En 1857, un taux de mortalité inquiétant alerte le ministre de l’Intérieur qui décide que le transfert du pénitencier Saint-Jean devait avoir lieu le plus rapidement possible1. Donc, tous les détenus n’avaient pas encore été transférés, il en restait encore 133 à Saint-Jean dans « le quartier industriel » sans doute les plus âgés et les plus difficiles… Pour le ministre, les maladies graves fréquentes à Saint-Jean constituaient les « preuves évidentes de l’impuissance où se trouve l’abbé Buchou de placer dans de bonnes conditions hygiéniques le quartier industriel de son établissement2. » La situation était si déplorable que le ministre menaça. Buchou de supprimer le quartier industriel et de réduire d’autant l’effectif de la maison d’éducation correctionnelle, s’il ne parvenait pas à finir d’opérer le transfert.
À la même période, le préfet demande un rapport au Conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Gironde3. Une commission d’inspection est constituée formée par les docteurs Soulé (vice-président), Caussade, Clémenceau, Barbet, Levieux (secrétaire général) et Grand-Vaux (conseiller de la préfecture). Les enquêteurs doivent répondre à une série de questions dont la formulation même laisse percevoir une certaine inquiétude de la part de l’administration :
- la mortalité provient-elle d’une alimentation insuffisante ou mauvaise ? ;
- la mortalité provient-elle d’un excès de travail ? ;
- la mortalité provient-elle de l’application des jeunes détenus à des métiers non en rapport avec leur constitution ? ;
- la mortalité provient-elle de punitions corporelles exagérées ? ;la mortalité provient-elle des mauvaises conditions de santé qui affectent les enfants lors de leur entrée au pénitencier ? ;
- la mortalité provient-elle de la situation du pénitencier au milieu d’un quartier populeux et de la distribution défectueuse de ses bâtiments ?
Le rapport de la commission4 rédigé par le docteur Levieux constate que du 1er octobre 1857 au 1er octobre 1858, la mortalité s’est élevée au chiffre de 39 sur 393 détenus (10,07 %) alors que les moyennes nationales étaient de 3,33 % (pour les enfants de 9 à 15 ans) et de 5,89 % (pour les enfants de 16 à 20 ans). Au pénitencier Saint-Jean : 20 morts pour 133 occupants (15,03 %), 14 à la colonie Saint-Louis sur 180 (7,77 %) et 5 filles décédées à Sainte-Philomène qui compte 80 filles (6,25 %). Une pareille mortalité plus importante que celles observées à Mettray et à Perrache ainsi que dans toutes les maisons correctionnelles de jeunes détenus ne pouvait qu’éveiller les inquiétudes de l’Administration. Charles Levieux écrit dans la conclusion du rapport de la Commission qu’il présidait :
Reconnaissant que les causes de mortalité excessive et déplorablement exceptionnelle signalées dans le pénitencier de Bordeaux sont à la fois multiples et essentiellement complexes, j’espère que vous contribuerez à les faire disparaître ou tout au moins à les atténuer, en adoptant les conclusions suivantes, que votre Commission me charge, de vous soumettre pour être transmises à M. le préfet sous forme de vœux. Il est à désirer :
- Que la quantité de viande destinée à chaque détenu soit augmentée ; que les aliments soient généralement plus salés ; qu’une ration de vin puisse être donnée au moins à l’un des repas, et que, vu la qualité inférieure de l’eau du puits, l’eau de la ville soit introduite dans l’établissement en quantité suffisante pour les besoins de la population ;
- Qu’une demi-heure de récréation de plus soit accordée le soir et le matin, soit une heure et demie par jour ;
- Que tous les ateliers soient nettoyés ; avec soin chaque soir lorsque les enfants en sortent ou chaque matin avant qu’ils y entrent ; que jamais on n’y laisse s’accumuler ni rognures ni résidu d’aucune espèce ; que toutes les fenêtres en soient ouvertes pendant les heures d’étude, de repas et de récréation, et qu’ils soient pourvus de ventilateurs permanents ;
- Que le médecin de la maison soit toujours appelé à donner son avis sur le choix du métier qui convient à chaque enfant ;
- Que les états de cordonnier ou de tailleur ne soient donnés qu’aux enfants qui, par suite de quelque infirmité physique, sont dans l’impossibilité absolue d’en prendre un autre ;
- Que le nombre des enfants réunis dans l’atelier des menuisiers-chaisiers soit diminué au moins de moitié et que les vitrages soient réparés pour obtenir une aération facultative ;
- Que l’atelier de chapellerie soit à l’avenir divisé en deux ateliers bien distincts. Dans l’un se ferait l’arçonnage et dans l’autre le foulage, en ayant soin que les enfants se succèdent au moins hebdomadairement dans chacune de ces opérations ;
- Que le pain sec continue à être infligé exceptionnellement ; que les arrêts et surtout la cellule soient toujours employés avec une prudente réserve ;
- Que la cellule de punition soit installée de manière à ce qu’elle reçoive plus de jour, et que l’air puisse plus facilement s’y renouveler ; qu’elle soit pourvue d’une sorte de chaise percée à couverture, fixée dans le mur, de manière à ce que le vase puisse en être retiré plusieurs fois par jour, sans qu’on ait pour cela besoin d’entrer dans la cellule ; qu’enfin, son emménagement soit à peu près pareil à celui des cellules de notre prison départementale ;
- Que l’on inscrive avec ponctualité sur un registre ad hoc toutes les punitions, sans exception, en indiquant le motif pour lequel elles ont été infligées ;
- Qu’il soit institué une surveillance de nuit, et qu’un employé spécial soit chargé de cette importante mission ;
- Que les jeunes détenus, leur apprentissage une fois terminé, puissent, comme autrefois, travailler à leurs pièces ; qu’ils jouissent de la même retenue que dans les maisons centrales et qu’ils sachent bien qu’à l’époque de leur libération, ils auront droit à un pécule dont la valeur sera proportionnelle à l’importance de leur travail ;
- Qu’un enfant souffrant ou malade, ne puisse jamais être gardé dans un atelier, sous quel prétexte que ce soit, et que tous les malades, dès les premiers symptômes de l’affection, soient immédiatement envoyés à l’hôpital jusqu’à ce qu’on puisse leur attribuer dans les nouveaux bâtiments en construction, une infirmerie spacieuse, bien aérée et convenablement chauffée, à laquelle devra être attaché un infirmier expérimenté ;
- Que le costume d’été ne soit pris que le 1er juin pour être quitté le 15 septembre ; que celui d’hiver soit conservé tout le reste de l’année avec addition d’une camisole de laine et de bas de laine, et que cette addition soit toujours accordée de droit aux enfants malades ;
- Que le projet de M. le Directeur d’envoyer à la colonie 30 enfants du Pénitencier pour y prendre part aux travaux agricoles, soit immédiatement mis à exécution ;
- Que, comme conséquence de la mesure précédente, une rangée de lits soit supprimée dans chaque dortoir, et que les cellules qui donnent sur le jardin des Dames de l’Espérance soient désormais interdites comme insalubres et malsaines ;
- Que dans les nouvelles constructions un préau couvert, mais largement aéré, soit disposé pour les récréations pendant les jours de pluie ;
- Enfin, que vu l’insuffisance et l’insalubrité des bâtiments situés rue Lalande on active autant que possible les travaux en voie d’exécution, et que la translation du Pénitencier dans les constructions nouvelles ait lieu dès qu’elles seront en état d’être habitées sans danger pour la santé des jeunes détenus.
Il s’agit d’un véritable réquisitoire de 24 pages qui ne s’accorde que sur un point avec le rapport fait précédemment par Henri Gintrac, à savoir la nécessité de quitter les locaux de la rue Lalande. La Commission « déclarerait sans hésitation, qu’au double point de vue du développement physique et moral des jeunes détenus, l’habitation de la campagne et les travaux agricoles lui paraissent de beaucoup préférables à une éducation purement industrielle au sein d’une grande ville. » La seule appréciation favorable est de dire que « M l’abbé Buchou est à la veille de compléter cette grande œuvre par la translation du Pénitencier Saint-Jean, dans de vastes et beaux bâtiments qui sont en voie de construction [à la colonie]. » Ce rapport va accélérer à partir du 24 novembre 1858 le transfert des détenus vers Saint-Louis. On trouve peu de documents retraçant ce transfert excepté une lettre de l’abbé Buchou au Préfet pour signaler que certains des détenus transférés étaient inaptes au travail, car malades et infirmes5. Et deux ans plus tard une lettre de l’abbé Buchou6 informe le Préfet que dans la dernière quinzaine de juin 1861 les ateliers de cordonniers et de serruriers-forgerons étaient définitivement transférés mais il restait encore « plus que 55 détenus à Saint-Jean ». La maison d’éducation correctionnelle de Bordeaux comptait alors 279 enfants (tout effectif confondu).
En 1862 voit le jour la construction sur la propriété de la colonie un nouveau bâtiment7 destiné à recevoir les garçons qui étaient jusqu’alors hébergés rue de Lalande. Évidemment, le préfet transmet au ministère l’intégralité du rapport du docteur Levieux qui tombe au plus mauvais moment, car s’y ajoute le procès-verbal de la Gendarmerie Impériale, du 19 septembre 18588, rendant compte d’une révolte des détenus à Saint-Jean :
Vers 9h, une douzaine d’enfants sont descendus dans la cour pour jouer alors que la récréation était terminée. Comme le gardien ne parvenait pas à les faire retourner dans leurs salles respectives, ordre leur fut donné d’aller dans leurs dortoirs. Les enfants se mutinaient pour protester contre les rapports que l’on faisait sur leur compte en écrivant sur leurs cahiers. Ils se résignèrent dans un premier temps. Une heure plus tard, l’abbé Buchou en fit descendre 4 pour les punir à titre d’exemple : 2 en cellules, le 3e attaché à un arbre et le 4e à genoux dans la cour. La révolte éclata, il y eut lutte avec les surveillants. Des camarades descendirent pour les soutenir tandis que 3 détenus défendaient les gardiens. La révolte s’amplifia, on s’arma de barres de fer. Quand le détenu D. parvint à désarmer le chef des cordonniers, la révolte s’étouffa. Les gendarmes arrêtèrent 7 enfants. Le conflit éclata quand l’abbé s’apprêta à punir les enfants.
Malheureusement ce cas n’est pas isolé, l’abbé Buchou eut plusieurs fois affaire à des révoltes de ce genre. Elles révèlent, à l’évidence, que des jeunes supportaient mal la rigueur du régime pénitencier et encore moins les solutions punitives adoptées par le directeur. Le règlement n’est pas très loquace au sujet des punitions9, il y est noté que : « les punitions varient suivant le caractère, la disposition et les fautes des enfants. On humilie les orgueilleux on force au travail les paresseux, on revêt d’une blouse de punition le voleur qu’on prive encore de toute propriété (livres, jeux, etc.) et on isole de ses camarades l’enfant dissipé » (art. 71). Les punitions plus légères sont les arrêts pendant la récréation et la plus grave est « l’encellulement » pour les récalcitrants (art. 72). C’est au directeur qu’il appartient d’infliger les punitions les plus graves et au gardien chef d’en assurer la juste application (art. 73). Lorsque les enquêteurs de la Commission visitent la maison d’éducation correctionnelle en 1858, ils trouvent :
[un enfant] enfermé depuis 23 jours pour avoir pris part à la dernière révolte dans une cellule de 2 m de long sur l m de large, recevant l’air d’une simple fente sur le corridor et le jour d’une toute petite fenêtre qui donne, ironiquement, sur le jardin des Dames de l’Espérance et qui, par conséquent, ne peut s’ouvrir. L’enfant pourrait créer des troubles chez les « Dames » ! Un matelas et deux couvertures sur le plancher, un vase de nuit contenant les excréments, l’air y était évidemment irrespirable10.
Mais des problèmes de maltraitance avaient déjà fait l’objet de signalements. Une lettre adressée par M. Blondeau, conseiller général, au maire de Bordeaux l’informait qu’ : « […] on me disait que dans le pénitencier les enfants étaient soumis à des peines corporelles dune rigueur excessive ; qu’ainsi on les condamnait à se flageller mutuellement avec force, qu`on les condamnait à se tenir debout immobile à la même place pendant un temps quelquefois fort long excédent ce que peuvent endurer leurs forces11. » Ce signalement avait été à l’origine d’une enquête menée par le commissaire de Police de Bordeaux en septembre 1849. Cinq témoignages12 avaient été recueillis et communiqués au maire de Bordeaux, Antoine Gautier.
Témoignage de D. Jacques, 12 ans, en correction paternelle pour 1 mois :
[…] lorsque le sieur Fleur, premier gardien chef, vint à moi et me donna dans ma cellule une quinzaine de coups de verge de la grosseur du doigt. Pendant quelques jours je ressentis des douleurs […] dont les traces étaient apparentes à travers mon corps notamment de ceux qu’il m’avait donné sur la tête. C’est après avoir demandé pardon à genou que Fleur cessa de me flageller. Un jour j’ai vu le nommé Antoine surveillant obliger un jeune détenu à monter et descendre les escaliers […]pendant qu’il lui donnait des coups de pieds.
Témoignage de C. Alfred, 18 ans, sorti en octobre 1847 :
[…] pendant tout le temps de ma détention, on m’a fait subir des punitions telle que de m’attacher à un poteau placé dans un dortoir… On me ferait donner par un détenu le plus robuste des coups de martinets par ordre de Monsieur le directeur sous la surveillance d’un gardien. Souvent on m‘a fait tenir debout immobile le jour de fêtes depuis 10h le matin jusqu’à 19h le soir.
Témoignage de T. Salomon Hypolite, 17 ans, deux ans de détention, sorti en juillet 1849 :
[…] je fus puni de 10 coups de corde qui me furent donnés par un des plus robustes détenus pour m’être simplement gratté la tête où j`avais du mal. Cette punition fut ordonnée par Monsieur le directeur et fut exécutée devant le sieur Fleur surveillant… on me bandait les yeux et on me faisait tenir debout les jours de fêtes toute la journée à partir de 10h et pendant les jours de travail.
Témoignage de L. Gabriel, 20 ans, 5 ans de détention, sorti en février 1846 :
[…] coups de corde par le plus robuste […] à découvert de manière à me faire beaucoup de mal […] attaché les yeux bandés à un poteau…. Si je suis malade depuis ma sortie […] je pourrai l’attribuer aux mauvais traitements. Je dois dire à la vérité lorsque je me plaignais à Monsieur le directeur, il donnait l’ordre de ne pas frapper aussi fort…
Témoignage de C. Jean, 11 ans, sorti début 1849, après un mois correction paternelle :
[…] il [Fleur] me prit par les cheveux avec tant de force qu’il m’enleva la peau… à cause d’un retard.
Cette enquête permet d’apprendre que les sévices avaient cour depuis bien longtemps. L’abbé Buchou s’efforça de « réduire à leur valeur convenable des bruits inconsidérément recueillis13 ». Pour lui, les punitions étaient peu graves et en rapport avec « l’intérêt moral et physique des enfants ». Le pain sec n’était pas utilisé parce que le travail des enfants nécessitait pour leur santé une nourriture suffisante, ce qui sera contesté dans le rapport de Charles Levieux. Il préférait priver les détenus du dessert en fruits, fromage ; en somme les priver de récompense plutôt que de leur offrir une punition. Les arrêts sont souvent usités pendant les petites récréations et sont « sans aucun tort » : c’est un repos obligé les yeux bandés et auprès d’une muraille, sans attache, ni autre contrainte que d’écouter les camarades jouer. Ordinairement prescrits pour 15 jours et plus, ces arrêts s’appliquent à une dizaine d’enfants sur 160. Si le principe de la mise en cellule ne fut pas critiqué, sans doute en raison de son usage de plus en plus fréquent dans les prisons, dix ans plus tard on perçoit l’indignation formulée par les membres de la Commission Levieux devant les conditions sordides et déplorables de la « cellule de punition » du pénitencier.
L’abbé Buchou avoua qu’il existait bien un martinet « qu’on a si étrangement défiguré » et qui se compose de 6 brins de petite ficelle dont il est donné dans certains cas une dizaine de coups, « c’est mon intima ratio regum, dit l’abbé, l’épouvantail dont la honte ou l’humiliation est quelquefois le moyen efficace de dompter l’obstination et l’esprit de révolte. » Ce châtiment qui nécessitait l’autorisation du directeur était infligé par le gardien chef, « père de famille aux mœurs les plus douces et qui a l’amitié et la confiance de la généralité des enfants. » Pour légitimer cette punition, le directeur notait que « des magistrats de l’ordre judiciaire et d’autres parents très respectables qui ont été dans le cas d’employer le pénitencier en aide à la correction paternelle ont réclamé l’usage de ce moyen ».
Quant aux excès « qu’aucune fois ou autre ont pu se permettre des surveillants », le directeur consentait à faire le nécessaire pour les éviter, « mais il faut bien, sans le dire, faire la part de l’impatience […] Je n’autoriserai pas plus que l’usage de tout autre châtiment corporel, si ce n’est le terrible et inoffensif martinet dont le progrès des Lumières n’a pu remplacer pour nos enfants l’intimidation ». L’usage du martinet étant ainsi justifié, le préfet, le baron Neveux, qui ne voulait pas de scandale écrit que : l’« honorable ecclésiastique » ne pouvait tolérer que des moyens disciplinaires qui n’avaient pas le caractère excessif qu’on leur avait attribué. Il reconnut que quelques écarts avaient eu lieu et un optimisme suspect lui fit dire : « le blâme dont ils ont été l’objet suffira sans doute à en prévenir le retour… je ne pense pas, Monsieur le Maire qu’il y ait lieu de donner d’autre suite à la plainte… » Somme toute, on étouffait l’affaire14. La correction paternelle était un droit15.
En tout cas la première fois qu’apparaît dans les sources le règlement intérieur c’est le 10 octobre 1849, 8 jours après la lettre du préfet…
L’inspection de 1866 donna lieu à une bien étrange affaire16. En effet, le rapport de l’inspecteur général adjoint, monsieur de Watteville fut un véritable opprobre lancé sur la maison de correction. Tous les domaines de l’éducation étaient attaqués : les punitions corporelles y étaient décrites comme étant la base du régime disciplinaire. Les punitions publiques y avaient cessé mais on continuait à donner des coups de pied, de bâtons et de férules. Le registre des punitions était négligé. Les surveillants étaient des brutes. Les récompenses étaient nulles. Le comité de surveillance n’existait pas. Les enfants ne pouvaient sortir quand ils en avaient besoin car on les frappait. Quant à l’état moral des enfants, il était peu satisfaisant et l’on devait en attribuer la cause à l’incurie de l’abbé Buchou. Il y avait trop d’enfants occupés aux travaux industriels. L’abbé sous-louait en quelque sorte les enfants, etc. De telles accusations plus violentes qu’à l’accoutumée ne sont pas si différentes que celles formulées précédemment. L’abbé Buchou nia les coups de pied et de bâtons, mais pas ceux de la férule. Il s’avéra cependant que l’inspecteur n’avait pas compulsé le registre de punition. Alors pourquoi de telles attaques ? l’abbé Buchou y voyait « l’influence de préventions mal déguisées Son opinion était toute faite… il n’était pas déjà informé qu’il voulait nous susciter des embarras ». De quelle influence s’agit-il ? Est-elle politique, idéologique ou bien est-ce une attaque personnelle ? Ce qui semble le plus choquer l’abbé Buchou était l’accusation d’abus de confession, de pressions exercées sur les consciences pour favoriser la surveillance : « Non seulement, c’est une inculpation injuste dont il serait embarrassé de fournir la preuve, mais c’est une insulte à notre conscience de prêtres ; je ne pense pas que Son Éminence acceptât une assertion aussi gratuite d’un jeune inspecteur adjoint. »
Le rapport était si virulent qu’il devenait suspect. Le préfet reconnaissait « l’exagération évidente du rapport […] J’ai assez visité moi-même la colonie de Bordeaux pour savoir qu’elle n’est point encore arrivée au point où nous voudrions la voir17. » Mais l’événement qui fit écrouler toutes les accusations del’inspecteur fut son arrestation dans la nuit du 30 septembre au 31. La police de Bordeaux dut pénétrer chez une prostituée qui avait été attaquée au poignard par… l’inspecteur de Watteville. Le préfet intervint le lendemain personnellement auprès du Procureur général et obtint de lui que l’affaire soit étouffée. Enfin, pas complètement car le 19 juillet 1866, le procureur général écrit au préfet :
J’ignore dans quelles conditions il a pu se faire que des dossiers judiciaires de divers jeunes détenus aient manqué lors de la visite faite par l’Inspecteur général des prisons… Je ne peux m’expliquer comment et dans quelle circonstance le directeur de la Maison correctionnelle de Bordeaux aurait fait écrouer des jeunes détenus dont l’extrait ne lui aurait pas été représenté en même temps que l’ordre d’arrestation. Il m’est plus facile d’admettre que l’extrait qui accompagnait le détenu a été égaré dans ses bureaux que de penser qu’il a incarcéré des enfants sans s’être assuré au préalable de la régularité de leur position.
Aussi n’est-on pas étonné que le ministre de l’Intérieur exprime18 son désappointement devant les tergiversations du directeur qui « cherche plutôt à éluder l’observation du règlement et le contrôle de l’Administration » d’autant qu’il avait déjà relevé des abus « auxquels il devra être promptement remédié sous peine de voir supprimée cette œuvre qui est loin de réaliser les espérances qu’elle avait fait concevoir à son début ». Finalement il décidait l’instauration d’une « surveillance permanente de la colonie pour connaître si l’établissement pouvait être réorganisé dans de bonnes conditions. » Foisel, directeur des prisons, fut chargé de cette mission. Mais il était déjà intervenu en 1864 et avait alors émis une appréciation critique sur la gestion de l’abbé Buchou : « […] sans doute un souffle d’insubordination a passé sur sa maison, mais à qui la faute et pourquoi l’a-t-on laissé grandir et prendre corps au lieu de le réprimer énergiquement dès le principe sans pour cela sortir du règlement ?19 ».
En 1868, un surveillant congédié écrivit au maire de Villenave-d’Ornon, lui décrivant les punitions corporelles auxquelles il s’adonnait sur les enfants :
Sur la recommandation verbale de Monsieur Buchou, j’ai frappé quelques fois les plus turbulents […] on m’a congédié brusquement en alléguant que je frappais des enfants avec une baguette au lieu […] de la férule, instrument excessivement douloureux […] qui, après les propres termes de Monsieur Buchou, ne laisse pas de traces […] Si vous m’accordiez un entretien je vous mettrai à même de connaître ce qui cause les fréquents décès (…) Lundi 21 septembre dernier, Monsieur Buchou a fait garrotter et solidement attacher à deux arbres les nommés Gustave et Paul, qui s’étaient évadés dans la matinée […] ils ont reçu autant de coups de martinet qu’il y avait de jeunes détenus au quartier Saint Pierre20.
Une enquête fut ouverte, même si l’accusation semble a priori réfutable, s’agissant d’un membre du personnel congédié. Le commissaire de police interrogea les deux enfants qui prétendaient s’être enfuis pour échapper aux mauvais traitements. Le témoignage21 de l’abbé Faux est pour le moins intéressant : Il ne savait presque rien de cette affaire car les enfants étaient des orphelins et lui ne s’occupait que des condamnés, mais il ajouta qu’il croyait « malgré tout qu’il y a du vrai dans ce qui a été dit ». Les enfants auraient reçu autant de coups qu’il y avait de camarades, plus trois des surveillants. Trois jours de cellules dites paternelles terminèrent de punir les évadés. Deux ou trois enfants qui n’avaient pas frappé assez fort reçurent un coup de corde. L’abbé Faux reconnut ces faits. Les rumeurs se firent persistantes et les parents profitaient de cette aubaine pour réclamer que l’on libère leurs enfants de ce pénitencier où des « choses infâmes22 » se passaient… La suspicion amena l’inspecteur général des prisons, Foisel, à faire une enquête23 au sujet de la mort d’un détenu. Ce dernier présentait des ecchymoses au visage, mais le médecin qui pratiqua l’autopsie conclut à une mort naturelle due à une maladie organique du cœur. Les bleus provenaient sans doute de la chute du lit au moment de l’agonie… ? Buchou lui-même fut accusé de frapper les enfants avec une clef. L’auteur d’une lettre anonyme prétendait avoir assisté lors d’une messe à une scène de brutalité de l’abbé sur un enfant qui avait jeté un livre. La fausseté et le ridicule de cette affirmation n’inquiéta pas outre mesure le directeur qui confirma qu’un enfant était devenu fou pendant la messe mais qu’il n’avait pas été frappé. Il ne pouvait s’agir que de « propos mal informés d’hommes congédiés de la maison ». On imagine mal un prêtre frappant un enfant à coups de clef, pendant une messe devant témoins.
Rumeurs et exagérations ne doivent pas masquer le fait indéniable que les gardiens de la maison de correction n’étaient pas exempts de tout reproche et que certains avaient la main lourde. Le plus étonnant est la manière avec laquelle les autorités ont réagi face aux différents témoignages, leur réticence à prendre leur responsabilité. Depuis les premières rumeurs jusqu’en 1870 le temps fut suffisamment long pour que l’on se rendît compte que ces modes de correction paraissaient « devoir être abandonnés car les châtiments corporels ne sont plus de nos mœurs »24. Cependant, il ne le fut pas assez pour que l’Administration prit les mesures nécessaires découlant de telles affirmations.
Notes
- ADG, Y261 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 25 août 1857.
- ADG, Y261 : lettre du ministre de l’intérieur au préfet, Paris, le 20 septembre 1857.
- ADG, lettre du préfet du 27 octobre 1858. VF/422 : Archives municipales.
- Levieux Charles, « Rapport sur la maison d’éducation correctionnelle de Bordeaux », Rapport général sur les travaux du conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Gironde, Bordeaux, Ragot, 1859.
- ADG, Y261 : lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 23 novembre 1858.
- ADG, Y261 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 3 juin 1861.
- On ne trouve pas de documents d’archives relatant la construction de ce nouveau bâtiment destiné à recevoir les enfants du pénitencier Saint-Jean, ce que nous a confirmé Monsieur Magnant, président de l’ARHO de Villenave-d’Ornon. L’hypothèse la plus probable est que les locaux qui devaient recevoir près de 300 jeunes, donc importants, sont ceux occupés aujourd’hui par le contre Peyriguère depuis 1905. Mais entre 1870 date de la fermeture de la colonie pénitentiaire à 1905 nous n’avons pas trouvé quelle a été la destination de ces locaux.
- ADG, Y278 : Procès-verbal, gendarmerie impériale, Bordeaux, le 18 septembre 1855.
- Le 28 avril 1832 la loi portera abolition de la marque au fer rouge, de la peine de carcan, de la peine de fers et supprimera l’usage de couper le poing des parricides avant leur exécution à mort. Ce ne sera que 10 ans plus tard que l’instruction du Ministre de l’Intérieur du 8 juin 1842 interdit dans les pénitenciers de jeunes détenus fouets, verges et coups de corde. Le piton, la bricole, l’anneau, la camisole sont toujours autorisées pour tous les détenus comme formes atténuées des fers. Voir GaillacHenri, Les Maisons de correction (1830-1945), Paris, Cujas, 1971, p. 22 et 47.
- Levieux Charles, op. cit.,voir les recommandations 8, 9, 10.
- ADG, Y260 : Lettre de Blondeau au maire de Bordeaux, Bordeaux, le 11 septembre 1849.
- ADG, Y260 : Lettre information faite par le commissaire de police de Bordeaux â l’intention du maire, Bordeaux, le 20 septembre 1849.
- ADG, Y260 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 29 septembre 1849.
- ADG, Y260 : lettre du préfet au maire, Bordeaux le 2 octobre 1849.
- Sous l’Ancien Régime, le père pouvait faire interner, voire incarcérer ses enfants en cas de grave mécontentement. Le Code civil napoléonien de 1804 a repris cette disposition particulière en restreignant la durée à 1 mois. Une maison de correction avait donc comme mission d’exiger un comportement correct, conforme aux règles, à la bienséance ou à la morale, de rectifier une erreur ou une faute par des réprimandes destinées à corriger, voir des punitions sous forme de châtiment corporel. La suppression du droit de correction paternelle sera décrétée par le décret-loi du 30 octobre 1935. Les enfants admis au pénitencier sous le régime de la correction paternelle sont très peu nombreux. De plus, leur admission au sein de la maison d’éducation correctionnelle s’accompagne d’une discrétion quasi absolue. L’article 378 du code civil, exige qu’il ne soit pas fait mention des noms des enfants en voie de correction paternelle sur les registres d’écrou (Y351 : lettre du ministre au préfet. Paris, le 2 septembre 1865.). Aucun des dossiers de ces enfants n’est visible, à croire qu’ils n’ont jamais existé, à moins qu’ils aient été rendus aux parents après la détention ce qui est fort improbable.
- Y261 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 17 septembre 1861.
- Y268 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 18 décembre 1866.
- ADG, Y268 : Lettre du ministre de l’Intérieur, Paris, le 16 décembre 1868.
- ADG, Y268 : Lettre de Foisel au préfet, Bordeaux, le 10 septembre 1864.
- Y280 : Lettre d’un père de détenu au préfet. Bordeaux, le 2 novembre 1862.
- Y268 : Lettre du surveillant Lathenade au maire de Villenave-d’Ornon. Bordeaux, le 25 octobre 1868.
- Y268 : Lettre du commissaire de police au préfet. Bordeaux, le 17 novembre 1868.
- Y278 : Lettre de Foisel au préfet Bordeaux, en mai 1869.
- Y268: Lettre du préfet au ministre de l`Intérieur. Bordeaux, le 14 juil. 1866.