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La formation de l’entité celtique :
migration ou acculturation ?

Brun, P. (2017) : “La formation de l’entité celtique : migration ou acculturation ?”, in : Garcia D., Le Bras H., dir. : Archéologie des migrations, Paris, 139-152.


Devenue explosive aux mains des démagogues populistes dans les démocraties occidentales, la question des migrations exigeait déjà, à mon avis, d’être analysée de façon rationnelle. De fait, dès son apparition, notre espèce n’a cessé de migrer plus ou moins massivement. Ce fut notamment le cas au IIIe mill. a.C. en Europe, traité ici en montrant que le Complexe culturel campaniforme avait très probablement été le vecteur de la diffusion des langues celtiques. J’envisageais avec modération, toutefois, le facteur migratoire ; visiblement trop d’après les résultats des études réalisées sur l’ADN des porteurs de ces traits culturels, en particulier dans certaines régions comme les Iles britanniques.

Having become an explosive issue at the hands of populist demagogues in Western democracies, the question of migration already demanded, in my opinion, a rational analysis. In fact, ever since our species first appeared, it has constantly migrated on a more or less massive scale. This was notably the case in Europe in the 3rd millennium, discussed here by showing that the Campaniform Cultural Complex was very probably the vector for the spread of Celtic languages. I was, however, cautious about the migratory factor; obviously too much so, given the results of studies carried out on the DNA of carriers of these cultural traits, particularly in certain regions such as the British Isles.


La question de l’origine des Celtes a fait couler beaucoup d’encre. Comme toutes les questions identitaires, elle suscite, en effet, un intérêt souvent passionnel ; au point que les chercheurs professionnels ont très majoritairement adopté à son sujet une stratégie d’évitement. Traitée de manière très partielle, à partir de sources très différentes, au sein de diverses disciplines très spécialisées : linguistique, archéologie, mythologie comparée, littérature, etc., elle ne pouvait ainsi produire, en guise de réponse, qu’une image kaléidoscopique de ces Celtes. Les archéologues postmodernistes en ont tiré parti pour aller jusqu’à affirmer que l’entité celtique était un mythe, et même une construction intellectuelle aux douteux soubassements idéologiques1. Je pense, au contraire, qu’il s’agit d’une question clé pour comprendre la préhistoire de l’Europe ; en particulier les modalités de son peuplement en fonction du jeu complexe des processus de migration et d’acculturation.

Brève histoire des idées sur l’origine des Celtes

Il convient, tout d’abord, de préciser ce qu’il faut entendre par le terme de Celtes. Ce sont les locuteurs d’une langue celtique, porteurs d’une même culture matérielle et artistique. Il faut, bien sûr, concevoir cette communauté culturelle au niveau le plus global, c’est-à-dire au niveau de ce que l’on appelle un Complexe culturel2. L’extension géographique maximale de ce Complexe est très généralement reconnue au IIIe s. a.C.3. Le processus de diffusion ayant abouti à cette répartition fait, en revanche, encore l’objet de vifs débats. La théorie la plus répandue, à ce sujet, reste celle d’une série de migrations, issues de la zone nord-alpine, à partir du Ve s. a.C. Il importe, pourtant, de souligner que les seules migrations attestées aux IVe et IIIe s. a.C. sont celles qui ont touché le nord de l’Italie, et l’Europe centrale avec des zones plus ponctuelles jusqu’en Ukraine, en Roumanie et en Bulgarie, ainsi qu’en Anatolie4.

Cette constatation pose immédiatement le problème de la “celtisation” des Îles britanniques et de l’ouest de la péninsule Ibérique, car une “celtisation” des régions atlantiques à partir du Ve s. a.C. y reste, archéologiquement, invisible et linguistiquement très improbable. C’est, en effet, trop récent pour que les langues celtiques aient pu se développer jusqu’au niveau attesté par la littérature médiévale irlandaise. Cela pose, par conséquent, le problème de l’origine de l’ensemble des langues celtiques sur toute la façade atlantique. Ces langues celtiques sont encore, pour certaines, parlées plus ou moins couramment dans le nord-ouest européen : Ecossais, Mannois, Irlandais, Gallois, Cornique et Breton. Des langues celtiques ont aussi été parlées dans la péninsule ibérique. Elles ont disparu depuis quelques siècles, mais ont laissé des traces dans la toponymie. Entre autres toponymes, le suffixe “briga-” est l’un des plus répandus dans l’ensemble du monde celtique et se montre bien attesté dans tout le sud-ouest de la péninsule Ibérique. Des stèles gravées datées du VIIe s. a.C., dans le sud du Portugal, ont même été reconnues comme écrites en une langue celtique5.

Conscient de cette grave difficulté, Christopher Hawkes avait proposé l’idée d’une “celtisation cumulative6”. L’invisibilité archéologique, dans le Îles britanniques, d’une immigration celtique s’expliquerait par sa lenteur et son caractère ponctuel et quantitativement limité. Il pensait que cette celtisation de l’Outre-Manche avait débuté à la fin de l’âge du Bronze, c’est-à-dire au Xe s. s. a.C. Pour l’Espagne et le Portugal, Martin Almagro Gorbea et Gonzalo Ruiz Zapatero ont proposé un modèle analogue de “celtisation graduelle” démarrant un peu plus tôt, au XIIe s. a.C.7. Fondé, dans un cas comme dans l’autre, sur l’absence de documents archéologiques, ce postulat s’avère, à mes yeux, peu convaincant pour des zones européennes où la documentation est tout de même relativement abondante ; suffisamment pour que les objets d’origine étrangère n’aient encore jamais été découverts et identifiés.

On peut émettre une hypothèse plus probable selon laquelle la formation de l’entité celtique a émergé beaucoup plus tôt : en particulier au milieu du IIIe mill. s. a.C. Cette hypothèse a été émise de manière assez discrète par Emil Vogt dès 19568, et plus détaillée par Alain Gallay9 en 1993 et 2001. J’ai défendu la même hypothèse il y a dix ans en proposant un modèle de diffusion en réseau des éléments linguistiques et matériels ; c’est-à-dire selon un modèle bien différent, du modèle arborescent traditionnel10. Pour moi, ces réseaux étaient des vecteurs d’échanges entre des communautés culturelles différentes, parlant aussi, jusque-là, des langues différentes. J’insistais, de plus, sur le fait que les productions matérielles doivent être conçues comme des messages identitaires et statutaires se diffusant par le déplacement de leurs porteurs, au gré d’échanges diplomatiques, matrimoniaux ou commerciaux.

Quelques chercheurs ont proposé de remonter beaucoup plus haut dans le temps. Le linguiste Mario Alinei est partisan d’une continuité de la présence en Europe des langues actuellement connues, qu’elles soient indo-européennes ou non, depuis la période du Paléolithique supérieur11. Pour lui, les langues celtiques auraient été parlées au Mésolithique, c’est-à-dire entre 10000 et 5000 a.C., le long de la façade atlantique. L’archéologue Marcel Otte s’est inscrit dans cette perspective de continuité ininterrompue dans toute l’Europe12.

Brève synthèse des sources archéologiques

Résumons les données disponibles sur les entités culturelles envisageables comme celtiques. Pour le Ve s. a.C., les sources archéologiques et textuelles convergent pour indiquer que le Complexe culturel nord-alpin étaient peuplé de Celtes. Ce Complexe culturel nord-alpin a évolué sans apport migratoire massif depuis 1600 a.C.13. On peut, en conséquence, supposer que la population était déjà locutrice d’une langue celtique. Les langues indo-européennes étaient déjà distinctes à cette date, comme le prouve le constat que l’écriture, trouvée sur des milliers de tablettes, dans la zone égéenne et appelée le Linéaire B, transcrivait une langue qui était déjà du Grec. En remontant encore dans le temps, on observe que l’aire de répartition du Complexe culturel campaniforme, dont l’héritage est resté nettement visible durant le Bronze A1 (2200-1900 a.C.) se superpose en grande partie à celle du monde celtique au maximum de son étendue, Îles britanniques et péninsule Ibérique comprises (fig. 1).

Fig. 1. Céramique campaniforme et migrations celtiques (carte P. Brun).
Fig. 1. Céramique campaniforme et migrations celtiques (carte P. Brun).

Cette entité culturelle est nommée, de manière assez peu satisfaisante, la culture campaniforme. Le qualificatif de campaniforme ne pose aucun problème, car un type de gobelet céramique en forme de cloche renversée (campana en latin) et décoré d’impressions sur toute la surface, du fond à l’embouchure, se montre à la fois stylistiquement homogène et fidèlement représentatif de la vaste zone en question. Le terme de culture s’avère plus discutable, car les gobelets campaniformes, présents de Budapest (Hongrie) à Galway (Irlande) et d’Aarhus (Danemark) à Tanger (Maroc), se trouvent associés à des services de vaisselles céramiques de styles assez différents selon les régions. Le fameux “paquetage campaniforme” composé du poignard en cuivre, du brassard d’archer en pierre polie, des pointes de flèche à pédoncule et ailerons bien dégagés, du pendentif arciforme et du bouton à perforation en V, est le seul ensemble d’objets associés aux gobelets campaniformes sur une large partie de cette entité si particulière.

On peut parler, à cet égard, d’une véritable énigme campaniforme, sans doute l’une des plus difficile à résoudre pour les protohistoriens. Il s’agit, en effet, d’un phénomène d’origine composite. Les prototypes de la poterie campaniforme sont apparus vers 2700 a.C. au centre-ouest du Portugal. Ils se sont diffusés le long de deux axes principaux à partir de 2500 a.C. : le long de la côte atlantique vers les Îles britanniques et le Jutland, d’une part, le long de la côte nord du bassin occidental de la Méditerranée, et se prolongeant loin vers l’intérieur par les vallées du Rhône, de la Saône et du Danube, jusqu’en Europe centrale, d’autre part. De plus, cette diffusion vers le nord et le nord-est ne s’est pas opérée de manière unilatérale. D’autres éléments du fameux paquetage ont, en effet, circulé le long de toutes les voies de circulation possibles dans ce vaste complexe : l’ambre de la Baltique ou de la mer du Nord, les chevaux de la plaine hongroise, la technologie du cuivre de la zone méditerranéenne, la pratique de la tombe individuelle empruntée au Complexe culturel de la céramique cordée dans la grande plaine germanique, etc. Enfin, le “paquetage campaniforme” ne se montre réuni le plus souvent que dans la tombe tumulaire de membres de l’élite sociale dans les différentes régions. C’est pourquoi Stephen Shennan avait formulé l’hypothèse selon laquelle le “paquetage campaniforme” constituait un équipement, adopté pour se distinguer, par les élites masculines des diverses communautés14. Ces individus résidaient dans des établissements qui constituaient les nœuds des réseaux d’échanges à longues distances en plein développement qu’ils animaient et contrôlaient.

J’adhère à cette perspective en y ajoutant deux précisions. Je considère, d’une part, que les langues et les cultures matérielles sont autant des vecteurs d’échanges que des moyens de distinction sociale. Les caractéristiques linguistiques et les cultures matérielles possèdent ainsi, fondamentalement, des fonctions sociales communes. Elles évoluent en fonction des réseaux sociaux, selon les stratégies sociales dominantes du moment. Il peut s’agir de stratégies d’expansion colonisatrice, d’extension des réseaux élitaires, de transferts de techniques agropastorales, artisanales, de transport, de combat et/ou de transmissions d’idées. On comprend mieux, de ce point de vue, que des individus en viennent à interpréter leur monde et à s’exprimer de façon similaire. La carte du phénomène campaniforme montre une bonne corrélation relative avec, non seulement celle du Complexe culturel nord-alpin, mais aussi de son homologue atlantique, qui se sont plus nettement individualisés vers 1 600 a.C. J’écarte totalement, d’autre part, tout comme le fait Jean-Paul Demoule15, l’idée simpliste d’un phylum indo-européen, car les langues ne se sont pas seulement diversifiées à la manière des branches d’un arbre. Elles ont continué à procéder d’emprunts mutuels. Elles ont aussi, bien sûr, été parlées de manière imparfaite là où les élites les ont introduites. Elles étaient en partie modifiées par les locuteurs indigènes qui avaient du mal à de défaire de leur langue maternelle. Le vocabulaire, la syntaxe, la prononciation en étaient, de la sorte, affectés, selon le processus maintenant bien connu, dit de “créolisation”. Elles sont, enfin, très sensibles à la fréquence moyenne des contacts en face à face, qui dépend de la durée et du volume des échanges entre individus ; ce qui explique sans difficulté que les habitants de certaines zones du Complexe campaniforme n’ont pas adopté ou conservé l’usage de certains mots ou de tournures grammaticales propres aux langues celtiques. C’est le cas de la façade méditerranéenne de la péninsule Ibérique, comme de la zone Basque, de la Sicile et du Maroc, mais aussi du nord des Pays-Bas et du Jutland.

Mon interprétation mettait ainsi les échanges au premier plan des facteurs qui auraient permis non seulement le développement du phénomène campaniforme, mais aussi la formation d’une entité culturelle où l’on parlait des langues celtiques. J’envisageais bien l’existence de migrations, mais limitées à des individus ou des petits groupes appartenant, pour la plupart aux élites sociales. Pour moi, ces migrations n’avaient donc joué qu’un rôle très secondaire.

Les surprenants résultats de la génétique

Les progrès techniques rapides réalisés dans la détermination des caractéristiques génétiques et isotopiques des squelettes d’individus préhistoriques sont venus contredire une partie de mon interprétation en suggérant que des migrations massives, au contraire, avaient joué un rôle décisif en Europe au IIIe mill. a.C. Ces résultats très inattendus paraissent même confirmer certains modèles interprétatifs traditionnels16 qui faisaient systématiquement appel à de grandes migrations pour expliquer les changements repérés par l’archéologie.

Les analyses de l’ADN des populations actuelles avaient, depuis quelque temps, établi que plus de la moitié des hommes vivant en Europe occidentale appartenaient au même haplogroupe du chromosome Y, dit “R1b”. À ce résultat déjà étonnant se sont ajoutés ceux des analyses de squelettes anciens qui se révèlent encore plus surprenants. Elle suggère que la diffusion de cet haplogroupe R1b est issue d’une zone située autour du Caucase et qu’elle a atteint l’Irlande au début du IIe mill. a.C., au plus tard. Cela induit des migrations plus importantes que prévues, donc la probabilité d’une diffusion plus rapide des langues, durant cette période. Pour autant, cela n’a pu résulter de guerres d’extermination, ni même de nettoyages ethniques, car ces sociétés n’en avaient tout simplement pas les moyens démographiques ou militaires. L’archéologie ne constate, en effet, pour cette période, aucun indice d’une forte hausse du nombre de sites d’habitat. De plus, l’armement se réduisait alors au poignard, à l’arc et à la masse en bois. Seule nouveauté ayant pu conférer une supériorité militaire aux immigrants, le cheval. Notons, pourtant, que sa taille n’excédait pas celle d’un poney et qu’il était probablement monté sans selle et sans étriers. Il permettait, certes, une vitesse de déplacement supérieure, mais ne conférait pas une force de frappe disproportionnée, donc une supériorité militaire vraiment décisive. Il reste, par conséquent, à découvrir comment ces groupes génétiques issus des régions caucasiennes ont pu s’imposer jusqu’à devenir à ce point majoritaires en Europe occidentale.

Il convient bien sûr de garder à l’esprit que les échantillons génétiques analysés, demeurent encore relativement peu abondants : moins de 200 individus pour une période longue de 7000 ans environ, dans toute l’Europe. Ils donnent donc des tendances dont on peut penser qu’elles ne sont pas encore suffisamment représentatives. Les publications de résultats obtenus sur de nouveaux échantillons ne cessent, toutefois, de les confirmer. Elles sont particulièrement nettes pour les haplogroupes des lignées paternelles (chromosome Y), moins pour ceux des lignées maternelles (ADN mitochondrial). Notons qu’elles sont d’ores et déjà suffisantes pour que la thèse d’un continuum linguistique, proposé par Alinei17 et Otte18, s’en trouve invalidé.

Pour expliquer un changement génétique aussi important, il est nécessaire d’imaginer que les groupes génétiques aux effectifs encore dominants aujourd’hui ont bénéficié d’un très puissant avantage sélectif. Des indices intéressants ont été reconnus en termes de santé : une mutation les a rendus tolérants au lactose, une autre peut-être, plus résistants à la peste. Mais, dans l’état actuel des connaissances, la mutation ayant rendu possible la tolérance au lactose ne semble s’être généralisée en Europe nord-occidentale qu’un demi-millénaire plus tard, à partir du XIVe s. a.C. Par ailleurs, la peste ayant sévi durant la période en question semble avoir été beaucoup moins dévastatrice que celles du Moyen Âge, donc n’avoir pu être en mesure de faire, démographiquement, la différence entre les populations résistantes au bacille et celles qui ne l’étaient pas. Cette hypothèse paraît ainsi assez peu convaincante.

Il convient donc de chercher dans l’un des trois domaines suivants pour découvrir sur quelles nouveautés le processus a pu s’opérer : celui des techniques agropastorales, celui des transports et/ou celui de l’idéologie. Une nouvelle pratique agropastorale permettant une production alimentaire plus sûre et plus abondante a sans doute été indispensable pour que s’effectue, à cette époque, un changement de cette envergure. Des observations sur la flore et la faune suggèrent, dans tout le nord de l’Europe tempérée, une accélération de la déforestation au profit de vastes prairies et un développement accru de l’élevage de bovins19. Lors d’une période sujette à des oscillations climatiques rendant les récoltes de blé extrêmement variables et aléatoires, miser davantage sur l’élevage extensif fournissait, sans aucun doute, un atout concurrentiel décisif. Les races rustiques étaient robustes, aptes à supporter des climats assez rigoureux en toutes saisons. Comme au Danemark, de vastes prairies ont pu être ouvertes, dans les zones plus méridionales où le Complexe campaniforme était présent, par des éleveurs originaires de zones steppiques. Beaucoup plus mobiles et coutumiers des pratiques d’élevage extensif, ces migrants ont pu ouvrir des prairies dans les immenses massifs forestiers de l’Europe occidentale, sans concurrencer directement les paysans locaux. Des descendants de la culture pontique de Yamna s’étaient avancés dans le bassin des Carpates où ils avaient trouvé un paysage de type steppique se prêtant bien au type d’agropastoralisme extensif initié dans les steppes ukrainiennes. Au cours du troisième quart du IIIe millénaire, des groupes installés le long du Danube moyen, en Hongrie actuelle, ont adopté des éléments du “paquetage campaniforme”. Il s’agissait notamment d’éleveurs de chevaux qui pratiquaient aussi probablement l’élevage extensif de bovins et d’ovins. Les gobelets campaniformes présents à Budapest, par exemple, si loin de leur région d’origine, montrent que des embranchement du vaste réseau occidental se sont alors étendus jusqu’à entrer en contact avec une société qui avait réalisé la synthèse culturelle d’une vieille tradition locale de production métallurgique, de contacts indirects avec le monde urbain du bassin oriental de la Méditerranée et de caractéristiques économiques, politiques et idéologiques issues des steppes pontiques.

Le scénario le plus probable, c’est-à-dire rendant compte de l’ensemble de ces données, génétiques comprises, est à mon avis le suivant : de grands éleveurs ont suivi les itinéraires balisés par le réseau des partenaires qui échangeaient des biens de prestige, profitant de la sorte de leur hospitalité. Leur pastoralisme leur permettait de s’installer sur des terrains forestiers, ou difficiles à cultiver, à une distance suffisante pour ne pas gêner leurs hôtes, dans un premier temps. Ces derniers ont même pu y trouver des intérêts considérables : une complémentarité économique, un accès à des techniques enviables comme le dressage et la monte du cheval, des innovations pour la métallurgie du cuivre ou le transport par chariots. Ces alliances ont, probablement, été consolidées par des mariages mixtes. Mais, peu à peu, le pastoralisme mobile très spécifique de ces immigrants leur a donné l’avantage sur les cultivateurs. L’élevage extensif était, en effet, à la fois, plus résistant aux aléas climatiques et moins exposé au développement d’épidémies que l’élevage plus intensif des agriculteurs. Il était aussi nettement plus productif en protéines que la céréaliculture. Il était enfin plus à même d’enrichir les colons dans des paysages, vierges en grande partie, où l’espace de prairies potentiel était encore illimité. Ces groupes étaient aussi nécessairement plus mobiles, et techniquement plus rapides. Ils apparaissaient, vraisemblablement, aux yeux des indigènes, comme étant en meilleure santé, plus aptes à s’enrichir, plus impressionnants dans leur capacité de déplacement, plus ouverts sur les autres cultures. S’efforçant de vivre en bonne intelligence avec les élites indigènes, ces immigrants ont pu, de la sorte, susciter l’admiration et séduire les populations locales qui ont vu en eux des alliés particulièrement précieux et désirables. Convoités dans les stratégies d’alliances matrimoniales, les membres de l’haplogroupe R1b auraient ainsi pu diffuser leurs gènes assez rapidement jusqu’à ce qu’il prédomine dans tout le nord-ouest de l’Europe.

Ces données archéologiques et génétiques concordent avec les données linguistiques qui laisse penser que les porteurs de la culture de Yamna parlaient une langue de la famille indoeuropéenne. Tout comme la culture matérielle, la forme d’expression linguistique s’est diversifiée en se diffusant. Les gens de la culture de la céramique cordée ont apparemment commencé à développer des particularités de vocabulaire et de grammaire qui, par hybridation partielle avec les langues des indigènes, allaient être celles des langues germano-slaves. Ceux de la culture de Vucedol pourraient avoir commencé à se différencier en un sous-ensemble gréco-italo-celtique, devenant italo-celtique dans le haut bassin du Danube, puis celtique plus à l’ouest en se diversifiant en fonction des langues locales, selon un modèle de créolisation. Cette idée d’un mélange avec les langues locales s’écarte du modèle classique de l’arbre multipliant ses embranchements successifs en fonction de leur éloignement du tronc commun. Le modèle de l’arborescence ne s’accorde pas non plus avec l’évolution générale des langues en raison des emprunts linguistiques mutuels de populations entretenant des relations d’échanges. C’est, d’ailleurs, très exactement ce que suggèrent les données archéologiques à propos du phénomène campaniforme. L’évolution des langues dans la vaste zone touchée par ce phénomène a, sans doute, été variable, en fonction de la durée et de la fréquence des contacts entre les membres actifs du réseau, des migrations de locuteurs d’une langue de la famille italo-celtique et de la nature des langues auparavant dominantes dans les différentes régions en question. Il pouvait s’agir, en effet, d’une langue germanique dans l’ouest de la zone de la culture de la céramique cordée, donc d’une langue possédant une structure indo-européenne, ou d’un parler nettement différent comme la langue ibérique. Dans ce dernier cas, la celtisation n’aurait été que superficielle, éphémère, voire absente. Ainsi s’expliquerait le fait que des régions touchées par le phénomène campaniforme ne soient pas demeurées celtophones. C’est le cas de secteurs du Danemark, de l’Allemagne du nord et de la Pologne, mais surtout de régions du bassin occidental de la Méditerranée, en Italie du sud et en Espagne.

Conclusion

Entre l’adoption d’une économie agropastorale et l’émergence du triptyque “ville, écriture, État” dans sa majeure partie, l’Europe a été le théâtre de constantes migrations. Deux épisodes de migrations assez massives étaient reconnus par l’archéologie depuis quelques années : celui des colons agriculteurs issus du Proche-Orient et celui des Celtes issus de la zone nord-alpine, vers l’Italie du nord et l’Europe centrale aux IVe et IIIe s. a.C. Les autres vagues de migrations, qui expliquaient la plupart des changements culturels selon l’archéologie traditionnelle allemande, avaient été fortement dévalorisées. D’autres facteurs avaient été mobilisés avec profit pour rendre compte de ces changements, qu’ils soient économiques, politiques ou idéologiques, même pour rendre compte de l’extension d’une amplitude exceptionnelle de deux Complexes culturels : celui de la Céramique Cordée et celui de la Céramique Campaniforme. Or, dans les deux cas, les données de la génétique conduisent à réhabiliter l’hypothèse de migrations importantes. Mon propos étant consacré, ici, à la formation de l’entité celtique, je n’aborde que le second que j’ai considéré comme son origine de loin la plus probable20. J’écartais, alors, l’idée d’une migration massive pour expliquer son extension. Or celle-ci ne fait plus guère de doutes. Il est, par conséquent, nécessaire d’élucider la manière dont un haplogroupe issu de la zone du Caucase a pu s’imposer en un millénaire dans toute l’Europe occidentale, sachant que ces migrants ont manifestement composé avec les indigènes, d’après les données archéologiques. Mon hypothèse est qu’ils étaient porteurs d’un mode de vie fait de techniques agropastorales et de transport leur permettant de développer une vision du monde de pionniers ouverts aux échanges, sans être perçus par les autochtones comme de redoutables concurrents. Ils se sont fondus dans les populations locales par des échanges matrimoniaux, mais leur économie fondée sur l’élevage extensif d’ovins et de bovins leur garantissait une meilleure résistance aux aléas climatiques, donc une meilleure santé, des capacités supérieures de s’enrichir et de propager leurs gènes.

Cette interprétation du fameux phénomène campaniforme rend compte de l’ensemble des données disponibles, mais demeure hypothétique sur un point central : le système agropastoral extensif, conçu comme un gage de supériorité décisif. Cette hypothèse pourra être validée ou invalidée lorsque nos données sur l’habitat et l’environnement agropastoral de ces sociétés du IIIe mill. a.C. seront plus fournies et interrogées dans cette perspective. Quoi qu’il en soit, l’état des connaissances montre déjà que la formation de l’entité celtique a résulté d’un processus mêlant étroitement migration et acculturation.


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Notes

  1. Collis 2003.
  2. Brun 1991 ; Clarke 1968.
  3. Kruta 2000.
  4. Cunliffe 1988.
  5. Koch 2010.
  6. Hawkes 1973.
  7. Almagro Gorbea & Ruiz Zapatero 1992.
  8. Vogt 1956.
  9. Gallay 2001.
  10. Brun 2006.
  11. Alinei 1983.
  12. Otte 1995.
  13. Brun 2006.
  14. Shennan 1986.
  15. Demoule 2014.
  16. Gimbutas 1965.
  17. Alinei 1983.
  18. Otte 1995.
  19. Kristiansen 2010.
  20. Brun 2006.
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356134585
ISBN html : 978-2-35613-458-5
ISBN pdf : 978-2-35613-460-8
Volume : 5
ISSN : 2827-1912
Posté le 22/12/2025
9 p.
Code CLIL : 4117; 3122;
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Brun, Patrice, “La formation de l’entité celtique : migration ou acculturation ?”, in : Brun, Patrice, Comprendre l’évolution sociale sur le temps long, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 5, 2025, 167-176, [URL] https://una-editions.fr/la-formation-de-l-entite-celtique
Illustration de couverture • Première : Nebra Sky Disc, bronze and gold, ca. 3600 years before present; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták ;
Quatrième : The Nebra hoard with Sky Disc, swords, axes, chisel and arm spirals; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták
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