L’analogie entre texte et tissu est ancienne, comme en témoigne l’étymologie du mot “texte”, du latin textus, qui signifie “tissage”. Il est vrai que toute analogie entre un texte littéraire et un tissu dans sa matérialité peut sembler paradoxale dans la société grecque classique, où l’œuvre littéraire est une performance orale avant d’être un objet-livre. Pourtant au théâtre, le tissu, par le biais du costume, prend une nouvelle dimension symbolique puisqu’il garantit l’incarnation du personnage, d’autant plus qu’un même acteur peut revêtir lors d’une même représentation plusieurs costumes, pour incarner différents personnages. En outre, même si les costumes de théâtre dans l’Athènes classique ne font pas l’objet de typologie comme dans le théâtre latin, ils n’en demeurent pas moins signifiants, annonçant ou rappelant à des spectateurs distraits l’identité sociale ou les caractéristiques psychologiques d’un personnage, par leurs couleurs, leurs ornements, le raffinement plus ou moins prononcé de l’étoffe dans laquelle ils sont taillés. Il semble donc que le costume permette aux auteurs de théâtre de mener une réflexion sur la création d’un personnage, la construction d’une fiction vraisemblable et plus largement, sur la composition théâtrale. Intéressons-nous aux haillons, un type de vêtement particulièrement pertinent pour comprendre la fonction métapoétique du costume de théâtre : en effet, comme en témoigne Les Grenouilles et Les Acharniens d’Aristophane, les guenilles deviennent le signe de reconnaissance du théâtre d’Euripide, à tel point que son théâtre semble se résumer à ce grossier artifice, symbole d’une tragédie délabrée. Qu’ils aient été ou non employés par Euripide de façon récurrente, les haillons deviennent l’instrument dramaturgique de la paratragédie, et par là un outil de réflexion normative sur le texte tragique et ses effets sur le public.
Les haillons chez Euripide : une réflexion sur le pouvoir suggestif du costume
La tragédie grecque, comme toute pièce de théâtre, n’est pas au sens strict un système sémiotique, comme peut l’être un système de communication1. Pourtant, au fil des représentations, les gestes, les costumes, les accessoires deviennent des signaux2, qui permettent aux spectateurs de cerner plus rapidement les situations dramaturgiques et les interactions entre les personnages. Une telle théorie de ne peut être élaborée que pour des systèmes signifiants bien établis, où la relation entre le signe et sa signification est déjà bien stabilisée : à ce titre, Euripide, qui arrive bien après la genèse de la tragédie, peut retravailler et modifier les codes tragiques établis par ses prédécesseurs. Quand l’auteur exhibe tous les codes d’un motif, il théâtralise sa scène, et révèle le caractère fictionnel de son œuvre, au détriment de l’effet de réel. On connaît le goût de cet auteur pour les réflexions sur la valeur des signes, et l’importance que revêt dans son œuvre, le thème de la preuve : dans Hippolyte, l’accusation écrite que laisse Phèdre, incriminant Hippolyte de viol, est appelée μάρτυρος σαφεστάτου, “une preuve des plus fiables” (972). Dans son Électre, Euripide dénonce l’absurdité des scènes de reconnaissance classiques en faisant dire à son personnage éponyme qu’aucun frère et sœur ne saurait se reconnaître par des traces de pas et des mèches de cheveux de la même couleur (508-546). L’une des causes d’erreur chez les personnages euripidiens résulte bien du crédit qu’ils accordent naïvement à des preuves et des apparences trompeuses. La méfiance euripidienne à l’égard des signes concerne aussi la mendicité : avec ses postures imposées, ses haillons, son bâton, sa besace, la mendicité est un système signifiant, tant du point de vue social (car le passant doit comprendre immédiatement l’objet de la demande du mendiant) que du point de vue esthétique.
La terminologie des haillons chez Euripide
Euripide n’a pas le même usage des haillons qu’Eschyle : alors que ce dernier utilise le contraste vestimentaire pour opposer deux états successifs d’un même individu, Euripide l’emploie pour opposer deux personnages, présents simultanément sur scène, habillés de façon radicalement différente. Ino, dans la pièce qui porte son nom, était bien vêtue de loques et affublée d’un masque jaune dès le début de la tragédie, pour créer un effet de contraste avec les beaux atours de Thémisto, épouse et reine en titre3. Dans l’Électre, le poète souligne l’opposition entre Clytemnestre et sa fille (1000-1048) : tandis que la première pavoise dans une somptueuse parure, la seconde est habillée de loques crasseuses. Dans le Télèphe, le héros éponyme, déguisé en mendiant, parle devant tous les rois achéens dans un uniforme rutilant (fr. 10 Jouan-Van Looy : fr. 703 Kannicht). Dans l’Hélène, Ménélas, affublé de loques, adresse une fausse nouvelle au roi égyptien Théoclymène (1250-1300).
Les recherches récentes ont montré que la tragédie de l’époque classique ne présentait ni costume stéréotypé ni masque fixe4 : les costumes de mendiant ne faisaient donc pas l’objet de normalisation5, ce qui est confirmé par les études sur le catalogue des masques de Pollux, au livre IV de son Onomastique (§ 133)6. Les représentations vasculaires ne constituent pas non plus des indices fiables7. Il semble donc illusoire de chercher une typologie des haillons chez Euripide en fonction des différents termes employés. Dans son corpus, tel qu’il nous est conservé, on note un large lexique des haillons, notamment désignés par les termes τὰ ῥάκη, “les haillons” (Hel., 1079 ; fr. 697 Kannicht ; fr. pap. 103), τὰ τρύχη, “ les guenilles ” (El. 185, 501 ; Phoen. 325) et δυσπινῆ πεπλώματα, “ des nippes crasseuses ” (fr. adesp. 42 Snell-Kannicht, parodié par Aristophane dans Ach., 426). On retrouve le terme neutre de στολή, “vêtement”, toujours accompagné d’un adjectif : στολὴ ἄμορφος, “ un vêtement informe ” (Hel., 554)8. Le manque de vêtements ou la difficulté à se vêtir se note par le mot ἀχλαινία, “l’absence de manteau” (Hel., 1282), substantif composé de l’alpha privatif et de χλαῖνα, “le manteau chaud”, et δυσχλαινία, “sinistre manteau”, “sinistre vêture” que l’on retrouve dans Hécube (240) et Hélène (416)9. Selon le même modèle de formation, on trouve δυσείματος, “mal vêtu” dans l’Électre (1107), quand Clytemnestre reproche à sa fille d’être ὧδε ἄλουτος καὶ δυσείματος, “si sale et si mal vêtue”, à peine sortie, croit-elle, du travail de l’accouchement. Dans d’autres pièces, Euripide crée aussi des adjectifs pour qualifier l’état de dénuement vestimentaire de ses personnages. L’adjectif ἄπεπλος est employé pour décrire le σῶμα d’Alcméon (fr. 78a Kannicht). Quant au substantif λαῖφος, qui signifie chez Homère “lambeau d’étoffe” (Hom., Od., 13.399 ; 20.206), chez Euripide, il désigne la voile de navire (Med., 524, Tro., 690, Hel., 407, 107410, Or., 341, IA, 1326), comme chez Eschyle (Supp., 715, 723) et Sophocle (Trach., 561), sauf dans une tragédie d’inspiration euripidienne, Le Rhésos, où il désigne une voile en lambeau (323). Dans l’Hélène, le mot n’est jamais employé pour désigner les vêtements en lambeaux, même si Ménélas, sauvé de son naufrage, s’affuble des voiles de son navire englouti. Enfin, les haillons sont parfois évoqués par Euripide à travers des périphrases poétiques, comme dans ce passage de l’Autolycos, une invective contre les athlètes11 :
(…) ἔθη γὰρ οὐκ ἐθισθέντες καλὰ
σκληρῶς μεταλλάσσουσιν εἰς τἀμήχανον.
λαμπροὶ δ’ ἐν ἥβῃ καὶ πόλεως ἀγάλματα
φοιτῶσ’· ὅταν δὲ προσπέσῃ γῆρας πικρόν,
τρίβωνες ἐκβαλόντες οἴχονται κρόκας.
“(…) Eux qui n’ont pas pris de bonnes habitudes,
Ils troquent avec peine une vie aisée
Pour une vie de gêne.
Splendides dans leur jeunesse, idoles de leur cité,
Ils vont et viennent. Mais lorsque que l’amère vieillesse s’abat sur eux,
Manteaux, ils s’en vont perdant leurs flocons de laine.” (Eur., Autolycos, fr. 1 Jouan, 282 Kn v. 9-12).
Le dernier vers présente deux constructions possibles : soit οἴχονται a pour sujet τρίβωνες, “vieux manteaux”, soit un sujet non exprimé, “les athlètes”, avec τρίβωνες en sujet apposé. Cette dernière construction nous a semblé plus intéressante, car elle assimile les athlètes à leurs manteaux. En outre, la tournure οἴχομαι accompagné du participe d’un verbe de mouvement est communément traduite en français par le verbe de mouvement à la forme conjuguée, sachant que c’est lui qui exprime l’idée principale12. Néanmoins, il nous a semblé intéressant de traduire le οἴχονται, “ils s’en vont” pour exprimer l’idée de disparition de ce verbe, qui est bien attesté chez les poètes tragiques, surtout quand le verbe est employé sans participe. Les athlètes, dont les muscles fondent avec l’âge, semblent assimilés par métonymie à leurs manteaux ἐκβαλόντες (…) κρόκας (12), “perdant leurs flocons de laine” ; le poète joue peut-être sur l’ambiguïté du mot τρίβων qui désigne tantôt “le manteau usé”, tantôt “l’homme expérimenté”, “le vieux routier”13. Cette idée semble trouver une confirmation par la traduction de J. Dumortier, reprise par Jouan et Van Looy, “mais que s’abatte sur eux la vieillesse amère, souquenilles effilochées, ils disparaissent”14. Le terme τρίβων ne désigne pas encore le manteau loqueteux, tel que celui des cyniques, mais son étymologie même, qui le rattache à τρίβειν, “frotter”, “râper”, en fait cependant un vêtement élimé.
Point de typologie systématique donc. On relève peut-être néanmoins une distinction terminologique remarquable entre les haillons des vrais mendiants et ceux des personnages déguisés qui se font passer pour tels. En effet, quand Euripide veut désigner de véritables loques, il emploie τὰ ῥάκη, “les haillons” (fr. 697 Kannicht ; fr. pap. 103) et τὰ τρύχη, “ les guenilles ” (El., 185, 501 ; Phoen., 325). Quand, au contraire, il met en scène de faux mendiants, il emploie la périphrase ἀμφίβλητα σώματος ῥάκη, “des haillons entourant le corps”, qui insiste sur le caractère superficiel du vêtement qui enveloppe le personnage (πτώχ’ ἀμφίβληστρα σώματος λαβὼν ῥάκη, “ portant des haillons de mendiant autour du corps ”, Teleph., fr. 697 Kannicht, et τάδ’ ἀμφίβλητα σώματος ῥάκη/ξυμμάρτυρές σοι ναυτικῶν ἐρειπίων, “ ces haillons entourant mon corps, bons témoins de mon naufrage nautique ”, Hel.,1079-1080), deux expressions très similaires, comme l’a relevé Burian15. L’auteur du Rhésos emploie aussi pour désigner le déguisement d’Ulysse le mot στολή, “vêtement”, flanqué d’un adjectif comme πτωχικὴν (στολήν), “un vêtement de mendiant” (503), ou ῥακοδύτωι (στολᾶι), “un vêtement haillonneux” (712).
Vrais et faux mendiants : deux apports à la tragédie
Deux résultats se dessinent : les haillons ne concernent pas exclusivement les mendiants, comme le montre l’exemple d’Électre, mariée à un paysan pauvre. Les haillons permettent de symboliser l’isolement de personnages parfois bien éloignés de la mendicité. Deuxième point : il n’y a pas de typologie particulière pour les haillons si ce n’est des périphrases pour désigner les déguisements de mendiants. On peut donc diviser les tragédies d’Euripide en deux groupes : les tragédies à vrais mendiants, où la mendicité a un but uniquement pathétique, les tragédies où la mendicité est un déguisement, une ruse, un ressort dramaturgique.
C’est peut-être dans l’Hélène qu’Euripide déconstruit de la façon la plus originale le pathétique de la mendicité. Concentrons notre étude sur l’Hélène, une pièce présentée en 412, juste après le désastre de Sicile des Athéniens. Cette pièce va contre le mythe traditionnel d’Hélène : Hélène n’est pas partie à Troie. C’est un fantôme à son image qui a fui avec Pâris. La vraie Hélène est restée à attendre son mari en Égypte, sous la protection du roi Protée. Mais Protée est mort et son fils Théoclymène convoite la belle Hélène. Le hasard veut que Ménélas, le mari d’Hélène, de retour de la guerre de Troie avec le fantôme qu’il croit être sa femme, met pied à terre en Égypte et tombe sur la véritable Hélène. Cette pièce, qui interroge la question du double, la question de la culpabilité et de la responsabilité, est singulière à plusieurs titres. Retrouvée dans le corpus alphabétique d’Euripide, Hélène ne fait pas partie des tragédies du choix, peut-être à cause de son originalité et parce qu’elle ne correspond pas à ce qu’on s’imagine être une bonne tragédie. La critique a interprété cette pièce tantôt comme un divertissement comique, tantôt comme une tragédie du théâtre d’idées, tantôt comme une œuvre sérieuse. Aujourd’hui, loin des lectures univoques et réductrices, les études récentes insistent, à bon droit, sur le caractère autoréflexif de la pièce, qui déconstruit ses propres conventions tragiques, pour élaborer une “fiction au deuxième degré”. C’est la tragédie dans laquelle Euripide prend le plus de distance avec le substrat épique : si le voyage de Ménélas et Hélène en Égypte après la guerre de Troie est un épisode attesté par l’Odyssée (3.300 ; 4.83, 227-230, 351-585), l’innocence d’Hélène relève d’une tradition mythique uniquement attestée à partir de Stésichore et Hérodote.
Pour souligner la séparation du couple ou rappeler le motif du double, Euripide fait prononcer à Hélène puis Ménélas deux monologues d’exposition (1-67 ; 385-436). Dans son monologue16, le roi de Sparte, à peine rescapé d’un naufrage, vêtu de haillons, pleure sa gloire perdue, et exprime sa honte à venir mendier :
(…) ὅταν δ᾽ ἀνὴρ
πράξῃ κακῶς ὑψηλός, εἰς ἀηθίαν
πίπτει κακίω τοῦ πάλαι δυσδαίμονος.
χρεία δὲ τείρει μ᾽· οὔτε γὰρ σῖτος πάρα
οὔτ᾽ ἀμφὶ χρῶτ᾽ ἐσθῆτες· αὐτὰ δ᾽ εἰκάσαι
πάρεστι ναὸς ἐκβόλοις ἁμπίσχομαι.
πέπλους δὲ τοὺς πρὶν λαμπρά τ᾽ ἀμφιβλήματα
χλιδάς τε πόντος ἥρπασ᾽· (…)
“(Ménélas) (…) Un homme illustre,
Quand il connaît le malheur, par manque d’habitude,
Connaît une chute plus pénible que l’infortuné de longue date.
Mais le besoin me presse. Je n’ai ni nourriture,
Ni vêtement sur le dos. Ces loques dont je m’affuble,
Cela est évident, viennent des débris de mon navire.
Mes vêtements de jadis et mes superbes atours,
Les flots de la mer me les ont ravis. (…)” (Eur., Hel., 417-429).
420 χρεία in ras. scr. l : χεῖρα LP ‖ σῖτος Musgrave : σῖτα L : σῖτον l ‖ 422 ἔκβολʹοἷς Reiske : ἐκβόλοις L ‖ 426 γε L : τε Hermann vix recte
La solitude du personnage est d’autant plus perceptible que le chœur, qui était présent lors du monologue d’Hélène, a quitté la scène au vers 385. La structure syntaxique suggère le bouleversement du personnage, réellement affecté par son sort, sans aucune autodérision. Alors qu’Ulysse demande à Nausicaa un ῥάκος pour ἀμφιβαλέσθαι, “se draper” (Hom., Od., 6.178), Ménélas emploie le mot de la même famille ἀμφιβλήματα, “atours” (423), pour désigner ses anciens vêtements princiers, preuve du déplacement de connotation attachée à cette famille sémantique.
Concentrons-nous sur les vers 421-422 qui sont très discutés : la leçon choisie est due à W. Allan et K. W. Dindorf. La conjecture de F. A. Paley17sépare αὐτὰ δ’ εἰκάσαι/πάρεστι, “la situation est devant les yeux pour être devinée” (421-422) et ναὸς ἐκβόλοις ἀμπίσχομαι (s. ent. ἐστίν), “ce dont je m’affuble sont les débris du navire” (422). Kannicht choisit (…) αὐτὰ δ’εἰκάσαι/πάρεστι ναὸς ἐκβόλοις ἁμπίσχομαι, “ Cela, on peut le constater au regard des débris de navire dont je m’affuble”18. La première leçon, lectio difficilior, semble davantage correspondre au bouleversement général de la syntaxe de Ménélas dans ce passage, ainsi qu’à son trouble. Il est très peu vraisemblable que la pièce ait eu pour décor une épave de navire, susceptible d’être désignée par le personnage en train de mentionner les ναυτικῶν ἐρειπίων, les “débris de navire” : cette expression doit donc désigner ses haillons, faits de voiles de navires.
Après de difficiles, mais tendres retrouvailles, Hélène et Ménélas ne peuvent s’enfuir d’Égypte, sans s’attirer la haine du roi Théoclymène qui ambitionne d’épouser Hélène. Cette dernière suggère donc à son mari de se faire passer pour un messager rescapé d’un naufrage tout en annonçant la mort du roi de Sparte (1049-1052) et Ménélas propose de rendre d’autant plus crédible le mensonge en s’affublant des loques qu’il portait au début de la pièce. Dans la deuxième partie de la tragédie, l’usage dramaturgique des haillons change de manière radicale. Le statut de mendiant naufragé, feint désormais, devient un instrument de manipulation psychologique, pour berner Théoclymène :
Ἑλ. ἄκουσον, ἤν τι καὶ γυνὴ λέξηι σοφόν.
βούλει λέγεσθαι, μὴ θανών, λόγωι θανεῖν;
Με. κακὸς μὲν ὄρνις· εἰ δὲ κερδανῶ, λέγε.
ἕτοιμός εἰμι μὴ θανὼν λόγωι θανεῖν.
Ἑλ. καὶ μὴν γυναικείοις <σ’> ἂν οἰκτισαίμεθα
κουραῖσι καὶ θρήνοισι πρὸς τὸν ἀνόσιον.
Με. σωτηρίας δὲ τοῦτ’ ἔχει τί νῶιν ἄκος;
παλαιότης γὰρ τῶι λόγωι γ’ ἔνεστί τις.
Ἑλ. ὡς δὴ θανόντα σ’ ἐνάλιον κενῶι τάφωι
θάψαι τύραννον τῆσδε γῆς αἰτήσομαι.
(…)
Με. ἔσται· πόνους γὰρ δαίμονες παύσουσί μου.
ἀτὰρ θανόντα τοῦ μ’ ἐρεῖς πεπυσμένη;
Ἑλ. σοῦ· καὶ μόνος γε φάσκε διαφυγεῖν μόρον
Ἀτρέως πλέων σὺν παιδὶ καὶ θανόνθ’ ὁρᾶν.
Με. καὶ μὴν τάδ’ ἀμφίβλητα σώματος ῥάκη
ξυμμαρτυρήσει ναυτικῶν ἐρειπίων.
“(Hélène) Écoute-moi, si une femme peut dire quelque chose de sensé.
Veux-tu, tout en restant en vie, passer en théorie pour mort ?
(Ménélas) Sinistre présage. Mais si j’ai à y gagner, parle.
Je suis prêt à passer en théorie pour mort, si je reste en vie.
(Hélène) En outre, je pourrais te pleurer à la manière des femmes,
Avec les cheveux coupés, des thrènes, devant l’impie.
(Ménélas) Quel remède de salut cela nous apporte-t-il ?
Il y a dans ton discours quelque chose de suranné.
(Hélène) Sous prétexte que tu es mort en mer,
Je demanderai au roi de cette terre de t’ensevelir dans un cénotaphe.
(…)
(Ménélas) Entendu. Les dieux mettront un terme à mon chagrin.
Mais par qui diras-tu avoir été informée de ma mort ?
(Hélène) Par toi. Dis que tu es le seul à avoir échappé au désastre.
En naviguant avec le fils de l’Atride, et que tu l’as vu mourir.
(Ménélas) Et d’ailleurs, ces haillons dont je me drape
Attesteront pour moi de ma ruine nautique.” (Eur., Hel., 1049-1058 ; 1075-1080).
Quoi de mieux que les rites funéraires pour abuser un Égyptien, si attaché aux derniers honneurs rendus aux morts ? Ménélas y consent, à condition que le cénotaphe soit bien κενός, “vide”. Dès lors, deux passages sur les haillons peuvent être lus en miroir. Lorsque Ménélas apparaît pour la première fois devant les spectateurs, il présente ses loques comme le meilleur témoin de son triste sort (420-424).
Euripide aime construire sa pièce à l’aide d’échos successifs qui révèlent la progression de l’intrigue dramatique. D’abord ἀμφιβλήματα désigne “les atours” royaux. Le terme est repris plus bas pour désigner les haillons :
καὶ μὴν τάδ’ ἀμφίβλητα σώματος ῥάκη
ξυμμαρτυρήσει ναυτικῶν ἐρειπίων.
“(Ménélas) Et d’ailleurs, ces haillons dont je me drape
Attesteront pour moi de ma ruine nautique.” (Eur., Hel., 1079-1080).
En outre, εἰκάζειν, qui dénote une apparence véridique, est remplacé par ξυμμαρτυρεῖν, le verbe de la confirmation trompeuse. Après les retrouvailles des deux époux, la fonction dévolue aux haillons dans la pièce change. Les loques de mendiant, qui était dans la première partie de la pièce, le signe de l’accablement du personnage, deviennent un artifice auquel Ménélas et Hélène, en redoutables sémioticiens19, ont recours pour berner Théoclymène20. Ainsi, loin du pathétique des haillons, le costume de mendiant devient un instrument de manipulation psychologique21. Le poète met en place un effet d’écho entre les deux passages pour souligner ce changement de fonction. De témoins véridiques, les haillons deviennent preuves vraisemblables et factices. L’identité entre l’homme et son costume au début de la pièce, qui se note par l’emploi du verbe τείρειν qui signifie “accabler”22, laisse place au thème du déguisement et de l’apparence trompeuse. Dans le deuxième extrait, l’emploi du terme juridique ξυμμαρτυρεῖν, “témoigner en faveur de” (1080) désigne une preuve fallacieuse qui parle d’elle-même en se passant de toute explication ou argumentation, tout comme le cadavre de Phèdre dans Hippolyte, qui accable le jeune homme innocent comme un μάρτυρος σαφεστάτου, “une preuve des plus fiables” (Hippolyte, 972). Ils s’apparentent à une μηχανὴ σωτηρίας, un “subterfuge salvateur” (Hélène, 1034).
Ce jeu sur la sémiotique des costumes est particulièrement mis en valeur par la structure symétrique de l’Hélène, autour du deuxième stasimon de la tragédie qui fait office de kampter, de point d’inflexion pour la pièce.
La réaction de Théoclymène devant les hardes mensongères de Ménélas devient un miroir dans lequel le spectateur peut admirer sa propre crédulité face à tout spectacle pathétique :
Ἑλ. ὅδ’ὃς κάθηται τῶιδ’ὑποπτήξας τάφωι.
Θε. Ἄπολλον, ὡς ἐσθῆτι δυσμόρφωι πρέπει.
“(Hélène) Le voici assis, recroquevillé devant ce tombeau.
(Théoclymène) Par Apollon, quelle sinistre tenue !” (Eur., Hel,. 1202-1205).
L’emploi du verbe ὑποπτήσσειν, “se recroqueviller en dessous”, ainsi que la mention de sa ἐσθὴς δύσμορος, sa “sinistre tenue” (1204), montre l’effet que le costume suscite auprès des autres personnages, qui eux-mêmes suggèrent ou amplifient la réaction des spectateurs. Alors que les autres poètes tragiques font de certains personnages les guides exemplaires de ce que les spectateurs doivent éprouver devant l’action dramatique23, Euripide, au contraire, fait de Théoclymène le révélateur édifiant de la possible crédulité de l’auditoire devant le spectacle de la mendicité tragique, et déconstruit ainsi devant son public ce procédé normatif, en en exhibant les ressorts. De là, il est indéniable qu’Euripide, loin de célébrer la dimension fédératrice de la compassion collective, dénonce la tonalité pathétique comme un artifice malhonnête24.
La fonction des haillons chez Aristophane
On imagine l’Athènes de l’époque classique comme une bourgade foisonnante d’idées, où le plaisir tout méditerranéen de la discussion était mis au service des échanges intellectuels et du dialogue littéraire. Cette représentation pousse parfois à surestimer les liens d’intertextualité entre les auteurs, et à tisser des affinités électives abusives entre les philosophes, les historiens et les hommes de théâtre. En ce qui concerne Aristophane et Euripide, du moins, ce dialogue est indéniable. La question de la parodie d’Euripide par Aristophane a beaucoup évolué au cours des XIXe et XXe siècles25. La tendance actuelle des recherches sur Aristophane et Euripide tend à minimiser l’opposition entre les deux auteurs et à considérer les échos entre leurs pièces comme un jeu de dialogue littéraire26, une conception justifiée notamment par un fragment de Cratinos (fr. 342 Kassel-Austin) qui forge le participe εὐριπιδαριστοφανίζων, “jouant aux Euripide-Aristophane” pour faire référence à leurs facéties littéraires27. Plus largement, la notion de parodie, qui a structuré les études sur Aristophane pendant longtemps, n’impliquerait aucune visée polémique ni sarcastique28.
Euripide mendiant dans Les Grenouilles
Dans les Grenouilles, Eschyle reproche à Euripide de manière générale son goût pour les mendiants et les haillons :
σὺ δή με ταῦτ’, ὦ στωμυλιοσυλλεκτάδη
καὶ πτωχοποιὲ καὶ ῥακιοσυρραπτάδη;
“(Eschyle) C’est toi qui me traites ainsi, collectionneur de fadaises,
Faiseur de mendiants, rapetasseur de haillons.” (Aristoph., Ran., 841-842)29.
Le terme στωμυλιοσυλλεκτάδης, “collectionneur de fadaises”, est une forme composée à partir de στωμυλία, “bavardage”, et συλλέγειν, “cueillir”, sur le même modèle que ῥακιοσυρραπτάδης, “rapetasseur de haillons”, de ῥάκιον, “petit morceau de haillons”, et συρράπτειν, “coudre ensemble”, “rapiécer”. Le substantif πτωχοποιός est une forme composée à partir de πτωχός, “le mendiant”, et ποιεῖν, “composer”, “faire de la poésie”. Χωλοποιός, “faiseur de boiteux”30(846), est forgé à partir de χωλός, “boiteux” ou “vers scazons”, et ποιεῖν, “composer”, “faire de la poésie”. Dans ces quatre formes composées, le deuxième élément de composition établit toujours un lien d’analogie entre l’activité du poète et celle du mendiant : συλλέγειν signifie à la fois “cueillir”, mais aussi “rassembler pour dire” et peut avoir une connotation péjorative pour signifier “faire le ramasse-miettes”, chez Pollux31. Le verbe συρράπτειν, “coudre ensemble”, est formé à partir de ῥάπτειν, “coudre”, un verbe couramment employé pour désigner l’activité des chiffonniers, mais aussi des poètes, composant à partir d’éléments poétiques disparates, comme l’illustre parfaitement le terme ῥαψῳδός, “rhapsode”, “couseur de chants”. Enfin, πτωχοποιός et χωλοποιός sont formés à partir du verbe ποιεῖν, “composer”, racine célèbre du terme ποίησις, “poésie”. Eschyle, et par son entremise Aristophane, réactualisent l’ancienne comparaison entre le poète et le mendiant, et reprochent à Euripide son théâtre composite et recyclé, guidé par le principe suprême de la récupération. On voit donc bien que la critique du mendiant chez Aristophane est intimement liée à des problématiques de composition littéraire : le mendiant est l’une des figures symboliques du poète.
L’interprétation de ces vers est problématique : pour R. Wyles, Aristophane prononce une critique d’ordre dramaturgique et reproche à Euripide d’avoir mis en péril la neutralité du costume théâtral, pour créer un tragique tributaire des effets visuels, grâce au costume notamment32. C’est ce que semble suggérer le poète comique quand il fait dire à Euripide, contraint de céder tous ses accessoires de mendiants à Dicéopolis φθείρου λαβὼν τόδ” (ε) (…), “tu gâches tout, en prenant cela (…)” (460), (…) ἀφαιρήσει με τὴν τραγῳδίαν, “tu conduis ma tragédie à sa perte” (464) et Ἀπολεῖς με (…) φροῦδά μοι τὰ δράματα, “tu me perds, c’en est fini de mes pièces” (470). O. Taplin33a montré toutefois que les costumes et les accessoires étaient généralement constitutifs de la représentation théâtrale, surtout au Ve et au début du IVe siècle, quand le poète était aussi metteur en scène. Une deuxième interprétation voit dans l’injure de ῥακιοσυρραπτάδης, “rapetasseur de haillons” (842), une référence voilée à la méthode de travail d’Euripide, qui insère dans ses pièces des bribes d’autres genres littéraires. Cette idée apparaît plusieurs fois chez Aristophane, toujours au sujet d’Euripide (dans Les Acharniens, où Aristophane présente Euripide ἔξω ξυλλέγων ἐπύλλια, “recueillant dehors des petits brins de vers”, 398 ; Ran. 841, 849 ; Pax 532)34. Les commentateurs, pour expliquer ces vers, en appellent au caractère livresque du théâtre d’Euripide. On connaît le goût d’Euripide pour la sophistique de Gorgias35, notamment par Platon (Rep. VIII, 568a), et depuis Aristophane, de nombreux critiques ont reproché à Euripide le style sentencieux de certains passages. Selon une troisième interprétation, le poète comique reproche à Euripide de rendre ἐλεινοί, “pitoyables”, ses personnages, en suscitant des sentiments de pitié qui seraient étrangers à la bonne tragédie. La notion de pitié revient à chaque fois qu’Aristophane mentionne les haillons, comme dans Les Acharniens, où il appose à τὰ ῥάκι’ἐκ τραγῳδίας, “les haillons de tragédie” (412) l’expression ἐσθῆτ’ἐλεινήν, “vêtement pitoyable” (413). De même, dans Les Grenouilles, Eschyle reproche à Euripide d’avoir affublé ses rois de haillons pour attirer sur eux la compassion des spectateurs :
Πρῶτον μὲν τοὺς βασιλεύοντας ῥάκι’ ἀμπισχών, ἵν’ ἐλεινοὶ
Τοῖς ἀνθρώποις φαίνοιντ’ εἶναι. (…)
“(Eschyle) D’abord, en affublant les rois de haillons,
Pour qu’ils parussent aux gens pitoyables.” (Aristoph. Ran. 1063-1064).
Il ne s’agirait plus d’une poésie édifiante, mais d’une tragédie de l’empathie, cherchant à berner l’auditoire, tout autant que les mendiants tentent d’apitoyer leurs interlocuteurs par des paroles mielleuses. Ce reproche littéraire prononcé à l’encontre d’Euripide rejoint l’accusation à l’encontre du στωμυλιοσυλλεκτάδης, “collectionneur de fadaises” (842). Les mots στωμυλία, “verbiage” (Ran. 1069), στωμύλος, “verbeux” (Acharn. 429), et στωμύλλειν, “tomber dans le verbiage” (Nub. 1003 ; Thesm. 1073 ; Ran. 1071 ; Acharn. 579), reviennent de façon récurrente chez Aristophane, pour qualifier Euripide ou ses personnages de mendiants, preuve encore que la critique des mendiants soit toujours liée à des problématiques d’ordre poétique.
Le lexique des haillons dans la scène des Acharniens 410-431
Dans d’autres cas, les hardes de mendiants apparaissent directement sur scène, comme dans Les Acharniens, lorsque Dicéopolis constate qu’Euripide est vêtu de haillons (410-413), puis quand Dicéopolis endosse progressivement le costume du mendiant euripidien (413-431) pour parler avec franchise au cœur des Acharniens (496-498).
Δι. ἀναβάδην ποιεῖς,
ἐξὸν καταβάδην; οὐκ ἐτὸς χωλοὺς ποιεῖς.
ἀτὰρ τί τὰ ῥάκι᾽ ἐκ τραγῳδίας ἔχεις,
ἐσθῆτ᾽ ἐλεινήν; οὐκ ἐτὸς πτωχοὺς ποιεῖς.
ἀλλ᾽ ἀντιβολῶ πρὸς τῶν γονάτων σ᾽ Εὐριπίδη,
415 δός μοι ῥάκιόν τι τοῦ παλαιοῦ δράματος.
δεῖ γάρ με λέξαι τῷ χορῷ ῥῆσιν μακράν·
αὕτη δὲ θάνατον, ἢν κακῶς λέξω, φέρει.
Ευρ. τὰ ποῖα τρύχη; μῶν ἐν οἷς Οἰνεὺς ὁδὶ
ὁ δύσποτμος γεραιὸς ἠγωνίζετο;
420 Δι. οὐκ Οἰνέως ἦν, ἀλλ᾽ ἔτ᾽ ἀθλιωτέρου.
Ευρ. τὰ τοῦ τυφλοῦ Φοίνικος;
Δι. οὐ Φοίνικος, οὔ·
ἀλλ᾽ ἕτερος ἦν Φοίνικος ἀθλιώτερος.
Ευρ. ποίας ποθ᾽ ἁνὴρ λακίδας αἰτεῖται πέπλων;
ἀλλ᾽ ἦ Φιλοκτήτου τὰ τοῦ πτωχοῦ λέγεις;
425 Δι. οὐκ ἀλλὰ τούτου πολὺ πολὺ πτωχιστέρου.
Ευρ. ἀλλ᾽ ἦ τὰ δυσπινῆ ᾽θέλεις πεπλώματα,
ἃ Βελλεροφόντης εἶχ᾽ ὁ χωλὸς οὑτοσί;
Δι. οὐ Βελλεροφόντης· ἀλλὰ κἀκεῖνος μὲν ἦν
χωλὸς προσαιτῶν στωμύλος δεινὸς λέγειν.
Ευρ. 430 οἶδ᾽ ἄνδρα Μυσὸν Τήλεφον.
Δι. ναὶ Τήλεφον·
τούτου δὸς ἀντιβολῶ σέ μοι τὰ σπάργανα.
Ευρ. ὦ παῖ δὸς αὐτῷ Τηλέφου ῥακώματα.
κεῖται δ᾽ ἄνωθεν τῶν Θυεστείων ῥακῶν
μεταξὺ τῶν Ἰνοῦς.
(Κηφ.) ἰδοὺ ταυτὶ λαβέ.
435 (Δι.) ὦ Ζεῦ διόπτα καὶ κατόπτα πανταχῇ,
ἐνσκευάσασθαί μ᾽ οἷον ἀθλιώτατον.
Εὐριπίδη, ᾽πειδήπερ ἐχαρίσω ταδί,
κἀκεῖνά μοι δὸς τἀκόλουθα τῶν ῥακῶν,
τὸ πιλίδιον περὶ τὴν κεφαλὴν τὸ Μύσιον.
440 δεῖ γάρ με δόξαι πτωχὸν εἶναι τήμερον,
εἶναι μὲν ὅσπερ εἰμί, φαίνεσθαι δὲ μή·
τοὺς μὲν θεατὰς εἰδέναι μ᾽ ὃς εἴμ᾽ ἐγώ,
τοὺς δ᾽ αὖ χορευτὰς ἠλιθίους παρεστάναι,
ὅπως ἂν αὐτοὺς ῥηματίοις σκιμαλίσω.
445 (Ευρ.) δώσω· πυκνῇ γὰρ λεπτὰ μηχανᾷ φρενί.
(Δι.) εὐδαιμονοίης, Τηλέφῳ δ᾽ ἁγὼ φρονῶ.
εὖ γ᾽ οἷον ἤδη ῥηματίων ἐμπίμπλαμαι.
ἀτὰρ δέομαί γε πτωχικοῦ βακτηρίου.
(Ευρ.) τουτὶ λαβὼν ἄπελθε λαΐνων σταθμῶν.
[450] (Δι.) ὦ θύμ᾽, ὁρᾷς γὰρ ὡς ἀπωθοῦμαι δόμων,
πολλῶν δεόμενος σκευαρίων· νῦν δὴ γενοῦ
γλίσχρος προσαιτῶν λιπαρῶν τ᾽. Εὐριπίδη
δός μοι σπυρίδιον διακεκαυμένον λύχνῳ.
(Ευρ.) τί δ᾽ ὦ τάλας σε τοῦδ᾽ ἔχει πλέκους χρέος;
455 (Δι.) χρέος μὲν οὐδέν, βούλομαι δ᾽ ὅμως λαβεῖν.
(Ευρ.) λυπηρὸς ἴσθ᾽ ὢν κἀποχώρησον δόμων.
(Δι.) φεῦ· εὐδαιμονοίης, ὥσπερ ἡ μήτηρ ποτέ.
(Ευρ.) ἄπελθε νῦν μοι.
(Δι.) μἀλλά μοι δὸς ἓν μόνον
460 κοτυλίσκιον τὸ χεῖλος ἀποκεκρουσμένον.
(Ευρ.) φθείρου λαβὼν τόδ᾽· ἴσθ᾽ ὀχληρὸς ὢν δόμοις.
(Δι.) οὔπω μὰ Δί᾽· οἶσθ᾽ οἷ᾽ αὐτὸς ἐργάζει κακά.
ἀλλ᾽ ὦ γλυκύτατ᾽ Εὐριπίδη τουτὶ μόνον
δός μοι χυτρίδιον σφογγίῳ βεβυσμένον.
(Ευρ.) ὦνθρωπ᾽ ἀφαιρήσει με τὴν τραγῳδίαν·
465 ἄπελθε ταυτηνὶ λαβών.
“(Dicéopolis) Tu composes les pieds en l’air,
Alors que tu pourrais les poser à terre. Pas étonnant que tu fasses des boiteux.
Mais pourquoi portes-tu ces haillons de tragédie,
Pitoyable tenue ? Pas étonnant que tu fasses des mendiants.
Mais je t’en supplie, par tes genoux, Euripide,
Donne-moi un petit morceau de haillons de cette ancienne pièce.
Car il me faut prononcer au chœur une grande tirade,
Et c’est la mort pour moi si je parle mal.
(Euripide) Quelles guenilles ? Celles dans lesquelles jouait Œnée, cet infortuné vieillard ?
(Dicéopolis) Non, pas celles d’Œnée, mais d’un plus misérable encore.
(Euripide) Celles de l’aveugle Phénix ?
(Dicéopolis) Non, pas Phénix, non.
D’un autre plus misérable que Phénix.
(Euripide), Mais quels lambeaux de vêtements cet homme me réclame-t-il donc ?
Parles-tu de celles du mendiant Philoctète ?
(Dicéopolis) Non, d’un homme bien, bien plus mendiant que lui.
(Euripide) Ah ! Tu veux les nippes crasseuses
Que ce boiteux de Bellérophon portait !
(Dicéopolis) Non, mon homme était boiteux,
Quémandeur, verbeux, beau parleur.
(Euripide) Je sais ! Le Mysien Télèphe !
(Dicéopolis) Oui, Télèphe !
Donne-moi, je t’en supplie, ses hardes !
(Euripide) Esclave, donne-lui les haillons de Télèphe,
Ils sont au-dessus de ceux de Thyeste, mélangés à celles d’Ino.
(Céphisophon) Les voici. Prends.
(Dicéopolis) Ô Zeus, dont le regard pénètre et sonde toute chose,
Laisse-moi me vêtir comme le plus infortuné des hommes.
Euripide, puisque tu m’as fait cette grâce,
Donne-moi aussi ceci pour compléter ces guenilles :
Le petit bonnet mysien qui le coiffait.
Il me faut aujourd’hui ressembler à un mendiant,
Être ce que je suis, mais ne pas le paraître.
Les spectateurs doivent savoir qui je suis,
Mais le chœur, qui assiste à mon discours, doit rester dans l’idiotie,
Pour que je puisse lui débiter des petites phrases.
(Euripide) Je te le donnerai, car ton esprit affûté machine des finesses.
(Dicéopolis) Que la félicité soit sur toi ; quant à Télèphe, qu’il lui arrive ce que je pense.
Bien ! Comme je me remplis de petites phrases !
Mais il me faut un bâton de mendiant !
(Euripide) Prends celui-ci et quitte ce seuil de pierre !
(Dicéopolis) Ô, mon âme, tu vois comme je suis chassé de cette demeure,
Alors que j’ai besoin d’une foule d’accessoires.
À présent, sois pot de colle, quémandeur, harcelant.
Euripide, donne-moi un petit panier brûlé par une lampe.
(Euripide), Mais malheureux, quel besoin as-tu de cet osier ?
(Dicéopolis) Nul besoin, mais je veux l’avoir.
(Euripide) Tu es pénible, sache-le. Quitte cette maison.
(Dicéopolis) Hélas ! Que la félicité soit sur toi, comme sur ta mère jadis !
(Euripide) Allez, maintenant, va-t’en !
(Dicéopolis), Mais donne-moi une seule chose !
Une petite écuelle au bord ébréché.
(Euripide) Prends ça et va au diable ! Tu es importun dans cette demeure, sache-le.
(Dicéopolis) Par Zeus, tu ne sais pas encore tout le mal que toi-même tu me fais.
Ô, mon très doux Euripide, une chose seulement :
Donne-moi une petite fiole bouchée par une éponge.
(Euripide) Homme, tu ruines ma tragédie.
Prends cela et va-t’en.” (Aristoph., Acharn., 410-465).
R. M. Harriott relève la très grande variété de synonymes employés pour désigner les haillons dans la scène des Acharniens entre Dicéopolis et Euripide36. Cette prolifération synonymique est un procédé comique37, attesté sous le terme de συνωνυμία, dans le Tractatus Coislinianus (V, 2)38. Quand Dicéopolis souhaite emprunter un déguisement crédible, le poète comique prête à Euripide un vocabulaire précieux aux arguties grotesques, pour désigner de vieux chiffons qu’il garde dans son armoire. On peut diviser ce lexique en deux catégories : les termes du registre tragique, attestés chez Euripide, et les innovations lexicales d’Aristophane, propres à la comédie.
Le terme τὸ τρῦχος, employé au pluriel, τὰ τρύχη, “guenilles” (Acharn. 418), venant de τρύχειν, “user”, désigne un vêtement élimé. L’étude des scholies nous permet, en outre, de savoir qu’il appartient au registre tragique : τρύχη· τὰ ῥάκη, τραγικῶς, “guenilles: haillons, registre tragique”39. Il trouve une correspondance dans Électre (185) et Les Phéniciennes (325). Dans l’Électre d’Euripide, l’héroïne demande que l’on contemple sa πιναρὰν κόμαν et ses τρύχη τάδ’ ἐμῶν πέπλων, “sa chevelure crasseuse et les guenilles de ses vêtements” (185) et dans Les Phéniciennes, sont évoquées les δυσόρφναια (…) τρύχη τάδε, “ces sinistres guenilles” (325). Le mot σπάργανα, qui désigne les “hardes” (Acharn. 431)40, appartient au registre soutenu d’après les scholiastes qui commentent τὰ σπάργανα, τὰ ἱμάτια. Κυρίως δὲ τὰ ῥάκη. Ὡς ἐπὶ βιβλίων τινῶν ἢ ῥάκων, “les hardes : vêtements, au sens propre haillons. Comme à propos de livres ou de haillons”41. Euripide emploie aussi abondamment le terme, mais toujours au sens de “charpies”, comme dans l’Ion, où il désigne les langes laissés dans le couffin du protagoniste (32, 918, 1351, 1490, 1598), dans Héraclès (1267), où il désigne les langes du héros éponyme, et dans Les Troyennes (759) ceux d’Astyanax. Chez Aristophane, l’emploi de σπάργανα (431) se réfère aux hardes du mendiant, soit à ses pansements, soit à ses langes, puisqu’on sait que Télèphe, fils de la prêtresse Augé, violée par Héraclès, fut exposé sur le mont Parthénion42, et élevé par un berger. À cette liste de termes d’inspiration tragique, on doit ajouter ἐσθῆτ’ἐλεινήν, “triste vêture” (Acharn. 413 pour les vêtements d’Euripide), et λακίδες πέπλων, “vêtements en lambeaux” (Acharn. 423, à propos de Philoctète). Le mot λακίς, “lambeau”, au contraire, est davantage un terme eschylien que l’on retrouve dans Les Perses (125) et dans Les Suppliantes (120, 904), pour désigner de manière dynamique des étoffes de lin que l’on met en lambeaux. Il est glosé par les scholiastes comme διερρωγότα ἱμάτια, “vêtements déchirés”43, sans aucune précision de registre de langue ni de tonalité. Chez Euripide, le terme désigne des étoffes déjà mises en lambeaux, au sens résultatif. La prolifération synonymique d’Aristophane ne reprend pas, pour chaque personnage, les termes précisément employés par Euripide dans la pièce correspondante, et bien souvent les mots du poète comique ne correspondent à aucune expression euripidienne attestée.
D’autres termes, absents de la production euripidienne conservée, semblent des inventions d’Aristophane : τὸ ῥάκιον, “petit morceau de haillons” (Acharn. 412, 415 se référant au costume d’Euripide et de son vieux drame du Télèphe) est un hapax inventé par Aristophane grâce au suffixe diminutif –ιον, qui lui permet de former le composé ῥακιοσυρραπτάδης, “rapetasseur de haillons” (Ran., 842). Autre dérivé44, ῥάκωμα, “bout de haillons” (Acharn., 432, à propos de Télèphe), qui ne rencontre aucune occurrence correspondante dans le corpus euripidien45. Il est formé à partir de ῥάκος, un terme qui signifie “haillons” chez les auteurs tragiques.
L’effet comique de la liste des haillons dans Les Acharniens naît non seulement de l’accumulation et du travail lexical trop sophistiqué pour un sujet aussi trivial que les chiffons, mais aussi du mélange de termes empruntés au registre tragique et d’innovations lexicales comiques. Même si Dicéopolis a trouvé le costume de ses rêves, celui de Télèphe, sa panoplie de mendiant reste à compléter. Il demande à Euripide une foule d’objets hétéroclites et saugrenus, comme un petit bonnet, un bâton, un panier brûlé, une petite fiole bouchée par une éponge et des herbes fanées.
L’impossibilité de berner par le costume : la complète identification au costume
Comme l’a noté P. Rau46, le motif des haillons chez Aristophane est toujours lié à l’idée du contraste entre apparence et réalité, un thème cher à Euripide, et particulièrement bien traité dans l’Hélène :
δεῖ γάρ με δόξαι πτωχὸν εἶναι τήμερον,
εἶναι μὲν ὅσπερ εἰμί, φαίνεσθαι δὲ μή·
τοὺς μὲν θεατὰς εἰδέναι μ’ ὅς εἰμ’ ἐγώ,
τοὺς δ’ αὖ χορευτὰς ἠλιθίους παρεστάναι,
ὅπως ἂν αὐτοὺς ῥηματίοις σκιμαλίσω.
“(Dicéopolis) Car il me faut aujourd’hui ressembler à un mendiant,
Être ce que je suis, sans en avoir l’air.
Il faut que les spectateurs sachent qui je suis.
Mais que les choreutes restent dans l’idiotie,
Pour que je les berne avec des petites phrases.” (Aristoph., Acharn., 440-444).
Dans un premier temps, grâce à son déguisement, Dicéopolis veut établir un système de communication à double entente, entre le chœur, qu’il abuse, et le public, dont il requiert la complicité47 : la scène voudrait se construire grâce à une différenciation des degrés de la fiction, une des caractéristiques de la parabase selon F. Muecke (même si Dicéopolis n’a rien d’un chef de chœur et si la parabase ne débute qu’au vers 626)48. Mais si la tromperie des mendiants tragiques nécessite un écart entre apparence et identité, la chose demeure tout à fait impossible dans la comédie, où le personnage incarne un rôle, sans la moindre distanciation, dès qu’il revêt le costume qui y correspond49. Ainsi, Dicéopolis est progressivement dominé par la puissance évocatrice de son costume. Dans cette situation dramaturgique paradoxale, le personnage n’a plus la maîtrise des codes qui lui permettraient de dissimuler ses convictions50. Dicéopolis n’a plus rien à cacher à personne : malgré sa volonté d’abuser le chœur, ce dernier n’est pas complètement dupe de la ruse (τί ταῦτα στρέφει τεχνάζεις τε καὶ / πορίζεις τριβάς; “Pourquoi ces entourloupes, ces machinations et ces ruses consommées ?”, 386-387). L’efficacité du stratagème est donc loin d’être parfaite. En effet, la fonction dissimulatrice du costume laisse place à un rôle inspirant et suggestif.
La scène des Acharniens, dans laquelle Euripide est vêtu comme un mendiant, présente de grandes similitudes avec l’apparition, dans Les Thesmophories, d’Agathon déguisé en femme :
Selon Agathon, la mimèsis est une façon pour le poète d’adapter son “apparence” (ἐσθῆτα, 148) et ses “manières” (τοὺς τρόπους, 150)51 à la poésie maniériste et précieuse qu’il compose52 :
ἐγὼ δὲ τὴν ἐσθῆθ’ἅμα {τῇ} γνώμῃ φορῶ.
Χρὴ γὰρ ποητὴν ἄνδρα πρὸς τὰ δράματα
ἃ δεῖ ποεῖν, πρὸς ταῦτα τοὺς τρόπους ἔχειν.
“Pour ma part, je porte le costume qui convient à l’esprit de ma pièce53.
Car le poète doit être un homme en accord avec les pièces
Qu’il doit composer, et y conformer ses façons à ses manières.” (Aristoph., Thes. 148-150).
Plus loin, Agathon ajoute :
Αγ. ἄλλως τ’ ἄμουσόν ἐστι ποιητὴν ἰδεῖν
ἀγρεῖον ὄντα καὶ δασύν. σκέψαι δ’ ὅτι (160)
Ἴβυκος ἐκεῖνος κἀνακρέων ὁ Τήιος
κἀλκαῖος, οἵπερ ἁρμονίαν ἐχύμισαν,
ἐμιτροφόρουν τε καὶ διεκλῶντ’ Ἰωνικῶς.
καὶ Φρύνιχος—τοῦτον γὰρ οὖν ἀκήκοας—
αὐτός τε καλὸς ἦν καὶ καλῶς ἠμπίσχετο· (165)
διὰ τοῦτ’ ἄρ’ αὐτοῦ καὶ κάλ’ ἦν τὰ δράματα.
ὅμοια γὰρ ποιεῖν ἀνάγκη τῇ φύσει.
“(Agathon) Loin de là, il est contraire aux Muses de voir un poète
Rustre et velu. Regarde donc
Cet illustre Ibycos, Anacréon de Téos
Et Alcée, qui ont atteint la parfaite harmonie des humeurs,
Ils portaient un bandeau et menaient une vie de mollesse, à l’Ionienne.
Et Phrynichos – tu en as entendu parler –
Lui-même était beau et portait de beaux atours
Et c’est donc pour cela que ses drames aussi étaient beaux.
En effet, on compose nécessairement des œuvres identiques à sa nature.” (Aristoph., Thes., 159-167).
Dans les deux cas, le déguisement de l’auteur permet à ce dernier de composer des pièces et des rôles plus réussis. Alors que dans Les Thesmophories, Agathon expose les buts de son déguisement, sans ambiguïté (149-156), Euripide, quant à lui, reste évasif, sans dire à Dicéopolis s’il compose des tragédies de mendiants parce qu’il est lui-même mendiant ou s’il s’affuble de loques pour se conformer à l’esprit de ses pièces, comme Agathon. On pourrait reprendre, à propos de cette scène des Acharniens, la remarque de J. Given, au sujet de la confrontation entre le Parent et Agathon dans Les Thesmophories : Dicéopolis, dans Les Acharniens, se rapproche du Parent, dans Les Thesmophories, parce qu’ils ont une conception essentialiste de l’identité ; Euripide, dans Les Acharniens, se rapproche d’Agathon, dans Les Thesmophories, parce qu’ils ont une conception contingente de l’identité54. Mais la grande nouveauté comique d’Aristophane consiste à dépasser ce simple constat et de conférer à cette théorie un sens prescriptif : pour créer une poésie réussie, il faut se conformer à son propre style, un type de syllogisme absurde, typique d’Aristophane, étudié notamment par P. Thiercy55. Cette ambiguïté entre le descriptif et le prescriptif de la théorie de la mimèsis est bien présente dans Les Acharniens : quand Dicéopolis rencontre pour la première fois Euripide, il voit dans l’apparence loqueteuse du poète tragique un indice expliquant sa prédilection pour les mendiants (410-413), tout en ignorant si Euripide ne s’est pas sciemment affublé de guenilles pour mieux réussir ses pièces. R. Saetta Cottone relève le même glissement logique dans le discours d’Agathon des Thesmophories56. Dicéopolis, qui prend l’effet pour la cause, n’a pas saisi l’artifice d’Euripide qui consiste à s’identifier à un personnage pour mieux le créer57.
Mais cette clef de lecture peut permettre aussi de comprendre la suite du passage. Dicéopolis vient mendier auprès d’Euripide des déguisements de mendiant. Cette requête donne lieu à une parodie des scènes de congé ou d’expulsion, fréquentes chez Euripide (El. 1150 ; Tro. 1141 ; Her. 1037)58. De manière très plaisante, Dicéopolis, qui veut se déguiser en mendiant pour prononcer son discours, ne se rend pas compte qu’en réclamant tous ces éléments de panoplie, il reconstitue une scène de mendicité dans les règles de l’art. Plus il obtient d’accessoires, plus le mendiant se fait insistant, par un effet d’autoréalisation magique : les impératifs τούτου δός, ἀντιβολῶ σέ, μοι τὰ σπάργανα (…), “donne-moi, je t’en supplie, ses hardes” (431), κἀκεῖνά μοι δός (…), “et donne-moi aussi cela” (438), ἀτὰρ δέομαι, “mais j’ai besoin” (448), δός μοι (…), “donne-moi” (453), sont suivis par les remerciements et des paroles cauteleuses de bénédiction, comme Εὐδαιμονοίης, “Que la félicité soit sur toi ” (446 ; 458), accueillies avec exaspération par le donateur Euripide : Τουτὶ λαβὼν ἄπελθε λαΐνων σταθμῶν, “Prends ça et quitte ce seuil de pierre” (449), λυπηρὸς ἴσθ’ὢν κἀποχώρησον δόμων, “Tu es pénible, sache-le, et quittes cette demeure ” (456), Ἄπελθέ νύν μοι (…), “Allez, oust !” (458), Ἄπελθε ταυτηνὶ λαβών, “Prends ça et va-t’en (465)”. Ainsi la scène de mendicité se construit avant même que Dicéopolis ait revêtu le costume adéquat. Cette référence à la mimèsis d’Agathon pour étudier le déguisement d’Euripide n’a pas été assez soulignée par les critiques qui voient le plus souvent dans les haillons d’Euripide une matérialisation de la notion abstraite d’œuvre59. Aristophane montre Euripide déguisé en mendiant non pas pour l’identifier de manière associative à son œuvre, mais pour faire allusion à une théorie de la mimèsis plus amplement développée dans Les Thesmophories60. Il n’est pas étonnant que les demandes de Dicéopolis se fassent de plus en plus pressantes au fur et à mesure qu’il revêt l’attirail du mendiant : plus le personnage ressemble au mendiant, plus il se comporte comme tel. Cette théorie esthétique, qu’on attribue au milieu sophistique61, devait être suffisamment en vogue dans le public d’Aristophane pour faire l’objet de dérision.
Les haillons chez Euripide et Aristophane semblent avoir une fonction métapoétique : d’un côté, ils permettent à Euripide de réfléchir au pouvoir de l’apparence et du pathétique sur le public ; de l’autre, ils servent de point de départ d’une réflexion chez Aristophane sur le pouvoir évocateur et inspirant du costume pour le poète ou l’acteur tragique. C’est comme si les deux auteurs avaient abordé une même question des deux bouts de la lorgnette.
Terminons avec l’Hélène d’Euripide. Pour reprendre sa femme, Ménélas devait pour un temps employer les ruses d’Ulysse. La ruse des deux époux consiste à abuser de Théoclymène en se faisant passer, l’un, pour un mendiant naufragé, l’autre pour une femme endeuillée, deux personnages types de la tragédie. Quand Hélène expose à Ménélas son plan, ce dernier constate : παλαιότης γὰρ τῶι λόγωι γ’ἔνεστί τις, “il y a dans son discours quelque chose de suranné” (1056), une remarque traditionnellement interprétée comme une référence métathéâtrale aux Choéphores d’Eschyle, quand Électre fait croire à sa mère qu’Oreste est mort. Dans Les Thesmophories, représentée en 411 a.C., soit un an après l’Hélène, Aristophane semble démentir la remarque de Ménélas en appelant la pièce καινὴ Ἑλένη, “nouvelle Hélène”, ou “l’Hélène d’un nouveau style” (850)62, prévenant peut-être les craintes de παλαιότης dramaturgique d’Euripide. Aristophane semble avoir salué la nouveauté du procédé euripidien dans Les Thesmophories, preuve que les deux auteurs se comprenaient plus qu’on ne le croit.
Bibliographie
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Notes
- Ubersfeld (1977) 1982, 24.
- Ubersfeld (1977) 1982, 26-27 : les signaux sont des signes intentionnels, verbaux ou non.
- Euripide (éd. Jouan & Van Looy) 2000, 192. Ce contraste donnait lieu à un débat sur la noblesse de cœur des petites gens (fr. 8-12 Jouan-Van Looy = fr. 405-412 Kannicht).
- Seale 1982, 15-16. Contrairement à Pickard Cambridge 1968 (1953), 192.
- Moretti 2001, 145 ; Wyles 2011, 24 : “(…) costume was in fact changing over the course of the fifth century. Evidently even by the end of the fifth century, it was still possible to incorporate newly emergent pieces of dress into tragic costume.ˮ
- Mauduit et Moretti 2010, 532-538 : Pollux s’appuie sur les textes théâtraux eux-mêmes et les travaux des grammairiens alexandrins, pour pratiquer ensuite l’autoschediasmos, “l’interprétation improvisée”. Cette typologie des personnages a été élaborée à partir de textes de périodes très variées et plus tardives.
- Saïd 1987, 241, n. 92 ; Wyles 2011, 5 : ‟It is not an exact record of what was seen on stage, but is a representation in a different artistic medium which is therefore set at a remove from realityˮ.
- Chez l’auteur du Rhésos, on trouve les expressions πτωχικὴν στολήν, “un vêtement de mendiant” (503) et ῥακοδύτωι στολᾶι, “un vêtement haillonneux” (712).
- Euripides (ed. Dale) 1967, 146 : pour Dale, δυσχλαινία et ἀχλαινία sont synonymes.
- La compréhension du terme dans l’Hélène est rendue plus compliquée du fait que Ménélas s’affuble de ses voiles pour aller mendier (422 ; 1079-1080), mais aux occurrences relevées plus haut, l’auteur ne semble pas donner à λαῖφος le sens de “lambeau d’étoffe”, mais plutôt le sens neutre de “voile”, “morceau de voile”.
- Euripide (éd. Jouan-Van Looy) 1998, 335 : on ignore à quel moment de la pièce cette invective était placée. On suppose qu’elle était prononcée par Héraclès, pratiquant la lutte sous la conduite d’Autolycos.
- Bizos (1947) 2002, 250.
- DELG 1999, 1097.
- Euripide (éd. Jouan & Van Looy) 1998, 339.
- Euripides (ed. Burian) 2007, 256.
- Euripides (ed. Dale) 1967, 93 ; Taplin 1977, 249. Ces derniers y ont vu un second prologue pour cette tragédie.
- Euripides (ed. Paley) 1858, 144.
- Euripides (ed. Kannicht) 1969, t. I, 148 ; t. II, 128-129.
- Conférence de D. Susanetti (université de Padoue) du 06/11/2015, ENS Ulm : les femmes, parce qu’elles sont le plus sujettes à être victimes de la médisance dans la société très masculine de la cité d’Athènes, sont les plus expertes en matière de manipulation de la doxa. Ainsi, dans Hippolyte, Phèdre décide avant de se suicider d’écrire une tablette accablant son beau-fils de viol. Son cadavre, par ailleurs, est qualifié de μάρτυρος σαφεστάτου, “preuves des plus fiables” (Hipp., 972).
- Cette utilisation du costume semble avoir été suffisamment novatrice pour être reprise dans Les Thesmophories par le Parent, qui, en constant le costume de femme qu’il a sur le dos, décide de jouer le rôle d’Hélène, en déclarant :<br>Ἐγᾦδα· τὴν καινὴν Ἑλένην μιμήσομαι<br>Πάντως ὑπάρχει μοι γυναικεία στολή.<br>“Ah oui, je sais. Je vais imiter l’Hélène d’un nouveau style.<br>J’ai à ma disposition un vêtement complet de femme” (850-851).<br>La seule différence entre le Parent des Thesmophories et Ménélas dans l’Hélène tient au fait que le second croit véritablement être un mendiant naufragé dans la première partie de la tragédie, alors que le Parent ne croit jamais dans la comédie être une véritable femme.
- Muecke 1982, 18-19, qui fait un tableau synoptique de l’usage du déguisement dans la comédie et la tragédie au cours du Ve siècle.
- Comme dans l’Iliade, dans les mots qu’adresse Agamemnon à Nestor (4.315), mais aussi “user”, “limer”.
- Ces personnages qui dictent aux spectateurs leurs sentiments et leurs réactions devant l’action dramatique constituent un véritable arsenal normatif de la tragédie.
- Cette critique des pratiques rhétoriques et intellectuelles de la démocratie rejoint les remarques concernant l’Hippolyte de D. Susanetti pour qui la conclusion de la tragédie relève d’un mouvement intellectuel et critique à l’encontre de la cité et de sa dépendance exclusive à l’égard de la δόξα. Conférence de D. Susanetti du 6/11/2015, ENS Ulm.
- Trédé 2000, 129-131.
- Paduano 1982, 107-108 : l’auteur ne tranche pas sur la référence négative ou positive d’Euripide chez Aristophane.
- Voelke 2004, 118.
- Beltrametti 1994, 279.
- Traduction d’H. Van Daele (1928) 1967, 126.
- On connaît deux boiteux chez Euripide : Bellérophon, après être tombé de Pégase alors qu’il se rendait sur l’Olympe, et Philoctète, à cause de sa blessure. La claudication de Ménélas n’est indiquée que par la métrique.
- Ὁ συλλογεύς : ἕτερον γάρ τι ὁ ἐρανιστὴς καὶ ὁ ἀγύρτης.. “Un homme qui recueille : autrement dit le convive qui apporte son écot ou un prêtre mendiant” (Poll., Onom., 3.129).
- Wyles 2011, 91.
- Taplin 1977, 14.
- Aristophanes (ed. Olson) 2002, 178.
- Garzya 1997, 103.
- Harriott 1982, 40, n. 7.
- Rau 1967, 31. Τρύχη (Soph. fr. 777 ; Eur., Hel., 185), λακίδες πέπλων (Alcae. 87.8 Lobel ; Aesch., Pers., 125), δυσπινῆ πεπλώματα (Soph., OC, 1597 ; Aristoph., Thes., 1039 ; Eur., Suppl., 97) sont empruntés à des tragédies. Seul ῥακώματα est un hapax, forgé à la mode tragique.
- Janko 1984, 28 ; Arist., Rhet., 3, 2.1404b37.
- Scholia in Aristophanis Acharnenses 1975, 64.
- Les σπάργανα, “des hardes” sont déjà employées dans l’Hymne homérique Hermès (151, 237, 268, 306, 388), dans la quatrième pythique de Pindare (114) et la première néméenne (38).
- Scholia, in : Aristophanis Acharnenses 1975, 65.
- Jouanna 2007, 615 : deux versions sur la petite enfance de Télèphe, 1) Augias confie sa fille Augé et son petit-fils Télèphe à Nauplios, qui vend la femme et l’enfant à Teuthras, roi de Mysie ; 2) Hygin, Fables, 99-100 : Télèphe est abandonné à sa naissance et recueilli par une biche, puis élevé par des bergers.
- Scholia, in : Aristophanis Acharnenses 1975, 65.
- DELG. 2009, 931.
- On ne peut traduire en français les termes ῥάκιον et ῥάκωμα que par l’intermédiaire de périphrases.
- Rau 1967, 33.
- Saetta Cottone 2005, 318, 2004, 4 : Les commentateurs sont partagés sur le lien littéraire qui unit ces deux pièces parodiques. R. Saetta Cottone définit Les Thesmophories comme une paracomédie, parce que cette pièce s’éloigne passablement du modèle du Télèphe, pour parodier davantage Les Acharniens.
- Muecke 1977, 61.
- Van Steen 1994, 224.
- Compton-Engle 2003, 512.
- Paduano 1998, 96-97 ; Mazzacchera 1999, 208, n. 13 : le τρόπος désigne le comportement provoqué par le naturel de l’individu.
- Rhys Roberts 1900, 54-55 : il est le premier à montrer que la caricature d’Agathon cache un jugement de nature stylistique. Muecke, 1982, 46 : l’auteur-interprète κατακάμπτειν, “courber” (67-68), appliqué à la création poétique d’Agathon, comme des verbes qui dénotent le maniérisme stylistique du poète. Saetta Cottone 2005, 334-335 : cette critique ne vise pas la tragédie en général, mais celle d’Euripide en particulier. Given 2007, 35-38 : la théorie stylistique d’Agathon est un prétexte pour expliquer son caractère efféminé.
- Saetta Cottone 2003, 456, n. 32 : l’auteur énumère les différentes interprétations du vers 148, la lecture traditionnelle, “je porte des costumes en accord (ἅμα) avec l’esprit de ma pièce”, “je porte le costume, ainsi que son esprit”, et une troisième, qui voit dans γνώμη une référence aux nombreuses sentences des pièces d’Agathon.
- Given 2007, 40 ; Saetta Cottone 2016, 10-14 : Euripide et Agathon sont deux figures parallèles. Alors qu’Euripide est accusé de mépriser les femmes, Agathon veut se faire femme. Dans Les Thesmophories, Euripide affirme avoir eu dans sa jeunesse les mêmes convictions esthétiques qu’Agathon (173-174).
- Thiercy 2007, 95-102. Pour résoudre un problème insoluble, le personnage principal trouve une idée absurde, qui doit venir à bout de la situation selon une logique imparable.
- Saetta Cottone 2005, 342.
- De Crémoux 2011, 106-107.
- Medda 2005, 9-34.
- English 2007, 210.
- Saetta Cottone 2016, 188-191.
- Mazzacchera 1999, 213.
- On peut imaginer aussi un jeu de mots entre καινή, “nouvelle”, et Λάκαινα, “Laconienne” (un adjectif qui qualifie Hélène dans Andromaque, 654).