Dans son assiduité à poursuivre un rêve de souveraineté, de royauté ou de simple grandeur, de la superbe insubordination de Gaston Fébus à la royale obstination de Catherine de Foix-Navarre, la maison de Foix offre l’exemple d’une affinité particulièrement étroite entre les richesses d’une lignée princière, l’embellissement de ses demeures, sa riche vaisselle, ses précieux livres, chiens et chevaux, ses vêtements raffinés, ses tentures brodées d’or, et une entreprenante politique internationale.
Ces ambitions sont bien prises en compte par une historiographie en grande partie renouvelée dans les dernières années : édition par Hélène Biu en 2002 de la Chronique de Michel de Bernis1, nouveaux travaux portant sur Gaston Fébus sous le rapport des arts et des représentations, avec l’exposition tenue au musée de Cluny et au château de Pau en 2011-20122 et dans l’ouvrage intitulé Signé Fébus en 20143, mais aussi réexamen des questions politiques grâce à de nouveaux points de vue, comme ceux de Pierre Courroux4, ou à la continuité de recherches menées depuis le début des années 2000 par Alvaro Adot Lerga sur Catherine de Foix et Jean d’Albret5. Sans négliger les synthèses érudites attachées plus spécialement à un domaine géographique, intellectuel, et matériel : ainsi la thèse et ouvrage de Damien Plantey sur Les bibliothèques des princesses de Navarre au XVIe siècle, 2016, qui se projette vers d’autres temps6.
Mais c’est dans le sillage des recherches menées à l’occasion de l’exposition Trésors princiers en 20177 (et sans ajout particulier par rapport à ce point d’étape d’une recherche simplement ré-ouverte), que je voudrais situer cet aperçu, le réservant aux richesses mobilières les plus précieuses de la maison de Foix, davantage qu’aux autres domaines de sa politique artistique, même si cette maison mène, à l’époque considérée, de vastes campagnes de reconstruction et d’embellissement de ses châteaux. La célèbre description de Pau donnée en 1420 par le sire de Caumont (un proche de la cour des comtes de Foix) au retour de son Voyage d’Oultremer en Jherusalem, vantant le château comme le plus bel du monde fait de main d’ome, laisse deviner le désir de prestige et d’agrément qui anime le maître des lieux, Jean de Grailly8. Gaston IV reconstruit en grande partie le château de Foix, suivant des intentions politiques tout à la fois défensives et démonstratives ; la tour ronde s’y montre comme “un des moyens ostentatoires de l’affirmation de la puissance comtale”, comme le diagnostiquait Florence Guillot en 20059. Et le château de Pau, toujours sous Gaston IV, est entièrement reconsidéré en tant que résidence princière.
Le domaine des arts précieux, surtout si l’on y compte les acquisitions de livres de grande valeur, trouve aussi de multiples applications de nature à nous renseigner sur le goût et le train de vie des princes et les mises en scène du pouvoir. Les chevaux de Gaston IV, lors de ses entrées, comme celle faite à Orthez, sont toujours somptueusement parés de riches housses de velours blanc brochées d’or et semée[s] d’orphavrerie d’or à grosses poires d’or camapansées10. Marqué par la forte empreinte médiévale que lui ont laissée plusieurs lignées de connaisseurs (et notamment le riche apport des maisons de Vendôme et de Luxembourg), ce que l’on désigne comme “trésor de Navarre” au XVIe siècle mérite d’être replacé dans cette perspective historique et politique à longue échéance, qui s’origine dans les revendications de Gaston Fébus et de ses successeurs depuis la fin du XIVe siècle. Désigner ce “trésor” sous une dénomination acceptable et conforme à ce contexte est pour ainsi dire impossible selon notre notion classificatrice de collection. Richesse d’abord : or, argent, pierreries, tissus, tout ce qui répond au goût du prince, à sa volonté d’éblouir, mais aussi à son âpreté, à ses efforts pour accumuler, thésauriser, sinon spéculer. Le prince est d’abord un homme : Gaston Fébus (1331-1391), brillant et cupide ; une femme : Catherine de Foix (1470-1517), héritière d’une légitimité royale ; un jeune homme ambitieux, connaisseur des dernières élégances : Jean de Grailly, otage à la cour de France en 1401-1402. Il peut n’être aussi qu’un adolescent, comme François Fébus qui, selon la rumeur, aurait été supprimé à l’âge de 15 ans par un mauvais poison, au château de Pau le 29 janvier 1483, en voulant jouer de la flûte11.
Trésor et manipulation
En août 1391, sitôt après l’étrange mort du comte soleil, on comprend que l’enjeu est de taille, au-delà de l’aspect politique et territorial. Jean Froissart décrit l’étonnant ballet qui se joue autour du plantureux trésor du défunt sire, bien gardé “dans le rez-de-chaussée aveugle de la tour Moncade” à Orthez. Dans cette forme d’accumulation jalouse et méfiante, Fébus a multiplié les précautions, l’accès n’est possible qu’en présentant deux “enseignes”, un anneau que le comte portait au doigt et le coutelet dont il se servait à table. Il faut ensuite, pour ouvrir les lourdes portes de la salle du trésor, utiliser les clés déposées dans un coffret d’acier lui-même accessible au moyen d’une petite clé que le comte portait toujours sur lui et que l’on trouva attachée à un jupon de soie pendant, lequel il portait au dessus de sa chemise. Yvain de Béarn, fils bâtard du défunt, finit par réunir toutes ces précautions, mais il lui fallut compter avec les bourgeois d’Orthez, et dès le 8 août, les États de Béarn réunis dans l’urgence firent dresser l’inventaire du trésor : 737 550 florins sans compter les meubles et les créances. Mathieu de Castelbon, l’héritier légitime, tout juste âgé de 14 ans, n’en trouva qu’un reste amoindri. Sous la maîtrise des États, ledit Yvain ainsi que Gratien de Béarn, autre fils naturel de Gaston, reçurent 100 000 florins et le meuble du château.
Ce “meuble” mérite une attention particulière. Tout porte à croire en effet qu’une partie au moins dut demeurer sur place. Il pourrait donc constituer la base primordiale des réserves précieuses du château de Pau : miroirs, bibelots, vaisselle d’or, de vermeil et d’argent représentant, pour Raymond Ritter, “une valeur fabuleuse”, dont Jean de Grailly, troisième successeur de Gaston Fébus, fit dresser l’inventaire le 9 octobre 142912.
Luxe et ostentation ont été habilement entretenus : le Religieux de Saint-Denis donne une intéressante précision sur la façon dont cette richesse s’affiche comme un instrument politique de première importance, rappelant que cet atout majeur résulte principalement des rançons exigées par Gaston Fébus de ses ennemis vaincus :
Il avait ainsi amassé des trésors considérables, les avait enfouis dans les murs d’une tour inexpugnable, et les avait gardés jusqu’alors sans y toucher. Au-dessus de l’endroit où ces trésors étaient déposés il avait fait représenter avec leurs armures les chevaliers qu’il avait vaincus, et il montrait ces images, comme de glorieux trophées, aux étrangers qui venaient le visiter13.
Au salaire de la victoire s’ajoutent les ressources de l’impôt et les manœuvres rapaces, comme celles venues frapper Agnès de Navarre, l’épouse répudiée de sang capétien, dont tous les biens meubles et joyaux furent retenus pour un préjudice de 20 000 livres14. Faste et parcimonie coexistent à la cour d’Orthez, cependant que dans les sept motets écrits et chantés à la louange de ce prince singulier par des poètes de son temps, puis réunis dans le manuscrit dit de Chantilly, Fébus flamboie de tous ses feux :
Voici qu’apparaît un prince illustre, la tête couronnée d’une chevelure de flamme, son manteau parsemé habilement d’or et de gemmes qui le rebrodent de façon variée. […] Cherchant le nom de cet homme magnifique et si illustre, j’appris sur le champ que ce prince était le puissant Fébus15 !
Les successeurs de Gaston Fébus en Foix-Béarn, Mathieu de Castelbon, mort en 1398, sa sœur Isabelle de Foix, épouse d’Archambaud de Grailly, leur fils Jean Ier de Foix, puis Gaston IV de Foix, fils de Jean Ier, reprirent à leur compte le côté le plus éclatant de cette politique. L’inventaire des objets précieux dressé par Jean de Grailly en 1429 fait apparaître, entre autres joyaux, et parmi de nombreux reliquaires et des pierres taillées, un bet miralh d’aur garnit de peyres et perles, d’un camahiu, de scarbous, de cristau, de personadges qui pourrait correspondre au miroir d’or offert par la reine de France à Isabelle de Foix, mère de Jean de Grailly, ou encore un gran dragier daurat ab las armes de France en tropes partz a l’entorn, lo diu d’amos dessus, autre preuve d’un goût éprouvé des beaux objets reflétant le jeu des alliances diplomatiques, et notamment la protection maintenue par la maison de France sur celle de Foix-Béarn.
“Cacher la cuirasse sous la soie et le velours”
Le mariage de Jean de Grailly, en 1402, avec Jeanne de Navarre, fille du roi Charles III le Noble, le destinait à un brillant avenir, faisant de lui l’héritier de ce royaume. En 1412, à la mort de son père Archambaud, il devenait lui-même comte de Foix et vicomte de Béarn. L’année suivante, cependant, l’infante mourait sans lui avoir donné d’héritier16.
Son fils Gaston IV, fruit d’un remariage avec Jeanne d’Albret, lui succéda en 1436 et fit alors procéder, à son tour, à l’inventaire des joyaux et de la vaisselle d’or et d’argent ayant appartenu à son père et déposés au château de Pau, ainsi qu’à celui des valeurs monnayées d’or et d’argent qui s’y trouvaient. Henri Courteault, en 1895, en est émerveillé et quelque peu intrigué17 :
On peut juger par cet inventaire de la richesse et de la multitude d’objets précieux que pour son usage personnel possédait un grand seigneur du XVe siècle : toute la vaisselle d’or et d’argent aux armes de Foix, de Béarn, de Grailly, d’Aragon et de Castille y est énumérée, ainsi que les menus objets de toilette dont quelques-uns paraissent bien étranges aujourd’hui.
Des dispositions similaires furent prises à Orthez en 1442 pour les joyaux de l’infante Éléonore de Navarre, comtesse de Foix, remarquablement pourvue de précieux objets de dévotion (un paternier d’ambre mesclatz ab grans d’aur, des tableaux d’argent représentant saint François, la Madeleine), de bijoux (un fermalh d’aur en que a un gros dieman, une taule de balays grant et tres perles grosses) et de riches tentures18. Dans une volonté très politique de “cacher la cuirasse sous la soie et le velours ”19 (suivant la jolie formule de Raymond Ritter), Gaston entreprit ensuite la rénovation du château de Pau ; il mourut à Roncevaux le 10 juillet 1472 sur la route de la Pampelune, ou mesme lieu où jadis les nobles pers de France Rollant, Olivier et leurs compaignons transmigrerent, résume la chronique de Guillaume Leseur20.
Chevalereux et droicturier, et même fort triumphant et pompeulx21, Gaston avait le goût du luxe ; il lui fallait aussi trouver les moyens de tenir de son habile et difficile politique : ce prince endetté dut engager jusqu’aux colliers de la comtesse Éléonore à des marchands de Saragosse22. L’accumulation de cette vaisselle d’or et d’argent où figuraient les armes de Foix, de Béarn, de Grailly, d’Aragon et de Castille, se conjugue avec la libéralité des réjouissances organisées par le comte, comme celles de 1463, pour la réception de Louis XI à Sauveterre, dans la plus droite lignée des fastes déployés par Gaston Fébus conviant Charles VI à Mazères en 1390. En 1451, pour son entrée à Bayonne, Gaston IV offrait un drap d’or à la cathédrale ; à Orthez, il recevait Jacques Cœur. Et c’est pour soutenir le prix de fêtes données à Barcelone en 1456 qu’il dut se résoudre à engager la célèbre croix des comtes de Foix, ornée de 764 pierreries, vendue aux enchères cette même année, le 30 juin, pour 10 000 livres ; remportée par l’association de 15 acquéreurs, elle finit par revenir au roi d’Aragon. En 1485, à Barcelone, un procureur de Catherine de Foix tentait encore de revendiquer ce fameux dépôt23. Une prudente comparaison pourrait être faite, avec toutes les réserves nécessaires, entre cet exceptionnel objet et la croix-reliquaire gemmée dite des comtes d’Armagnac conservée à Catelnau-de-Montmiral, une œuvre albigeoise du début du XIVe siècle, couverte de pierreries et ornée d’un filigrane “tout à fait original”, avec cabochon central et croissants d’émail translucide24. Sans doute offerte par le pape Jean XXII à son neveu Arnaud de Trian, seigneur de Montmiral, passée aux mains des comtes d’Armagnac, elle fut donnée par le dernier d’entre eux, Charles, mort à Castelnau-de-Montmiral en 1497, à l’église du lieu.
À Gaston IV succéda en 1472 son petit-fils François-Fébus, né du mariage de son fils Gaston de Viane avec Madeleine de France, sœur de Louis XI. Le très bel enfant de Navarre (…) beau jeune prince, saige, doulx, courtoys, honneste et bien moriginé25, n’avait alors que quatre ans et demi ; le 6 novembre 1481, il était couronné à Pampelune roi de Navarre. Bientôt cependant, François Fébus chassé par les troubles de la Navarre dut se replier en Béarn. Comme au temps du premier Fébus, près d’un siècle plus tôt, la succession était âprement convoitée, au plan territorial comme dans le calcul des valeurs et des arts précieux. Addonné à toutes les gentillesses, le jeune François Fébus se delectoit principalement a la musique et aux instruments esquels il s’etoit rendu parfaict. Au château de Pau, le 29 janvier 1483, ce prince ayant apres disner pris une fluste pour s’esbatre, aussi tost qu’il l’eut approchée de sa bouche, se sentit frappé d’un poison si violent26 qu’il n’eut que le temps de faire son testament, instituant sa sœur Catherine héritière de toutes ses seigneuries et lui léguant ses bagues ; il demandait en outre que l’une d’elles “faite en manière d’homme d’armes, garnie de certaines pierres précieuses, engagée à maître Benoît son orfèvre, pour dix écus ”fût soldée, et l’argent distribué à ses serviteurs selon leur rang27.
Inventaire au son des tambourins
Catherine devenue reine de Navarre épousa l’année suivante Jean d’Albret, le prétendant soutenu par le roi de France, en concurrence avec l’infant don Juan de Castille. Les souverains couronnés à Pampelune en 1494 recueillirent les ambitions royales dessinées par Gaston IV, maintenant une position difficile entre la monarchie espagnole et l’alliance avec la couronne de France. En janvier 1502, à Bayonne, Jean d’Albret recevait l’archiduc Philippe le Beau. Mais le 25 avril 1512, la prise de Pampelune par le duc d’Albe signait l’échec irréversible du rêve navarrais. Jean d’Albret mourut en juin 1516, Catherine en février 1517 ; Henri d’Albret, né le 26 avril 1503 à Sangüesa, devint alors roi. Ce tout jeune homme, suivant la tradition de ses devanciers, fréquenta la cour des Valois. Reçu à Pau en avril 1520, il y fut accueilli avec enthousiasme ; “on tendit les tapisseries et on fit venir les joueurs de tambourin”28 sur fond de préparatifs d’une nouvelle expédition militaire.
Dans un tel contexte de mobilisation politique, le 4 mai 1517, moins de deux mois après la mort de Catherine de Foix, l’inventaire de ses bagues, relliquieres d’or et d’argent et pierrerie conservés dans son cabinet et oratoire du château de Pau énumère plus de deux cents bijoux et objets précieux. Jacques de Laprade a publié la transcription du document, accompagnée d’une étude sur laquelle se sont fondées toutes les recherches successives en la matière. Des reliquaires, des pièces remarquables, comme le miroir d’or d’Éléonore d’Aragon29, signalent l’héritage de la maison de Foix. Une bourse d’or y apparaît ; plus luxueuse que celle conservée par Les Arts décoratifs et présentant les armes de la maison de Foix (fig. 1), elle était toujours visible en 1561-156230. La couronne et le sceptre d’argent doré à pierreries qui se trouvent décrits31 pourraient avoir trait à l’aventure navarraise de la reine et à son couronnement à Pampelune.
L’objet de dévotion, dans toute sa diversité, se taille une place de choix, en qualité (nombreux et riches chapelets, calvaires, tableaux d’argent doré à l’effigie d’un saint) et en qualité : ainsi le reliquaire de la Sainte Épine orné de rubis, de saphirs et de perles, pourvu d’un cristal pour porter le Corpus Domini et soutenu par deux anges portant une couronne d’épine émaillée de vert, mieux décrit en 1561-156232.
La collection de la reine s’étend aussi à des pierres taillées et à ce qui constituera l’un des caractères durables du trésor de Navarre, une grande richesse figurative d’objets aux formes curieuses : ung homme sauvaige d’or, ung serf d’argent doré sur un pré, ung singe doré avcques dix perles sur le dos33. L’impressionnant homme d’armes d’or esmaillé de blancq tennent sur le heaume une grosse poincte de diamant et en une man ung autre diament taillé (…), comme d’autres objets de grand prix, a d’ailleurs fait l’objet d’un engagement.
“J’ay belle dame”
Le climat intellectuel régnant de la cour de Pau et de Nérac ne se dissocie pas de cette considération très politique du patrimoine précieux. Ceci se vérifie tout particulièrement en ce qui concerne la bibliothèque transmise à Henri d’Albret et à sa sœur aînée, Anne (1492-1532), qui exerce la lieutenance générale. Cette confluence d’héritages de princesses lettrées34 s’agrège au noyau de Foix-Béarn par la réunion des apports des “dames d’Albret”, Anne d’Armagnac et Françoise de Blois-Bretagne (arrière-grand-mère et grand-mère d’Anne et Henri), à la bibliothèque du château de Pau, en 1502. Les inventaires datés de 1472 et 148135 font apparaître l’étendue de leurs curiosités, mêlant les textes pieux à l’histoire, aux chansons et à la musique, Anne d’Albret y ajoutant une intéressante composante géographique.
Les beaux ouvrages enluminés venu du Moyen Âge sont pieusement conservés. Parmi eux, la traduction de Boccace par Laurent de Premierfait (Le livre des cas des nobles hommes et femmes) a été transmise par les dames d’Albret36. De beaux vestiges de la bibliothèque de Gaston Fébus sont encore identifiables37, ainsi les Faits des Romains exécutés à Gênes au troisième quart du XIIIe siècle38, ou un Valère Maxime traduit par Jean de Hesdin et produit à Paris vers 139039. L’Albucassis occitan de Gaston Fébus, témoin d’un intérêt prononcé pour toutes les matières scientifiques, est repéré dans les deux inventaires dressés au château de Pau par le maître de l’hôtel du roi de Navarre Henri d’Albret en 152040 et 153341. Il s’agit manifestement du manuscrit de Montpellier, chapitre 30 du traité de chirurgie d’Albucassis, d’après la traduction latine de Gérard de Crémone, qui porte les armes de Gaston Fébus et sa devise prises dans une magnifique composition42.
Deux grands textes majeurs placés aux deux termes de la vie publique du comte soleil restent solidement attachés à la bibliothèque des maisons de Foix et d’Albret. Dans celle d’Henri d’Albret, on trouve mention de l’Elucidari de las proprietatz de totatz res naturals, traduction occitane du De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais43, exemplaire unique où les armes de Gaston entrent dans le programme d’illustration, le jeune comte étant même représenté dans la grande vignette ouvrant le texte traduit. Quant au manuscrit français 619 de la Bibliothèque nationale de France, exemplaire d’auteur du Livre de la chasse copié et enluminé à Avignon vers 1389-1390, c’est plus tôt qu’il a quitté son milieu d’origine, après avoir appartenu comme un nombre significatif des manuscrits de Gaston Fébus, à Jean de Grailly44.
La chronique de Michel de Bernis nous apprend que, lors de son séjour à la cour de Charles VI en 1401 comme otage de la paix conclue entre ses parents et la couronne de France, Jean, alors vicomte de Castelbon, en la flor de sa joventut aurait choisi pour devise : J’ay belle dame45. Sculptée sur la pierre, elle participe au désir d’imiter les dalles signant les forteresses de Gaston Fébus. Ainsi au château de Mauvezin (fig. 2), où le modèle est à rapprocher de l’ex-libris fébusien tel qu’il apparaît au frontispice de l’Albucassis occitan (armes écartelé de Foix et de Béarn, extravagant cimier à tête de de vache de Béarn et devise : Febus avant (fig. 3), comme le fait observer Françoise Galés46.
Utilisée comme ex-libris, la devise de Jean de Grailly (sous sa forme complète : Ce livre est a celuy qui sanz blasme en son droyt mot porte J’ay belle dame) fut apposée sur des livres que, devenant comte de Foix en 1412, il reçut de l’ancienne bibliothèque de Gaston Fébus, ainsi que sur d’autres manuscrits acquis notamment lors des années passées à Paris à l’ombre des Valois. Ce pourrait être le cas desChroniques de Burgos traduites en français47 (fig. 4), dont l’illustration et l’ornementation sont dues aux ateliers parisiens de la première décennie du XVe siècle. Seigneur bibliophile, Jean de Grailly reçut aussi en 1418, dans des intentions clairement politiques, un ouvrage héraldique, La description de l’escu de Foix et de Béarn, en ung livre escript en parchemin, couvert d’aiz, qui figure dans les inventaires de 1520 et 153348.
Entraînés dans les rêves d’une politique de dimension européenne, les héritiers de Gaston Fébus auront trouvé, mis à profit, exploité et augmenté un ensemble précieux associant livres et objets d’art d’une grande diversité. La réalité financière de leurs entreprises eut de sérieuses et fâcheuses répercussions sur certaines des plus belles pièces de cette accumulation de “trésors” difficile à démêler. Les enrichissements reflètent cependant un effort assidu pour intégrer à cette masse précieuse les apports des différentes lignées avec lesquelles la maison de Foix s’était alliée par des liens matrimoniaux. La poursuite de goûts et d’effets nouveaux suscite l’acquisition, et souvent la transformation de nombreuses pièces, sans que l’on ait cessé de veiller à la conservation des plus anciennes manifestations du mécénat et du luxe. La partie bibliothèque, arrivée au début du XVIe siècle, quoique fort bien garnie, ne dépasse pas les dimensions d’un beau cabinet aristocratique, mais la tonalité esthétique et intellectuelle de certains volumes les rendrait dignes de figurer dans les meilleures collections princières. Les stratégies de conquête, l’horizon attendu d’un dessein royal, donnaient aux objets précieux (orfèvrerie, pierreries, tissus) un rôle considérable, par le déploiement d’un puissant instrument de présence et de persuasion au plus haut niveau de la scène politique. Le récit par Guillaume Leseur des fêtes données à Nancy en 1445, en présence de Gaston IV, même pris avec circonspection, éclaire suffisamment sur la fonction d’un tel luxe – et sur l’empressement du comte à l’utiliser :
faisans tous les jours à divers princes et seigneurs grands et somptueux bancquets et disner, ou chacun estoit servy en belle vaisselle d’argent. Car le comte Jehan son pere luy en avoit laissé, tant vaisselle d’or que d’argent, le plus beau et le plus riche dressouer de tout le monde, et tant d’aultre vaisselle pour service de table et de cuisine, que c’estoit chose fort triumphante et tres riche à voir, car il y avoit bien la charge d’un chariot.
Sans oublier le plaisir de sa propre apparence,
soy monstrant journellement paré de tres riches somptueux habits, ungs jours en robe de divers draps d’or de diverses couleurs, autres jours en robe de broché d’or de veloux plain de satins figurés, satin damas, drap d’argent et de touttes autres sortes de draps de soye et de riches coliers et camaux d’or à pierrerie et aultrement49.
Sources éditées
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- Plantey 2016.
- Mironneau, dir. 2017. Le présent article reprend, pour l’essentiel, les donnes de ma contribution : “De Gaston Fébus à Catherine de Foix : princes ambitieux et connaisseurs (fin du XIVe siècle – 1517)”, 22-29.
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- Guillot 2005, 290.
- Leseur, éd. Courteault 1893-1896, t. 1, 110.
- Le récit du tragique événement est très bien mis en relief par Raymond Ritter, 1919, 64-66, qui s’appuie sur L’Histoire de Navarre d’André Favyn (1612).
- Ritter 1919, 50, édition du document, 279-283 (Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, désormais AD 64, E 320).
- Chronique du Religieux de Saint-Denis, éd. Bellaguet [1842] 1994, t. 1, 719-721.
- Voir en particulier : Lamazou-Duplan 2013 et Lagabrielle 2012.
- Motet latin Inter densas desenti meditans, Chantilly, musée Condé, ms 564, fol. 68v-69, traduction dans Tucoo-Chala 1993, 295-297.
- Flourac 1884, 28.
- AD 64, E 319, fol. 74, éd. Lespy 1861, 84-88 ; Courteault 1895, 37, note 3.
- AD 64, E 319, f. 206, éd. Lespy 1861, 512-520.
- Ritter 1919, 54.
- Leseur, éd. Courteault 1893-1895, t. 2, 269.
- Ibid., t. 2, 85
- Courteault 1895, 396.
- Ibid., 396-397.
- Sur cette œuvre, Taburet-Delahaye 1990, 54.
- Leseur, éd. Courteault 1893-1896, t. 2, 273.
- Favyn, 1612, 600. La version d’André Favyn est tardive et davantage fondée sur la légende qu’assurée historiquement.
- BnF, coll. Doat 223, fol. 219, original aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, E 325 ; éd. Galland 1648, 38.
- Ritter 1919, 82-83, d’après Archives communales de Pau, CC 63, fol. 67v.
- Laprade 1962, 277-290, n° 127.
- Ibid., n° 7 ; Molinier & Mazerolle 1892, n° 238 ; Mironneau, dir. 2017, n° 30.
- Laprade 1962, n° 50 et 51.
- Ibid., n° 176 ; Molinier & Mazerolle 1892, n° 114 ; Menges-Mironneau 2017, 41-42.
- Laprade 1962, n° 126, 150, 151.
- Plantey 2016, 18-26 et 29.
- AD 64, E 74 (Anne d’Armagnac) et E 74 (Françoise de Blois).
- Mironneau, dir. 2017, 130-131, n° 80 (notice par Marie-Hélène Tesnière).
- Mironneau 2014 ; Ainsworth et al. 2011, n° 96, 116, 117, 118, 119.
- Paris, Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 23082 ; Ainsworth et al. 2011, n° 118.
- Troyes, Médiathèque, manuscrit 261 ; Ainsworth et al. 2011, n° 119.
- Thomas éd. 1996, “Documents inédits” 2, 9, n° 153.
- Ibid., 13, n° 82.
- Montpellier, Bibliothèque de l’école de médecine, manuscrit H 95 ; Ainsworth et al. 2011, n° 116.
- Bibliothèque Sainte Geneviève, 1029 ; Ainsworth et al. 2011, n° 117 ; repéré dans l’inventaire de 1519 sous le n° 137 : “le propriétaire en parchemin escript à la main” et sous le n° 83 de l’inventaire de 1533 : “autre livre intitulé le palays de sagesse escript en parchemin”, voir aussi le n° 94, “le livre de la propriété des choses”, Thomas éd. 1996, 9 et 13 ; Ventura, 2010.
- Ainsworth et al. 2011, n° 96.
- Biu, éd. 2002, § 126, 447.
- Galés, 2014, 140.
- Besançon, Bibliothèque municipale, manuscrit 1150 ; Mironneau, dir. 2017, n° 79, 128-129 (notice par Paul Mironneau).
- Inventaires de 1520, n° 143, et 1533, n° 72, Thomas, éd. 1996, 9 et 13 ; Ventura 2010, XLIX-LI.
- Leseur, éd. Courteault, t. 2, 142-143.