Au cours du voyage aller qui emmène les Argonautes en quête de la Toison d’or d’Iolchos vers la Colchide, pendant l’épisode qui se déroule dans l’île de Lemnos et qui, à bien des égards, contient en germe la suite de l’épopée, Apollonios de Rhodes raconte comment Jason, après un échange d’ambassades, va à la rencontre de la reine des Lemniennes, Hypsipylé : pour l’occasion, il s’arme d’une part d’une lance dont lui a fait cadeau Atalante comme marque d’amitié et revêt d’autre part un manteau de pourpre qui est lui aussi un cadeau, mais un cadeau d’origine divine puisque c’est Athéna qui le lui a offert. Il convient de noter que la lance qui donne au chef des Argonautes en apparence une dimension martiale, voire agressive (tout en inscrivant, puisque le cadeau vient d’Atalante, le héros dans une dimension ou tradition féminine paradoxale), n’est pas l’objet d’une attention particulière de la part du narrateur, tout en se trouvant associée à une issue a priori rejetée par le héros pour son aventure héroïque (Arg., 1.769-773) :
Δεξιτερῇ δ’ ἕλεν ἔγχος ἑκηβόλον, ὅ ῥ› Ἀταλάντη
Μαινάλῳ ἔν ποτέ οἱ ξεινήιον ἐγγυάλιξεν,
πρόφρων ἀντομένη· πέρι γὰρ μενέαινεν ἕπεσθαι
τὴν ὁδόν. Ἀλλὰ γὰρ αὐτὸς ἑκὼν ἀπερήτυε κούρην,
δεῖσεν δ’ ἀργαλέας ἔριδας φιλότητος ἕκητι.
“Jason prit ensuite dans sa main droite la lance qui frappe au loin, cadeau d’hospitalité qu’Atalante lui avait jadis offert sur le Ménale en lui faisant un accueil empressé ; elle avait en effet le plus vif désir de le suivre dans son voyage. Mais volontairement il retint lui-même la jeune fille par crainte des pénibles conflits que fait naître l’amour1.”
Cette lance présente à l’évidence une signification ambiguë et contrariée : offerte comme présent d’hospitalité (ξεινήιον) et comme gage de collaboration par une jeune femme guerrière désireuse de participer à une entreprise héroïque dans une terre lointaine (cf.le rejet de τὴν ὁδόν qui exprime à la fois ce désir et cet éloignement), elle finit sans doute par se substituer, dans l’esprit de Jason, à cette jeune femme en tant que jeune fille (κούρην), et non en tant que guerrière ou compagne d’arme, après que le héros a décidé de l’exclure d’une expédition qui est résolument ancrée dans la masculinité depuis le début de l’épopée d’Apollonios2. En tant que don émanant d’une jeune fille, la lance est en fait moins l’expression d’un héroïsme guerrier que celle du risque d’un érotisme qui pourrait être fatal à l’héroïsme recherché. Or, c’est bien au risque de l’érotisme que va se trouver confronté Jason dans l’épisode de Lemnos d’une part et dans son expédition en Colchide d’autre part. Contrairement donc aux apparences, Jason ne s’arme pas d’une lance pour impressionner son hôtesse en cherchant à se présenter comme un guerrier valeureux3, mais implicitement pour laisser la possibilité de nouer avec elle une idylle amoureuse.
Dans cette perspective, la lance d’Atalante est parfaitement complémentaire du manteau d’Athéna qui est lui aussi porteur, mais de manière parfois beaucoup plus explicite, de ce qui attend Jason dans son entreprise, en particulier en matière de rencontre amoureuse. Ce manteau en tout cas, parce qu’il fait l’objet d’une longue description, est, à l’évidence pour le narrateur, porteur d’une signification et d’une symbolique plus importante que la lance dont la mention vient finalement clore l’évocation de l’équipement du héros dans une scène qui ressemble à une scène typique d’armement du guerrier, alors même que Jason ne s’arme pas pour combattre un adversaire, mais pour rencontrer la fille du roi Thoas, Hypsipylé, qui lui offre d’entrer dans son pays et sa ville en ami (Arg.,1.715-716).
Avant de considérer plus précisément la description des ornements du manteau qui occupe les vers 730-767, il convient de s’arrêter sur le préambule à cette description qui donne des éléments déterminants à sa lecture (Arg.,1.721-729) :
Αὐτὰρ ὅ γ’ ἀμφ’ ὤμοισι, θεᾶς Ἰτωνίδος ἔργον,
δίπλακα πορφυρέην περονήσατο, τήν οἱ ὄπασσε
Παλλάς, ὅτε πρῶτον δρυόχους ἐπεβάλλετο νηὸς
Ἀργοῦς καὶ κανόνεσσι δάε ζυγὰ μετρήσασθαι.
Tῆς μὲν ῥηίτερόν κεν ἐς ἠέλιον ἀνιόντα
ὄσσε βάλοις ἢ κεῖνο μεταβλέψειας ἔρευθος·
δὴ γάρ τοι μέσση μὲν ἐρευθήεσσα τέτυκτο,
ἄκρα δὲ πορφυρέη πάντῃ πέλεν. Ἐν δ’ ἄρ’ ἑκάστῳ
τέρματι δαίδαλα πολλὰ διακριδὸν εὖ ἐπέπαστο.
“Le héros agrafa autour de ses épaules cet ouvrage de la déesse Itonide, ce double manteau de pourpre que Pallas lui avait donné, quand elle commençait de disposer les étais en chêne de la nef Argô et enseignait à mesurer ses baux avec l’équerre. Il t’eût été plus facile de jeter les yeux sur le soleil levant que de contempler le rouge éclat de ce manteau ; car rouge en était le fond et tous ses bords, de couleur pourpre. Sur chaque lisière, divers sujets, côte à côte, avaient été brodés avec art4.”
Il est tout d’abord remarquable que l’origine du manteau soit ici associée à la construction du navire Argô : les deux artefacts s’éclairent l’un par rapport à l’autre. D’ores et déjà il faut constater que le fait d’associer le manteau et le navire permet de rattacher l’ecphrasis à l’expédition ; en effet, au moment où se met en place une crise de l’expédition puisque l’escale à Lemnos va provoquer un arrêt de parcours qui risquerait d’être fatal au projet si Héraclès ne venait ensuite rappeler leur but aux Argonautes (Arg., 1.861-864), le récit lui-même s’arrête ici dans une longue description, mimétique sur le plan discursif de l’arrêt du trajet au sein de la narration5. Cette pause descriptive ne doit donc pas être considérée simplement comme un obstacle à la diégèse, ni le manteau décrit comme l’antithèse du navire par lequel s’opère le déplacement. Si les deux artefacts sont ici réunis par le narrateur, c’est qu’ils entretiennent des rapports complexes et multiples qu’il nous convient de découvrir.
Une première remarque s’impose : du fait même de leur origine contemporaine (le manteau est donné à Jason au moment de la construction de l’Argô que ce même Jason va utiliser pour se rendre en Colchide), ces deux œuvres sont reportées, pour ce qui est de leur fabrication, à un temps extra-diégétique, qui précède le récit tel qu’il est traité par Apollonios, ce qui leur donne d’une certaine façon une dimension englobante ou surplombante par rapport au récit d’Apollonios.
À l’ouverture de son épopée, Apollonios a commencé en effet par renoncer à raconter la construction du navire Argô telle qu’elle est rapportée par la tradition6 et se trouve encore vivace à l’époque du poète (Arg.,1.18-19) :
Νῆα μὲν οὖν οἱ πρόσθεν ἔτι κλείουσιν ἀοιδοὶ
Ἄργον Ἀθηναίης καμέειν ὑποθημοσύνῃσι.
“Cela étant, pour ce qui est du navire, les aèdes du temps jadis célèbrent encore qu’Argos l’a construit selon les instructions d’Athéna7.”
Apollonios renonce à ce récit d’une double façon : d’une part il ne le prend pas en charge à son tour et ne raconte pas en détail dans son récit la construction de l’Argô ; d’autre part, il renonce en fait à cette version qui fait d’Argos le charpentier, tandis qu’Athéna n’aurait été là que pour donner ses instructions (ὑποθημοσύνῃσι). Au lieu de cette version traditionnelle, Apollonios fait, dans la suite de son récit, de brèves évocations de cette construction du navire dans lesquelles Athéna est présentée comme celle qui construit le navire, donc comme le véritable charpentier, Argos n’étant que l’exécutant de ses instructions (ὑποθημοσύνῃσι), avec la translation du verbe κάμνω d’Argos à Athéna (Arg.,1.109-112)8 :
Aὐτή μιν Τριτωνὶς ἀριστήων ἐς ὅμιλον
ὦρσεν Ἀθηναίη, μετὰ δ’ ἤλυθεν ἐλδομένοισιν.
Aὐτὴ γὰρ καὶ νῆα θοὴν κάμε, σὺν δέ οἱ Ἄργος
τεῦξεν Ἀρεστορίδης κείνης ὑποθημοσύνῃσι. (1.109-112)
“C’est Athéna elle-même, la Tritonide, qui l’[= Tiphys] avait envoyé rejoindre la troupe des héros et sa venue parmi eux combla leurs vœux. Car c’est elle-même qui construisit aussi la nef rapide ; avec elle, Argos l’Arestoride exécuta l’ouvrage selon ses instructions”.
En faisant d’Athéna celle qui construit le navire, le narrateur dévalue en quelque sorte les instructions de la déesse ; Argos n’est plus alors celui qui accomplit la tâche (καμέειν) selon l’ordre de la déesse et transforme ses mots en une fabrication concrète, mais seulement celui qui exécute (τεῦξεν) une tâche, aux côtés de la déesse (σὺν δέ οἱ)9 qui a l’initiative de l’ouvrage.
Un deuxième élément commun de ces deux œuvres, que sont le manteau et le navire, est qu’elles sont toutes deux l’expression de l’art de la déesse. L’expression θεᾶς Ἰτωνίδος ἔργον (Arg., 1.721) qui ouvre la description du manteau, dont on trouvera un souvenir à la clôture de cette même description en Arg., 1.768 (τοῖ᾽ἄρα δῶρα θεᾶς Ἰτωνίδος ἦεν Ἀθήνης10), fait en même temps écho à l’expression ἔργον Ἀθηναίης Ἰτωνίδος (Arg., 1.551)11, employée à propos du navire lorsqu’il est observé par les dieux du haut du ciel et, avec stupeur, par les Nymphes depuis les hauteurs élevées du Pélion (Arg., 1.547-551). Ces deux expressions réunissent donc le navire et le manteau dans une même origine de fabrication.
Cet art, qui provoque l’étonnement ou l’admiration, s’exprime dans le manteau d’une part par la finesse des scènes brodées qui en font l’ornement (cf. δαίδαλα), d’autre part dans l’impossibilité qu’il y a pour de simples mortels à porter les yeux sur lui, en raison de l’éclat de sa couleur rouge. Notons que c’est cette impossibilité à le regarder qui en justifie finalement la longue description qu’en donne ensuite le narrateur (Arg., 1.730-767). Pour ce qui est du navire, sa dimension artistique (et merveilleuse) s’exprime d’une part dans le recours à du bois de chêne12, d’autre part dans l’usage d’une mesure de précision (κανόνεσσι … μετρήσασθαι), qui donne pour résultat une εὔζυγον… Ἀργώ (Arg., 1.4, “Argô… bien construite”).
Un dernier élément important, qui découle largement de ce qui précède, est la valeur symbolique et métapoétique de ces deux œuvres. Le manteau est désigné comme δίπλαξ πορφυρέη : cette expression est un emprunt à Homère et se rencontre dans deux passages de l’Iliade qui montrent tour à tour Hélène (Il., 3.125-128), puis Andromaque occupées à tisser un tel vêtement (Il.,22.440-441). Les deux ouvrages exécutés par Hélène et Andromaque sont explicitement présentés comme étant les supports à des ornements figurés ; celui d’Andromaque est orné de “mille dessins brodés” (ἐν δὲ θρόνα ποικίλ᾽ἔπασσε, Il., 22.441) et celui d’Hélène contient des représentations des combats des Troyens et des Achéens. L’expression est ensuite reprise dans l’Odyssée (19.241-242) où Ulysse invente une histoire dans laquelle le personnage dit avoir offert à Ulysse un semblable manteau de pourpre ainsi qu’une tunique et une épée. Les emprunts et allusions littéraires concernent aussi l’emploi du verbe περονήσατο et l’expression δαίδαλα πολλά qui font écho à l’épisode de la tromperie de Zeus par Héra au cours duquel l’épouse divine revêt une robe qu’Athéna (comme chez Apollonios) lui a confectionnée (Il., 14.178-180)13 :
ἀμφὶ δ᾽ ἄρ᾽ ἀμβρόσιον ἑανὸν ἕσαθ᾽, ὅν οἱ Ἀθήνη
ἔξυσ᾽ ἀσκήσασα, τίθει δ᾽ ἐνὶ δαίδαλα πολλά·
χρυσείῃς δ᾽ ἐνετῇσι κατὰ στῆθος περονᾶτο.
“Elle vêtit alors une robe divine qu’Athéna avait brodée et lustrée avec art pour elle ; elle l’agrafa sur sa poitrine avec des broches d’or”.
Ces échos14 donnent d’emblée une perspective à la rencontre à venir qui risque fort d’être alignée sur la scène de séduction divine. En revêtant donc ce manteau, Jason, sans le dire, annonce au lecteur attentif son intention de séduire la reine Hypsipylé : cette aventure érotique à Lemnos est, à son tour, une annonce des aventures amoureuses de Jason et Médée en Colchide, qui se trouvent déjà en quelque sorte en germe dans l’imagerie du manteau de Jason15.
Au-delà du type vestimentaire ainsi désigné et des modèles littéraires qu’il véhicule, il est possible de voir dans l’aspect “double” du manteau l’idée qu’il renvoie à autre chose que lui-même ; son ecphrasis invite précisément à y lire une portée programmatique du contenu du récit épique qui l’enserre16, d’y voir une dimension spéculaire, elle-même thématisée dans l’utilisation du bouclier d’Arès comme miroir dans lequel se reflète l’image d’Aphrodite (Arg., 1.742-746). L’ecphrasis du manteau comme juxtaposition de vignettes renvoie à l’organisation du récit épique comme succession d’épisodes, au gré des escales accomplies par l’équipage des Argonautes dans leur voyage aller et retour entre Grèce et Colchide. Or, même s’il n’y a pas de description d’ensemble du navire Argô, le parallèle établi par le narrateur entre le manteau et le navire suggère que le navire lui-même peut être symbolique du récit qui le contient : le navire n’est pas seulement le contenant et le liant de l’équipage ainsi que le moyen qui lui permet de se déplacer, mais en tant qu’il se fait éponyme du récit et de cet équipage, il peut aussi en être le reflet ; il est le résultat d’un assemblage – comme l’équipage lui-même dont le catalogue est développé immédiatement après la première mention de la construction de l’Argô17, comme si ce catalogue devait se substituer à la description du navire – et cet assemblage de pièces d’abord éparses est donné comme un tout signifiant et parlant. Ainsi, de même que le navire, qui a été fait par la déesse Athéna, peut être un objet d’admiration et d’émerveillement, de même le poème, dont le personnage principal est à certains égards ce même navire “bien construit”, doit à son tour être admiré et apprécié à sa juste valeur : cette analogie s’inscrit dans une assimilation plus large et récurrente de la composition poétique au voyage maritime18.
Avant d’en venir aux scènes représentées sur le manteau, il faut mettre brièvement en évidence la situation d’énonciation de cette description au sein du récit. Celle-ci offre une différence fondamentale avec le modèle homérique que constitue la description du bouclier forgé par Héphaïstos au chant 18 de l’Iliade19. Dans l’Iliade en effet la description se trouve être en étroite relation avec la confection de l’objet ; elle semble avancer au rythme du forgeron Héphaïstos puisque c’est bien lui qui est chaque fois sujet de l’action de représenter (cf. Il., 18.483-491)20 :
ἐν μὲν γαῖαν ἔτευξ᾽, ἐν δ᾽ οὐρανόν, ἐν δὲ θάλασσαν,
ἠέλιόν τ᾽ ἀκάμαντα σελήνην τε πλήθουσαν,
ἐν δὲ τὰ τείρεα πάντα, τά τ᾽ οὐρανὸς ἐστεφάνωται, 485
Πληϊάδας θ᾽ Ὑάδας τε τό τε σθένος Ὠρίωνος
Ἄρκτόν θ᾽, ἣν καὶ Ἄμαξαν ἐπίκλησιν καλέουσιν,
ἥ τ᾽ αὐτοῦ στρέφεται καί τ᾽ Ὠρίωνα δοκεύει,
οἴη δ᾽ ἄμμορός ἐστι λοετρῶν Ὠκεανοῖο.
ἐν δὲ δύω ποίησε πόλεις μερόπων ἀνθρώπων 490
καλάς.
“Il y représenta la terre, le ciel, la mer ainsi que le soleil infatigable et la pleine lune ; il y représenta tous les astres qui d’ordinaire couronnent le ciel, les Pléiades, les Hyades, le puissant Orion et l’Ourse, que l’on appelle aussi du nom de Chariot, et qui tourne sur elle-même en guettant Orion, et est la seule à ne pas prendre part au bain dans l’Océan. Il y représenta aussi deux belles cités d’hommes mortels21.”
Chez Apollonios, la description est coupée volontairement par le narrateur de l’action principale (d’où l’importance du rejet de sa fabrication hors du temps diégétique22) : elle est faite uniquement pour elle-même et n’est pas motivée dans le récit principal par l’action quelconque d’un personnage. Pourtant on remarque la présence d’une deuxième personne dans l’introduction de la description du manteau23 : cette deuxième personne, qui introduit l’idée d’un observateur potentiel, mais
extra-diégétique, trouve un écho à la fin de la description dans la vignette qui concerne Phrixos24. Cet observateur potentiel non intégré au récit a tout lieu d’être assimilé au lecteur de l’épopée : c’est au lecteur que le narrateur adresse cette description et c’est donc au lecteur d’en comprendre les tenants et aboutissants, d’en apprécier la dimension symbolique et programmatique.
Venons-en brièvement à cette description et aux différentes scènes qui la composent (Arg., 1.730-768) :
Ἐν μὲν ἔσαν Κύκλωπες ἐπ› ἀφθίτῳ ἥμενοι ἔργῳ, 730
Ζηνὶ κεραυνὸν ἄνακτι πονεύμενοι· ὃς τόσον ἤδη
παμφαίνων ἐτέτυκτο, μιῆς δ’ ἔτι δεύετο μοῦνον
ἀκτῖνος, τὴν οἵδε σιδηρείῃς ἐλάασκον
σφύρῃσιν, μαλεροῖο πυρὸς ζείουσαν ἀυτμήν.
Ἐν δ’ ἔσαν Ἀντιόπης Ἀσωπίδος υἱέε δοιώ, 735
Ἀμφίων καὶ Ζῆθος· ἀπύργωτος δ’ ἔτι Θήβη
κεῖτο πέλας, τῆς οἵγε νέον βάλλοντο δομαίους
ἱέμενοι. Ζῆθος μὲν ἐπωμαδὸν ἠέρταζεν
οὔρεος ἠλιβάτοιο κάρη, μογέοντι ἐοικώς·
Ἀμφίων δ’ ἐπί οἱ χρυσέῃ φόρμιγγι λιγαίνων 740
ἤιε, δὶς τόσση δὲ μετ’ ἴχνια νίσσετο πέτρη.
Ἑξείης δ’ ἤσκητο βαθυπλόκαμος Κυθέρεια
Ἄρεος ὀχμάζουσα θοὸν σάκος· ἐκ δέ οἱ ὤμου
πῆχυν ἔπι σκαιὸν ξυνοχὴ κεχάλαστο χιτῶνος
νέρθε παρὲκ μαζοῖο· τὸ δ’ ἀντίον ἀτρεκὲς αὔτως 745
χαλκείῃ δείκηλον ἐν ἀσπίδι φαίνετ’ ἰδέσθαι.
Ἐν δὲ βοῶν ἔσκεν λάσιος νομός· ἀμφὶ δὲ βουσὶν
Τηλεβόαι μάρναντο καὶ υἱέες Ἠλεκτρύωνος·
οἱ μὲν ἀμυνόμενοι, ἀτὰρ οἵγ’ ἐθέλοντες ἀμέρσαι,
ληισταὶ Τάφιοι· τῶν δ’ αἵματι δεύετο λειμὼν 750
ἑρςήεις, πολέες δ’ ὀλίγους βιόωντο νομῆας.
Ἐν δὲ δύω δίφροι πεπονήατο δηριόωντες.
Καὶ τὸν μὲν προπάροιθε Πέλοψ ἴθυνε, τινάσσων
ἡνία, σὺν δέ οἱ ἔσκε παραιβάτις Ἱπποδάμεια·
τοῦ δὲ μεταδρομάδην ἐπὶ Μυρτίλος ἤλασεν ἵππους, 755
σὺν τῷ δ’ Οἰνόμαος προτενὲς δόρυ χειρὶ μεμαρπὼς
ἄξονος ἐν πλήμνῃσι παρακλιδὸν ἀγνυμένοιο
πῖπτεν, ἐπεσσύμενος Πελοπήια νῶτα δαΐξαι.
Ἐν καὶ Ἀπόλλων Φοῖβος ὀιστεύων ἐτέτυκτο,
βούπαις οὔπω πολλός, ἑὴν ἐρύοντα καλύπτρης 760
μητέρα θαρσαλέως Τιτυὸν μέγαν, ὅν ῥ’ ἔτεκέν γε
δῖ’ Ἐλάρη, θρέψεν δὲ καὶ ἂψ ἐλοχεύσατο Γαῖα.
Ἐν καὶ Φρίξος ἔην Μινυήιος ὡς ἐτεόν περ
εἰσαΐων κριοῦ, ὁ δ’ ἄρ’ ἐξενέποντι ἐοικώς.
κείνους κ’ εἰσορόων ἀκέοις, ψεύδοιό τε θυμόν, 765
ἐλπόμενος πυκινήν τιν’ ἀπὸ σφείων ἐσακοῦσαι
βάξιν, ὅτευ καὶ δηρόν ἐπ’ ἐλπίδι θηήσαιο.
Τοῖ’ ἄρα δῶρα θεᾶς Τριτωνίδος ἦεν Ἀθήνης.
“C’étaient d’abord les Cyclopes se livrant à leur tâche éternelle, au dur travail de la foudre pour le souverain Zeus. Elle était déjà presque achevée dans tout son éclat ; mais il lui manquait encore un rayon, un seul qu’ils étiraient sous leurs marteaux de fer, haleine bouillonnante du feu vigoureux.
Puis c’étaient les deux fils de l’Asôpide Antiopé, Amphion et Zéthos. Encore sans remparts, Thèbes était près d’eux et ils venaient seulement d’en jeter les fondations, pleins d’ardeur : Zéthos sur son épaule portait la cime d’une haute montagne et semblait peiner ; Amphion, derrière lui, au son clair de sa phorminx d’or, s’avançait et un rocher deux fois aussi grand suivait ses pas.
À la suite était représentée la déesse de Cythère aux nattes épaisses, tenant l’agile bouclier d’Arès ; de l’épaule, l’attache de sa tunique avait glissé sur le coude gauche et passait sous le sein ; en face d’elle, exactement reproduite, son image apparaissait visible sur le bouclier de bronze.
Puis c’était un pâturage de bœufs à l’herbe drue. Pour ces bœufs, les Téléboens se battaient avec les fils d’Électryon : ces derniers se défendaient et les autres, les pirates de Taphos, voulaient les dépouiller ; la prairie humide de rosée ruisselait du sang des combattants et la multitude des pillards l’emportait sur le petit nombre des bouviers.
Ensuite on y avait figuré deux chars luttant de vitesse. Pélops conduisait celui qui était en tête et secouait les rênes ; il avait à ses côtés pour passagère Hippodamie. Sur l’autre, Myrtilos avait lancé ses chevaux à sa poursuite ; à ses côtés, Oinomaos tenait en main sa lance pointée en avant ; mais l’essieu, en se brisant, au moyeu, le faisait basculer et tomber, au moment où il s’élançait pour transpercer le dos de Pélops.
On y avait aussi représenté Phoibos Apollon : il lançait une flèche, ce robuste garçon, pas encore adolescent, contre l’impudent qui tirait le voile de sa mère, le géant Tityos, que la divine Elara avait enfanté, mais que la Terre avait nourri et de nouveau mis au monde.
Il y avait aussi Phrixos le Minyen : il semblait écouter vraiment le bélier et celui-ci avait l’air de discourir. À les voir, tu resterais stupéfait et aurais l’esprit abusé : tu t’attendrais à ouïr d’eux quelque sage parole et, dans cette attente, tu resterais longtemps à les contempler.
Tel était le présent de la déesse Itonide Athéna4.”
Cette description est composée d’une succession de sept tableaux indépendants les uns des autres, comme l’annonce l’adverbe διακριδὸν au v. 729 :
Les Cyclopes forgent le foudre de Zeus (730-534) ;
Amphion et Zéthos construisent les remparts de Thèbes avec des techniques bien différentes (735-741) ;
Aphrodite se mire dans le bouclier d’Arès (742-746) ;
Les fils d’Électryon, roi de Mycènes, luttent contre les pirates Taphiens qui veulent leur voler leurs bœufs (747-751) ;
Pélops ravit Hippodamie à Oinomaos auquel il échappe dans leur course de chars (752-758) ;
Apollon tue d’une flèche le géant Tityos qui a outragé la pudeur de sa mère (759-762) ;
Phrixos est consolé par la voix du bélier (763-767).
Cette discontinuité thématique, qui est cohérente avec une certaine esthétique hellénistique25, est sans doute à lire comme un reflet du récit épique lui-même, tel que le conçoit Apollonios, à la différence des prescriptions données en la matière par Aristote quant à l’unité nécessaire du récit26. Ces différents tableaux ont en général fait l’objet d’une lecture symbolique. S’inscrivant dans la lignée de la lecture cosmologique qu’on peut avoir de la description du bouclier confectionné par Héphaïstos chez Homère, les scholies antiques proposent une lecture globale de l’ensemble des broderies du manteau en y voyant une dimension cosmique et universelle :
Ζητητέον δὲ τί βούλεται αὐτῷ ταῦτα τὰ ποικίλματα. Καὶ ἐροῦμεν ὅτι ὁ ποιητὴς διὰ τῆς χλαμύδος οὐδὲν ἕτερον ἢ τὴν κοσμικὴν τάξιν καὶ τὰς τῶν ἀνθρώπων πράξεις φησί. Καὶ πρῶτον μὲν διὰ τοῦ κεραυνοῦ καὶ τῶν Κυκλώπων θεόν τινα καὶ θείαν φύσιν ἀλληγορεῖ· διὸ καί φησιν· ‹ἐπ᾿ ἀφθίτῳ ἥμενοι ἔργῳ’. Μεθ᾿ ὃ πόλεις κτιζομένας διὰ τῆς τοῦ Ἀμφίονος λύρας ἱστορεῖ· ἔπειτα τὰ ἐν ταῖς πόλεσι πάντα γινόμενα, ἔρωτάς τε καὶ πολέμους (τοῦτο γὰρ βούλεται αὐτῷ ἡ Ἀφροδίτη ὁπλοφοροῦσα, ἡ δὲ βία καὶ αἱ μάχαι διὰ τῆς τῶν Ταφίων ἱστορίας), ἀγῶνάς τε καὶ γάμους διὰ τῶν τοῦ Πέλοπος ἄθλων, ἀσεβείας τε καὶ τιμωρίας πρὸς τῶν κρειττόνων διὰ τοῦ Τιτυοῦ, ἐπιβουλάς τε καὶ διαβολὰς καὶ σωτηρίας διὰ τῆς τοῦ Φρίξου ἱστορίας, καὶ σχεδὸν πάντα τὰ ἐν ταῖς πόλεσι γινόμενα διὰ τῆς χλαμύδος ποιητικῶς ἔφρασεν. Δῶρον δέ φησιν εἶναι τὴν χλαμύδα τῆς Ἀθηνᾶς, ἐπειδὴ ὅ τε κόσμος ὑπὸ τῆς θείας φρονήσεως γέγονε, τῶν τε ἐν αὐτῷ ὑπὸ τῶν ἀνθρώπων πραττομένων οὐδὲν ἄνευ φρονήσεως ὀρθῶς γένοιτ᾿ ἄν.27
“On peut se demander ce que signifient pour le poète ces broderies. Nous dirons que le poète, par le truchement de la chlamyde, veut tout simplement parler de l’ordre de l’univers et des actions des hommes. Tout d’abord, en parlant de la foudre et des Cyclopes sur le mode de l’allégorie, il renvoie à une divinité et à une nature divine ; c’est pourquoi il dit ‘se livrant à leur tâche éternelle’. Puis il raconte les villes fondées par la lyre d’Amphion, ensuite tout ce qui s’est passé dans les villes, amours et guerres (tel est le sens qu’il veut donner à Aphrodite en armes, ainsi qu’à la violence et aux combats avec l’histoire des Taphiens), les concours et les noces avec le concours auquel participe Pélops, l’impiété et le châtiment avec l’histoire de Tityos, les complots, les calomnies et les sauvetages avec l’histoire de Phrixos, et, pour ainsi dire, il a exprimé poétiquement, grâce au truchement de la chlamyde, tout ce qui se passait dans les cités. Il dit que la chlamyde est un don d’Athéna, puisque l’univers a été créé par la pensée divine et que rien de ce qu’y font les hommes ne saurait être comme il faut sans la pensée28.”
Sans remettre nécessairement en question cette lecture à portée philosophique et universelle du manteau29, il est peut-être plus efficace de chercher des liens entre cette description, qui instaure une pause diégétique et qui est coupée apparemment du reste du récit par l’absence de toute motivation intra-diégétique de la description, et le récit même dans lequel elle se trouve insérée, selon un autre type de rapport, à la fois symbolique et programmatique de l’entreprise poétique d’Apollonios30. La fragmentation picturale, qu’on retrouve aussi dans les représentations figurées sur la céramique, suggère moins une dispersion de la matière épique, qu’une diversité de points de vue offerts de l’intérieur sur cette matière épique unifiée.
Si, d’une manière très hellénistique, Apollonios ouvre sa description “en commençant par Zeus”31 dans une scène de forge qui fait écho dans le cadre du chant 1 au chant d’Orphée qui évoquait la suprématie de Zeus, quand il cherchait à apaiser l’esprit d’Idas (Arg.,1.496-511), la scène ici évoquée vient en quelque sorte achever le récit d’Orphée qui s’est arrêté avant que Zeus n’accède au pouvoir. Le fait de forger le foudre de Zeus est ici l’expression de la suprématie de Zeus sur le cosmos – dont on retrouve un avatar poétique dans l’épopée d’Apollonios dont tous les événements sont soumis à la volonté de Zeus32 –, tout en ayant une portée aussi métapoétique à plusieurs niveaux : tout d’abord, l’insistance sur l’éclat du foudre entre en résonance immédiate avec l’éclat même du manteau de sorte que le tout et la partie produisent un effet similaire à deux niveaux différents de l’énonciation ; par ailleurs, l’idée de “fabrique” du foudre par le fer, avec le participe πονεύμενοι, fait écho à la fabrique du vers par le poète régulièrement dénotée par ce même verbe33.
Le motif de la peine qu’on se donne à la tâche permet de faire le lien avec le tableau suivant qui évoque la fondation de la cité de Thèbes. Deux frères ici recourent à des techniques différentes : Zéthos compte uniquement sur sa force surhumaine pour déplacer des blocs de rochers “cyclopéens”, tandis qu’Amphion se fie aux pouvoirs de la musique pour charmer la nature. Cette opposition entre la force brute et l’art est récurrente dans le reste de l’épopée d’Apollonios. Amphion et Orphée utilisent ainsi le pouvoir de la lyre par opposition à Zéthos et Héraclès qui ne comptent que sur la puissance du muscle. Cette opposition est au cœur de la résolution de l’épreuve imposée à Jason : la présence d’Héraclès dans la troupe des Argonautes inscrit la geste dans la lignée héroïque traditionnelle, mais Jason, on le sait, aura recours aux pouvoirs enchanteurs de la magie pour vaincre l’épreuve imposée par Aiétès et pour subtiliser la toison. Cette opposition thématique de la force et de l’art peut nous ramener aussi bien à la querelle entre Idas et Idmon et donc à l’arrière-plan de la première vignette – ce qui continue de tisser des liens avec le reste de la matière de l’épopée – qu’au combat entre Amycos et Pollux, au début du chant 2 des Argonautiques,combat qui repose sur l’opposition entre la force brute d’une nature primitive et l’intelligence rusée et cultivée34.
Il convient de noter qu’Apollonios attire l’attention du lecteur sur le caractère illusoire de la mimèsis : la représentation visuelle fait croire que Zéthos fournit un effort, alors même qu’elle reste parfaitement statique. C’est exactement le même détail qui est noté par Théocrite dans une des vignettes qui ornent l’intérieur de la coupe offerte par le chevrier à Thyrsis dans l’Idylle 135 : le vieux pêcheur tirant sur son filet donne l’illusion de fournir un effort. Ce détail établit un lien intéressant entre les deux ecphraseis, comme s’il s’agissait de dénoncer l’illusion de la mimèsis visuelle, au profit de la mimèsis discursive dans laquelle le mouvement serait mieux représenté que dans l’image36.
Dans un puissant effet de contraste avec ce qui précède, la troisième vignette montre la coquetterie d’Aphrodite, dont on a souvent souligné la dimension clairement programmatique37 : la scène est en quelque sorte l’annonce de la visite que lui rendront Héra et Athéna au début du chant 3 quand il s’agira d’impliquer le jeune Éros et l’amour dans la résolution de l’épreuve de Jason à son arrivée en Colchide. Par ailleurs la transformation du bouclier d’Arès en ustensile de beauté annonce plus largement le renoncement aux valeurs héroïques de la guerre pour d’autres valeurs culturelles ; ce changement est d’autant plus important que c’est un autre bouclier, celui d’Achille, qui sert de modèle homérique à la description du manteau, ce qui produit une sorte de mise en abyme du motif du dévoiement des supports de l’héroïsme guerrier vers ceux de l’érotisme hellénistique, qui a des répercussions sur la conception même de l’épopée chez Apollonios. Déjà au sein de l’épisode de Lemnos, Aphrodite a affirmé sa victoire sur Arès et ce qui s’est passé à Lemnos (Aphrodite était en colère contre les Lemniennes qui ne l’honoraient pas de leurs sacrifices, si bien que leurs époux sont allés assouvir leur désir auprès des femmes thraces, pour leur perte ; et c’est encore Aphrodite qui est à l’œuvre pour nouer des relations entre les Lemniennes et les Argonautes) annonce ce qui doit se produire plus tard en Colchide. La présence d’Aphrodite dans les images du manteau souligne donc très clairement la dimension érotique de ce vêtement tout en installant la thématique érotique au cœur de l’intrigue. Il faut enfin noter que le motif du miroir inséré dans la description semble indiquer la clé de lecture de cette description en ce qu’elle serait un reflet (déformé) du reste du récit. On note pourtant qu’Apollonios indique que l’image reflétée est “exacte” (ἀτρεκές) : il ne prend pas en considération l’effet de symétrie inversée du reflet qui crée donc un double “inexact” du personnage. Ce détail participe sans doute de la réflexion d’Apollonios sur la notion de représentation, de mimèsis narrative dans l’épopée.
La quatrième vignette évoquant, au centre de la description, la lutte des fils d’Electryon contre les Taphiens est une claire adaptation de scènes représentées sur le bouclier d’Achille chez Homère38 et sur le bouclier pseudo-hésiodique39. Cette scène est en opposition immédiate à la précédente : les pouvoirs d’Aphrodite sont ici concurrencés par le pouvoir d’Arès dans la lutte. Cette scène peut servir d’anticipation à l’épisode dramatique de la bataille nocturne des Argonautes contre les Dolions qui venaient de leur offrir l’hospitalité, épisode qui suit immédiatement celui de Lemnos. Par ailleurs, à plus large échelle, la situation des Taphiens, qui viennent ravir un bien qui ne leur appartient pas, annonce par avance la position des Argonautes en Colchide : l’image négative des Taphiens présentés comme des pirates qui veulent dépouiller d’autres peuples de leurs biens constitue dans le récit un contrepoint des Argonautes dont l’entreprise est toujours considérée comme juste40. Cette image inversée des Argonautes qu’offre le cas des Taphiens, en faisant une sorte d’écho abstrait au motif du miroitement dans la vignette précédente, suggère les limites du principe programmatique de l’ecphrasis et les différences d’interprétation entre image et récit.
Le cinquième épisode évoque le thème fameux de la course de chars imposée par Oinomaos à Pélops pour obtenir la main d’Hippodamie, que mentionne notamment la première Olympique de Pindare. Mais ici le traitement est légèrement différent et Apollonios envisage l’épisode selon les modalités d’un autre topos iconographique : celui de l’enlèvement d’une jeune fille emportée par son ravisseur sur son char, qu’on trouve notamment dans les mosaïques de Pella ou les fresques des tombes macédoniennes de Vergina41. La course de chars est ici moins une épreuve qu’une course-poursuite que le poète s’efforce de rendre présente à l’imagination du lecteur par tous les moyens de son art ; c’est à nouveau l’enargeia de la scène qui saisit le lecteur, dans une sorte de condensation des différents moments du récit en une seule et même image42. Ce remaniement de l’épisode invite à voir dans l’opposition de Pélops et d’Oinomaos au sujet d’Hippodamie l’annonce du différend qui opposera à Aiétès Jason fuyant avec Médée après le vol de la toison d’or. Apollonios introduit ainsi d’ores et déjà le motif de la ruse pour l’obtention du but recherché, et il modifie par ailleurs le mythe représenté en laissant entendre que c’est l’amour qui fait agir Hippodamie puisqu’elle a déjà rejoint Pélops sur son char (παραιβάτις Ἱπποδάμεια, 754), avant même que celui-ci soit sorti vainqueur de l’agon qui l’oppose à Oinomaos43. La méthode employée par Pélops de la dissimulation et de la ruse pour l’emporter annonce donc le succès de Jason dans son entreprise. Comme dans les autres épisodes mythologiques représentés sur le manteau, le rapprochement de situation que l’on peut établir entre Jason, Aiétès et Médée d’une part, Pélops, Oinomaos et Hippodamie d’autre part, n’empêche pas qu’il y ait des différences importantes44. C’est moins la correspondance exacte des deux récits mythiques qui importe que l’annonce proleptique de l’un par l’autre.
Dans le sixième tableau, on retrouve indirectement le motif de l’épreuve déjà présent dans l’histoire précédente de Pélops. On note tout d’abord la présence d’Apollon dont on sait l’importance pour l’épopée d’Apollonios, qui s’ouvre non sur une invocation à la Muse, mais par un hymne à Apollon (Arg.,1.1-17), dont le nom n’est pas par hasard évocateur de celui du poète lui-même. Les apparitions d’Apollon au cours du récit sont toujours des bornes narratives déterminantes. Le poète insiste ici sur la jeunesse d’Apollon archer, ce qui permet dans un premier temps de lire cette vignette comme une annonce du chant d’Orphée au chant 2 des Argonautiques (Arg., 2.701-713) qui évoquera un autre exploit du jeune dieu, le meurtre de Python : les motifs mis en place dans l’ecphrasis sont repris précisément par le chant d’Orphée45. Mais ce détail de la jeunesse a un effet proleptique à double détente : il permet aussi de rapprocher le dieu de la figure de Jason, comme cela se produit ailleurs dans l’épopée d’Apollonios46. Mais ce qui intéresse surtout le poète, c’est l’origine du géant Tityos dont il rappelle la double naissance. Il est en effet d’abord né d’Elara, puis de Gaia, ce qui fait de lui un γηγενής (“fils de la terre”), ce qui est une amorce pour l’épreuve qu’imposera Aiétès à Jason en Colchide. Ces effets de diffraction du contenu proleptique des images représentées sur le manteau en soulignent la polysémie et la puissance de productivité au sein même du récit épique. Cela correspond à la différence du traitement narratif dans les deux types de support : alors que l’image peut concentrer en une synchronie visuelle différentes phases d’un même récit, la narration poétique a besoin de la diachronie événementielle, voire des imbrications de plusieurs niveaux narratifs pour évoquer les différents aspects d’un récit qui peut s’exprimer dans plusieurs actualisations narratives.
La dernière image vient confirmer qu’il faut bien lire cette description en écho au récit principal dans la mesure où ce dernier épisode s’inscrit dans le mythe de la toison d’or : il s’agit ici d’une scène des débuts du mythe, après la mort d’Hellé tombée dans l’Hellespont auquel elle donne son nom ; le bélier ailé qui la portait avec Phrixos console ici le jeune homme de cette perte. Il s’agit donc d’une scène du passé du mythe argonautique, mais qui contient en germe toute la suite du récit, explicitement ici adressée au lecteur47. La merveille qu’il y a à représenter un bélier qui semble parler est annonciatrice de la merveille que va représenter la toison de ce même bélier qui servira de couche pour les noces de Jason et Médée. Comme dans la seconde vignette, Apollonios signale le caractère illusoire de la représentation visuelle avec la reprise du même participe ἐοικώς.
Ainsi, au-delà de la dimension programmatique qu’assume à l’évidence l’ecphrasis du manteau en introduisant un certain nombre de motifs ou situations qui seront repris dans le récit principal, cette description englobante du manteau de Jason doit aussi être comprise comme une interrogation sur ce que doit être le récit épique, que ce soit dans l’agencement et la fragmentation des différents épisodes qui composent la narration, mais aussi dans les effets d’écho ou dans les diffractions potentielles entre ces différents épisodes.
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Notes
- Le texte et la traduction des passages cités d’Apollonios de Rhodes sont, sauf indication contraire, ceux de l’édition de Vian et Delage, 1974.
- Atalante figure néanmoins selon certaines versions dans la liste des Argonautes : cf. Diod. Sic. 4.48.5 ou Apoll., Bibl., 1.9.16. C’est peut-être en lien avec ces versions concurrentes qu’Apollonios mentionne ici ce cadeau d’Atalante, afin de mieux souligner l’orientation masculine de l’expédition.
- La mention de la lance renvoie en effet en principe à la scène typique d’armement du guerrier chez Homère. Voir Mori 2008, 108.
- Traduction Vian-Delage légèrement modifiée.
- Cf. Faber 1992, 40.
- Apollonios songe sans doute à des épopées comme les Naupactica. En rapportant cette donnée à ces poètes du passé, le poète hellénistique estime qu’il n’a pas à reprendre cet épisode.
- Pour cette citation et la suivante, nous donnons notre traduction personnelle.
- Cf. Murray 2005, 92-95. On notera en particulier que dans les vers 1.526-527, c’est bien Athéna qui est montrée en train d’ajuster la poutre à l’étrave du navire.
- Le changement de la nature du rapport entre Argos et la déesse est, à bien des égards, similaire à celui qui affecte la relation du poète-narrateur à la Muse.
- Comme l’a montré Bulloch 2006, 54 ce vers fait lui-même écho à Od. 7.132 dans un parallélisme recherché entre l’entrée d’Ulysse dans le palais des Phéaciens et l’arrivée de Jason dans la cité d’Hypsipylè.
- Cf. Murray 2005, 99.
- On apprend par ailleurs qu’une des poutres a été taillée par Athéna dans un chêne de Dodone qui permet au navire de parler, comme lors du départ du navire. Lors du départ des Argonautes pressés par le pilote Tiphys de s’embarquer, le navire Argô pousse en effet un cri en guise de prodige favorable à la traversée (Arg.,1.524-527) : Σμερδαλέον δὲ λιμὴν Παγασήιος ἠδὲ καὶ αὐτὴ Πηλιὰς ἴαχεν Ἀργὼ ἐπισπέρχουσα νέεσθαι· ἐν γάρ οἱ δόρυ θεῖον ἐλήλατο, τό ῥ’ ἀνὰ μέσσην στεῖραν Ἀθηναίη Δωδωνίδος ἥρμοσε φηγοῦ. “Tout à coup un cri terrible jaillit du port de Pagases et d’Argô elle-même, enfant du Pélion, qui hâtait le départ ; en effet, dans la nef était enfoncée une poutre divine qu’Athéna avait tirée d’un chêne de Dodone pour l’ajuster au milieu de l’étrave”. Toute la surprise et tout l’effroi causés par ce cri surnaturel sont concentrés dans l’adjectif σμερδαλέον employé adverbialement et placé au début du vers 524. L’origine du cri n’est pas d’abord déterminée avec précision par les Argonautes du fait de leur étonnement : même si, par l’effet d’une focalisation, on passe de l’ensemble du port au seul navire Argô, l’étendue de la résonance est maximale et rend aux auditeurs délicate l’identification de la source. C’est le narrateur qui intervient pour donner une explication qu’il n’avait pas encore apportée dans les micro-narrations consacrées depuis le début du poème à la construction de l’Argô. La nef Argô, prenant ici le relais de son pilote Tiphys, semble exprimer une impatience à partir : le participe féminin ἐπισπέρχουσα νέεσθαι qui se rapporte syntaxiquement à Ἀργὼ laisse déjà entendre que c’est bien la nef qui fait entendre ce cri.
- Cf. Faber 1990, 40-41.
- Il faut compléter l’allusion par le détail d’une autre pièce du vêtement d’Héra (Il,. 14.184-185) : κρηδέμνῳ δ᾽ ἐφύπερθε καλύψατο δῖα θεάων καλῷ νηγατέῳ· λευκὸν δ᾽ ἦν ἠέλιος ὥς· “Pour finir l’auguste déesse se couvrit la tête d’un beau voile tout neuf, aussi brillant que le soleil.”
- Beye 1982, 92 remarque en effet que “the emotional career of Jason and Medea is in many ways a dramatization of the Aphrodite allegory on the cloak.”
- Cette dimension programmatique a en particulier été mise en évidence par Levin 1970 ; Beye 1982, 91-92 ; Goldhill 1991, 308-311 ; Clauss 1993, 120-129 et Bulloch 2006. Elle a été remise en question par Shapiro 1980, sans argument très convaincant.
- Cf. Arg., 1.18-19, déjà cités.
- Cf. Albis 1996, 43-66.
- Cf. Gummert 1992, 103-104.
- Virgile conservera ce lien avec le récit principal en faisant d’Énée l’observateur de la description du bouclier. Cf. Aen., 8.626-728.
- Traduction personnelle.
- Mason (2016, 187-188) montre qu’en cela Apollonios suit le modèle hésiodique et non le modèle homérique (malgré la remarque de Hunter 1993, 53 sur la structure homérique de la description chez Apollonios).
- Cf. Arg. 1.725-726 : κεν… ὄσσε βάλοις.
- Cf. Arg. 1.765 : κ’ εἰσορόων ἀκέοις, ψεύδοιό τε.
- On observe la même discontinuité entre les scènes qui ornent la coupe du chevrier dans l’Idylle 1 de Théocrite ; malgré leur discontinuité, ces scènes distinctes entrent en résonance les unes avec les autres, en offrant un concentré de la vie humaine. Voir Goldhill 1991, 309-310.
- Cf. Aristot., Poet., 8.51a23-36 : sur la question de l’unité d’action, voir Dupont-Roc et Lallot 1980, 217-218.
- Schol., in : Arg., 1.763-764a.
- Nous reproduisons le texte et la traduction de Lachenaud 2010, 114-115.
- Voir le commentaire récent de Phillips 2020, 206-207 et 213-217.
- Goldhill 1991, 308 a bien mis en évidence que, dans l’épopée en particulier, l’ecphrasisinsérée est souvent à comprendre comme un paradigme du récit qui l’enserre.
- Cf. Arat., Phaen., 1 ; Theoc., Id., 17.1 ; Call., H., 1.1.
- Sur le rôle de Zeus dans l’intrigue des Argonautiques, voir ce qu’en révèle Glaucos en Arg., 1.1315-1316. L’intérêt particulier que Zeus prend pour l’expédition des Argonautes est cependant peu clair. La rencontre des Argonautes avec les fils de Phrixos sur l’île d’Arès permet de comprendre mieux les intentions de Zeus : il y a un lien étroit entre les projets de Zeus et l’expédition des Argonautes, via l’histoire antécédente de Phrixos sur laquelle se termine précisément l’ekphrasis du manteau de Jason. Les deux vignettes extrêmes donneraient ainsi indirectement un cadre au récit global en tant qu’il est le résultat de la volonté de Zeus. Voir Feeney 1991, 91-93.
- Sur la dimension poétique du πόνος, voir Cairns 1984, 95-105 ; Calame 1992, 74.
- Cf. Phillips 2020, 207-208.
- Theoc., Id., 1.41 (κάμνοντι τὸ καρτερὸν ἀνδρὶ ἐοικώς). Cette illusion est en outre renforcée dans ce cas par le fait que la pêche est pour les Grecs associée à l’usage de la ruse : cf. Calame 1992, 73. Ainsi la tromperie mise en œuvre par le pêcheur pour prendre les poissons dans son filet trouve un double écho dans la ruse du sculpteur à représenter un effort dans une représentation statique et dans l’art du poète qui en fait la description, faisant “voir” par ses mots ce que le lecteur ne peut voir.
- Voir Levin 1970, 19-21.
- En particulier, Beye 1982, 91 ; Phillips 2020, 210-212.
- Cf. Il., 18.587 ἐν δἐ νομὸν ποίησε ; 18.509-540. Sur ce parallélisme, voir Clauss 1993, 125-126. Bulloch 2006, 61-62, établit un parallèle avec le catalogue des femmes dans l’Od., 11.266-271.
- Cf. [Hes.], Aspis, 239-240. Sur ce parallélisme, voir Mason 2016, 191-193.
- Cf. Phillips 2020, 209.
- On pourra se reporter à l’enlèvement de Perséphone, dans la tombe 1 de Vergina ou à celui d’Hélène par Thésée, dans une mosaïque de Pella.
- Cf. Phillips 2020, 223-226 (en particulier 225).
- Cf. Otto 2009, 195-196.
- Cf. Clauss 1993, 126.
- Cf. Phillips 2020, 216-217 qui développe une remarque de Clare 2002, 239.
- Voir par exemple Arg. 1.536-539 ; 3.307-309, 1283.
- Nous avons signalé plus haut l’usage au v. 765 de la deuxième personne qu’il est préférable de rapporter au lecteur auquel s’adresse ici le narrateur plutôt que d’en faire l’expression d’une généralité indéfinie.