilité générale sert à introduire l’exception du gouvernement de Cyrus.

Avant que le cas exceptionnel de Cyrus ne soit présenté, cependant, l’analyse s’élargit et s’approfondit. Même dans les maisons privées, note Xénophon, les maîtres (δεσπόται) ont souvent beaucoup de peine à se faire obéir de leurs serviteurs. La remarque rappelle les préoccupations de l’Économique, où la direction de l’οἶκοςest à plusieurs reprises rapprochée de l’autorité politique ou militaire (Économique, XI, 23 ; XIII, 5 ; XXI, 2). Les difficultés que rencontrent les chefs politiques et les maîtres de maison contrastent avec la facilité avec laquelle les bergers commandent à leurs troupeaux et en tirent profit (Cyropédie, I, 1, 2). La comparaison du roi et du berger est traditionnelle depuis Homère4, mais Xénophon ne se contente pas de la reprendre : il oppose les sujets humains aux animaux domestiques. La confrontation ne porte plus sur les gouvernants, mais sur les gouvernés. Jamais les bêtes d’aucun troupeau n’ont conspiré contre leur berger : l’homme est le plus rebelle de tous les êtres vivants.

Au terme de ce premier paragraphe, les difficultés rencontrées par les chefs humains paraissent insurmontables, puisqu’elles semblent s’expliquer par la nature indocile de l’homme.

“Mais lorsque nous eûmes considéré qu’il a existé quelqu’un, le Perse Cyrus, qui se rendit maître d’un très grand nombre d’hommes dont il était obéi, d’un très grand nombre de cités, d’un très grand nombre de peuples, revenant sur notre opinion, nous fûmes obligés de reconnaître (ἠναγκαζόμεθα μετανοεῖν) que ce n’est une tâche ni impossible ni difficile de commander à des hommes (ἄρχειν ἀνθρώπων) si l’on sait s’y prendre (ἄν τις ἐπισταμένως τοῦτο πράττῃ)” (I, 1, 3)5. Le succès de Cyrus entraîne un changement complet de point de vue : il montre que l’obéissance des subordonnés dépend du savoir-faire du détenteur de l’autorité. Cyrus a conquis et conservé un immense empire grâce à ses talents. Qui peut le plus peut le moins. Un raisonnement a fortiori très simple permet de donner Cyrus en exemple à tous ceux qui exercent une autorité, dans quelque cadre et dans quelque régime que ce soit.

D’après le prologue, la Cyropédie serait, au sens étymologique du terme, une démonstration d’ἀρχή, dont la leçon serait utile non seulement à tous les monarques, mais aussi à tous les magistrats, à tous les chefs militaires et à tous les maîtres de maison. Xénophon se proposerait de faire apparaître en grandes lettres les qualités nécessaires à tout ἄρχων. Il est incontestable que l’art de commander est une des préoccupations majeures de Xénophon, et qu’on peut facilement tirer de la Cyropédie un portrait du bon chef, qui fait écho à beaucoup d’autres textes de l’auteur6. Un bon chef doit être compétent : de la sorte, ses subordonnés savent que leur propre intérêt est d’obéir à ses ordres (I, 6, 21)7. Un bon chef doit donner l’exemple de la piété, de la droiture et de la tempérance (VIII, 1, 25-30)8. Un bon chef doit veiller à pratiquer la justice, c’est-à-dire à distribuer punitions et récompenses selon le mérite et l’activité de chacun (I, 6, 2 ; II, 3, 16 ; VIII, 1, 39 ; VIII, 4, 3-5)9. Un bon chef doit se montrer bienveillant et généreux : c’est le meilleur moyen d’obtenir en retour la bienveillance de ses subordonnés (I, 6, 24 ; VIII, 2, 1)10. Enfin un bon chef doit être extrêmement vigilant : chacun doit se sentir tout à la fois protégé et surveillé (VIII, 1, 47 sqq.)11.

Tous ces préceptes sont importants aux yeux de Xénophon. Il est hors de doute que Xénophon a bien cherché, comme il l’affirme dans le prologue, à enseigner l’art de commander par l’exemple de Cyrus. Est-ce vraiment, cependant, le seul but visé par Xénophon dans la Cyropédie ?

Il semble un peu étrange que Xénophon ait écrit une biographie détaillée en huit livres pour donner à ses lecteurs des maximes de bon sens qu’il aurait pu présenter en quelques pages. Si tel était le cas, Xénophon mériterait le reproche qui lui est souvent adressé par des commentateurs modernes d’être superficiel et languissant12. Avant de prononcer un pareil jugement, il convient de s’assurer que la Cyropédie n’est pas inspirée par d’autres intentions, que l’auteur jugerait bon de ne pas dévoiler dans le chapitre liminaire. Supposer une telle dissimulation n’a rien d’arbitraire. Xénophon, rentré à Athènes après plus de trente ans d’exil13, avait de multiples raisons de se montrer prudent et de donner à son œuvre l’introduction la plus anodine possible. En outre, c’était une habitude générale des écrivains grecs classiques de ne pas expliciter toujours leur opinion personnelle, mais de laisser souvent le lecteur tirer les conclusions : c’est dans la composition de l’œuvre, dans les échos et les contrastes subtilement ménagés d’un passage à l’autre, que se découvrent les intentions de l’auteur14.

Le personnage de Cyrus, dans la tradition grecque, est très souvent l’incarnation du bon roi15. Déjà Eschyle opposait son ἀρετή et sa modération à l’ὕβρις de Xerxès (Perses, v. 768-772). Présenter Cyrus comme modèle à tous ceux qui exercent une ἀρχή n’a en apparence rien d’original et rien de subversif. On peut cependant se demander si Xénophon, après avoir endormi la méfiance du lecteur par son prologue, ne glisse pas dans son récit une propagande politique, d’autant plus efficace qu’elle est plus insidieuse. D’après plusieurs commentateurs, Xénophon, en faisant l’éloge constant de Cyrus, ne chercherait pas seulement à montrer que Cyrus est un bon roi, mais plus encore à donner l’impression que la royauté est le meilleur des régimes16. L’hypothèse est séduisante. Dès qu’on l’a formulée, cependant, on se heurte à une grave difficulté : dans la Cyropédie, Xénophon présente successivement deux régimes politiques extrêmement dissemblables, la πολιτεία traditionnelle perse avec sa royauté limitée et la monarchie absolue établie par Cyrus. Un seul de ces deux régimes – au plus – a pu correspondre à l’idéal politique de Xénophon.

La πολιτεία perse traditionnelle évoque la Sparte idéalisée de la République des Lacédémoniens et même, sur certains points, la République de Platon17 ; rien, dans la description qui en est faite, n’interdit d’y voir une “utopie politique”18. Le tableau de la Perse traditionnelle n’occupe cependant qu’un chapitre de la Cyropédie (I, 2) sur quarante et un. Si l’on admet qu’il correspond à l’idéal politique de Xénophon, il faut en conclure ou bien que tout le reste de la Cyropédie n’est que remplissage – ce qui est absurde – ou que la Cyropédie est l’histoire d’une évolution regrettable – ce qu’on ne saurait a priori exclure – ou que le but principal de Xénophon, dans la Cyropédie, n’est pas de tracer une utopie.

La description de la monarchie absolue établie par Cyrus occupe une place beaucoup plus importante dans l’œuvre : le chapitre 5 du livre VII et tout le livre VIII lui sont consacrés, et le récit de la conquête est en partie la présentation de sa genèse. Xénophon ferait-il, dans la Cyropédie, l’apologie de la monarchie absolue ? Un point doit d’emblée être souligné : la monarchie absolue établie par Cyrus est le gouvernement d’un empire. Cet empire territorial est, par son étendue et sa structure, fondamentalement différent des cités grecques : même si Xénophon faisait un éloge sans réserve de la monarchie absolue de Cyrus, on ne saurait en conclure que Xénophon est favorable à la monarchie dans une πόλις19.

La question de la monarchie est, dans la Cyropédie, étroitement liée à celle de l’empire. Xénophon prône-t-il la conquête et l’organisation d’un empire territorial ? La thèse a été notamment soutenue, de façon très brillante, par W. Prinz20. On peut faire valoir beaucoup d’arguments en sa faveur. Tout d’abord, c’est l’interprétation qui rend le mieux compte de l’ensemble du récit de la Cyropédie. Xénophon, dans cette perspective, ne donnerait pas seulement en exemple les qualités de chef de Cyrus, ou le régime qu’il a établi, mais toute son action, militaire et politique. En outre, l’idée de conquête a marqué la vie et l’œuvre de Xénophon ; elle est en Grèce, vers 360, à l’ordre du jour.

Xénophon a participé à deux tentatives de conquête asiatique, la campagne de Cyrus le Jeune en 401 et l’expédition d’Agésilas en 396-394. À une époque plus proche de la rédaction de la Cyropédie, Agésilas intervient à nouveau contre le Grand Roi, en Carie (365) puis en Égypte (361). Dans l’Agésilas, Xénophon insiste sur le “philhellénisme” du roi de Sparte (VII, 4-7) et le loue particulièrement d’avoir attaqué le Grand Roi sur son territoire et d’avoir fait de l’Asie l’enjeu de la guerre (περὶ τῆς Ἀσίας τὸν ἀγῶνα καθιστάναι, I, 8).

Avant l’assassinat de Jason en 370, on avait prêté au tyran de Phères l’intention de conquérir la Grèce puis l’Orient. Dans les Helléniques (VI, 1, 4-16), Xénophon fait exposer les projets de Jason par Polydamas de Pharsale, et souligne les inquiétudes qu’ils suscitent : il paraît considérer le plan de Jason comme réalisable.

À Athènes même, depuis le Panégyrique (380), Isocrate ne cesse de réclamer une guerre panhellénique contre le Barbare. Son programme trouvera son expression la plus achevée dans le Philippe (346), mais il semble qu’il ait déjà adressé des conseils similaires à Denys de Syracuse et à Alexandre de Phères21.

Le thème d’une conquête – et particulièrement d’une conquête menée par un souverain – rappelle trop étroitement l’expérience personnelle de Xénophon et les préoccupations du moment pour que les lecteurs du IVe siècle ne voient pas se profiler, derrière la figure mi-historique, mi-légendaire de Cyrus, un possible conquérant grec de l’Asie. La Cyropédie doit être lue en transparence. Il est légitime de chercher dans la Cyropédie des éléments de réponse aux questions que se posaient beaucoup de Grecs aux environs de 360 : la conquête de l’Asie est-elle possible ? est-elle durable ? quelles seront ses répercussions politiques ? que deviendront les Grecs qui seront partis, et ceux qui seront restés ?

Sur tous ces problèmes, le point de vue de Xénophon ne saurait apparaître qu’au terme d’un examen précis de l’œuvre. Seule une analyse rigoureuse de la Cyropédie permettra de déterminer si Xénophon fait de la propagande en faveur de la conquête ou s’il en souligne les risques22.

Cyrus avant la conquête

Le début de la Cyropédie, si on le confronte avec le récit d’Hérodote sur la naissance et l’enfance de Cyrus (I, 107-130), frappe d’abord par l’absence de tout élément merveilleux. Aucun rêve, aucun prodige ne vient annoncer que l’enfant à naître sera maître du monde. Aucun hasard miraculeux ne le sauve de la mort. Aucun signe extraordinaire ne le fait reconnaître. Tous ces thèmes, assez traditionnels, de la “légende du conquérant”23 ont été délibérément écartés par Xénophon. Xénophon n’a pas voulu que son héros apparaisse comme un être prédestiné, dont le succès serait dû à l’action mystérieuse de puissances surhumaines24. Pour Xénophon, les conquêtes exceptionnelles de Cyrus s’expliquent rationnellement, techniquement même, par ses talents exceptionnels de chef. Sa virtuosité dans l’art du commandement s’explique elle-même par sa naissance (γέννα)25 , par sa nature (φύσις)26 et surtout par son éducation (I, 1, 6).

Xénophon se contente de quelques mots sur les ancêtres de Cyrus et ses qualités innées, mais consacre tout un chapitre (I, 2) à la παιδεία de Cyrus, ou plus exactement à la παιδεία perse, car Cyrus reçoit exactement la même éducation que les autres jeunes Perses de la classe des homotimes. Les enfants sont élevés en groupe, sous la direction de maîtres nommés par les Anciens. Après quoi, ils passent dans la classe des “éphèbes”, où ils mènent pendant dix ans une vie entièrement communautaire partagée entre la chasse et les garnisons (I, 2, 6-12). Ce système éducatif évoque sur bien des points l’ἀγωγή spartiate décrite dans la République des Lacédémoniens27. Il convient cependant de souligner plusieurs différences importantes. L’éducation perse est théoriquement ouverte à tous, même si en fait les enfants des familles aisées peuvent seuls en profiter ; la distinction entre les homotimes et les autres Perses est beaucoup moins rigide et beaucoup moins profonde que celle qui oppose les homoioi et les autres catégories sociales de Sparte. En outre, si la Cyropédie exalte les vertus spartiates de tempérance, d’endurance et d’obéissance, les Perses de Xénophon cherchent surtout à inculquer à leurs enfants le sens de la justice (δικαιοσύνη), qui, de l’aveu même des laconisants, n’était pas une préoccupation fondamentale des Spartiates. Enfin et surtout, Cyrus, quoique successeur désigné de son père, est soumis à la paideia perse exactement comme les autres enfants ; il n’est pas, comme les princes héritiers de Sparte, dispensé de l’ἀγωγή28. La παιδεία de la Cyropédie est débarrassée des aspects de l’éducation spartiate qui pouvaient choquer la plupart des Grecs.

Il semble qu’au IVe siècle un courant d’opinion assez important ait souhaité que la cité organise et contrôle plus étroitement l’éducation des citoyens. C’est le vœu non seulement de Platon, mais aussi d’Aristote : “il est manifeste que l’éducation doit nécessairement être une et identique pour tous, et que le soin de l’assurer relève de la communauté et non de l’initiative privée” (Politique, VIII, 1, 1337a, 21-22). La réorganisation de l’éphébie à Athènes et la création de magistrats comme les pédonomes dans de nombreuses cités paraissent exprimer, au moins en partie, de semblables préoccupations29. La παιδεία de la Cyropédie est plus qu’une imitation de Sparte : c’est la projection dans un lointain passé perse de conceptions, d’idéaux et de projets de réforme assez répandus dans toute la Grèce vers 360.

Xénophon élargit sa description de la παιδεία en une présentation de la πολιτεία perse traditionnelle, manifestant ainsi que, selon lui, la bonne éducation reçue par Cyrus est inséparable de l’organisation politique de sa patrie. La πολιτεία de la Cyropédie ne correspond exactement à aucun régime connu. Elle évoque Sparte par ses classes d’âge et par le rôle important laissé aux Anciens, notamment en matière judiciaire (I, 2, 14). Elle est cependant moins oligarchique : tous les adultes “qui ont vécu jusqu’au bout de façon irréprochable” font partie des Anciens et jouissent des mêmes droits (I, 2, 15). Le point fondamental, néanmoins, c’est que les homotimes, qui se tiennent en permanence “à la disposition des magistrats” (I, 2, 13), paraissent se consacrer principalement, sinon exclusivement, à la guerre et au service de la communauté. Ce trait rappelle Sparte, mais une coutume semblable pourrait être adoptée dans n’importe quelle cité aristocratique sans bouleversement de l’ordre social. Même à Athènes, un tel régime n’est pas inconcevable : le programme économique des Poroi visait à permettre l’entretien de tous les Athéniens comme “citoyens à temps complet”30.

La πολιτεία de la Cyropédie ne peut apparaître comme un modèle pour les cités grecques que parce qu’elle est fondamentalement une constitution de cité grecque. À l’intérieur de chaque classe d’âge règne l’égalité de droits : Τὸ ἴσον ἔχειν δίκαιον νομίζεται (Ι, 3, 18). Tous sont soumis aux lois et aux magistrats, même le roi. La royauté perse traditionnelle imaginée par Xénophon correspond exactement à la catégorie de la “royauté laconienne” analysée par Aristote dans la Politique, III, 14, 1285a : elle est κατὰ νόμον, conforme à la coutume dans son existence et dans son exercice ; elle n’est pas souveraine en tout (οὐ κυρία πάντων) ; elle n’est guère plus qu’une “stratégie à vie héréditaire”. Ce caractère légal et limité de la royauté perse est souligné par le contraste avec le despotisme “tyrannique” de la monarchie mède. Mandane met en garde Cyrus contre l’imitation de son grand-père Astyage : s’il adopte les mêmes manières, il pourrait bien, de retour en Perse, “mourir sous le fouet” (I, 3, 18).

La Perse du début de la Cyropédie a tous les traits d’une πόλις grecque ; Cyrus lui-même, avant la conquête, fait penser à un prince lacédémonien ou plus généralement à un jeune aristocrate brillant de n’importe quelle cité grecque. Xénophon suggère ainsi que quelques réformes politiques et pédagogiques suffiraient à rendre possible31, un peu partout dans le monde grec du IVe siècle, l’apparition d’un Cyrus grec32.

La conquête

Au début de l’expédition qui le rendra maître de l’Asie, Cyrus ne dispose que de troupes peu nombreuses, mille homotimes servant comme hoplites et trente mille soldats armés plus légèrement (I, 5, 5) ; il n’a aucune cavalerie. Sa position personnelle est assez fragile : il n’est pas encore roi des Perses, il est simplement désigné par les Anciens comme chef de l’armée (I, 5, 5)33. Son oncle et allié Cyaxare, le roi des Mèdes, est beaucoup plus puissant que lui. Le contraste entre la faiblesse initiale de Cyrus et l’ampleur de ses succès fait évidemment ressortir son ἀρετή et son habileté, qui apparaissent comme les facteurs essentiels de la conquête. Au point de départ, Cyrus n’est guère plus que le chef des auxiliaires perses de Cyaxare : il est probable que sa situation évoque, pour les lecteurs de Xénophon, la position des stratèges et condottieri grecs qui vont offrir leur concours aux rois et satrapes d’Orient – celle des stratèges de l’Anabase, celle d’Agésilas en Carie en 365, celle du même Agésilas en Égypte en 361, par exemple34. Si ce rapprochement est délibérément suggéré par Xénophon – ce qui est probable – on peut en tirer une conclusion importante sur l’idée que Xénophon se faisait d’une éventuelle conquête grecque de l’Asie : l’intervention – banale – de quelques troupes grecques dans l’une des nombreuses révoltes que connaissait alors l’empire perse pourrait fournir à un chef habile l’occasion d’une conquête de l’Asie. À cet égard, les conceptions de Xénophon paraissent différer notablement de celles d’Isocrate : pour Xénophon, la conquête grecque de l’Asie pourrait commencer par une modeste expédition, destinée en principe à appuyer un dynaste ou un satrape, mais qui, peu à peu, dévoilerait des ambitions plus vastes au fur et à mesure qu’elle étendrait son rayon d’action ; il n’est pas nécessaire qu’elle revête la forme d’une croisade panhellénique contre le Grand Roi. L’union de tous les Grecs n’étant pas un préalable indispensable, la conquête reste possible malgré les divisions de la Grèce soulignées dans la conclusion des Helléniques (VII, 5, 26-27). Tout dépend de la valeur du chef, ou plus exactement, de l’ampleur de sa supériorité sur les chefs ennemis et alliés.

Le Cyrus de Xénophon est un tacticien remarquable et un excellent stratège35 : il mène ses campagnes avec une extrême rapidité, ne laissant à l’adversaire ni le temps de se préparer ni le temps de réparer ses pertes ; il surprend souvent l’ennemi, mais, toujours sur ses gardes, il n’est jamais surpris ; il cache soigneusement son jeu, dissimulant ses effectifs et ses intentions, mais ses services d’espionnage nombreux et diversifiés36 lui permettent d’être exactement renseigné sur les plans de l’état-major opposé ; sachant que “les meilleurs stratagèmes sont les stratagèmes nouveaux” (τὰ καινὰ μηχανήματα, I, 6, 39), il invente à chaque bataille de nouvelles tactiques et de nouvelles ruses. Certes, la Cyropédie est, par certains de ses aspects, un manuel de stratégie appliquée. Néanmoins, Xénophon insiste beaucoup plus sur les qualités psychologiques de Cyrus que sur ses qualités militaires : si Cyrus est devenu maître de l’Asie, c’est principalement parce qu’il a su gagner l’attachement profond et exclusif de ses propres troupes, de beaucoup d’ennemis et surtout des soldats et officiers alliés.

Avant même son départ de Perse, Cyrus jouit d’un grand prestige auprès des homotimes, qui connaissent ses qualités pour s’être exercés avec lui et pour avoir chassé avec lui. D’autre part, dès son arrivée en Médie, Cyrus obtient de Cyaxare la fourniture d’une panoplie d’hoplite pour chacun des Perses : non seulement il accroît ainsi considérablement l’efficacité de son armée, mais il gagne encore la reconnaissance des trente mille combattants armés auparavant à la légère, qui se voient grâce à lui promus au même rang que les homotimes (II, 1, 9-19). En outre Cyrus se soucie constamment et ostensiblement de la sécurité (V, 3, 56 ; V, 4, 43 par exemple), du ravitaillement (I, 6, 7-10), de la santé (I, 6, 15-18) et du moral de ses troupes (VI, 2, 13-40). Les Perses, faisant confiance à Cyrus, se montrent disciplinés et pleins d’ardeur dans le combat, ce qui leur permet de vaincre ; chaque victoire, en retour, accroît la réputation de Cyrus et la confiance de ses troupes. C’est la spirale du succès.

Les soldats obéissent avec empressement à Cyrus, car ils savent que c’est leur intérêt, que Cyrus les conduira à la victoire… et au butin. D’après la Cyropédie, la distribution de butin est indispensable à un chef pour maintenir son autorité. C’est ce qu’en termes pudiques Cyrus déclare à Crésus (VII, 2, 11) : “si mes soldats ne retirent pas quelque fruit de leurs travaux (εἰ μή τινα καρπὸν λήψονται τῶν πόνων), je ne pourrai pas les tenir plus longtemps dans l’obéissance”. Ce butin si important, le Cyrus de Xénophon tient à le distribuer justement, c’est-à-dire en proportion du mérite. Alors que son armée s’entraîne encore en Médie, avant toute opération, Cyrus réunit l’assemblée pour établir un principe de répartition du butin. À l’instigation de Cyrus, ses amis prononcent des discours visant à rejeter l’égalité arithmétique (la même part pour tous) au profit de l’égalité géométrique (à chacun selon son mérite)37 ; la solution conforme à ses préférences est adoptée (II, 2, 18 ; II, 3, 16). Bien entendu, c’est Cyrus lui-même qui, après chaque combat, décide du mérite respectif de chacun. Ainsi, l’espoir du butin provoque à la fois l’émulation entre guerriers et l’empressement de tous auprès du chef.

Cyrus est aussi un virtuose dans l’art de susciter les ralliements. Ce talent apparaît dès le début de l’expédition. Après avoir forcé les Arméniens à se rendre sans condition, Cyrus fait comparaître le roi devant lui, avec un sens accompli de la mise en scène, et laisse craindre la plus extrême sévérité. Sa magnanimité n’en apparaît que mieux ensuite lorsqu’il laisse au roi la vie et le trône (III, 1). Ainsi, non seulement Cyrus oblige les Arméniens à payer à nouveau le tribut à Cyaxare, ce qui était le but initial de l’opération, mais il gagne l’admiration et la reconnaissance de Tigrane, le fils du roi, et la sympathie des quatre mille Arméniens qui le suivront dans toutes ses campagnes.

Plus tard, dans sa campagne contre les Assyriens, Cyrus bénéficie de plusieurs ralliements spontanés, celui de Gobryas (IV, 6) notamment. Il ne s’en contente pas, et cherche systématiquement à provoquer des défections dans les rangs ennemis. Gobryas étant venu à Cyrus par haine du nouveau roi d’Assyrie, qui avait tué son fils, Cyrus lui demande quels autres grands personnages assyriens ont été victimes de l’ὕβρις royale ; une fois renseigné, il charge Gobryas de prendre contact avec Gadatas, dont le roi d’Assyrie a fait un eunuque (V, 2, 27-29 ; V, 3, 15). Lorsque, après son ralliement, Gadatas voit ses terres menacées par une campagne de représailles du roi d’Assyrie, Cyrus, abandonnant toute autre entreprise, se précipite pour le défendre. La raison d’un tel empressement est clairement exprimée par Cyrus dans son discours aux alliés : “Si nous avons l’air de délaisser Gadatas, par quels arguments pourrions-nous persuader aux autres de nous être agréables ?” (V, 3, 33). Autrement dit, l’appui solide assuré aux premiers ralliés vise à encourager de nouveaux ralliements38.

Tout en soulignant la magnanimité et l’habile propagande de Cyrus, Xénophon montre clairement que la brutalité et l’impopularité du roi d’Assyrie lui ont grandement facilité la tâche : autant que les qualités propres de Cyrus, c’est le contraste avec le chef ennemi qui a été le facteur décisif des ralliements.

Cependant, ce qui fait le mieux apparaître l’habileté politique de Cyrus, c’est la façon dont il enlève à Cyaxare, en douceur, le commandement de l’expédition. Après la première victoire commune des Perses et des Mèdes sur les Assyriens, Cyaxare veut “jouir” de son succès (IV, 1, 13) ; Cyrus, lui, veut l’exploiter en poursuivant l’ennemi. Ce faisant, il agit dans l’intérêt commun ; dès lors qu’il ne dispose pas encore de cavalerie perse, il est naturel qu’il demande à Cyaxare d’autoriser les cavaliers mèdes qui le voudront à combattre avec lui ; Cyaxare ne peut pas refuser son accord. Artabaze, l’ami – très passionné – de Cyrus, pousse alors les autres Mèdes à se joindre à Cyrus. Il obtient un succès complet : tous les Mèdes, sauf ceux de la tente de Cyaxare, accompagnent Cyrus dans la poursuite des Assyriens. Si les Mèdes sont si nombreux à suivre Cyrus, c’est, dit Xénophon, par reconnaissance – Cyrus a obligé beaucoup de Mèdes pendant son premier séjour en Médie, auprès de son grand-père Astyage –, par admiration, par ambition – Cyrus paraît promis à un bel avenir – et par espoir de butin (IV, 2, 9-10). Lorsque, après une nuit de beuverie, Cyaxare s’aperçoit qu’il est presque seul, il entre dans une grande colère, envoie une lettre de reproches à Cyrus et ordonne aux Mèdes de revenir immédiatement auprès de lui (IV, 5, 8-10). Après avoir temporisé quelque temps, Cyrus écrit à son oncle pour se justifier, mais garde avec lui les troupes mèdes (IV, 5, 20-34). Un peu plus tard, Cyrus suggère aux Mèdes de tirer du butin une part de choix pour Cyaxare. La proposition est perfide. Les Mèdes déclarent en riant qu’il faut “choisir des femmes” pour Cyaxare (IV, 5, 51-52). En agissant de la sorte, Cyrus contribue à développer chez les Mèdes l’idée que leur roi est un souverain paresseux et jouisseur.

Lors de l’entrevue du livre V, 5, Cyrus fait préparer pour Cyaxare la plus belle tente du camp, celle qui appartenait auparavant au roi d’Assyrie, mais il s’avance à la rencontre de son oncle avec toute son armée, manifestant ainsi que, s’il reconnaît encore à Cyaxare le premier rang et s’il lui concède le plus grand luxe, il dispose, lui Cyrus, de l’autorité effective sur les troupes les plus nombreuses. Cyaxare ne s’y trompe pas. Cyrus a beau protester de sa loyauté et rappeler les services qu’il a rendus à la cause commune, Cyaxare n’abandonne pas ses griefs et finit par formuler le reproche suivant : “… Si tu me trouves déraisonnable de prendre tout cela à cœur, mets-toi à ma place et vois comme tout cela se présente alors à tes yeux : quoi, si les chiens que tu élèves pour vous garder toi et les tiens, quelqu’un, en les soignant bien, les rendait plus familiers avec lui qu’avec toi, te réjouirais-tu de ces soins ? Si cette comparaison te paraît faible…, considérons l’être que les hommes chérissent par-dessus tout et choient comme leur bien le plus cher : si un homme courtisait ta femme et se faisait aimer d’elle plus que toi, te réjouirais-tu de ses attentions ? … En fait, Cyrus, il me semble que c’est, sinon tout à fait, du moins à peu près comme cela que tu m’as traité” (V, 5, 28-33). Cyaxare accuse ainsi Cyrus d’avoir séduit ses troupes. Cyrus ne trouve rien à répondre, il se contente de réaffirmer son affection pour son oncle (V, 5, 35-36). Les griefs de Cyaxare correspondent trop exactement au récit qui précède pour ne pas exprimer la pensée de Xénophon. Pour Xénophon, un conquérant est, au sens plein du terme, un séducteur.

Le don de susciter l’εὔνοια est la plus redoutable des armes non seulement à l’égard des ennemis mais à l’égard des alliés. Le chef privé par un rival plus heureux de l’affection, de l’estime et de l’obéissance de ses sujets n’a aucun recours : avec quelles troupes ramènerait-il à lui ceux qui l’ont abandonné ? Cyaxare, dépourvu d’énergie mais non de lucidité, se garde bien de provoquer l’épreuve de force. Il préside encore, en grande pompe, le conseil qui, après deux nets succès sur les Assyriens, doit décider de l’arrêt ou de la poursuite de l’expédition (VI, 1, 6). Les orateurs sont tous des amis de Cyrus, qui se sont concertés avec lui, et qui prônent la poursuite des opérations. Dans ces conditions, Cyaxare ne peut que se rallier à l’avis général et accepter le plan stratégique proposé par Cyrus (VI, 1, 21). Un peu plus tard, Cyaxare laisse Cyrus affronter seul Crésus, et se contente de “garder son pays” avec le tiers des Mèdes (VI, 3, 1). Après quoi, il disparaît complètement de la scène militaire. Il n’intervient plus dans la Cyropédie que pour donner à Cyrus sa fille, avec la Médie en dot (VI, 4, 5).

Du récit de la conquête de Cyrus dans la Cyropédie se dégage une leçon générale : il est possible au chef d’une troupe peu nombreuse, allié à un puissant souverain indolent contre un puissant souverain impopulaire, de se rendre maître d’un immense empire, s’il fait preuve d’énergie et d’habileté stratégique, et surtout s’il sait gagner la sympathie et l’appui de tous. Il ne dépend évidemment pas du conquérant d’avoir affaire à des adversaires médiocres ou remarquables. Cependant, le contraste entre Cyrus et les deux autres chefs ne tient pas uniquement aux caprices de la φύσις : il s’explique aussi et surtout par les éducations différentes qu’ils ont reçues. Tandis que Cyrus apprenait l’endurance et la justice, Cyaxare prenait goût à la jouissance et le futur roi d’Assyrie se laissait aller à sa violence naturelle. Un chef ayant reçu une bonne παιδεία dans une πολιτεία isonomique a de fortes chances de se montrer supérieur, tant dans le combat que dans le maniement des hommes, à des rivaux mal éduqués dans des régimes despotiques. Si l’on met en rapport cette leçon générale de la Cyropédie avec la situation contemporaine de Xénophon, on retire l’impression que, pour Xénophon, la conquête d’un empire perse décadent n’aurait rien d’impossible à un chef grec doué et bien éduqué.

La conquête d’Alexandre évoque à bien des égards la Cyropédie39. La stratégie d’Alexandre, comme celle de Cyrus, est fondée sur la rapidité et la surprise. Comme Cyrus, Alexandre use constamment de récompenses pour entretenir l’émulation entre ses soldats ; comme lui, il traite avec magnanimité les prisonniers et plus encore les prisonnières de haut rang40 ; comme lui, il prend dans son entourage des nobles ennemis qui se sont ralliés à lui, afin d’encourager de nouveaux ralliements.

Si les qualités militaires et psychologiques manifestées par Alexandre dans la conquête rappellent celles du Cyrus de Xénophon, Alexandre paraît avoir bénéficié, au départ, d’atouts plus importants que Cyrus. Ses effectifs étaient plus nombreux. Roi des Macédoniens et ἡγεμών de la ligue de Corinthe, il était d’emblée le seul chef de l’expédition ; il n’avait à ses côtés aucun Cyaxare qu’il lui aurait fallu peu à peu écarter41. Il semble que Xénophon, au début de la Cyropédie, ait placé Cyrus dans les conditions les plus difficiles compatibles avec son succès. De la sorte, la valeur démonstrative de l’œuvre atteint son maximum : si Cyrus a réussi, un chef de même talent placé dans de meilleures conditions doit a fortiori réussir.

La monarchie impériale42

Après la prise de Babylone, Cyrus offre d’abord les prémices du butin aux dieux et répartit entre eux les sanctuaires de la ville43, puis distribue à ses compagnons maisons (οἰκίας) et résidences officielles (ἀρχεῖα) (VII, 5, 35-36). Après quoi, Cyrus introduit de nouveaux usages “parce qu’il désirait désormais, pour lui-même, se mettre sur le pied qu’il jugeait convenable à un roi” (ἐπιθυμῶν ὁ Κῦρος ἤδη κατασκευάσασθαι καὶ αὐτὸς ὡς βασιλεῖ ἡγεῖτο πρέπειν, VII, 5, 37). C’est la première fois que Xénophon donne à Cyrus le titre de βασιλεύς. En Perse, pourtant, c’est encore Cambyse qui règne ; Cyrus n’est toujours que prince héritier. Le contexte éclaire l’apparition du terme : la royauté, c’est la part de butin que s’attribue Cyrus. Cyrus succède à Babylone au roi qu’il a vaincu44. Son pouvoir royal se fonde sur le droit de la conquête. Un peu plus tard (VII, 5, 57), Cyrus s’installe dans le palais royal de Babylone, manifestant ainsi aux yeux de tous sa nouvelle situation.

Pour le Cyrus de Xénophon, une certaine pompe “convient” à la royauté. Le verbe πρέπειν doit être compris dans son sens le plus fort : l’absence de tout apparat serait inconvenante et choquante. Si Cyrus “désire” l’adoption de coutumes soulignant la majesté de son pouvoir royal, ce n’est pas par un caprice de vanité, c’est parce qu’il voit dans l’étiquette et dans la magnificence (σεμνότης) de son aspect extérieur un ressort important de la monarchie qu’il est en train d’établir, c’est parce qu’il pense qu’un roi doit “ensorceler” ses sujets par des artifices (καταγοητεύειν, VIII, 1, 40).

Les usages que veut introduire Cyrus sont très éloignés de la simplicité traditionnelle de la royauté perse, comme de la familiarité qui régnait dans l’armée45. Cyrus craint de provoquer des réactions hostiles dans son entourage, s’il cherche à imposer de telles innovations. Il préfère agir avec l’assentiment de ses amis, σὺν τῇ τῶν φίλων γνώμῃ ; c’est pourquoi il a recours à un stratagème (ἐμηχανᾶτο, VII, 5, 37). Un matin, Cyrus s’installe sur une place publique très fréquentée et donne audience à tous ceux qui l’approchent ; la foule afflue ; ceux de ses amis qui parviennent à se frayer un chemin jusqu’à lui ne réussissent pas à s’entretenir avec lui ; le lendemain matin, la foule est plus dense encore. Cyrus pense avoir ainsi démontré par les faits d’une part qu’il lui est matériellement impossible de donner audience à tous, d’autre part qu’en essayant de se rendre accessible à tous, il prive ses amis de sa compagnie et s’interdit à lui-même tout loisir. Il suggère que désormais ceux qui voudront obtenir quelque chose de lui soient obligés de passer par l’intermédiaire de l’un de ses amis (VII, 5, 45). C’est là une façon très habile de présenter l’administration hiérarchisée qu’il veut créer : il souligne complaisamment l’influence accrue qu’exerceront ses proches sur les autres sujets, mais se garde bien d’évoquer l’autorité accrue qu’il exercera sur eux. Artabaze, Chrysantas et bien d’autres orateurs demandent que Cyrus se fasse moins accessible (VII, 5, 48-57). Le tour est joué. Cyrus a les mains libres pour organiser comme il l’entend le gouvernement de son empire.

Les institutions créées par Cyrus – qu’il s’agisse de la cour (VIII, 1, 6 sqq.), de la garde royale (VII, 5, 59 sqq.), des processions (VIII, 3, 34), des satrapies (VIII, 6, 1-13), des “yeux du roi” (VIII, 2, 10 ; VIII, 6, 16) ou de la poste (VIII, 6, 17 sq.) – ont été maintenues par ses successeurs (VIII, 1, 7) ; elles sont toujours en place dans l’empire perse contemporain de Xénophon. Leur présentation assez détaillée n’est pas pour autant, dans la Cyropédie, une simple description : en montrant comment et pourquoi Cyrus établit les principaux rouages du régime perse, Xénophon leur donne une valeur exemplaire. Toutes les mesures d’organisation prises par Cyrus sont parfaitement logiques : toutes découlent de l’existence même d’un empire. Ainsi, un grand empire a besoin d’une administration nombreuse, hiérarchisée et centralisée, fonctionnant comme une armée sur le champ de bataille : chacun transmet les ordres du roi à l’échelon immédiatement inférieur ; de la sorte, les décisions sont exécutées rapidement, et le roi garde le loisir nécessaire à la coordination de l’ensemble (VIII, 1, 14). Ainsi, pour limiter les conséquences d’une possible insubordination, il convient, dans un empire, de diviser les pouvoirs des fonctionnaires : c’est ce que fait Cyrus, en évitant notamment de laisser aux satrapes le commandement des garnisons installées dans les places fortes (VIII, 6, 1).

Dans les deux derniers livres de la Cyropédie, Xénophon suggère qu’un vaste empire ne peut être gouverné que par une monarchie absolue et centralisée de type perse. Un éventuel conquérant grec de l’Asie n’échapperait pas à cette nécessité.

Plus encore que sur les structures institutionnelles créées par Cyrus, Xénophon insiste sur les ressorts psychologiques dont use Cyrus pour assurer sa domination.

Au lendemain de la conquête, le pouvoir de Cyrus est mal accepté d’un certain nombre de peuples vaincus, qui ne se sont soumis que sous la contrainte (I, 1, 4-5). Il est notamment en butte à l’hostilité des Babyloniens : c’est une des raisons pour lesquelles il se donne une garde nombreuse (VII, 5, 59). À la veille de sa mort, au contraire, tous les peuples de son empire l’appellent “père” : “C’est un nom, note Xénophon, qui, de toute évidence, appartient plutôt à un bienfaiteur qu’à un spoliateur”, τοῦτο δὲ τοὔνομα δῆλον ὅτι εὐεργετοῦντός ἐστι μᾶλλον ἢ ἀφαιρουμένου (VIII, 2, 9). Ce retournement de l’opinion des peuples soumis, qui constitue un exploit psychologique, s’explique par la paix et la sécurité que Cyrus assure à tout son empire (VIII, 1, 45), par sa sollicitude particulière à l’égard des agriculteurs46 et par le soin qu’il prend de ceux qu’il destine à être esclaves, εἰς τὸ δουλεύειν (VIII, 1, 43). Ce dernier trait fait apparaître l’ambiguïté de la “bienveillance” de Cyrus à l’égard des peuples dépendants ; elle vise certes à susciter leur reconnaissance, mais plus encore à les amollir et à les maintenir dans la sujétion.

Le Cyrus de Xénophon n’envisage à aucun moment d’effacer la distinction entre vainqueurs et vaincus. L’idée d’une “fusion des races” ou même d’une fusion des élites est totalement étrangère à la Cyropédie47. Non seulement Cyrus ne cherche pas à établir de κοινωνία entre tous ses sujets, mais il s’attache soigneusement à maintenir les oppositions entre conquérants et peuples conquis, dominants et dominés. À deux reprises (VII, 5, 36 ; VII, 5, 72-73), Cyrus proclame avec vigueur que les biens et les personnes des vaincus appartiennent aux vainqueurs48. Les peuples soumis sont souvent qualifiés de δοῦλοι qui travaillent au service de leurs maîtres et leur paient tribut (ἐργάτας ἡμετέρους καὶ δασμοφόρους, VII, 5, 79) ; il faut se garder de leur donner la science et la pratique de la guerre (VII, 5, 79) ; tout au plus peuvent-ils servir comme valets (VIII, 1, 43). Dans l’empire de Cyrus tel que le dépeint Xénophon, une couche dirigeante peu nombreuse, ayant le monopole de l’activité guerrière, vit du travail d’une masse de paysans asservis. De tels rapports sociaux évoquent Sparte : les ἐργάται καὶ δασμοφόροι ressemblent aux hilotes, même s’ils sont traités avec beaucoup plus de ménagements.

Cette domination d’une mince élite sur des peuples nombreux est extrêmement vulnérable ; comme le dit Cyrus à “ses amis et alliés”, “c’est un plus grand travail de garder un empire que de le conquérir” (VII, 5, 76). Il ne saurait être question de relâcher l’effort et la discipline du temps de guerre. La fragilité même de l’empire est l’un des ressorts qui assurent au roi l’obéissance des conquérants. Dans l’empire de Cyrus, la domination collective des Perses et de quelques alliés n’a pas pour corollaire, comme à Sparte, l’égalité et la solidarité à l’intérieur du groupe dominant, mais au contraire la soumission au gouvernement absolu d’un seul. Des hauts fonctionnaires aux paysans asservis, tous les sujets de Cyrus lui doivent une obéissance sans faille. Dans la Cyropédie, ce qui distingue les hommes libres (ἐλεύθεροι) des esclaves (δοῦλοι), ce n’est pas que les uns ont un maître et les autres non, c’est qu’ils reçoivent du maître des ordres différents. C’est ainsi que Cyrus fait remarquer aux satrapes, pour qu’ils en tirent fierté, qu’il ne prescrit aux “esclaves” aucune des règles qu’il vient de leur donner : ὅτι τούτων ὧν νῦν ὑμῖν παρακελεύομαι οὐδὲν τοῖς δούλοις προστάττω(VIII, 6, 13). Le privilège des membres du groupe dominant, c’est de pouvoir et de devoir imiter le roi (VIII, 1, 23-30) au lieu de se voir imposer des tâches de production49.

Dans la Cyropédie, l’ensemble des conquérants est lié à Cyrus par la reconnaissance et par la menace d’une révolte des peuples conquis. Cet attachement collectif ne suffit pas à Cyrus, qui cherche à établir des liens personnels très forts entre lui et chacun de ses “amis”.

Le Cyrus de Xénophon, quelques années après la conquête, ne craint plus guère les individus appartenant aux peuples soumis : ils sont sans force et sans organisation (ἀνάλκιδες καὶ ἀσύντακτοι) et de surcroît ne l’approchent jamais (VIII, 1, 45). Au contraire, les grands, ceux-là même à qui Cyrus a confié des commandements50, peuvent en venir à penser qu’ils sont ἱκανοὶ ἄρχειν et aspirer au pouvoir suprême ; ils disposent de forces armées et sont en contact avec les gardes du roi (VIII, 1, 46). Le monarque ne saurait pour autant “se séparer d’eux” ni les désarmer tous sans mettre en péril l’empire lui-même (VIII, 1, 47)51. Ils sont tout à la fois, pour le monarque, un danger et un appui indispensable. Il est donc capital pour le roi de gagner leur sympathie.

Dans le discours qu’il tient à son fils Cambyse à la veille de sa mort, et qui constitue son testament politique, Cyrus déclare que “les amis fidèles sont pour les rois le sceptre le plus vrai et le plus sûr” : οἱ πιστοὶ φίλοι σκῆπτρον βασιλεῦσιν ἀληθέστατον καὶ ἀσφαλέστατον (VIII, 7, 13). Les hommes, ajoute-t-il, ne sont pas naturellement fidèles (πιστοὺς οὐ φύεσθαι ἀνθρώπους) – le passage fait écho aux considérations du prologue – ; on ne les gagne en aucune façon par la violence (οὐδαμῶς σὺν τῇ βίᾳ) mais bien plutôt par la bienfaisance (ἀλλὰ μᾶλλον σὺν τῇ εὐεργεσίᾳ).

– L’un des grands principes de Cyrus, c’est que si l’on veut susciter l’amitié, il faut d’abord en manifester soi-même : les hommes en général n’aiment que s’ils se croient aimés (VIII, 2, 1). Avant la prise de Babylone, Cyrus, du fait de sa pauvreté, devait se contenter de manifester son εὔνοια par des attentions délicates, notamment en partageant les plaisirs et les peines de chacun. La richesse renforce considérablement ses capacités de bienfaiteur (εὐεργέτης). La générosité (πολυδωρία, VIII, 2, 7) de Cyrus n’est pas seulement un trait de caractère, c’est une méthode de gouvernement. C’est ce qui ressort notamment du dialogue entre Cyrus et Crésus (VIII, 2, 15-23). Crésus avait reproché à Cyrus de s’appauvrir en distribuant ses richesses à ses compagnons. Cyrus, pour lui démontrer le contraire, envoie Hystaspe auprès de ses amis, pour demander de l’argent en vue d’une entreprise urgente ; la somme totale que ses amis sont prêts à lui donner est très supérieure à celle qu’il aurait pu thésauriser (VIII, 2, 16-18). De la sorte, le Cyrus de Xénophon pense avoir prouvé que la générosité enrichit plus que l’avarice. D’après cette anecdote, il apparaît que les amis de Cyrus pourraient, s’il en avait besoin, répondre à ses dons par des dons plus importants encore. En fait, Cyrus se garde d’abuser de cette possibilité. Ce qu’il recherche surtout par ses bienfaits, c’est l’εὔνοια et la φιλία des bénéficiaires. Bien plus, il s’efforce de surpasser toujours ses amis par sa bienfaisance (VIII, 2, 13) ; ainsi, ses obligés (au sens plein du terme) gardent en permanence une dette de reconnaissance envers lui.

– L’évergétisme est indispensable à un roi absolu. Il ne semble pas cependant, d’après la Cyropédie, qu’il suffise à assurer la fidélité des grands. La bienfaisance n’entraîne pas toujours la reconnaissance. L’ingratitude (ἀχαριστία) existe, qui mène à l’impudence et à tous les vices (I, 2, 8)52. C’est pourquoi Cyrus surveille très étroitement ses amis, ses fonctionnaires et toute l’élite dirigeante. Tous les ἔντιμοι, à moins d’être en mission, ont le devoir de se présenter tous les jours (ἀεί) à la cour (VIII, 1, 6)53. Toute absence est attribuée à la débauche, à de mauvais desseins ou à l’oubli du devoir, et provoque une enquête (VIII, 1, 16). Pour ramener à la cour le courtisan négligent, Cyrus use d’abord de moyens détournés. Par exemple, il charge un ami fidèle de s’emparer de quelque bien appartenant à l’absent ; ce dernier vient alors se plaindre au roi, qui le fait attendre et l’habitue ainsi à faire sa cour (θεραπεύειν) (VIII, 1, 17-18). Une autre façon d’inciter les courtisans à l’assiduité, c’est de ne distribuer les places et les faveurs qu’aux présents (VIII, 1, 19). Si ces méthodes douces échouent, alors seulement le roi dépouille l’absent de ses biens et les donne à un autre “afin de gagner un ami utile à la place d’un inutile” (καὶ οὕτως ἐγίγνετο αὐτῷ χρήσιμος ἀντὶ ἀχρήστου) (VIII, 1, 20)54. La cour est évidemment le lieu le mieux adapté au contrôle des grands par le roi, mais la surveillance royale s’exerce partout. Chaque satrape a dans sa province une cour qui imite la cour royale jusque dans les plus petits détails ; il surveille ses subordonnés et informe le roi par la poste ; des inspecteurs viennent souvent vérifier qu’il s’acquitte fidèlement de toutes ses tâches (VIII, 6, 16). Bien plus, Cyrus doit à sa “générosité” de ne jamais manquer de renseignements : sachant qu’une information intéressante donne droit à une bonne récompense, bien des gens se font les “yeux du roi”. Comme les dénonciateurs royaux sont nombreux et qu’aucun signe extérieur ne permet de les reconnaître, on les imagine partout. Personne n’ose dire du mal du roi, personne n’ose rien tramer contre lui : chacun se conduit comme s’il était présent (VIII, 2, 10-12). La suspicion de tous envers tous assure la tranquillité du souverain.

Même si le Cyrus de Xénophon use fort peu de violence (βία), même s’il prend le plus grand soin de ne froisser aucune susceptibilité, la crainte est un des ressorts principaux de son pouvoir.

– Pour mieux assurer sa domination, le Cyrus de Xénophon s’attache également à entretenir méthodiquement les rivalités entre les grands. Pour ce faire, il peut tirer parti d’un penchant naturel à tous les ambitieux. Ceux qui désirent le premier rang – c’est-à-dire, dans une monarchie où tout dépend du roi, ceux qui veulent tenir la première place dans l’affection du souverain (οἱ πρωτεύειν βουλόμενοι φιλίᾳ παρὰ Κύρῳ, VIII, 2, 28) – souhaitent la plupart du temps se débarrasser de leurs rivaux plutôt que de s’unir à eux pour parvenir à leurs fins. Cette tendance universelle se trouve encouragée dans la Cyropédie par divers stratagèmes. Cyrus se garde de juger lui-même les différends entre les grands, il préfère demander aux deux parties de choisir des arbitres parmi ses amis les plus influents : ces arbitres, inévitablement, se brouillent avec la partie à laquelle ils ont donné tort, sans se concilier l’autre, qui pense ne devoir son succès qu’à son bon droit (VIII, 2, 27). En outre, l’ordre des convives à la table royale, qui reflète l’estime dans laquelle Cyrus tient chacun de ses compagnons, ne manque pas de susciter des réactions d’envie. Ainsi Hystaspe s’étonne que Chrysantas ait été mieux placé que lui (VIII, 4, 9) : Cyrus lui explique que Chrysantas s’est montré plus empressé à son service. L’ordonnance de la table royale n’étant pas immuable (VIII, 4, 3-5), chacun peut espérer supplanter les amis mieux placés, chacun peut craindre de rétrograder au profit d’un autre ; l’instabilité du classement entretient une rivalité permanente. Enfin, les jeux et les concours (ἀγῶνες) qui tenaient déjà une place importante dans l’éducation perse traditionnelle et dans l’entraînement de l’armée de Cyrus (II, 1, 22 notamment) voient leur rôle considérablement modifié. Lors de son départ pour l’Assyrie, Cyrus ne fut pas mécontent de mettre fin à l’entraînement de ses troupes en Médie : les concours qu’il avait créés finissaient par susciter des jalousies entre les soldats, ce qu’il regardait comme un danger pour la cohésion de son armée (III, 2, 10). Au contraire, dans la cour telle que Cyrus l’organise à Babylone, les jeux visent moins à encourager la vertu par l’émulation qu’à provoquer entre les grands querelles et jalousies (ἔριδας καὶ φιλονικίας, VIII, 2, 26). Ce qui était un inconvénient redouté devient le principal des buts recherchés.

Un monarque absolu a besoin d’une certaine discorde parmi ses compagnons.

Par tous ces procédés, Cyrus obtient que “les grands aient tous plus d’affection pour lui que les uns pour les autres” : τοὺς κρατίστους αὐτὸν μᾶλλον πάντας φιλεῖν ἢ ἀλλήλους (VIII, 1, 48 ; VIII, 2, 28). Cette formule, dont la répétition est significative, résume bien la politique que Xénophon prête à Cyrus. Le monarque de la Cyropédie veut être aimé comme un père, comme un bienfaiteur et comme un modèle de toutes les vertus (VIII, 1, 23-30) ; il veut qu’on attende tout de lui et qu’on se sente partout surveillé par lui. Le roi veut être au centre de la vie, des pensées et des sentiments de ses sujets. À cet égard, le meilleur compagnon, le plus empressé, le plus fidèle et le plus obéissant, c’est celui qui comme Artabaze est amoureux du roi.

Exercer une telle emprise sur ses sujets ne suffit pas au souverain : l’attachement pour lui, en chacun de ses sujets, doit encore l’emporter sur tout autre sentiment. Non seulement Cyrus est préféré aux amis, mais même, grâce à sa générosité, aux frères, aux pères et aux enfants (VIII, 2, 9). Il est encore plus avantageux, dans cette perspective, que l’amitié pour le roi soit le seul lien affectif d’un homme. C’est pourquoi les eunuques sont si appréciés de Cyrus ; ils n’ont ni femme ni enfants, ils sont entièrement dévoués à leur bienfaiteur (VII, 5, 58 sqq.). Les eunuques n’apparaissent comme des sujets idéaux que parce que le Cyrus de la Cyropédie aspire à la domination totale.

Tous les théoriciens politiques grecs du IVsiècle opposent la royauté et la tyrannie, mais les critères utilisés varient d’un auteur à l’autre, et même d’un texte à l’autre. Aucun d’entre eux, cependant, ne permet de classer sans hésitation le régime de la Cyropédie dans l’une ou l’autre catégorie.

L’une des différences le plus souvent soulignées entre le roi et le tyran, c’est que le premier recherche l’intérêt des gouvernés, tandis que le second se soucie uniquement du sien propre55. Le Cyrus de Xénophon se comporte incontestablement en bienfaiteur, mais c’est moins par dévouement désintéressé, pour assurer le bonheur de ses peuples, que par intérêt bien compris, pour se concilier leur sympathie et leur obéissance. Il agit comme un roi, mais ses raisons sont celles d’un tyran avisé56.

Xénophon lui-même dans les Mémorables (IV, 6, 12) prête à Socrate deux critères pour distinguer royauté et tyrannie : l’autorité qui s’exerce sur des gens consentants et qui se conforme aux lois des cités est une royauté (τὴν μὲν γὰρ ἑκόντων τε τῶν ἀνθρώπων κατὰ νόμους τῶν πόλεων ἀρχὴν βασιλείαν ἡγεῖτο) ; l’autorité imposée aux gens malgré eux et qui n’a d’autre loi que le caprice du chef est une tyrannie (τὴν δὲ ἀκόντων τε καὶ μὴ κατὰ νόμους ἀλλʹ ὅπως ὁ ἄρχων βούλοιτο τυραννίδα).

Comme un vrai roi, Cyrus cherche avec ardeur et obstination à obtenir en toute occasion l’obéissance volontaire de ses sujets ; en général, il y parvient. Néanmoins, il prend aussi ses dispositions pour contraindre à l’obéissance ceux qui pourraient être tentés par l’insubordination. Cyrus est un roi qui ne néglige pas certaines méthodes traditionnelles des tyrans, par exemple l’usage de nombreux mouchards (VIII, 2, 10-12). Il s’assure à la fois les atouts d’un roi – la sympathie de ses sujets – et ceux d’un tyran – la crainte. Il s’efforce de n’user que des premiers, mais garde en réserve les seconds. La composition de la garde de Cyrus est révélatrice du caractère ambigu de son pouvoir selon les critères grecs traditionnels : elle comporte des Perses – ce qui est un trait royal – mais aussi des eunuques mercenaires – ce qui est un trait tyrannique.

En ce qui concerne les lois, il est clair que Cyrus, dans le gouvernement de son empire – il en est autrement dans le royaume perse proprement dit – n’est soumis à aucune règle juridique extérieure à lui-même : il est lui-même la loi, une loi qui voit et qui surveille (βλέπων νόμος, VIII, 1, 22). Si l’on se réfère au second critère défini dans les Mémorables, on peut être tenté de conclure que, pour Xénophon, la monarchie impériale de Cyrus est une tyrannie. Un passage de la Cyropédie fournit peut-être sur ce point une confirmation. Le pouvoir établi par Cyrus après la conquête est assez proche, par son absolutisme, de la monarchie mède : or celle-ci est qualifiée de “tyrannique” (I, 3, 18). Cependant, l’expression de βλέπων νόμος évoque aussi l’argumentation platonicienne du Politique. Dans le Politique (294a-297a), Platon proclame avec éclat la supériorité du roi-philosophe sur la loi. La loi, générale et rigide, est inadaptée à l’extrême mobilité des situations humaines ; seul un roi, doué tout à la fois de la connaissance du Bien et d’un diagnostic sûr, pourra, en fonction des circonstances, prendre les décisions qui réaliseront la justice dans la cité et assureront le bonheur des gouvernés. Il est possible que Xénophon, dans ce passage de la Cyropédie, se soit fait l’écho de ceux qui voyaient dans la volonté d’un bon roi un principe égal, sinon supérieur, à la loi.

Le régime établi par Cyrus est d’une grande ambiguïté par rapport aux conceptions grecques traditionnelles. Cyrus, contrairement au roi d’Assyrie, ne correspond pas à l’image habituelle du tyran ; il n’est pas un envieux “qui passe son temps à haïr ceux qu’il soupçonne d’être meilleurs que lui” (V, 4, 5)57. Il n’est pas non plus un βασιλεύς soumis aux lois.

La monarchie impériale du Cyrus de Xénophon est très proche du “type idéal” de la παμβασιλείαdéfini par Aristote dans la Politique :cette “royauté absolue” est un cas limite, c’est le gouvernement où un seul homme est maître de tout, “à la façon dont chaque nation et chaque cité disposent souverainement de la chose publique” :ὅταν ἦ πάντων κύριος εἷς ὤν, ὥσπερ ἕκαστον ἔθνος καὶ πόλις ἑκάστη τῶν κοινῶν(Politique, III, 14, 1285b 29-30). Aristote poursuit en comparant cette royauté absolue au gouvernement domestique (ἡ οἰκονομική) : “de même que le gouvernement domestique est une sorte de royauté sur une maison, de même la παμβασιλείαest une sorte de gouvernement domestique sur une ou plusieurs cités, sur un ou plusieurs peuples (ἔθνη)” (Politique, III, 14, 1285b, 30).

La monarchie absolue est, au sens étymologique du terme, un gouvernement despotique. La comparaison de l’empire perse à un οἶκοςbien géré est longuement développée dans l’Économique, où le Socrate de Xénophon donne le Grand Roi en exemple à Critobule (Économique, IV, 4-11). Dans la Cyropédie, Cyrus gouverne son empire comme Ischomaque administre son domaine dans l’Économique. À la façon d’un δεσπότης, le Cyrus de Xénophon dispose d’une autorité sans limites sur les biens et les personnes : il prend soin de tout comme un bon maître et veille sur tous comme un père58.

Il semble bien qu’on puisse distinguer dans la Cyropédie, comme dans toute l’œuvre de Xénophon, deux grands types d’ἀρχή : l’ἀρχὴ οἰκονομική d’une part, bienveillante mais absolue, l’ἀρχὴ πολιτική d’autre part, réglée par des lois et contrôlée par des citoyens. La royauté perse traditionnelle appartient au second type, le pouvoir impérial de Cyrus au premier. La transformation n’a rien d’accidentel. Le récit de Xénophon tend à montrer que l’établissement d’un régime absolu est la conséquence logique de la conquête : les habitants d’un immense empire ne sauraient former une communauté politique ; pour administrer un très vaste territoire, une autorité centrale au pouvoir incontesté et illimité est indispensable.

Le gouvernement d’un empire est très proche de celui d’un οἶκος et très éloigné de celui d’une cité.

Xénophon veut-il signifier par là qu’après une conquête grecque de l’Asie les Grecs devront renoncer à leurs constitutions traditionnelles et se soumettre à un monarque absolu ? Le récit du séjour de Cyrus en Perse (VIII, 5, 21-27) permet d’apporter quelques précisions sur ce point. Cyrus, avant de pénétrer dans sa patrie, laisse la plupart de ses troupes aux frontières (VIII, 5, 21). Son père, Cambyse, réunit les Anciens et les magistrats et leur annonce que, conformément à la tradition, Cyrus lui succèdera comme roi des Perses. Il demande aux Perses de continuer à soutenir Cyrus et à Cyrus “de ne pas commander aux Perses comme aux autres peuples” (μὴ Περσῶνἄρξειν ὥσπερ τῶν ἄλλων, VIII, 5, 24). Un échange de serments a lieu : Cyrus défendra la Perse contre toute invasion et maintiendra les lois traditionnelles ; les Perses reconnaîtront Cyrus comme leur roi et l’aideront à conserver son empire (VIII, 5, 24-27)59. L’épisode paraît au premier abord de nature à rassurer les Grecs : même après la conquête, ils pourront garder leur πολιτεία ; le conquérant pourra fort bien être monarque absolu en Asie et rester un simple στρατηγός dans sa cité. Plusieurs détails conduisent à nuancer cette interprétation optimiste. Tout d’abord l’institution d’un tel serment vise à apaiser l’inquiétude des Perses devant la puissance de Cyrus, qui déséquilibre les rapports traditionnels entre le roi et ses concitoyens : le maintien de la πολιτεία est assez fragile, puisqu’il dépend désormais entièrement de la piété et de la loyauté du roi. En outre, Cambyse déclare que Cyrus accomplira les sacrifices traditionnels “chaque fois qu’il viendra en Perse” et qu’un autre membre de la famille royale sera chargé de cette fonction en son absence (VIII, 5, 26) : implicitement Cambyse paraît considérer comme évident que Cyrus, même lorsqu’il sera roi des Perses, maintiendra à Babylone le centre de son pouvoir60 et qu’il se contentera de faire quelques séjours dans son pays natal. Autrement dit, les Perses auront un roi non-résident. Après la conquête, la patrie du conquérant n’est plus qu’une annexe privilégiée de l’empire. Enfin et surtout, Cyrus n’exerce une βασιλείαlimitée par les lois traditionnelles que sur les Perses restés en Perse : les Perses qui l’ont suivi et qui constituent une partie importante de son armée et de son administration sont soumis à la monarchie absolue exactement comme les autres ἔντιμοι.D’après la Cyropédie, il semble que les Grecs, après une éventuelle conquête de l’Asie, n’auraient le choix, dans le meilleur des cas, qu’entre deux attitudes : ou rester en Grèce et mener une vie de libre citoyen, mais dans l’obscurité et souvent dans la pauvreté, ou se mettre au service du nouveau monarque et recevoir richesses et honneurs en contrepartie d’une obéissance sans faille.

Contrairement à Isocrate, Xénophon n’imagine pas dans l’empire la formation de colonies (κατοικίαι) ayant l’organisation des cités grecques traditionnelles61. Il serait tout à fait insuffisant d’attribuer cette différence au fait qu’il n’y avait pas d’équivalent des colonies dans l’empire perse : Xénophon, s’il l’avait voulu, aurait pu s’éloigner de la réalité historique comme il le fait sur d’autres points. Si Xénophon n’imagine pas de colonies perses dans l’empire de Cyrus, c’est que de tels îlots de liberté seraient en contradiction avec les principes fondamentaux de la monarchie absolue de Cyrus62. Elles créeraient notamment entre les ἔντιμοι des liens d’amitié susceptibles de rivaliser dangereusement avec l’attachement au souverain ; la discorde entre privilégiés diminuant, les risques de complot augmenteraient.

Du récit de la Cyropédie, il ressort nettement que la conquête entraîne nécessairement l’apparition d’une monarchie impériale aux pouvoirs absolus. L’une et l’autre sont étroitement solidaires. Vouloir la conquête et refuser la monarchie impériale, c’est être inconséquent. Il faut ou accepter la monarchie ou refuser la perspective d’une conquête. Ce point fondamental étant souligné, il semble au premier abord que Xénophon soit favorable à la conquête et à ses suites politiques.

Toutes les mesures prises par Cyrus sont présentées sur un ton élogieux. Le Cyrus de Xénophon ne connaît, dans tout son règne, que des succès : Xénophon lui attribue même la conquête de l’Égypte (VIII, 6, 20) qui, d’après les autres sources, serait le fait de son fils Cambyse. Cyrus ne tombe jamais dans l’ὕβρις ; il n’oublie pas qu’il est un homme, et n’empiète jamais sur les prérogatives des dieux (VIII, 7, 3). Il échappe à la fatalité du pouvoir absolu énoncée par l’Otanès d’Hérodote : le meilleur homme du monde, investi d’une autorité incontrôlée (ἀνεύθυνος), serait mis “hors de ses pensers accoutumés” et serait conduit par sa prospérité à la démesure (ὕβρις) et à l’envie (φθόνος) (Hérodote, III, 80). Le Cyrus de Xénophon ne meurt pas sous les coups des Massagètes comme dans la tradition rapportée par Hérodote (I, 214)63, mais s’éteint tranquillement, au terme d’une longue vie, au milieu de la considération générale (Cyropédie, VIII, 7). De toute évidence, Xénophon n’est pas hostile à Cyrus ; de plus, la monarchie absolue, pouvoir patriarcal étendu aux dimensions d’un empire, fascine visiblement l’auteur de l’Économique. Peut-on conclure pour autant que Xénophon fait de la propagande pour la conquête, qu’il invite ses lecteurs à devenir les serviteurs riches et honorés d’un monarque grec installé en Asie ?

Plusieurs passages de la Cyropédie peuvent jeter quelques doutes sur cette interprétation des intentions de l’auteur. Xénophon insiste longuement sur certains aspects de la monarchie de Cyrus qui sont déplaisants pour tous les Grecs – les eunuques (VII, 5, 58-65) ou les mouchards (VIII, 2, 10-12) par exemple. Ce pourrait être une provocation, une sorte de défi à l’opinion commune, comme lorsque, dans la République des Lacédémoniens, Xénophon loue la complaisance des maris spartiates ou la pratique du vol par les jeunes Spartiates64. La prudence dont Xénophon fait preuve dans le reste de l’œuvre, et notamment dans le prologue, incite à rejeter cette hypothèse. Il est beaucoup plus probable que l’éloge de la monarchie de Cyrus est en grande partie ironique. Sans aucune critique explicite, Xénophon rappelle à ses lecteurs, par une série de notations suggestives, que la monarchie absolue n’est pas un régime agréable65. De la sorte, il peut même faire douter son lecteur de l’intérêt de la conquête : est-il souhaitable de conquérir un vaste empire si la conquête doit entraîner nécessairement l’apparition d’un gouvernement despotique ?

La décadence de l’empire perse

Même si la Cyropédie se terminait à la mort de Cyrus, on ne saurait affirmer avec certitude qu’elle est une œuvre de propagande en faveur de la conquête. L’épilogue (VIII, 8), consacré à la décadence de l’empire fondé par Cyrus, est de nature à renforcer ce scepticisme.

L’authenticité du dernier chapitre de la Cyropédie a parfois été contestée, mais la langue, le style et les préoccupations portent la marque de Xénophon66. Le problème est dès lors de préciser la relation de l’épilogue au reste de l’œuvre. Il est incontestable que le ton a changé : la présentation élogieuse fait place à une critique très vigoureuse. Il n’y a là aucune incohérence si, comme divers signes le donnent à penser, l’éloge est déjà en grande partie ironique. La divergence paraît plus grave en ce qui concerne la durée de l’œuvre de Cyrus. À maintes reprises tout au long de la Cyropédie, Xénophon déclare que telle ou telle tradition perse, que telle ou telle institution est toujours en vigueur de son temps (ἔτι καὶ νῦν). De ces notations répétées, le lecteur peut retirer l’impression que l’œuvre de Cyrus a été durable ; la violente critique de la décadence qui frappe l’empire perse dès la mort de Cyrus peut alors le surprendre. En fait, il n’y a ni palinodie ni contradiction. Dans l’épilogue lui-même, la Perse de Cyrus et celle du IVe siècle sont constamment opposées de la façon suivante : les usages se maintiennent, mais ils ont perdu leur ancienne signification. Les Perses d’aujourd’hui, comme ceux d’autrefois, ne prennent qu’un seul repas, mais ils y passent toute la journée (VIII, 8, 9) ; les Perses d’aujourd’hui, comme ceux d’autrefois, ne mangent rien pendant les marches, mais ils ne marchent plus guère (VIII, 8, 11). Bref, la lettre demeure, mais l’esprit s’est perdu.

Les traditions n’ont pas été abandonnées, elles ont été perverties. Cyrus voulait que ses sujets fussent plus attachés à lui qu’à personne d’autre. Mithridate, en livrant son père à Artaxerxès II, et Rhéomitrès, en abandonnant sa femme et ses enfants en otages pour servir le Roi (VIII, 8, 4), n’ont fait que pousser le dévouement au Roi jusqu’à ses conséquences extrêmes, jusqu’à l’oubli de tout lien familial. Xénophon condamne sévèrement de telles “impiétés” : il est probable que la désapprobation suscitée par de tels actes affecte aussi les principes qui les ont inspirés, c’est-à-dire les ressorts mêmes du pouvoir impérial de Cyrus.

Dès lors que les successeurs de Cyrus n’avaient plus son ἀρετή, la décadence était inévitable. Ce lien entre la valeur du chef et les usages en vigueur est souligné par Xénophon lorsqu’il évoque l’organisation de la cour : Οὕτω δʹἔχει καὶ ταῦτα ὥσπερ καὶ τἄλλα· ὅταν μὲν ὁ ἐπιστάτης βελτίων γένηται, καθαρώτερον τὰ νόμιμα πράττεται· ὅταν δὲ χείρων, φαυλότερον – “Il en est ici comme en toute chose. Quand le chef est bon, les coutumes gardent leur pureté, quand il est mauvais, elles se corrompent” (VIII, 1, 8). La règle est générale, mais l’absolutisme et la centralisation d’un régime en accélèrent la décadence. La cour a été instituée par Cyrus pour être notamment une école de justice : après sa mort, les jeunes nobles continuent à recevoir à la cour leur παιδεία, mais c’est pour y apprendre l’injustice et l’art d’utiliser les poisons (VIII, 8, 13-14). Cyrus a voulu que les grands imitent le Roi : si le Roi est médiocre ou plein de vices, les grands se relâchent ou se pervertissent à leur tour ; après quoi, les peuples soumis adoptent l’impiété et l’injustice de leurs maîtres (VIII, 8, 5). On pourrait dire, en paraphrasant la formule célèbre de Montesquieu, que tout régime se corrompt, mais qu’un régime absolu se corrompt absolument.

Pour que le régime institué par Cyrus gardât sa perfection, il aurait été nécessaire, et, semble-t-il, suffisant67, que ses successeurs eussent la même ἀρετή que lui. Or le mérite d’un ἄρχων s’explique par sa naissance, par sa φύσις et par sa παιδεία (I, 1, 6). Sur le premier point, les fils au moins de Cyrus sont comblés. Faut-il attribuer les défauts des successeurs de Cyrus à leur φύσις ou à leur παιδεία ? Xénophon nous présente la décadence qui a suivi la mort de Cyrus comme immédiate et définitive (VIII, 8, 2). Il ne semble donc pas que les caprices de la φύσις constituent une explication suffisante. Ne serait-ce pas plutôt que l’éducation reçue par tous les souverains perses – à commencer par les fils de Cyrus – était défectueuse ? Platon, dans son examen de l’histoire perse au livre III des Lois, explique sans hésitation la folie de Cambyse et la médiocrité de tous les souverains issus de Darius par l’éducation amollissante que “les fils des gens trop riches et des tyrans” reçoivent au milieu des femmes et des flatteurs (Lois, 694a-696a)68. Peut-on attribuer à Xénophon des conceptions voisines ?

Le Cyrus de Xénophon s’est beaucoup préoccupé de l’avenir de son œuvre. Il est évident qu’il n’a pas plus négligé l’éducation de ses fils que celle des autres Perses. C’est en dépit de tous ses efforts que la παιδεία de ses fils a été défectueuse et que son empire a connu la décadence. Cyrus est le plus prévoyant et le plus vigilant des rois : si ses fils ont été mal éduqués, c’est que tous les fils de monarque absolu le sont nécessairement. Bien que Cyrus ait tenté de recréer à la cour l’atmosphère de la Perse traditionnelle, les enfants de Cyrus n’ont pas été élevés dans une πολιτεία libre ; leur παιδεία n’a pas été contrôlée par des citoyens sourcilleux, mais par des serviteurs de leur père. En établissant une monarchie absolue, Cyrus a rendu inévitable la décadence de la παιδεία et par suite le déclin de l’empire.

La démonstration de Xénophon dans l’ensemble de la Cyropédie paraît dès lors d’une extrême rigueur. Les phases successives de son argumentation se présentent ainsi :

  1. Cyrus fut un grand conquérant grâce à ses qualités personnelles, mais surtout grâce à l’excellence de sa παιδεία. Cette παιδεία est solidaire d’une πολιτεία gouvernée par des lois et des magistrats, où le roi est un primus inter pares.
  2. La réussite de la conquête entraîne sur l’ensemble de l’empire l’instauration d’une administration centralisée et d’une monarchie absolue.
  3. La monarchie absolue rend impossible le maintien de la παιδεία traditionnelle.
  4. L’abandon de la παιδεία entraîne la décadence de l’empire69.

La monarchie impériale détruit le principal fondement de la puissance impériale. La boucle est fermée : avec l’épilogue s’achève le cycle de la naissance et de la décadence d’un empire.

La Cyropédie est faite de deux raisonnements a fortiori de sens contraire :

– le premier, c’est que même avec de faibles moyens initiaux il est possible à un chef habile ayant reçu une bonne παιδεία de conquérir un empire ;

– le second, c’est que même le meilleur des conquérants ne saurait préserver son empire
du déclin.

Tous les lecteurs de la Cyropédie pouvaient tirer de l’exemple de Cyrus une leçon d’ἀρχή. Tous devaient considérer avec sympathie le tableau de la πολιτεία perse traditionnelle, même s’ils n’étaient pas d’accord pour l’imiter en tous points. Tous devaient voir dans les succès de l’armée de Cyrus une preuve de la supériorité du commandement monarchique en campagne. Sur le problème central de la conquête, en revanche, les avis étaient probablement partagés. Les uns devaient surtout retenir que la conquête était possible à des troupes peu nombreuses menées par un chef valeureux et habile et qu’elle apporterait à ceux qui l’auraient faite richesses et honneurs. Tous les condottieri et tous les aventuriers, plus soucieux de gloire ou de profit que de liberté, devaient voir dans la Cyropédie un encouragement à la conquête. Au contraire, les Grecs attachés à l’idéal traditionnel de la πόλις devaient surtout retenir qu’un empire serait nécessairement gouverné par une monarchie absolue, régime “désagréable”, et que de toute façon la décadence viendrait rapidement. Pour tous ceux qui partageaient les convictions de Démosthène ou d’Aristote, la Cyropédie devait apparaître comme une mise en garde contre les conséquences néfastes de la conquête.

Xénophon lui-même se contente de reconstruire l’histoire de Cyrus à sa façon ; il se garde de tout jugement explicite, et laisse à ses lecteurs le soin de conclure. Il semble néanmoins que l’analyse de la structure de la Cyropédie permette de dégager son opinion personnelle. À la fin de sa vie, Xénophon reste certes fasciné par l’idée d’une conquête asiatique ; cependant, au terme d’une réflexion approfondie, il paraît particulièrement sensible aux conséquences politiques de la conquête – l’établissement d’une monarchie absolue, dont les aspects désagréables ne sont pas dissimulés – et surtout à la fragilité d’un empire territorial. La Cyropédie semble l’œuvre d’un traditionaliste lucide, qui s’inquiète des bouleversements qu’entraînerait pour les Grecs la conquête de l’Asie.

Notes

* L’édition de la Cyropédie utilisée est pour les livres I à V celle de M. Bizos, CUF, I, 1971 ; II, 1973, et pour les livres VI à VIII celle de W. Miller, Loeb Classical Library, 1914. Sauf mention contraire, les références renvoient à la Cyropédie.

  1. Il est probable que les lecteurs de Xénophon connaissaient les récits – très différents – d’Hérodote (I, 75-216) et de Ctésias (Περσικά, livres VII à XI). D’après F. Jacoby, Nicolas de Damas résumerait fidèlement Ctésias à propos de l’enfance et des premières conquêtes de Cyrus (Fragmente der griechischen Historiker, II A, n° 90, F 66, p. 361-370 (Texte) et II C, p. 251 (Commentaire)). Bien d’autres versions circulaient tant Grèce qu’en Orient : Hérodote, à plusieurs reprises, mentionne des traditions qu’il ne retient pas (I, 95 ; I, 122 ; I, 214). D’après la liste donnée par Diogène Laërce (VI, 15-18) quatre ouvrages d’Antisthène – probablement des dialogues – portaient le titre de Cyrus : Κῦρος, Cyrus sans précision au 4e tome, Κῦρος ἢ περὶ βασιλείας, Cyrus ou De la Royauté au 5e, Κῦρος ἢ ἐρώμενος, Cyrus ou l’Être aimé, et Κῦρος ἢ κατασκόποι, Cyrus ou les Espions au 10e tome. Il n’est pas totalement exclu que, dans l’une ou l’autre de ces œuvres, le Cyrus d’Antisthène soit Cyrus le Jeune. Cependant, d’après Diogène Laërce (VI, 2), Antisthène aimait “donner en exemple Héraclès et Cyrus” : d’après ce rapprochement, il semble plus probable qu’Antisthène évoque dans ses titres la figure de Cyrus l’Ancien. Dès lors que Xénophon, dans le Banquet, présente Antisthène avec beaucoup de sympathie (IV, 34-44 notamment), il se peut qu’il ait lu ses ouvrages sur Cyrus. Sur le problème des influences possibles, voir la mise au point de R. Höistad, Cynic Hero and Cynic King, Uppsala, 1948, p. 77-94. On trouvera une présentation de l’ensemble des sources sur Cyrus dans C. Weissbach, RE, Suppl. IV, col. 1129-1166, s. u. Kyros 6. Quelques extraits des deux sources cunéiformes les plus importantes, la Chronique de Nabuna’id et le Cylindre de Cyrus, sont présentés en appendice à l’édition Loeb de la Cyropédie (tome II, p. 458-460). Pour une histoire contemporaine de Cyrus, s’appuyant en grande partie sur les documents orientaux, voir A.T. Olmstead, History of the Persian Empire, Chicago, 1948, p. 34-85.
  2. À plusieurs reprises, Xénophon mentionne ce qu’il a vu et ce qu’il a entendu dire en Perse. Il évoque notamment “les récits et les chants des Barbares qui célèbrent la beauté de Cyrus” (I, 2, 1).
  3. Toutes les histoires de la littérature, de la philosophie ou des idées politiques grecques consacrent quelques lignes – rarement quelques pages – à la Cyropédie. Les études plus approfondies ne sont pas très nombreuses. L’ouvrage ancien de M. Hemardinquer, La Cyropédie. Essai sur les idées morales et politiques de Xénophon, Paris, 1872, contient beaucoup de rhétorique surannée et quelques vues très judicieuses. Les deux analyses les plus précieuses restent : W. Prinz, De Xenophontis Cyri Institutione, Göttingen, 1911, et E. Scharr, Xenophons Staats– und Gesellschaftsideal und seine Zeit, Halle, 1919. L. Castiglioni, Studi Senofontei, V: la Ciropedia, Rome, 1922, s’intéresse surtout aux aspects rhétoriques de l’œuvre. Parmi les travaux plus récents, il convient de signaler J. Luccioni, Les Idées politiques et sociales de Xénophon, thèse, Paris, 1947, p. 201-254, et Éd. Delebecque, Essai sur la vie de Xénophon, Paris, 1957, p. 384-410 (qui s’attache surtout à la datation de l’œuvre).
  4. Dans la République de Platon, l’image du berger tient une grande place dans la discussion sur l’ἀρχή entre Thrasymaque et Socrate. Thrasymaque déclare que les gouvernants, comme les bergers, ne cherchent qu’à tirer profit de leurs troupeaux (343c). Socrate réplique qu’un berger, en tant que berger, n’a d’autre but que de procurer le plus grand bien possible à ses troupeaux ; s’il dévore ou vend ses moutons, il n’agit plus en berger mais en festoyeur ou en homme d’affaires (345d). Dans le premier paragraphe de la Cyropédie (I, 1, 2) Xénophon insiste sur le fait que les troupeaux, contrairement aux hommes, “laissent leurs bergers utiliser comme ils l’entendent les produits qu’ils fournissent” (τοῖς καρποῖς τοῖς γιγνομένοις ἐξ αὐτῶν ἐῶσι τοὺς νομέας χρῆσθαι οὕτως ὅπως ἂν αὐτοὶ βούλωνται). Il est probable que Xénophon pense plutôt à la laine qu’à la viande. Son point de vue n’en paraît pas moins plus proche de celui de Thrasymaque que de celui de Socrate. — Xénophon, Cyropédie, VIII, 2, 14, prête à Cyrus l’idée traditionnelle selon laquelle les devoirs d’un bon roi seraient identiques à ceux d’un bon berger, et il précise qu’ “un bon berger doit tirer bénéfice de son troupeau tout en le rendant heureux” (τὸν γὰρ νομέα χρῆναι εὐδαίμονα τὰ κτήνη ποιοῦντα χρῆσθαι αὐτοῖς). D’après ce passage, un gouvernant pourrait à la fois rechercher son intérêt propre et celui des gouvernés. Cette vue conciliante ne diminue guère l’écart entre Xénophon et Platon. — Dans le Politique, Platon rejette l’image traditionnelle du roi pasteur. Seule la divinité, dans la période du cycle où elle règle le cours du monde, peut faire paître les hommes (νέμειν, Pol., 271e). La figure du pasteur divin est trop haute pour un roi (τοῦτο… μεῖζον ἢ κατὰ βασιλέα… τὸ σχῆμα τὸ τοῦ θείου νομέως, 275b). Un roi, contrairement à un berger, ne saurait assurer la nourriture de son troupeau, mais seulement veiller sur lui : il n’est qu’un ἐπιμελητής (276d). Si Xénophon n’éprouve aucun scrupule à assimiler un chef humain à un berger, ce n’est pas parce qu’il se fait une plus haute idée du pouvoir que Platon – bien au contraire –, c’est qu’il a une conception beaucoup moins élevée de l’art pastoral. Pour Platon, le berger est celui qui nourrit son troupeau ; pour Xénophon, c’est surtout celui qui le tond.
  5. De même dans les Mémorables, III, 9, 10, Socrate définit la véritable autorité par la “science” du commandement : “les rois et les gouvernants ne sont pas ceux qui portent des sceptres ni ceux qui ont été choisis par les premiers venus, ni ceux que le sort a désignés, ni ceux qui ont pris le pouvoir par la violence ou par la ruse, mais ceux qui savent commander, οἱ ἐπιστάμενοι ἄρχειν”. Le terme d’ἐπιστήμη ne doit pas induire en erreur : la “science du commandement”, selon Xénophon, n’est pas l’ἐπιστήμη platonicienne. Contrairement au roi-philosophe de la République, l’ἄρχων de la Cyropédie ou des Mémorables ne se soucie pas de connaître les vérités métaphysiques pour y conformer sa cité : il lui suffit de savoir “bien manier les hommes et les affaires humaines” (ἀνθρώποις τε καὶ τοῖς ἀνθρωπίνοις πράγμασιν εὖ χρῆσθαι, Mémorables, IV, 1, 2). La science du commandement selon Xénophon n’est qu’une routine (ἐμπειρία) d’après les critères de Platon.
  6. Deux traités de Xénophon sont entièrement consacrés à l’art de commander, l’Économique et l’Hipparque. L’Agésilas est, en grande partie, l’éloge d’un bon chef. Déjà dans les premiers livres de l’Anabase, dont Éd. Delebecque, op. cit., p. 199-206, situe la composition avant 385, Xénophon analyse à plusieurs reprises les qualités nécessaires à un chef. Cyrus le Jeune est présenté comme un chef exemplaire (I, 9 notamment). À l’inverse, dans la galerie des portraits du chapitre II, 6, Xénophon souligne les défauts qui empêchaient les stratèges grecs d’être des chefs accomplis : Cléarque était un excellent guerrier, mais sa dureté lui aliénait la sympathie de ses troupes (II, 6, 6-15) ; Proxène, au contraire, qui ne savait que récompenser, sans jamais punir, était aimé des honnêtes gens, mais n’était ni craint ni obéi des autres. D’après les Mémorables, Socrate se proposerait de faire apprendre à ses disciples “l’art de manier habilement les hommes et les affaires humaines” dans une maison, dans une πόλις, et d’une façon générale (καὶ τὸ ὅλον, IV, 1, 2). L’examen des qualités nécessaires au commandement est l’un des thèmes les plus fréquemment abordés par Socrate tout au long des livres III et IV (III, 2, 2 ; III, 4, 12 ; III, 6, 14 ; III, 9, 10 ; IV, 2, 11 notamment). Des rapprochements nombreux entre la Cyropédie et les deux derniers livres des Mémorables, A. Delatte, Le Troisième livre des souvenirs socratiques de Xénophon, Liège, 1933, et Éd. Delebecque, op. cit., p. 477-495, ont conclu que la fin des Mémorables est postérieure à la Cyropédie. L’argument peut être inversé.
  7. Cf. Hipparque, VI, 4-6. L’évocation des qualités nécessaires à un bon chef est trop fréquente, dans la Cyropédie comme dans toute l’œuvre de Xénophon, pour qu’il soit possible de donner ici des références exhaustives. Je me contenterai donc sur chaque point de citer quelques passages, parmi ceux qui m’auront paru les plus suggestifs.
  8. Le Cyrus de Xénophon pratique toutes les vertus, mais c’est moins par recherche de la perfection morale que par souci politique, pour gagner le respect et l’obéissance de ses sujets. Il paraît tout à fait déplacé de faire du Cyrus de la Cyropédie un sage, cynique ou autre. L’influence cynique sur Xénophon paraît avoir été souvent exagérée, notamment par K. Joël, Der echte und der xenophontische Sokrates, II, 1, Berlin, 1901, p. 387 sqq. Xénophon ne brille ni par son égalitarisme ni par son détachement des biens matériels.
  9. Sur cette justice, très pragmatique, voir aussi Anabase, I, 9, 11-13 et Économique, XI, 23 et XIII, 5.
  10. Cf. Anabase, I, 9, 20-28 et Agésilas, IV (la générosité financière) et VIII, 1 (τὸ εὔχαρι, l’amabilité).
  11. Cf. Écomomique, XX, 6 : entre les agriculteurs comme entre les chefs d’armées, l’inégalité de succès ne vient pas d’une inégale intelligence (γνωμή) mais d’une inégale vigilance (ἐπιμέλεια).
  12. Depuis B.G. Niebuhr, Vorträge über alte Geschichte, I, Berlin, 1847, p. 116, qui qualifiait la Cyropédie d’“elend und läppisch”, les jugements sévères ou condescendants n’ont pas manqué (voir notamment Th. Gomperz, Die griechischen Denker, II, Leipzig, 1902, p. 96-112 ; M. Croiset, Histoire de la littérature grecque, IV, 3, Paris, 1921, p. 413-422 ; T.A. Sinclair, Histoire de la pensée politique grecque, trad. fr., Paris, 1953, p. 182-184). On a parfois l’impression que certains commentateurs n’accusent Xénophon d’être superficiel que parce qu’ils l’ont lu superficiellement. En réaction contre cette tendance à déprécier Xénophon, Leo Strauss s’est attaché, par une analyse très précise des textes, à souligner la complexité, la subtilité et la profondeur de la pensée de Xénophon : “The Spirit of Sparta or the Taste of Xenophon”, Social Research 6, 1939, p. 502-536, sur la République des Lacédémoniens ; On Tyranny. An Interpretation of Xenophon’s Hiero, New York, 1948 ; Xenophon’s Socratic Discourse: An Interpretation of the Oeconomicus, Ithaca, 1970 ; Xenophon’s Socrates, Ithaca, 1972, sur les Mémorables, l’Apologie de Socrate et le Banquet. Les interprétations de Leo Strauss peuvent être ici et là contestables, sa méthode est la seule légitime.
  13. Il ne fait guère de doute que l’ensemble de la Cyropédie ait été composé après le retour de Xénophon à Athènes : lorsqu’il évoque l’éducation athénienne, il emploie l’expression παρʹ ἡμῖν (I, 2, 6). L’épilogue, qui mentionne deux épisodes de la révolte des satrapes, la trahison de Mithridate et celle de Rhéomitrès (VIII, 8, 4), est à coup sûr postérieur à 362-361. Les autres indices chronologiques réunis par Éd. Delebecque, op. cit., p. 384-410, sont plus discutables. On ne voit pas pourquoi, notamment, la Cyropédie devrait être antérieure à l’avènement d’Artaxerxès III Ochos. Certes le tableau de la décadence perse du dernier chapitre convient mieux à la fin du règne d’Artaxerxès II, mais l’œuvre de redressement d’Ochos n’a pas dû être immédiatement sensible aux Grecs, et surtout rien ne prouve que l’épilogue, en soulignant la profondeur du déclin moral, politique et militaire des Perses, n’ait pas visé, entre autres choses, à minimiser la restauration apparente de l’empire perse par Ochos.
  14. Voir sur ce point la magistrale démonstration de Mme J. de Romilly dans Histoire et raison chez Thucydide, Paris, 1956, où l’analyse porte non seulement sur les procédés de composition de Thucydide, mais sur ceux de Pindare (p. 89-92), des Tragiques (p. 92-98), de Platon (p. 98-102) et d’Isocrate (p. 103-104).
  15. La figure de Cyrus est fréquemment évoquée dans la littérature politique du IVe siècle, de façon très favorable. Isocrate, dans son Évagoras, IX, 37, s’efforce de montrer que le roi de Chypre dont il fait l’éloge a été supérieur même à Cyrus. Platon, dans les Lois, 694a-b, loue le gouvernement modéré de Cyrus, qu’il oppose aux manières tyranniques de ses successeurs. Aristote cite Cyrus parmi les rois-bienfaiteurs (Politique, V, 10, 1310b 35). On trouvera des références plus complètes dans Ed. Lévy, Athènes devant la défaite de 404, Paris, 1976, p. 204 sq. Sur le problème d’Antisthène, voir n. 1.
  16. La thèse est notamment soutenue par M. Hemardinquer, par E. Scharr, et par J. Luccioni (voir références n. 3).
  17. Voir plus bas. Les différences entre la Perse traditionnelle de la Cyropédie et la République de Platon l’emportent cependant sur les ressemblances, qu’il s’agisse de la vie familiale ou même du contenu de la παιδεία. Certains modernes, se fondant sur la rivalité entre Xénophon et Platon attestée par plusieurs sources antiques (Aulu-Gelle, Nuits attiques, XIV, 1-4 ; Athénée II, XI, 504c ; Diogène Laërce III, 34), ont vu dans la Cyropédie une réplique à la République (par exemple E. Scharr, op. cit., p. 95-101, et Éd. Delebecque, op. cit., p. 388 sq.). L’idée n’est acceptable – à la rigueur – que pour le chapitre I, 2 ; le récit de la Cyropédie et l’analyse pragmatique qui la clôt sont, dans la forme et dans l’esprit qui les anime, tellement éloignés de la République qu’on ne saurait mettre les deux œuvres sur le même plan.
  18. E. Scharr soutient que l’ensemble de la Cyropédie est une utopie politique, “eine Staatsutopie” (op. cit., p. 95-138 notamment). Il néglige les différences fondamentales entre la constitution perse traditionnelle et la monarchie impériale de Cyrus ; dans son tableau de l’État idéal selon Xénophon, il mélange les traits empruntés au livre I et aux livres VII et VIII. Il doit cependant admettre que la monarchie de Cyrus diffère de ce qu’on entend généralement par “utopie”. Aussi distingue-t-il deux types d’utopies : les utopies égalitaires des esclaves, qui rejettent toute autorité, et celles des maîtres (“Herren”) qui se placent eux-mêmes au pouvoir suprême. La Cyropédie serait de la seconde espèce : Cyrus incarnerait ce que Xénophon lui-même aurait rêvé d’être (op. cit., p. 121 et p. 136 notamment). L’opposition entre utopies de maîtres et utopies d’esclaves est révélatrice de certains courants d’idées dans l’Allemagne de 1919, mais il paraît difficile de donner le nom d’utopie stricto sensu à une constitution inspirée fondamentalement par la volonté de puissance de son auteur. Sur la notion d’utopie, voir notamment M.I. Finley, “Utopianism Ancient and Modern”, The Use and Abuse of History, Londres, 1975, p. 178-192.
  19. Ed. Lévy, op. cit., p. 205, a très justement souligné que Xénophon n’incite pas les Athéniens à imiter la monarchie perse. Certains auteurs, notamment J. Luccioni, op. cit., p. 255-268, ont vu dans le Hiéron la preuve des sentiments “monarchistes” de Xénophon. Certes, dans la deuxième partie du dialogue, Simonide affirme qu’il est possible à un tyran de devenir le bienfaiteur de ses concitoyens et d’obtenir leur affection et leur obéissance volontaire. Ces déclarations ne doivent pas être isolées de leur contexte : Simonide, par ses conseils et ses encouragements, cherche à persuader Hiéron de modifier ses habitudes de gouvernement. La seule conclusion sûre qu’on puisse tirer, c’est qu’une tyrannie peut être améliorée. En outre, l’argumentation de Simonide n’efface nullement la condamnation de la tyrannie par Hiéron au début du dialogue. Sur la structure et le sens du Hiéron, voir les subtiles analyses de Leo Strauss, On Tyranny…, p. 21-109.
  20. L’idée que la Cyropédie est un programme de conquêtes asiatiques est antérieure à W. Prinz : on la trouve notamment chez Ed. Schwartz, Fünf Vorträge über den griechischen Roman, Berlin, 1896, p. 56 sqq. et chez H. Weil, “Xénophon et l’avenir du monde grec”, in Festschrift Theodor Gomperz, Collectif d’élèves, amis, collègues éd., Vienne, 1902, p. 120 sq. Plus récemment, J. Luccioni a développé une interprétation similaire : “la Cyropédie est comme le manuel du futur conquérant de l’Asie. Xénophon l’a rédigée en connaissance de cause” (op. cit., p. 232). W. Prinz, op. cit., p. 19-35, dont le deuxième chapitre a pour titre “Xenophontem in Cyri Institutione bellum inter Graecos Persasque gerendum describere”, a vu dans la Cyropédie une “histoire à clefs” : les Perses de la Cyropédie joueraient le rôle que Xénophon espérait voir jouer aux Spartiates, les Mèdes celui qu’il attribuait aux autres Grecs, et les Assyriens celui des Perses du IVe siècle. Ces identifications ont été à juste titre critiquées par E. Scharr, op. cit., p. 32 sq., qui souligne notamment que le rôle des Mèdes, qui ont aidé Cyrus à établir l’empire… perse, ne devait guère tenter les Grecs. La longue argumentation d’E. Scharr contre W. Prinz, op. cit., p. 25-94, est beaucoup moins convaincante lorsqu’il affirme que ni Xénophon ni son public ne se soucient de la conquête de l’Asie : il pousse notamment le paradoxe jusqu’à prétendre qu’Isocrate a attendu le Philippe pour se convertir au panhellénisme.
  21. Speusippe, dans sa Lettre à Philippe, 13 (éd. E. Bikerman & J. Sykutris, Leipzig, 1928) reproche à Isocrate d’avoir adressé à Philippe le même λόγος qu’il avait déjà essayé de “vendre” à Agésilas, à Denys et à Alexandre de Phères. Sur la propagande d’Isocrate en faveur de conquêtes asiatiques, voir notamment, outre G. Mathieu, Les Idées politiques d’Isocrate, Paris, 1924, l’ouvrage récent de K. Bringmann, Studien zu den politischen Ideen des Isokrates, Göttingen, 1974.
  22. Cette dernière hypothèse, à ma connaissance, n’a jamais été envisagée par personne, tant il paraît a priori exclu que l’auteur de l’Anabase et de l’Agésilas soit un adversaire de conquêtes asiatiques. Cependant, Xénophon est aussi l’auteur de l’Économique et des Revenus : dans ce dernier ouvrage, il conseille aux Athéniens de renoncer à l’impérialisme et de vivre paisiblement des revenus tirés du commerce et des mines. Certes, Xénophon pourrait fort bien, comme Isocrate dans le Sur la Paix, prôner tout à la fois la paix entre Athènes et les autres Grecs et une guerre panhellénique contre la Perse. L’insistance sur les avantages de la paix dans les Revenus (V, 1 notamment) conduit cependant à reconnaître une certaine complexité, sinon une certaine ambiguïté à la personnalité de Xénophon : ce n’est pas seulement un condottiere épris d’aventure. Dans ces conditions, il convient de rechercher le sens de la Cyropédie sans aucun préjugé.
  23. J’emprunte cette expression à l’ouvrage fondamental de Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Liège, 1944. Comme on l’a souvent noté, la légende de Cyrus telle qu’elle apparaît dans Hérodote évoque de nombreux autres mythes de souveraineté d’origines très diverses. Le rapprochement avec Œdipe s’impose, mais on peut songer aussi aux enfances de Romulus ou de Moïse.
  24. Ce choix n’est nullement en contradiction ni avec la piété bien connue de Xénophon, ni avec celle de son héros Cyrus qui, en chaque occasion importante, sacrifie aux dieux et s’enquiert des présages. Certes, la puissance des hommes est limitée, leurs prévisions sont incertaines, et il est indispensable qu’ils recherchent l’appui des dieux et les secours de la sagesse divine (Cyropédie, I, 6, 44). Néanmoins, d’après Xénophon, les dieux n’accordent leur appui qu’à ceux qui ont déjà pris eux-mêmes toutes les mesures à leur portée en vue du succès. Les conseils que donne Cambyse à Cyrus évoquent la maxime “Aide-toi, le ciel t’aidera” : “il y a de l’impiété à demander aux dieux de vaincre dans un combat de cavalerie quand on n’a pas appris à monter à cheval…” (Cyropédie, I, 6, 6). Dans la Cyropédie, les dieux sont constamment favorables à Cyrus parce qu’il est d’une piété irréprochable, mais surtout parce qu’il est le meilleur stratège et le meilleur chef.
  25. Dans le dialogue avec Cyrus qui suit la bataille de Thymbrara, Crésus exalte plus encore la haute naissance de Cyrus. Alors qu’il descend lui-même d’un esclave et d’un usurpateur (Gygès), il se repent d’avoir affronté un rejeton des dieux, un roi issu d’une lignée de rois (πρῶτον μὲν ἐκ θεῶν γεγονότι, ἔπειτα δὲ διὰ βασιλέων πεφυκότι, Cyropédie, VII, 2, 24). Célébrer la noblesse d’un héros fait certes partie des traditions de l’épopée et de l’ἐγκώμιον (Isocrate, Évagoras, 13-18 ; Xénophon, Agésilas, I). Il n’en reste pas moins qu’en attribuant, même très partiellement, le succès de Cyrus à sa naissance, Xénophon prend parti dans le grand débat contemporain sur les rapports entre la noblesse (εὐγένεια) et le mérite (ἀρετή). Contrairement à Antiphon (Diels-Kranz, 16e éd., 1972, t. II, p. 352 sq., fragment 44b 2) et aux Cyniques, Xénophon adopte une position d’aristocrate traditionaliste. La mention de la noblesse de Cyrus dans la Cyropédie est d’autant plus remarquable que selon Ctésias (repris par Nicolas de Damas, Fragmente der griechischen Historiker II A n° 90, F 66, § 3-4) Cyrus était le fils d’un brigand et d’une bergère, contraint par la pauvreté à s’engager comme esclave. Sur le thème du δοῦλος qui devient βασιλεύς, voir notamment R. Höistad, op. cit., p. 86-94.
  26. M. Bizos (CUF, 1972, ad locum) traduit φύσις par “caractère”. C’est une interprétation trop restrictive : le terme désigne les qualités morales, mais aussi les qualités physiques de Cyrus. Un peu plus loin (I, 2, 2) Xénophon précise d’ailleurs φύσιν… τῆς μορφῆς καὶ τῆς ψυχῆς. Xénophon insiste notamment sur la grande beauté de Cyrus (I, 2, 1) qui, dès son enfance, lui attire de nombreuses sympathies et en particulier l’amour fidèle d’Artabaze (I, 4, 227-28). Déjà dans le Banquet, Critobule déclare que “celui qui possède la beauté peut sans se fatiguer obtenir toute chose” (IV, 13) ; il ajoute qu’on ne devrait choisir que de beaux stratèges (IV, 16). Ἔρως est pour Xénophon un moyen de gouvernement. Le charme de Cyrus n’est pas seulement érotique : son ἀρετή exceptionnelle exerce aussi une fascination sur ses subordonnés qui lui obéissent comme des abeilles à leur reine (V, 1, 24). Cyrus est un chef charismatique, mais son charisme ne vient pas de ce qu’il est d’une nature divine. Cyrus sait qu’il n’est qu’un homme ; à la fin de sa vie, il se félicite de ne jamais l’avoir oublié (VIII, 7, 3). À la fin de l’Économique (XXI, 11) Ischomaque déclare certes qu’un bon chef doit être θεῖος, mais il semble que le terme soit employé métaphoriquement. Fr. Taeger, Charisma, I, Stuttgart, 1957, p. 118-120, insiste à juste titre sur le conservatisme religieux de Xénophon dans sa conception de la royauté.
  27. Le plan même du chapitre I, 2 de la Cyropédie est le même que celui des dix premiers chapitres de la République des Lacédémoniens : Xénophon évoque tour à tour les âges successifs de la vie. Sur le “mythe de Sparte” dans la Cyropédie, voir notamment la mise au point d’E.N. Tigerstedt, The Legend of Sparta in Classical Antiquity, I, Lund, 1965, p. 178 sq.
  28. Plutarque, Agésilas, I. L’importance de cette dispense est soulignée par U. Kahrstedt, Griechisches Staatsrecht, I, Sparta und seine Symmachie, Göttingen, 1922, p. 129 sq.
  29. Sur toutes ces questions, voir H.I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, 1948, p. 99-164 notamment.
  30. Sur ce point, voir tout récemment Ph. Gauthier, Un Commentaire historique des Poroi de Xénophon, Paris-Genève, 1976, notamment p. 20-32 (“Trophè et Misthos”) et p. 238-253.
  31. Évidemment, nul ne saurait prédire ni ni quand apparaîtra ce conquérant grec ni même affirmer avec certitude qu’il apparaîtra : tout cela, d’après Xénophon, dépend aussi des caprices de la φύσις (I, 1, 6).
  32. Un bon système d’éducation a un autre avantage, c’est d’assurer au chef militaire un noyau d’excellents combattants. À la veille d’une bataille, Cyrus déclare que les bonnes habitudes des soldats comptent plus que l’éloquence du général (III, 3, 51-55). D’une façon générale, cependant, Xénophon attribue un rôle déterminant à Cyrus plutôt qu’à ses troupes : l’attitude courageuse des soldats est le plus souvent présentée comme un effet de l’art de commander de Cyrus.
  33. Cyrus doit, au début de son expédition du moins, rendre des comptes aux magistrats et aux Anciens de Perse. Ce contrôle est cependant très lâche : en IV, 5, 15-17, c’est Cyrus lui-même qui réclame une commission d’inspection, afin d’obtenir des renforts. Les autorités perses n’apportent aucune entrave à la conquête de Cyrus : Cyrus n’a pas la malchance d’Agésilas, rappelé dans sa patrie au milieu de ses conquêtes en 394. En outre, plus la part des troupes non perses, ralliées à la seule personne de Cyrus, s’accroît, plus Cyrus devient indépendant vis-à-vis de la Perse.
  34. Le fait que dans la Cyropédie le roi d’Assyrie soit présenté comme l’agresseur et que Cyrus et Cyaxare mènent – de façon préventive – une juste guerre défensive approuvée par les dieux (I, 5, 13) n’empêche nullement le parallèle avec une expédition grecque en Asie. La conquête de l’Asie par les Grecs est fréquemment présentée, notamment par Isocrate, comme une juste revanche des guerres médiques.
  35. Sur les aspects proprement militaires de la Cyropédie, voir notamment J.K. Anderson, Military Theory and Practice in the Age of Xenophon, Berkeley, 1970, en particulier p. 165-191 et p. 400 sq. (plan de la bataille de Thymbrara).
  36. Cyrus obtient des renseignements sur l’armée de Crésus non seulement par les prisonniers et les espions qu’il a envoyés dans le camp ennemi déguisés en esclaves (VI, 2, 11), mais aussi par les ambassadeurs indiens (VI, 2, 2-10) et par un noble mède, Araspas, avec lequel il a fait semblant de se brouiller pour lui permettre de pénétrer dans l’état-major ennemi (VI, 1, 42-43 ; VI, 2, 17-20).
  37. La notion – sinon le terme – d’égalité géométrique paraît remonter au moins à Solon comme l’attestent des fragments d’élégies cités par Aristote, Constitution d’Athènes, XII, 3, et par Plutarque, Vie de Solon, XVIII, 5. L’opposition des deux égalités est un thème très fréquemment développé par les théoriciens politiques du IVe siècle : voir notamment Platon, République, 558c, Lois, 756e-758a et Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6 et 7, Politique, III, 9 ; III, 12 ; V, 1, 1301b29-1302a8. D’après le Nicoclès d’Isocrate, 14-16, un des principaux mérites de la monarchie serait d’assurer cette égalité géométrique et de protéger les élites contre le nivellement.
  38. L’affaire de Panthée, belle prisonnière en butte aux avances de son gardien Araspas, donne à Cyrus l’occasion d’un autre exploit psychologique. En protégeant Panthée, Cyrus s’assure le ralliement de son mari Abradatas ; en se montrant indulgent à l’égard d’Araspas, il renforce le dévouement de ce dernier (Cyropédie, VI, 1).
  39. Il pourrait être a priori tentant d’expliquer ces similitudes par l’influence de la Cyropédie sur l’historiographie d’Alexandre : Arrien, notamment, est un grand admirateur de Xénophon (références dans P.-A. Brunt, éd. Loeb d’Arrien t. I, 1976, introduction, p. xiii). L’explication serait insuffisante : les rapprochements sont trop nombreux et portent le plus souvent sur des faits incontestables de l’histoire d’Alexandre. Il n’est pas exclu que, dans quelques cas, Alexandre ait délibérément imité le Cyrus de Xénophon. Le plus souvent cependant, les ressemblances paraissent s’expliquer par une identité de situation. Elles sont la preuve de la lucidité de Xénophon.
  40. L’attitude de Cyrus à l’égard de Panthée et celle d’Alexandre à l’égard de la femme de Darius sont déjà rapprochées par Plutarque, Moralia, 522a.
  41. Quoique moins puissantes, les cités grecques se sont cependant montrées des alliées plus difficiles pour Alexandre que Cyaxare pour Cyrus. Alexandre, pendant toute son expédition, ne cesse de craindre une révolte sur ses arrières. Le Cyrus de Xénophon, lui, n’a comme alliés et adversaires que des rois qu’il prive de l’affection de leurs sujets, jamais des peuples libres.
  42. Pour désigner le territoire de l’empire aussi bien que le pouvoir de Cyrus, Xénophon emploie le terme général et traditionnel d’ἀρχή, parfois précisé par l’adjectif μεγάλη (VIII, 1, 13 par exemple). Il n’y a pas, dans la Cyropédie, d’expressions spécialisées pour désigner un empire territorial et une monarchie impériale. L’absence de terme spécifique, néanmoins, n’empêche nullement Xénophon de souligner l’originalité de la monarchie de Cyrus, qu’il s’agisse de l’étendue de son domaine, de ses structures ou de ses méthodes. De même, Alexandre et les Diadoques, qui mettront en place des monarchies d’un type nouveau, se contenteront des termes traditionnels d’ἀρχή et de βασιλεία.
  43. Pour procéder à cette distribution, Cyrus fait venir les mages (VII, 5, 35). Autrement dit, il fait attribuer les sanctuaires des dieux babyloniens aux dieux iraniens. Cette attitude sectaire est en contradiction avec la politique religieuse tolérante du Cyrus de l’histoire, qui fut accueilli chaleureusement par le clergé babylonien et que le Cylindre célèbre comme protégé de Mardouk. Contrairement au Cyrus de l’histoire et contrairement à Alexandre, le Cyrus de Xénophon ne paraît pas avoir recherché l’appui des clergés des peuples vaincus, ni la consécration des traditions religieuses indigènes. Son attitude brutale paraît s’inspirer d’une part d’une piété sincère mais bornée – la volonté de faire profiter ses dieux de sa victoire – d’autre part d’un désir de propagande à l’intention de ses seuls compagnons perses et mèdes. Sur ce problème religieux, les conceptions de Xénophon demeurent très éloignées de celles d’Alexandre.
  44. C’est la victoire sur un roi qui assure la royauté à Cyrus. À cet égard il ne faudrait pas pousser trop loin le rapprochement avec les Diadoques qui ont vu dans la victoire une raison suffisante de se proclamer rois. Cyrus est plus proche d’Alexandre se posant en successeur de Darius III que d’Antigone le Borgne et de Démétrios se faisant acclamer rois après leur victoire de Chypre.
  45. Comme le Cyrus de Xénophon, Alexandre voudra aussi instaurer une étiquette de type oriental contraire aux traditions macédoniennes. Il se heurtera à une résistance très vive, comme en témoignent les attitudes d’un Cleitos ou d’un Callisthène. Cette confrontation peut donner l’impression que Xénophon a exagéré tout à la fois l’habileté de Cyrus et la naïveté de ses φίλοι. Néanmoins, deux des motifs de mécontentement qui irritent le plus les Macédoniens d’Alexandre sont épargnés aux compagnons de Cyrus. Alors qu’Alexandre est parfois soupçonné de préférer les Perses à ses ἑταῖροι, Cyrus ne recherche plus, après la victoire, aucun ralliement nouveau. Au contraire, ses réformes renforcent les privilèges de ses anciens compagnons d’armes. De plus, Cyrus se garde de paraître empiéter sur le domaine divin : il ne se prétend ni dieu ni fils de dieu.
  46. Déjà en pleine guerre, Cyrus avait proposé à son adversaire assyrien un accord aux termes duquel les deux belligérants s’engageaient à ne pas dévaster les récoltes et d’une façon plus générale à épargner aux paysans les malheurs de la guerre (V, 4, 24-28).
  47. L’entourage de Cyrus est certes cosmopolite, du fait des ralliements successifs (il compte non seulement des Perses et des Mèdes, mais des Arméniens comme Tigrane, des Assyriens comme Gadatas et Gobryas…), mais, après la conquête, Cyrus n’éprouve nullement le besoin d’intégrer dans la classe dirigeante de son empire l’élite des peuples vaincus. La “politique de fusion” et les vues universalistes que W. Tarn prête à Alexandre (par exemple dans Alexander the Great, Londres, 1948) ont suscité de nombreuses controverses. Voir notamment E. Badian, “Alexander the Great and the Unity of Mankind”, in Alexander the Great. The Main Problems, G.T. Griffith éd., Cambridge, 1966, p. 287-306.
  48. L’insistance de Cyrus et la formulation même de VII, 5, 73 donnent cependant l’impression que Cyrus cherche à calmer les scrupules de certains de ses compagnons : “Que nul d’entre vous ne croie posséder ainsi le bien d’autrui (ἀλλότρια ἔχειν). Vous ne commettrez pas d’injustice en détenant les biens que vous aurez”. Il est probable qu’au IVe siècle certaines voix s’élevaient en Grèce pour contester le caractère absolu du droit de conquête et que ce passage est un écho de ces débats ; sur ce point, voir notamment P. Ducrey, “Aspects juridiques de la victoire et du traitement des vaincus”, in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, J.-P. Vernant dir., Paris, 1968, p. 231-243.
  49. Pour inciter ses compagnons à accepter l’autorité de Cyrus, Chrysantas déclare que les esclaves servent leurs maîtres contre leur gré (ἄκοντες) tandis que les hommes libres obéissent de plein gré (ἕκοντες) à des ordres qu’ils approuvent (VIII, 1, 4). L’argument est habile, mais le critère d’obéissance volontaire ne permet pas d’établir une distinction nette entre hommes libres et esclaves : d’une part, un maître a toujours intérêt à obtenir aussi l’obéissance volontaire de ses esclaves, d’autre part, un souverain peut parfois être obligé de contraindre à l’obéissance certains “hommes libres” de son entourage (voir ci-dessous). Dans l’Économique, XIII, 7-9, Xénophon distingue deux types d’incitation à l’obéissance : certains hommes ne sont sensibles qu’aux satisfactions de leur estomac, il faut leur appliquer la θηριώδης παιδεία et les récompenser par des dons de nourriture ; d’autres au contraire ont besoin de compliments et de satisfactions d’amour-propre. La distinction entre les natures “bestiales” et les φιλότιμοι ne recouvre pas celle des hommes libres et des esclaves : tous les serviteurs dont parle l’Économique sont des esclaves. Le développement sur la table de Cyrus (VIII, 2, 4) mérite une plus grande attention encore. Cyrus donnait souvent à ses οἰκέται des mets de sa propre table dans l’idée que cette attitude lui attirerait leur affection comme elle attire celle des chiens (ὥσπερ καὶ τοῖς κυσίν). Il envoyait aussi à ses amis des mets de sa table pour les honorer et pour augmenter leur prestige aux yeux de la multitude. Si le passage s’arrêtait là, on pourrait penser que les serviteurs, comme les chiens, sont sensibles à l’aspect matériel du don, et les compagnons de Cyrus à l’aspect honorifique. La suite du texte affaiblit considérablement cette opposition. Si tous estiment tant les plats de la table royale, c’est aussi à cause du plaisir qu’ils procurent : la spécialisation des tâches entre cuisiniers permet à chacun d’eux d’atteindre la perfection (VIII, 2, 5-6). Il n’y a donc pas de solution de continuité entre les chiens et les grands de l’empire : pour tous, la bonne chère est une puissante incitation à l’obéissance. Le seul critère qui dans la Cyropédie fonde la distinction entre hommes libres et esclaves, c’est la différence d’activité. Si l’on adopte le critère grec traditionnel de participation politique, il est bien évident que, dans l’empire perse, “tous sont esclaves sauf un”. Xénophon lui-même développe cette idée dans les Helléniques, VI, 1, 12.
  50. J. Luccioni, op. cit., p. 240, pense que dans ce passage Xénophon traite de l’attitude de Cyrus à l’égard de la noblesse des peuples conquis. Une analyse précise du texte incite à rejeter cette interprétation. — Tout d’abord, Xénophon oppose les καταστραφέντες aux κράτιστοι, sans distinguer deux catégories de vaincus. — En outre, ces κράτιστοι (VIII, 1, 46) ont des commandements militaires ; or de telles fonctions sont, après la victoire, réservées aux vainqueurs (VII, 5). — Enfin, cette remarque sur les κράτιστοι qu’il faut ménager (VIII, 1, 46-48) sert à introduire le développement sur la générosité de Cyrus (VIII, 2, 1-23) : il serait étrange que la πολυδωρία de Cyrus profitât aux notables des peuples vaincus plutôt qu’à ses propres compagnons. Le retour en arrière sur les attentions (ἡ ἐπιμέλεια) prodiguées par Cyrus à ses amis alors qu’il ne pouvait pas encore les combler de cadeaux (VIII, 2, 13) semble indiquer que, dans tout le texte, Xénophon parle des compagnons de combat de Cyrus promus à de hautes fonctions après la conquête.
  51. La situation d’un monarque impérial vis-à-vis de ses amis évoque celle d’un tyran vis-à-vis de ses concitoyens : il lui est difficile de les laisser vivre, il lui est difficile de les tuer. Xénophon développe à ce propos, dans le Hiéron, VI, 15, une des comparaisons équestres qui lui sont chères : “c’est, en effet, comme si on avait un cheval de race, dont on craindrait quelque accident irréparable ; on aurait de la peine à le tuer à cause de ses qualités, mais on aurait de la peine à le laisser vivre et à s’en servir, dans la crainte qu’il ne fasse quelque écart irréparable dans le danger” (traduction J. Luccioni). Dans tous les cas, pour le monarque, le tyran ou le cavalier, la solution est la même : c’est de se concilier ceux qui sont à la fois indispensables et dangereux.
  52. Dans l’éducation perse traditionnelle, les actes d’ingratitude reçoivent une punition exemplaire (I, 2, 7). Il est probable que cette mesure a été reprise dans la παιδείαinstaurée par Cyrus à sa cour (VII, 5, 86). M. Hemardinquer a justement souligné le scandale que représente l’ingratitude dans la Cyropédie : “il n’y a point de vice qui soit plus odieux à Xénophon. Ce n’est pas seulement parce qu’il blesse la justice, mais parce qu’il renverse toutes les théories si chères à notre auteur sur la nécessité de commander et d’obéir. L’ingratitude est à la fois une révolte et un aveu d’infériorité. Elle échappe au lien légitime de l’obligation… L’ingrat est hors cadre, on ne sait où le placer” (La Cyropédie. Essai sur les idées…, p. 137 sq.).
  53. Lorsqu’il établit sa cour, Cyrus demande à ses compagnons de le surveiller comme il les surveille ; ainsi, dit-il, la tradition perse sera maintenue (VII, 5, 85). Il s’agit là d’une fausse symétrie et d’une continuité illusoire. Les courtisans de Cyrus ne peuvent lui infliger aucune sanction alors qu’il dispose de nombreux moyens pour les maintenir ou les ramener dans le droit chemin. Quoi qu’il fasse, il est évident que Cyrus, à Babylone, ne risque plus de se voir infliger le fouet comme lorsqu’il n’était qu’un prince perse (I, 3, 18).
  54. Dans le régime décrit par Xénophon dans la Cyropédie, le roi paraît garder un droit de propriété éminente sur tous les biens de l’empire – notamment sur les terres. Lorsqu’il donne un domaine, ce n’est qu’à titre précaire ; les concessions ainsi accordées aux proches du roi s’apparentent aux δωρεαί lagides.
  55. Notamment Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 12, 1160ab; Politique, III, 7, 1279b10. Sur la classification des constitutions et les critères utilisés, voir en particulier Mme J. de Romilly, “Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote”, REG 72, 1959, p. 81-99.
  56. À bien des égards, Cyrus suit les conseils que Simonide donne à Hiéron dans la deuxième moitié du Hiéron (VIII-XI). Sur les méthodes des tyrans avisés, voir aussi Aristote, Politique, V, 11, 1314a29-1315b34.
  57. L’image traditionnelle du tyran se trouve déjà dans Hérodote, III 80 et V 92 notamment.
  58. Aristote oppose très nettement l’autorité paternelle et celle du maître sur l’esclave : le père recherche l’intérêt de ses enfants, le maître se sert de l’esclave comme d’un simple instrument (Politique, 1253b). L’autorité du roi est pour Aristote semblable à celle du père, non à celle du maître (Politique, 1259b notamment). Dans l’œuvre de Xénophon au contraire, le roi est comparé tantôt à un maître tantôt à un père (Cyropédie, VIII, 1, 1 ; VIII, 1, 44 notamment).
  59. Ce serment évoque le serment échangé tous les mois à Sparte entre les éphores et chacun des rois (Xénophon, République des Lacédémoniens, XV, 7). La ressemblance est cependant assez superficielle : contrairement aux Perses, les Spartiates ont une puissance suffisante pour imposer à leurs rois le respect de leurs serments.
  60. Un peu plus tard, Cyrus se donne trois capitales : selon les saisons, il réside à Suse, à Ecbatane ou à Babylone (VIII, 6, 22). Aucune de ces trois villes n’est en Perse. Comme Cyrus, Alexandre a, semble-t-il, eu le projet d’établir sa capitale au centre de sa conquête – à Babylone probablement. Cette intention a suscité un vif mécontentement dans les troupes macédoniennes, qui auraient voulu rentrer à Pella avec leur roi (Arrien, Anabase, VII, 8 ; Quinte-Curce, X, 2, 12).
  61. Ainsi Isocrate conseille à Philippe de “couper l’Asie de la Cilicie à Sinope, … de fonder des πόλειςdans ce pays et d’y établir tous ceux qui errent maintenant faute de moyens de vivre et qui font du mal à tous ceux qu’ils rencontrent” (Philippe, 120, trad. G. Mathieu).
  62. D’après E. Bikerman, Institutions des Séleucides, Paris, 1938, p. 157-176 notamment, l’empire achéménide comme le royaume séleucide serait un conglomérat assez lâche de peuples et de cités. Dans le récit de la conquête, Xénophon, à plusieurs reprises, montre Cyrus reconnaissant des unités politiques locales (III, 1, 2 : le royaume arménien ; VII, 4, 2 : les Chypriotes et les Ciliciens ; VII, 4, 3 : les Cariens). Dans la description de l’empire de Cyrus, en revanche, Xénophon ne mentionne jamais ces communautés traditionnelles et présente une monarchie centralisée où tout pouvoir émane du Roi. Le régime perse de la Cyropédie est plus absolu que celui de l’histoire.
  63. Cette défaite de Cyrus qui met fin à sa carrière de roi conquérant paraît avoir été volontiers évoquée par les adversaires de la monarchie absolue. Dans le discours qu’il adresse à Alexandre et aux Macédoniens pour s’opposer à la proskynèse, Callisthène déclare que les Scythes, “ces hommes pauvres mais indépendants”, ont “mis à la raison” (ἐσωφρόνισαν) Cyrus, l’inventeur de la proskynèse (Arrien, Anabase, IV, 11, 9). Ce discours est probablement en grande partie fictif, il n’en témoigne pas moins du rôle joué par Cyrus dans les polémiques de l’époque hellénistique et romaine sur la monarchie.
  64. République des Lacédémoniens, I, 3-9, II, 7-9 ; Leo Strauss, “The Spirit of Sparta or the Taste of Xenophon”, Social Research 6, 1939, p. 502-536, estime que de tels éloges sont ironiques et que l’œuvre est en grande partie “une satire déguisée de Sparte”, pleine de clins d’œil à l’intention du lecteur athénien. La théorie, qui s’appuie sur une analyse subtile et précise des textes, est assez séduisante. Le principal argument qu’on lui ait opposé est d’ordre biographique : Xénophon, qui dépendait de Sparte, ne pouvait se permettre “cet exercice insolent” (Éd. Delebecque, op. cit., p. 194 sq.). Encore faudrait-il être tout à fait sûr que la République des Lacédémoniens ait été rédigée pendant le séjour de Xénophon à Sparte ou à Scillonte, et que l’ironie ait été perceptible aux Spartiates eux-mêmes derrière la justification apparente. Quoi qu’il en soit, cette raison de prudence ne vaut pas pour la Cyropédie : Xénophon n’avait aucun motif personnel de ménager Cyrus.
  65. Οὐχ ἡδύ : c’est l’appréciation portée par l’Otanès d’Hérodote, III, 80, sur la monarchie.
  66. Parmi ceux qui considèrent l’épilogue comme une interpolation, on peut citer M. Hemardinquer, op. cit, p. 266 sqq.), W. Miller, Cyropaedia, Loeb, II, p. 438 sq. et M. Bizos, Cyropédie, CUF, introduction, p. xxvi-xxxvi. La plupart des commentateurs, cependant, se sont prononcés en faveur de l’authenticité (W. Prinz, op. cit., p. 56 sqq. ; E. Scharr, op. cit., p. 876-87 ; J. Luccioni, op. cit., p. 247 sq., n. 288 ; Éd. Delebecque, op. cit., p. 407 sqq.). Dans sa thèse sur La Langue de Xénophon, Genève, 1911, p. 130, n. 1, L. Gautier est formel : les “raisons linguistiques” sont “assez probantes pour lever tous les doutes”.
  67. Dans le système établi par Cyrus, le roi est le modèle de tous ses sujets et les contrôle tous. Si le roi est bon et s’il est vigilant, la vertu doit être partout pratiquée. Ce schéma, dont Cyrus espérait le maintien de son empire, est, d’après Xénophon, irréalisable, dès lors que, d’un roi à son successeur, l’ἀρετήdécline nécessairement (voir ci-dessous). J. Luccioni note à juste titre que “le lecteur est tenté de sourire avec un peu d’ironie quand il compare les sages exhortations de Cyrus à son fils avec les événements qui, au dire de Xénophon, suivirent immédiatement sa mort” (op. cit., p. 252). Il ne semble pas, en revanche, qu’on puisse suivre J. Luccioni lorsqu’il voit dans cette impression un effet de la “maladresse” de Xénophon, et de la “faiblesse” de sa thèse. Tout, au contraire, le contraste entre les espoirs de Cyrus et le déclin qui suit sa mort procède d’une intention délibérée de l’auteur : Xénophon a voulu que le lecteur sourie aux dépens de Cyrus.
  68. Dans le même passage des Lois, 694a-696a, Platon accuse Cyrus d’avoir négligé l’éducation de ses fils ; ce faisant, Cyrus a commis la même erreur que tous les autres rois. Ce passage comporte probablement une allusion à la Cyropédie. L’explication de Xénophon est assez proche de celle de Platon. La seule différence, c’est que, dans la Cyropédie, Cyrus n’a pas été insouciant mais impuissant face aux facteurs de corruption qui menaçaient son empire.
  69. L’importance cruciale de la παιδεία dans l’argumentation de Xénophon justifie pleinement le titre de Κύρου παιδεία qui a paru trop restreint à certains commentateurs.
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Pessac
Livre
EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
28 p.
Code CLIL : 3385; 4031
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Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “L’idée de monarchie impériale dans la Cyropédie de Xénophon”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 31-58 [en ligne] https://una-editions.fr/l-idee-de-monarchie-imperiale-dans-la-cyropedie/ [consulté le 01/07/2022].
Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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