La fidélité au Pérou de l’enfance se manifeste par le choix du diminutif si singulier de Lucha, qu’un Français connaisseur de l’espagnol mais non du Pérou, croira traduire correctement par « lutte », mais « Lucha » est très courant au Pérou avec un autre sens : c’est le diminutif que Marthe Lucienne, la plus jeune des huit enfants Truel, conserve tout au long de la vie, il n’a pas d’autre sens que la tendresse et la péruvianité. C’est comme Lucha que Marthe Lucienne signe ses œuvres graphiques et ses lettres tout au long de sa vie.
Une partie de la correspondance familiale, des photos et des documents conservés depuis presqu’un siècle permettent ici de reconstituer de façon fragmentaire la vie des sœurs cadettes, Madeleine et Lucha, une fois arrivées en France. Sans doute ces documents n’ont-ils pas été conservés par hasard, mais parce qu’ils avaient une valeur particulière pour la dernière survivante de la fratrie, Lucha, et c’est grâce à l’une de ses petites-nièces, Colette Nicot-Martinez, la fille d’Annie Nicot-Truel, qu’il a été possible de consulter les écrits et les images archivés après la mort de Lucha en 2000.
Paul Truel, l’aîné de la fratrie, est ingénieur agronome pour un domaine viticole du sud du Pérou, Ocucaje, qui produit des vins et des eaux de vie renommées. Il est le seul des huit enfants à ne pas rester en France. Raoul Truel, le frère cadet, est né en 1899. Arrivé à Paris en février 1925, il se marie en 1930 à Paris à Madeleine Laprun. Employé de la banque propriété de la famille espagnole Movellan, Raoul Truel part s’installer à Barcelone en 1932, avec sa femme et sa fille âgée de quelques mois. Après avoir été appelé sous les drapeaux en 1939, Raoul Truel est réformé pour raisons de santé1. Il retourne avec sa famille en Espagne après l’Exode et y vit de longues années. Le plus jeune des frères, Charles a vingt-trois ans en février 1925 et reste à Paris comme ses sœurs ; il est employé par la banque d’Indochine et intègre l’état-major des forces terrestres en 1939. Madeleine a vingt ans et Lucienne dix-sept au moment de l’installation en France. Les cinq sœurs s’établissent à Paris à partir de 1925 avec leurs frères Raoul et Charles.
Les Truel habitent alors Faubourg Saint-Antoine, près de la place de la Bastille, rue Jacques Cœur. Les enfants qui ont grandi au Pérou, retrouvent des membres de la famille de leur père. En arrivant en France, la fratrie découvrira Paris et sa banlieue, et de nouveaux horizons jusqu’en Turquie où Lucha travaillera à la décoration de la nouvelle capitale.
Madeleine, l’enthousiaste
La tante Blanche, sœur cadette d’Alexandre Truel, accueille ses nièces dans le quartier du Marais. La vieille dame reçoit à son domicile en même temps que ses nièces, un prêtre de l’église Saint-Eustache qui a réalisé un voyage en Terre Sainte. Madeleine rapporte son enthousiasme, un sentiment qui définit ses années de jeunesse parisienne, de l’entre-deux-guerres (« c’est un homme absolument épatant. Je t’assure que cela rend heureux de voir qu’il y a des âmes aussi parfaitement belles et limpides », lettre du 10 novembre 1928).
La messe dominicale est le moment des retrouvailles amicales (« tous les dimanches d’abord à la messe de onze heures à St. Eustache où le cercle de fidèles — Dantand, Laprun, Truel — ne manque jamais »)2. Cependant, Madeleine manifeste en même temps une grande liberté d’esprit dans ses confidences à l’amie intime Jacqueline — Jacquot — partie vivre en Angleterre, à Tumbridge Wells avec sa famille.
Madeleine va au théâtre assister à des mélodrames et des comédies comme Coiffeur pour dames, créée en décembre 1927 ou Topaze de Pagnol qui mérite de longs commentaires, une « très bonne pièce, quoiqu’elle soit écœurante parce que tout le monde y agit uniquement pour un but : gagner de l’argent par n’importe quel moyen. C’est une critique très serrée des mœurs actuelles ».
Madeleine est accompagnée d’ordinaire par Lucha ; la benjamine n’est pas prête à se rendre seule à une invitation le soir à une « piscine-party » de la Butte-aux-Cailles et Madeleine de commenter impitoyable et familière : « je ne pourrais pas y aller alors Lucha se dégonflera probablement, surtout pour rentrer seule (Italie – Bastille !) vers dix heures et demie du soir ».
La vie parisienne permet également des promenades à Saint-Germain pour admirer les couleurs de l’automne dans les bois, inexistants aux environs de Lima.
Dans la mémoire familiale, les tâches sont réparties entre les différentes sœurs arrivées à Paris. Les plus âgées s’occupent de l’appartement et les deux plus jeunes travaillent à l’extérieur.
Madeleine et Lucienne suivent des cours avant d’exercer un métier. Madeleine se forme à la philosophie en suivant les cours du professeur Léon Robin en Sorbonne et dans la même lettre du 10 novembre 1928, elle s’enthousiasme pour la lecture du Phédon de Platon, « une merveille qu’[elle]aime déjà depuis longtemps ». Elle évoque aussi la lecture du Songe d’une nuit d’été dans la langue de Shakespeare, ce qui la rapproche de son amie installée avec ses parents dans le Kent. Dans un cahier3, elle recopie aussi les pages de poésie qu’elle préfère. Elle s’applique ainsi à transcrire de nombreux textes de Jean Cocteau parus dans le recueil intitulé Opéra (1927).
Deux dessins de Jean Cocteau conservés au Pérou révèlent la proximité des sœurs Truel avec l’artiste. L’un est une scène des Enfants terribles4 (1929) et l’autre est dédié à Lucha, du temps de la représentation de l’œuvre de Cocteau, Les chevaliers de la table ronde (1937).
Les poèmes et fictions de Cocteau que Madeleine Truel a pris la peine de copier sont représentatifs de l’esthétique contemporaine : humour et absurde, fantastique, insolite et sublime alternent. C’est un modèle artistique qui inspirera L’enfant du métro en 1943. Les jeux de mot sont au centre de l’écriture de Cocteau ; les « affranchissements personnels de Cocteau s’accordent intrinsèquement à la recherche d’une ‘essence’ poétique. Pareille découverte s’opère par l’intermédiaire du jeu de mots, qui se présente comme modalité dynamique du verbe poétique, capables de dévoiler une réalité autre5 ».
Dans le cahier de Madeleine Truel, l’ordre des poèmes en vers et en prose recopiés d’Opéra ne suit pas le déroulement du recueil ; il obéit à un choix esthétique, sans doute les textes les plus appréciés de la jeune femme. Pour le premier de ces poèmes hallucinatoires, « Le paquet rouge », la copiste hésite dans la transcription au moment d’inscrire le néologisme « la dégoûtation » : « Mon sang est devenu de l’encre. Il fallait empêcher cette dégoûtation à tout prix. Je suis empoisonné jusqu’à l’os… ».
« Les alliances », « Le modèle des dormeurs », « L’ancre bleue », « Nuit blanche au Pigeon-Terreur », « Les voleurs d’enfants », « Le détective », « Le buste », « La toison d’or », « L’hôtel », « Joueurs dansant à l’hombre » constituent le corpus du cahier de morceaux choisis de Madeleine Truel en plus du « Paquet rouge », un ensemble de neuf textes poétiques repris suivant un ordre personnel.
Le cahier s’achève sur le poème en espagnol de Federico Garcia Lorca « La mariée infidèle » (La casada infiel) publiée dans le Romancero gitano (1928). Lorca n’est pas alors le poète vénéré du monde hispanique qu’il sera après la parution du Romancero gitano.
La sensibilité poétique n’empêche pas les jeunes femmes d’être pragmatiques. Madeleine Truel apprend la sténographie et exprime son sentiment à l’égard de cet apprentissage : « ma sténo Prévost-Delaunay c’est terriblement embrouillé et c’est horrible d’avoir à se fourrer tant d’absurdités dans la cervelle, mais c’est une affaire d’exercices et ça ne va pas trop mal ». Ces compétences linguistiques et typographiques sont pleinement employées peu après et le seront ensuite sous l’Occupation, au service de la communication des réseaux de résistance. Madeleine travaille à partir de 1930 comme sténo-dactylographe trilingue pour la maison Thiriez Cartier Bresson, boulevard Sébastopol. Puis elle est employée par la banque espagnole Movellan et bénéficie de congés payés en septembre 1937 ; la jeune femme a gardé précieusement le titre de transport offert qui inclut une photo d’identité (unique cliché personnel de Madeleine), pour aller à Toulon.
Raoul et Germaine travailleront aussi pour la banque Movellan, le premier à Barcelone, Germaine comme Madeleine à Paris. La banque Movellan, connue aussi comme la Banque espagnole de Paris, était la propriété d’un aristocrate espagnol, dont la richesse provenait de la gestion de patrimoines en Amérique latine, et qui possédait plusieurs villas de caractère au Pays basque, entre Saint-Jean-de-Luz6 et Urrugne.
Une lettre d’un cousin de Lima, Augusto Maurer, adressée à Madeleine et datée du 10 mai 1937, a été conservée dans les archives familiales. Cette longue lettre est rédigée en anglais, expression du plurilinguisme dans lequel baignent les Truel en Europe comme en Amérique.
La lettre est à l’en-tête de la société Ciurlizza Maurer, les Ciurlizza sont des émigrants croates tandis que les Maurer étaient arrivés de Suisse et d’Allemagne au moment de la guerre contre le Chili. Les Maurer-Carriquiry ont vécu aux États–Unis avant de retourner au Pérou à la fin des années 30. Cette lettre permet d’apprécier la personnalité de Madeleine sous un jour particulier. Augusto Maurer commence par répondre à propos de la situation en Espagne :
La guerre civile espagnole est un horrible désastre. Je peux comprendre ce que tu ressens en étant si proche de la guerre. Bien sûr, nous comprenons ici à quel point c’est une triste affaire, mais la distance brouille le contour des nouvelles […] Les dépêches de presse sont manipulées de manière à donner une vision floue de la situation réelle. Naturellement, il leur faut veiller à ne pas donner trop de détails sanglants à nos masses influençables et incultes (autrement dit non civilisées).
Le cousin resté à Lima s’informe de la réalité européenne par le magazine américain Fortune qui expose « la même vieille lutte qui a ensanglanté l’Espagne tant de fois auparavant, c’est-à-dire entre les classes qui ont dominé l’Espagne et la grande masse des paysans ». Augusto Maurer conclut cette première partie de la lettre : « on ne peut s’empêcher de sympathiser – je veux dire d’avoir pitié des Espagnols. Si la droite gagne, tout aura été vain ; les anciennes conditions prévaudront. Si la gauche gagne, le risque c’est la situation de la Russie ».
Augusto Maurer donne des nouvelles de la famille qui s’agrandit, avec la naissance de Juanita Carriquiry à Lima. Paul Truel et sa femme Georgette Bressoud retournent au domaine viticole d’Ocucaje. Une photo est envoyée en France avec le père et le bébé. La lettre concerne aussi la possibilité de recourir aux services de Madeleine pour des achats de matériel spécialisé. La concurrence est prévisible de sorte qu’Augusto Maurer envisage d’« avoir une sorte de code, mais ce n’est pas vraiment nécessaire, la poste aérienne est suffisamment rapide de nos jours pour donner des instructions complètes de cette façon ». La lettre s’achève sur la philosophie, les lectures communes des deux correspondants d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, et la passion pour les stoïciens, Épictète et Marc Aurèle traduit en français par Madeleine ; Augusto conclut : « Je ne cesse de remercier Dieu d’avoir découvert les stoïciens, en particulier Marc Aurèle, qui m’a montré le chemin de la paix intérieure et m’a donné le sentiment de ma valeur. Il est très facile d’être un bon chrétien après avoir lu les stoïciens ». La phrase mérite d’être citée pour connaître le parcours intellectuel de la jeune femme, à la fois employée de banque discrète et efficace, sachant manier les chiffres, polyglotte et influencée par le stoïcisme.
Un petit agenda de l’année 1938 fourmille d’annotations qui présente Madeleine vaquant à une multitude d’occupations dans Paris et sa banlieue, visitant les châteaux de la Loire et la ville de Strasbourg, après avoir noté les horaires des trains.
De temps en temps, elle assiste à la messe à la Salpêtrière, à Nanterre, dans d’autres églises et marque ces journées d’une fine croix, mais surtout elle envoie des colis hebdomadaires de toute sorte de denrées, ainsi que du tabac, à son frère « Carlos », par la poste aérienne, à Madrid, la capitale espagnole qui subit le siège des troupes franquistes. Les deux autres frères, Paul et Raoul sont provisoirement en France. Madeleine consacre ses loisirs aux visites amicales et à la musique en participant à une chorale qui se présente dans un foyer de jeunes filles catholiques, l’Oasis rue de Sèvres. L’engagement dans la Résistance s’avère cohérent avec le parcours de vie de Madeleine avant l’entrée en guerre de 1939.
Dessiner, décorer : le parcours de Lucha
Lucha arrivée à dix-sept ans à Paris prend des cours de dessin. Madeleine raconte à son amie Jacqueline en 1928 : « Lucha a repris ses cours, elle en a encore plus que l’année dernière, elle fait du croquis maintenant les lundis matin au cours de Jacques Simon7 que Janine [Cazalières] lui avait recommandé, elle en est ravie. Aujourd’hui samedi elle est allée au cours de Dufrêne8 qui lui a donné à faire trois modèles de pochettes en couleurs ; comme elle a en plus le plâtre et l’aquarelle elle est très occupée ».
Très vite, Lucha et Madeleine sont en contact avec le milieu avant-gardiste de Paris. Lucha se forme aux arts graphiques auprès de l’affichiste Paul Colin et acquiert une belle notoriété qui lui permet de voyager et de gagner sa vie comme décoratrice dès les années 30 au-delà de l’hexagone.
Paul Colin s’est fait connaître en 1925 par son affiche de la Revue Nègre, avec la jeune Joséphine Baker arrivée de Broadway pour incarner au théâtre des Champs Élysées l’Afrique fantasmée par l’Europe et la sensualité. Paul Colin a créé en 1929 une école dans le XVIIIe arrondissement, puis l’école a été installée près du boulevard Malesherbes dans le quartier où les Truel s’établissent définitivement, au 160 rue de Courcelles9.
Lucha est élève de Colin. Le succès de l’école grandit tout au long de ces années d’avant-guerre. L’historienne de l’art Vanina Pinter, autrice d’un essai intitulé « Pourquoi y a-t-il si peu eu de graphistes autrices ?», écrit que « deux anciennes élèves [de Colin] deviendront ses fidèles collaboratrices, Lucha Truel et Suzanne Reymond. La seule voie de reconnaissance pour une femme, dans ces années-là et en graphisme, est d’être sur le devant de l’affiche, sa seule option pour rencontrer sur une surface cadrée, un instant de liberté et révélation10 ».
Le critique d’art André Warnod commente dans la revue Comœdia: « L’ensemble de l’École Paul Colin est très brillant et révèle de beaux tempéraments. Nous aimons en particulier le charme délicat et gentiment lunaire de Lucha Truel, son Enfant du Métro est d’une gentillesse ravissante et son Songe d’une nuit d’été et d’autres décors encore d’une fantaisie très fraîche11 ».
En 1993, Lucha Truel se souvient de sa jeunesse, à l’occasion d’une exposition consacrée au peintre et ami Enrico Pontremoli : « 1932 : c’était l’année des quarante ans de Paul Colin, c’était un homme qui avait beaucoup de succès. On venait à son école du monde entier. J’ai connu là des Danois, une jeune Norvégienne. C’était une école très libre, chacun y faisait ce qu’il voulait12 ». Lucha Truel rencontre Bernard Villemot qui suit les enseignements de Colin entre 1933 et 1935 pour devenir affichiste. Villemot a évoqué ses années à l’école de Paul Colin dans un entretien avec l’historien du visuel Laurent Gervereau : « Quels étaient vos condisciples ? -Un certain nombre de filles d’abord, qui étaient toutes amoureuses de Paul Colin, et beaucoup d’étrangers et d’étrangères13 ». Un cliché de la photographe Juliette Lasserre14 pris en 1935 et conservé par la famille Truel, montre Lucha Truel en face de Paul Colin, attablé avec ses élèves.

Une seconde photographie de Julie Lasserre présente Lucha Truel toute occupée à dessiner.
L’année suivante, les élèves de Paul Colin exposent des maquettes de décors au Musée Galliera ; c’est le cas de Lucha Truel dont la maquette pour la pièce Amphion mérite les compliments de Jean Cassou, poète, critique d’art, hispaniste de grand renom15. Cette allégorie de Paul Valéry avec les muses et les rêves comme personnages aux côtés d’Apollon et d’Amphion, est représentée en 1931 dans un décor de rochers escarpés avec des blocs de granit et une mare sombre, qui réapparaîtront dans L’enfant du métro sous l’Occupation. L’expérience des décors de théâtre déterminera le style du livre clandestin.
Lucha Truel travaille pour le magazine féminin installé à Paris Harper’s Bazaar. Elle prend part à de nombreuses activités internationales et nationales, comme le concours organisé en 1935 par le département des Vosges pour célébrer la figure de Jeanne d’Arc16.
Après ses années de formation, Lucha répond à des commandes qui l’éloignent de la France. Le souvenir d’un voyage en Turquie en 1936-1937 a marqué son entourage. Quelques lettres et cartes postales ont été conservées. C’est le cas d’une carte postale d’Istanbul que Lucha envoie à sa sœur Andrée le 17 septembre 1936, en villégiature à Bandol. Elle lui rapporte qu’elle a fait un excellent voyage qui a duré trois jours à bord de l’Orient Express. Elle se hâte de visiter Sainte-Sophie avant de reprendre le train pour Ankara.
Une autre lettre plus longue est envoyée à Madeleine le 13 octobre. Lucha explore « la vieille ville qui est si amusante avec ses innombrables ruelles et ses petits marchands qui vendent des étoffes de toutes les couleurs, tentation perpétuelle … ». Elle travaille à la décoration du palais d’Atatürk aux côtés de l’architecte français Albert Laprade, « tout se faisant ici avec lenteur » et dans la défiance. Elle reçoit une proposition d’un ingénieur français de contribuer à l’urbanisation d’une autre ville turque, Sivas : « Je serai très bien payée ; mais l’idée de rester ici seule ne me tente guère et d’un autre côté je n’ose refuser d’emblée une belle situation, au moment où j’en ai le plus besoin17 ». Finalement, la vie au service d’Atatürk restera un souvenir heureux transmis de génération en génération. Lucha rapportera de ce séjour au Moyen-Orient, un luxueux tapis conservé par sa petite-nièce à Lima, et qui a inspiré une illustration fantaisiste de L’enfant du métro.
Elle est de retour en France pour participer à l’Exposition Universelle de Paris. L’exposition se déroule de mai à novembre 1937 et est consacrée aux « arts et techniques appliqués à la vie moderne ». Lucha Truel réalise des bannières pour valoriser différents métiers (ébénistes, tapissiers, dentelières), ainsi que des décorations pour le Jardin d’enfants, et la Chambre d’enfants, et des travaux d’aiguille (« la robe de la Vierge et de l’Enfant-Jésus ») pour lesquels elle peut compter sur les talents des sœurs aînées. Elle a alors une adresse professionnelle au 162 rue de Courcelles.
L’exposition universelle de 1937 donne à voir les œuvres d’artistes étrangers dont les Péruviens Camilo Blas, Elena Izcue et Reynaldo Luza qui intégrent une délégation nombreuse installée au Champ de Mars, tandis que le père de la peinture indigéniste, José Sabogal, partisan des républicains espagnols, ne fait pas partie de la délégation officielle sous la dictature du colonel Oscar Benavides (1933-1939).
L’exposition permet d’accueillir la famille venue du Pérou, le frère aîné Paul associé dans la production de vin et d’eau de vie au Péruano-Italien Virgilio Rubini depuis 1932 sur le domaine d’Ocucaje, au sud de Lima18. La Maison Rubini Truel est présente à l’exposition universelle tout comme l’entreprise Ciurlizza et Maurer, exportatrice de bois d’Amazonie, et alliée aux Truel par Jeanne Carriquiry, fille d’Inès Carriquiry et mère d’Augusto Maurer, le correspondant de Madeleine.
Une autre trace de la reconnaissance professionnelle dont Lucha Truel jouit dans les années 30, est le fait qu’au printemps 1939, elle prend part à la décoration à New York du pavillon de la Société des Nations.
Quinze ans après leur arrivée du Pérou, frères et sœurs ont construit une nouvelle vie en Europe. Les cinq sœurs restent ensemble, célibataires et unies les unes aux autres. Les plus jeunes, Madeleine et Lucha travaillent à l’extérieur, tandis que les aînées, Berthe, Andrée et Germaine restent au cinquième étage du 160 rue de Courcelles. Lucha représente son harmonie intérieure dans un dessin resté inachevé. Une sœur lit et l’autre dessine, au milieu d’un désordre dans le style des Enfants terribles de Cocteau. L’humour et la fantaisie imprègnent la scène.
Le groupe d’anciens de l’école Paul Colin, Lucha, Enrico Pontremoli, Olga Voiculescu19, Bernard Villemot ont tout d’abord loué un atelier avenue Mozart puis ils déménagent rue des Petits-Champs (aujourd’hui rue Danielle Casanova). Lucha Truel remémore en 1993 l’installation de l’Atelier : « En 38, tout est à louer. Nous avons visité toutes les maisons Louis XIV, superbes, magnifiques. Nous avons trouvé un appartement au premier, tout près de la rue de la Paix que nous avons gardé jusqu’à la fin. C’était une rue assez étroite mais il y avait une lumière merveilleuse20 » (Pontremoli, 1993, p. 31).
Le temps de l’insouciance s’arrête avec la fin du Front Populaire en France, remplacé par le gouvernement radical de Daladier décidé à remettre « la France au travail ». La défaite des républicains espagnols et leur exode en mars 39, du sud vers le nord, est une première page noire après les deux décennies de paix.
Annexe : L’enfant du métro, première ébauche
Le texte ci-dessous est une ébauche de L’enfant du métro avant que le texte ne soit transformé du fait de l’Occupation allemande. L’archive a été retrouvée après le décès de Paquita Truel en octobre 2024 par sa fille Gregoria Larrain qui l’a transmise à Colette Nicot-Martinez. La mention de la station de métro Filles du calvaire n’apparaîtra plus dans un texte de 1943 :
L’enfant du métro
Cet enfant était né dans le métro et n’en était jamais sorti.
Personne ne savait où étaient ses parents et depuis sa naissance on lui faisait parcourir
les longs tunnels, dans toutes les directions, mais il n’avait jamais trouvé sa mère.
Il avait sept ans maintenant et avait vu beaucoup de choses, car toutes sortes de
gens voyagent dans le métro, portant toute sorte d’objets, lisant des livres, des
journaux illustrés. Ainsi, ce qu’il ne connaissait pas, il l’imaginait et le composait
dans sa pensée des choses les plus plaisantes, les plus jolies qu’il avait pu voir
pendant ses trajets dans les différents jours de l’année : les soldats en grande tenue
le 14 juillet, les drapeaux ; au mois de Mai, la multitude des communiantes toutes
blanches (jamais il n’avait rien vu de si blanc) ; les dimanches de printemps les
fleurs rapportées des jardins de banlieue.
Il voyait des canaris parfois, à sa grande joie, des chats ou des chiens dans des
paniers et par eux il pouvait se figurer les chevaux, les éléphants, les vaches, qui
n’entrent jamais dans le métro.
D’après les noms des stations, il imaginait les endroits qui se trouvent au-dessus
d’elle, là-haut sur la terre, et il était toujours certain d’avoir bien deviné.
À Marbeuf il y avait une mare, bien sûr, dans laquelle se tenait un bœuf tout noir.
Il fait bien trop chaud pour courir sur les collines d’alentour et le bœuf se trouva
bien au frais.
Au Bel-Air un vent léger circule autour de la gloriette où l’on va se reposer le soir,
si léger qu’il remue à peine les feuilles pendantes des saules.
On doit pouvoir faire de grandes rondes au Rond-Point des Champs Élysées. On y danse
en chantant, en revenant du travail, tout le monde est content et se tient par la
main.
À Michel Ange Molitor les enfants et l’archange sont contents d’être ensemble. Chacun
sait ce qu’il a à faire. Les enfants jouent aux billes.
Après avoir fini son travail le Père La Chaise va maintenant soigner ses fleurs ;
peut-être rentrera-t-il chez lui par la première rue à droite.
À Villiers tous les voisins s’entendent ; ils ont tous de jolies maisons et s’invitent
à prendre le thé à 6 h, les uns chez les autres.
Les Filles du Calvaire entendent quelqu’un qui les appelle, sans doute de l’autre
côté de la montagne ; elles y vont les bras tendus, laissant le couvent vide.
À Denfert-Rochereau les petits diablotins bondissent en tous sens les pieds chatouillés
par la chaleur des roches infernales.
Ainsi nous qui vivons dans la lumière et dans l’air pur nous rêvons des choses merveilleuses
qui se passent dans le pays des fées, mais lui, vivant sous la terre, se figurait
quelque chose de plus ravissant encore que les pierres précieuses d’Aladin, que l’Eau
qui chante et que le Rossignol de Chine. Il avait imaginé un lieu où l’on vivait entouré
de rayons, où une lumière mille fois plus brillante que des milliers de lampes, donnait
à chaque chose, une couleur différente, où dans le moindre espace, poussait tout seul
un tapis plus fin, plus doux que le velours, orné d’une multitude de broderies et
de perles multicolores : les pâquerettes, les boutons d’or, les bêtes à Bon Dieu,
les fourmis qui grimpent jusqu’au bout de l’herbe. Au-dessus passaient des bijoux
volants, tout frais sortis de la chrysalide dorée où ils avaient dormi. D’autres fois
la lumière s’obscurcissait, les nuages qui couraient dans le ciel s’assombrissaient ;
l’on entendait les rugissements terribles d’une voix éclatante et des épées de feu
traversaient tout l’espace éclairant des franges étincelantes qui partaient du ciel
vers la terre. Tout se calmait ensuite et l’on éprouvait un grand bonheur ; l’air
redevenait léger et le premier rayon faisait apparaître au-dessus de toute la terre
un arc magnifique à sept couleurs transparentes.
C’était un pays merveilleux.
Notes
- La fiche matricule numérisée par les Archives de Paris permet de suivre le parcours du jeune homme.
- La même lettre mentionne aussi le nom de Lubin, s’agit-il d’une référence à la chanteuse Germaine Lubin (1890-1979) très en vogue à partir des années 20 ? : « Tu me demandes des nouvelles de Lubin et je suis à même de t’en donner, nous la voyons très souvent, tous les dimanches d’abord à la messe de onze heures à St. Eustache […] et pendant la semaine, elle vient quelquefois passer l’après-midi avec nous ».
- Le cahier est conservé par la famille en France.
- Le dessin conservé à Lima, sous le titre de Guerriers, coïncide avec l’un des Soixante dessins pour les Enfants terribles publié en 1935 et qui figure sur le site : https://cocteau.scdi-montpellier.fr/document/quelques-dessins-2/
- Gullentops David, « Opéra. Notice », dans Cocteau Jean, Oeuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1999, La Pléiade, p. 1689.
- La Villa Nacho Enea, restaurée par l’architecte Pavlosky pour le marquis Sanchez de Movellan, fut un lieu de l’espionnage franquiste sur le littoral jusqu’en 1942.
- Jacques Roger Simon (1875-1965) est un artiste peintre, installé dans le quartier de la Butte aux cailles, enseignant et décorateur puis retiré dans la Manche.
- Maurice Dufrêne enseigne les arts décoratifs. Jérémie Cerman, « Les années 1910. Un tournant dans la carrière de Maurice Dufrêne », Les années 1910. Arts décoratifs, mode, design. Pour une histoire nouvelle de l’Europe, Bruxelles, Peter Lang, 2021, p. 225-243.
- Une lettre est adressée à Lucha au 160 rue de Courcelles, en mars 1936. Elle demeurera à l’adresse familiale jusqu’à sa mort, soixante ans plus tard.
- Pinter Vanina, “Pourquoi y a-t-il si peu eu de graphistes autrices”, février 2020, 2e partie, c. 3, https://regarderparlafenetre.fr/en/pourquoi-y-t-il-si-peu-eu-de-graphistes-autrices
- Comœdia, 26, n° 7220, p. 3, 14 novembre 1932.
- Passeron Jean-Claude, Doisneau Robert, Truel Lucha et al., Pontremoli. Catalogue de l’exposition Enrico Pontremoli 17 décembre 1993-14 janvier 1994, Marseille, Institut Méditerranéen de Recherche et de Création, Paris, Speed, 1993, p. 30.
- Laurent Gervereau, « Portrait d’un affichiste », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1985, n° 2, p. 21-28. « Q. J’ai constaté qu’il y avait du monde dans l’Atelier. R. Les éditions du Carrousel s’y sont installées. Et nous vivons ensemble sans nous gêner ; il m’est d’ailleurs arrivé de travailler pour eux évidemment ».
- Juliette Lasserre est une photographe suisse communiste arrivée à Paris en 1929.
- Jean Cassou, « Au Musée Galliera », Marianne, 24 mai 1933.
- « Affiche de Domrémy », Revue Beaux-Arts, 7 juin 1935, p. 7-8.
- Lettre de Lucha à Madeleine, Ankara, 13 octobre 1936.
- En 1947, Virgilio Rubini conserve la propriété qui prend le nom de Viña Ocucaje. La collaboration avec Paul Truel se prolonge cependant jusqu’à la Réforme agraire des années 70.
- Fille du médecin et poète roumain Vassile Voiculescu, Olga est née à Bucarest en 1912 et se marie avec Enrico Pontremoli en 1939. Olga et sa sœur Martha arrivent à Paris dans les années 30 et resteront toute leur vie en France. Olga est décédée à Paris en 1983 et Martha en 1994.
- Passeron Jean-Claude, Doisneau Robert et Truel Lucha, Pontremoli. Catalogue de l’exposition…, Marseille, IRMC, 1993, p. 31.