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Les basileis homériques
sont-ils des rois ?*

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans Ktèma 21, 1996, p. 5-22.

On a souvent discuté, depuis l’Antiquité, des pouvoirs des basileis homériques et de leurs relations avec les dieux. Usant de notions empruntées à d’autres périodes historiques, certains auteurs modernes ont qualifié les rois homériques de souverains absolus1 ou de suzerains féodaux2. Depuis les découvertes de Schliemann, on s’est beaucoup interrogé aussi sur le modèle historique des royautés homériques : les poètes épiques ont-ils conservé un souvenir fidèle des monarchies mycéniennes3, s’inspirent-ils surtout des réalités de leur temps, ou de celles de la période intermédiaire des Âges obscurs4 ? Quelle est la part de l’imagination dans le tableau de la vie politique présenté par les épopées5 ? Jusqu’à une date récente, les partisans des thèses les plus opposées sur les royautés homériques admettaient cependant qu’Agamemnon, Alcinoos et Ulysse étaient des rois : c’était pour eux une évidence qui s’imposait à la lecture même des épopées. Cette conviction unanimement partagée a été remise en question depuis une quinzaine d’années, et beaucoup d’auteurs affirment aujourd’hui que les basileis homériques ne sont pas des rois. Dans un article publié en 1981, l’historien norvégien Bjorn Quiller a suggéré un rapprochement entre les basileis homériques et les big men mélanésiens6. Ces derniers, dans une société qui ignore toute forme de structure étatique, exerceraient une influence de fait grâce à leurs qualités personnelles, à leur générosité et à la clientèle qu’ils ont su rassembler autour d’eux ; leur position, sans fondement institutionnel, serait extrêmement instable, chaque big man cherchant en permanence à étendre son influence aux dépens des autres. Dans une série d’articles publiés à partir de 1982, l’historien américain W. Donlan a cherché à situer la situation décrite par Homère (un “pre-state” selon lui) dans le schéma évolutionniste cher à certaines écoles américaines d’anthropologie7 : reprenant de manière systématique une suggestion de Quiller, il présente les basileis homériques comme des big men en train de se transformer en “chefs”8.

D’autre part, la plupart des historiens acceptaient naguère les témoignages de Thucydide9 et d’Aristote10 selon lesquels les cités grecques embryonnaires avaient d’abord été gouvernées par des rois. Dans un livre paru en 1983, l’historien californien R. Drews cherche à montrer que cette conception est erronée : selon lui, une analyse précise des traditions grecques suggérerait qu’à l’époque géométrique les cités n’étaient pas soumises à l’autorité de monarques héréditaires, mais au pouvoir “informel” de plusieurs basileis (R. Drews admet en revanche l’existence de royautés héréditaires dans les ethnè de la même époque)11. La démarche de R. Drews est très différente de celle de Quiller ou de Donlan, mais les conclusions sont souvent convergentes, et beaucoup d’historiens se sont empressés d’affirmer qu’il n’y avait de rois ni dans le monde homérique ni dans les communautés grecques des IXe et VIIIe siècles12.

La remise en question de thèses communément admises peut être très stimulante pour la réflexion historique. En l’occurrence cependant, il y a eu peu d’échanges d’arguments : le remplacement des “rois” du haut archaïsme par des “big men” et des “informal leaders” a généralement été accepté sans discussion. Le nouveau consensus s’exprime quelquefois de manière assez dogmatique : un illustre historien déclare par exemple qu’on doit effacer le mot “roi” des manuels d’histoire grecque13. Il convient d’ouvrir enfin le débat qui a été esquivé il y a dix ans, et de soumettre à un examen critique attentif la thèse aujourd’hui dominante.

Il est intéressant, et il peut être fécond, de confronter les usages décrits par Homère à ceux des peuples dits “primitifs” qui ont pu être observés et analysés par des ethnologues modernes. Il est raisonnable également de supposer que la société homérique correspond en partie au moins à une société historique. Enfin, il est légitime de faire appel à des modèles anthropologiques pour tenter d’éclairer l’évolution des communautés grecques des Âges obscurs et notamment pour formuler des hypothèses sur l’émergence des cités grecques. Encore faut-il éviter cependant de mener ces trois démarches en même temps14. Il est évident, en effet, que, si l’on isole dans le texte homérique les éléments jugés “structurellement significatifs” en négligeant le reste et que l’on projette directement ces éléments dans l’histoire des Âges obscurs ou du haut archaïsme, on peut utiliser Homère pour illustrer n’importe quelle théorie d’évolution politique – celle qui aura servi à choisir les éléments “structurellement significatifs”.

Pour éviter tout raisonnement circulaire de ce type, il convient de procéder par ordre et d’examiner d’abord si les basileis qui apparaissent dans les épopées homériques elles-mêmes peuvent être assimilés à des big men15.

“Big man” est, semble-t-il, la traduction anglaise d’une expression mélanésienne. Dans beaucoup de sociétés mélanésiennes, les groupes familiaux travaillent peu, pour produire ce qui est strictement nécessaire à leur entretien. L’individu qui travaille dur pour produire un surplus qu’il distribue en cadeaux obtient beaucoup de prestige. Le don étant source d’influence, le big man ne se contente pas de s’exploiter lui-même : il soumet ses femmes à un travail intensif, et transforme ses obligés en clients qui lui versent des redevances grâce auxquelles il étend sa clientèle par de nouveaux cadeaux. Souvent, un big man manifeste sa générosité ostentatoire en invitant de nombreux convives à de grands festins. Il arrive aussi qu’il entraîne ses compagnons dans des opérations de pillage destinées à obtenir des richesses à partager. D’après Marshall Sahlins, la pression exercée par les big men sur leur entourage et la manière dont ils rivalisent de générosité contribueraient à l’augmentation de la production et à l’accroissement de la population. Les big men exercent un rôle fondamental de redistribution au sein des sociétés mélanésiennes, mais leur position est extrêmement fragile. Une compétition féroce oppose les big men. Quand l’un d’entre eux ne peut plus se montrer aussi généreux que ses concurrents, il perd sa clientèle et son influence. Un big man appauvri n’est plus rien. À l’inverse, si les clients d’un big man lui reprochent d’être trop cupide et insuffisamment généreux, s’ils estiment qu’ils sont soumis à une exploitation excessive, il est fréquent qu’ils se révoltent et éliminent un bienfaiteur devenu oppresseur16.

Il est incontestable que le don joue un rôle majeur dans le monde des héros d’Homère : c’est non seulement une forme de l’échange, mais un élément déterminant des relations sociales. Comme l’a montré M.I. Finley, les analyses de Marcel Mauss sur le don comme “phénomène social total” dans les sociétés archaïques s’appliquent parfaitement au monde homérique17. Il convient cependant d’examiner si les types de don sur lesquels insiste Homère correspondent à ceux qui justifient l’influence des big men mélanésiens.

Les dons qui sont présentés avec le plus de détails dans les poèmes homériques sont les dons d’hospitalité et les dons à l’occasion d’un mariage, au sein de l’aristocratie.

Certes, tout homme doit l’hospitalité à quiconque la demande, et le porcher Eumée se montre respectueux des règles en accueillant Ulysse déguisé en mendiant. La grande hospitalité aristocratique, cependant, ne comporte pas seulement l’offre d’un repas, du gîte et d’un vêtement, mais aussi et surtout la remise de splendides cadeaux au moment du départ de l’hôte (Odyssée, IV, 589-619 ; VIII, 403-432 ; XIII, 13-15). Ces dons créent une obligation : celui qui les a reçus devra accueillir son hôte en sa demeure avec une égale magnificence et lui offrir des cadeaux d’hospitalité équivalents. Le don d’hospitalité n’est pas en général une dépense à fonds perdus : c’est la première partie d’une transaction qui appelle normalement un contre-don. Quand Ulysse se présente à son père Laërte, il se fait passer pour un étranger qui a accueilli Ulysse et l’a comblé de présents, et Laërte lui répond : “Étranger, tu perdis les présents dont tu comblas cet hôte. Ah ! s’il vivait encore il ne t’eût reconduit qu’après t’avoir couvert de cadeaux en retour” (Odyssée, XXIV, 283-285).

La situation à Ithaque – l’occupation du palais d’Ulysse par les prétendants –fait que Laërte n’envisage pas que Télémaque remplisse les obligations d’hospitalité contractées par son père. Le plus souvent, cependant, le lien d’hospitalité au sein de l’aristocratie est un lien héréditaire.

Plus encore que l’hospitalité, les alliances matrimoniales créent des liens étroits entre grandes familles aristocratiques. Épouser une belle femme de haut lignage est pour les héros d’Homère un but très enviable qui fait l’objet d’une vive compétition. Pour obtenir du père qu’il donne sa fille, les prétendants doivent faire divers cadeaux (δῶρα), mais doivent surtout offrir des ἕδναqui constituent la contrepartie de la mariée, son “prix” pour ainsi dire ; quand le père a fait son choix, le futur mari verse les ἕδνα– en général des bœufs et des moutons en grand nombre – avant de recevoir son épouse. Un père soucieux de son rang donne aussi à sa fille lors de son mariage des bijoux, des parures et d’autres cadeaux (les μείλια, littéralement “les douceurs”) qui rappellent l’alliance conclue. Il arrive qu’un père promette sa fille sans ἕδνα : il attend alors de son gendre une autre forme de contrepartie. Ainsi Agamemnon, au chant IX de l’Iliade, propose à Achille celle de ses filles qu’il voudra, à condition qu’il consente à reprendre le combat18.

Dans le cas de la grande hospitalité comme dans celui des mariages, les dons présentés par Homère sont des échanges de dons entre pairs.

Les épopées évoquent aussi très souvent des dons du peuple aux βασιλεῖς – les parts d’honneur prélevées sur le butin, les domaines fonciers privilégiés (les temenea) et bien d’autres δῶρα plus ou moins spontanés. Au chant IX de l’Iliade, Agamemnon termine la liste des réparations qu’il offre à Achille par la promesse de “sept villes bien peuplées” : “des hommes riches en moutons et riches en bœufs y habitent, qui l’honoreront d’offrandes comme un dieu, οἵ κέ ἑ δωτίνῃσι θεὸν ὣς τιμήσουσι, et sous son sceptre paieront des droits fructueux” – littéralement “de grasses thémistes” – (Iliade, IX, 154-156)19.

Il est évident que, dans le monde homérique, la possession du pouvoir enrichit, Télémaque l’affirme sans ambiguïté : “Régner (βασιλεύεμεν) n’est pas un mal : tout aussitôt, c’est la maison fournie et l’homme mieux prisé” (Odyssée, I, 392-393).

Il est assez banal que des détenteurs de pouvoir exigent des “dons” ou des redevances de leurs subordonnés. Pour que le rapprochement sur ce point entre les basileis homériques et les big men mélanésiens soit significatif, il faudrait que l’on observe dans les deux cas la même contrepartie, et que les basileis homériques fassent eux aussi bénéficier le peuple d’importantes distributions. Ce n’est pas le cas.

Certes il appartient au basileus d’organiser des banquets dans certaines circonstances. C’est ce que Nestor rappelle à Agamemnon : “Tu es le plus roi, βασιλεύτατος. Offre un repas aux Anciens : la chose te revient, et cela sans conteste. Tes baraques sont pleines de vin. Pour recevoir, tu as tout ce qu’il faut” (Iliade, IX, 69-73). Pendant les deux jours qu’Ulysse passe en Phéacie, Alcinoos offre trois banquets (Odyssée, VII, 49 et 136 ; VIII, 41 et 59 ; XIII, 8-9). Il convient cependant de souligner que les seuls invités à ces festins offerts par le basileus sont des Anciens (γέροντες) en plus ou mοins grand nombre : le basileus ne régale jamais le dèmos20. En outre, le poète insiste sur le fait que le basileus lance ses invitations au nom du peuple et aux frais du peuple : les “guides et chefs des Argiens” boivent auprès des Atrides “le vin public”, δήμια πίνουσιν (Iliade, XVII, 251). Enfin, si les aristocrates passent une partie de leur temps à festoyer, les repas offerts par le roi sont relativement rares : la plupart des banquets sont ou des εἰλαπιναί, banquets que les convives organisent à tour de rôle, ou des ἔρανοι pour lesquels chacun apporte son écot. Aucun roi homérique ne s’appauvrit en offrant des repas trop somptueux.

Un basileus reçoit plus qu’il ne donne, et c’est ce qui fait la prospérité de sa maison (Odyssée, I, 392-393). Jamais un basileus ou un aristocrate ne donne des objets précieux de son trésor à quelqu’un qui n’est pas de son rang : il les garde pour ses pairs en de grandes occasions. À plus forte raison, le potlatch, compétition dans laquelle chacun s’efforce de dépenser le plus possible, de détruire le plus possible de richesses, est totalement étranger au monde homérique.

La richesse est pour les héros homériques facteur de prestige, et les basileis aiment faire l’étalage de leurs biens, mais ils sont beaucoup plus soucieux de les accumuler que de les distribuer.

Certes, l’avarice sordide qu’Ulysse reproche à Antinoos (Odyssée, XVIII, 455) ne convient pas à un basileus : un basileus doit donner l’exemple de l’aumône au mendiant protégé de Zeus. Certes, dans la scène de la querelle, Achille dénonce en Agamemnon “un roi dévoreur de son peuple” (Iliade, I, 231). On a parfois rapproché cette accusation adressée à Agamemnon des difficultés que rencontrent certains big men jugés trop cupides21. Cette similitude ne suffit pas à faire des rois homériques des big men, car il est banal, dans tous les régimes, d’accuser les chefs d’exploiter et d’opprimer leurs subordonnés. En outre, si la cupidité des basileis homériques est souvent dénoncée, leur générosité n’est jamais exaltée. Les qualités célébrées par le poète chez ses héros sont nombreuses et variées : le courage au combat bien sûr, mais aussi la sagesse au conseil, la justice et la douceur (la liste n’est pas exhaustive). La générosité ne figure pas parmi ces vertus homériques22 : les mots grecs qui la désigneront plus tard – εὐεργεσία, φιλανθρωπία, μεγαλοπρεπεία, ἐλευθεριότης notamment23 – sont absents du vocabulaire homérique, et l’on ne rencontre pas de terme équivalent.

Le monde homérique et les sociétés mélanésiennes diffèrent profondément tant par leurs pratiques sociales que par leur idéologie. Le basileus homérique n’est pas un big man de type mélanésien, dont l’influence repose sur les dons qu’il distribue.

Le terme de big man, cependant, est souvent employé en dehors de toute référence directe aux Mélanésiens – notamment dans les discussions entre hellénistes24. Dans ce qu’on pourrait appeler le modèle du big man au sens large, le don ne serait plus nécessairement la source fondamentale de l’influence. Le big man au sens large se définit par sa capacité à rassembler des compagnons et plus encore par un certain nombre de traits négatifs qui le distinguent du roi (et dans une moindre mesure du “chef”) : son pouvoir n’est pas héréditaire, il ne correspond à aucune fonction officielle, il est extrêmement précaire. Les sociétés dans lesquelles des big men exercent leur compétition sont des sociétés pré-étatiques et n’ont pas de véritables institutions politiques.

Le basileus homérique présente-t-il ces caractéristiques ?

– Pour certains, les armées décrites par Homère ne seraient que des coalitions de bandes privées réunies par le goût de l’aventure et le désir du butin.

De telles bandes privées sont bien attestées dans l’Odyssée : dans deux de ses contes crétois, Ulysse se présente comme un condottiere crétois qui se serait illustré par de nombreuses expéditions de pillage avant de participer à la guerre de Troie25. Dans l’un de ces récits fictifs, le condottiere doit commander la flotte crétoise aux côtés d’Idoménée avant de conduire, après la guerre de Troie, une nouvelle opération de piraterie en Égypte (XIV, 231-258). Dans l’autre, le condottiere se heurte à son retour en Crète au fils d’Idoménée Orsiloque qui veut le priver de son butin ; il dresse une embuscade contre Orsiloque et le tue (XIII, 256-271). Dans aucun de ces deux contes, le condottiere n’est qualifié de basileus, dans aucun de ces deux cas il ne supplante Idoménée comme chef suprême. L’indépendance du chef de bande est limitée par la pression de l’ensemble de la communauté et par l’autorité d’un basileus dont le pouvoir est d’une autre origine et d’une autre nature.

Les épopées homériques distinguent clairement les expéditions privées et les guerres qui engagent la communauté tout entière. Dans ce cas, la participation aux opérations résulte d’une obligation. Le devin Euchènôr de Corinthe savait qu’il devait mourir devant Troie : il partit néanmoins, pour éviter “la dure amende des Achéens” (XIII, 669). Participer à la guerre est un devoir politique. Il arrive que la désignation de ceux qui vont être enrôlés prenne la forme d’un tirage au sort. Pour guider Priam dans le camp achéen, Hermès prend la forme d’un jeune écuyer (θεράπων) d’Achille, et se présente ainsi : “Je fais partie des Myrmidons ; mon père est Polyctor, il a six autres fils ; je suis, moi, le septième. Avec eux, j’ai secoué les sorts et me suis vu ainsi désigné pour suivre l’armée”26 (Iliade, XXIV, 396-400).

Comme ce personnage fictif, la plupart des compagnons (hétairoi), qui servent d’écuyers aux basileis en temps de guerre, vivent sur leurs propres domaines en temps de paix. Le cas de Patrocle, noble exilé qui a dû fuir sa patrie à cause d’un homicide (Iliade, XXIII, 85) et qui vit en permanence auprès d’Achille, est relativement exceptionnel. Il est arbitraire d’attribuer aux basileis homériques d’imposantes suites de compagnons nobles qu’ils entretiendraient dans leurs manoirs. Le pouvoir des basileis, contrairement à celui des big men, ne repose pas sur ce type de compagnonnage.

– On affirme souvent qu’il n’y a pas de monarchie héréditaire dans le monde homérique, qu’une vive compétition oppose les aristocrates les plus puissants à la mort de chaque basileus, ou lorsque le basileus est affaibli, et que le pouvoir repose principalement sur la force27. Les monarchies héréditaires reposent sur deux principes : 1) la dignité royale reste toujours dans la même famille ; 2) à l’intérieur de cette famille, une règle claire et précise établit l’ordre de succession. Sur ce second point, il est clair que les épopées ne font jamais aucune allusion, explicite ou implicite, à aucune loi successorale : on n’a dans le monde homérique rien de semblable à la loi salique en vigueur chez les Capétiens, ni à la règle de porphyrogénèse en usage dans les deux familles royales de Sparte28. Le principe de primogéniture n’est pas totalement inconnu : c’est parce qu’il est l’aîné que Zeus commande à Poséidon (Iliade, XV, 166-167 ; XV, 204). La formulation très générale de l’argument (“Tu sais que les Érinyes toujours suivent les aînés”, déclare Iris à Poséidon) suggère que l’affirmation des droits supérieurs de l’aîné au pouvoir était familière à Homère et à son public. Néanmoins, le principe de succession par primogéniture n’est jamais évoqué à propos de dynasties humaines présentées dans les poèmes.

À Troie, Hector espère succéder à Priam, et il espère qu’Astyanax lui succédera. Rien ne prouve qu’Hector soit le fils aîné de Priam. Les espoirs d’Hector – tout à fait raisonnables à condition que Troie survive – se fondent sur une autre considération. C’est à Priam qu’il appartient de transmettre sa dignité royale, son γέρας (Iliade, XX, 180-183). Or Priam estime Hector plus que tous ses autres fils ; Hector peut donc espérer être désigné par Priam comme son successeur, et désigner à son tour son fils Astyanax. Le choix du roi régnant est à Troie l’élément déterminant de la succession. On pourrait dire que dans la Troie homérique la succession est de type antonin, mais au sein de la même famille, le γένος βασιλήϊον.

Lorsque le poète présente le sceptre d’Agamemnon, sceptre d’or massif, forgé par Héphaistos, il précise que Pélops a donné le sceptre à Atrée, puis qu’Atrée l’a laissé à Thyeste et Thyeste à Agamemnon (II, 104-107). Cette différence de vocabulaire est une discrète allusion aux luttes fratricides au sein des Atrides. La royauté reste néanmoins dans la même famille29.

Dans l’Odyssée, en revanche, le principe d’hérédité paraît remis en cause à Ithaque. Ulysse étant considéré comme mort, la situation, selon M.I. Finley, pourrait se résumer par la formule : “Le roi est mort, la lutte pour la succession est ouverte”30. Quelques auteurs sont allés récemment beaucoup plus loin : non seulement il n’y aurait pas de royauté héréditaire mais il n’y aurait pas de royauté du tout. Ainsi, selon Halverson, les prétendants n’avaient aucune visée politique : ils ne désireraient le mariage avec Pénélope que parce qu’ils sont fascinés par sa beauté, et non pour accéder à une fonction royale inexistante31.

L’analyse de la situation à Ithaque, fondamentale pour notre propos, est une tâche très délicate, car, bien avant l’arrivée d’Ulysse déguisé en mendiant, chaque personnage cache son jeu et dissimule ses intentions. La plupart des affirmations comportent une part de mensonge et doivent être appréciées en fonction des calculs des personnages – calculs qu’il faut reconstituer. Un examen attentif des textes en vue de dégager les arrière-pensées des protagonistes est d’autant plus nécessaire.

Quand Ulysse retrouve sa mère aux Enfers, il lui demande d’abord si son γέρας (son privilège) appartient toujours à son père32 et à son fils, ou si un autre le possède désormais (Odyssée, XI, 175-177) ; c’est ensuite seulement qu’il s’enquiert de son oikos et de Pénélope. Anticlée répond que Télémaque jouit des revenus de ses τεμένεα, qu’il est invité aux banquets et que personne d’autre ne détient le γέρας d’Ulysse (184-199). De ce dialogue exempt de toute hypocrisie, on peut tirer deux conclusions. La première, c’est qu’il existe une dignité royale à Ithaque, et qu’Ulysse y attache la plus grande importance. La seconde, c’est que Télémaque aurait hérité tout naturellement de la royauté par la force de l’usage, simplement en conservant les privilèges détenus par son père, si de puissants aristocrates du royaume ne s’étaient pas dressés contre lui. On peut noter d’ailleurs que, quoique Télémaque soit humilié par les prétendants, les Anciens lui font place à l’assemblée et qu’il s’assied sur le siège de son père (II, 14).

Plus de seize ans après le départ d’Ulysse pour Troie, un peu plus de trois ans avant le début de l’action de l’Odyssée, un certain nombre de jeunes nobles prennent l’offensive contre la famille d’Ulysse, en demandant la main de Pénélope. Leur démarche est habile, car il n’y a rien de choquant à demander en mariage une veuve – même si on peut leur reprocher de postuler prématurément la mort d’Ulysse et de faire une cour tout à fait contraire aux usages. Il est clair cependant que les prétendants ont des arrière-pensées et que le mariage avec Pénélope est pour eux un moyen d’atteindre d’autres buts. Pénélope le sait (Odyssée, XXI, 72) et c’est pourquoi elle choisit d’encourager chacun de ses prétendants (Odyssée, II, 91-92 ; XIII, 81) afin de les prendre au piège de leur propre manœuvre33 : si elle avait refusé tout net de se remarier, les prétendants auraient utilisé d’autres méthodes plus brutales pour parvenir à leurs fins.

Quand Télémaque, pour la première fois, s’oppose ouvertement aux prétendants et que, sur les conseils d’Athéna, il annonce son intention de convoquer l’assemblée pour demander publiquement à ses adversaires de “vider sa salle”, la première réaction d’Antinoos est de porter la discussion sur le plan politique : “Puissent les dieux, Télémaque, t’épargner d’être roi dans notre Ithaque entre-deux-mers, comme c’est une tradition ancestrale pour ta famille” (Iliade, I, 384-387). Cette déclaration d’Antinoos montre que l’un des principaux enjeux du conflit qui se déroule à Ithaque est le pouvoir royal lui-même. Les propos d’Antinoos comportent une menace à peine voilée : si Télémaque devient roi – ou tente de le devenir – il lui arrivera malheur. Sur un plan plus général, Antinoos reconnaît qu’en vertu du principe d’hérédité, Télémaque devrait régner, mais suggère que l’appui des dieux, qui est déterminant, ne va pas nécessairement aux héritiers. Télémaque fait semblant d’accepter le point de vue des prétendants sur ce point : sans renoncer du tout à la royauté, il admet que la compétition est ouverte. Ce qu’il demande en revanche, c’est qu’on lui laisse détenir en paix son oikos. Eurymaque feint d’être entièrement d’accord : “Laissons sur les genoux des dieux le choix de l’Achéen qui doit régner en cette Ithaque entre-deux-mers. Mais, pour tes biens, prends-les et règne (ἄνασσε) en ce manoir” (Odyssée, I, 400-402)34.

Au chant XV, Télémaque évoque les ambitions royales d’Eurymaque en dehors de tout affrontement et de toute polémique. Ne pouvant pas donner lui-même l’hospitalité au devin Théoclymène, il lui conseille de se rendre “chez le noble Eurymaque, fils du sage Polybe”, et ajoute : “notre peuple déjà l’honore comme un dieu… il est si désireux de devenir l’époux de ma mère et d’avoir le γέρας d’Ulysse” (XV, 519-52). Les ambitions politiques d’Eurymaque sont, selon Télémaque, de notoriété publique et devraient le conduire à exercer correctement l’hospitalité dans sa propre demeure. Dans ces quelques vers, Télémaque paraît presque résigné à l’ascension d’Eurymaque, mais il ne tarde pas à se reprendre : “Le maître de l’Olympe pourrait, avant l’hymen, leur octroyer à tous la mauvaise journée”. Un présage favorable apparaît alors, Théoclymène y voit le signe “qu’il n’y a pas de famille plus royale que la vôtre” (XV, 533). Abandonnant sa première suggestion, Télémaque confie alors Théoclymène à l’hospitalité de son ami Piraeos.

Au chant XXI, les prétendants accueillent d’abord avec enthousiasme l’annonce de l’épreuve de l’arc par Pénélope (85-100) : le vainqueur obtiendra, en plus du mariage avec Pénélope, la réputation d’avoir égalé Ulysse. Bien que personne n’en dise mot, le jeu de l’arc est considéré par tous comme une épreuve d’habilitation à la royauté35. C’est ce qui explique qu’après son échec Eurymaque oublie toute galanterie : “Ce n’est pas tant l’hymen qui cause mes regrets. Il est tant d’Achéennes. Mais voir notre vigueur dépassée de si loin par le divin Ulysse !” (XXI, 245-255). C’est pourquoi aussi les prétendants veulent empêcher Ulysse déguisé en mendiant de participer à la compétition : un succès du mendiant aggraverait encore leur déshonneur (XXI, 323-325).

Au début de la scène du massacre, quand Ulysse vient de tuer Antinoos et de se faire reconnaître, Eurymaque tente de fléchir la colère du roi et charge Antinoos – qui ne peut plus répondre : “Ce n’est pas tant l’hymen que rêvait son envie…, car il voulait régner (βασιλεύεμεν) sur ton pays d’Ithaque et sur ta belle ville, et assassiner traîtreusement ton fils” (XXII, 50-54). On notera la gradation des forfaits : vouloir la royauté d’Ulysse est plus grave que convoiter son épouse. Eurymaque, bien sûr, accuse Antinoos de desseins qu’il a lui-même nourris.

L’examen des textes montre clairement que les prétendants n’ont pas seulement dilapidé les biens d’Ulysse et courtisé sa femme, mais qu’ils ont aussi tenté d’usurper son pouvoir royal : ce n’est pas la moindre de leurs offenses.

La compétition entre prétendants pour la main de Pénélope se double d’une compétition – inavouée – pour la royauté, mais les deux compétitions, qui interfèrent, ne coïncident pas tout à fait. Le choix de l’époux de Pénélope dépend en droit de son kyrios, en fait de la reine elle-même36. La dignité royale, elle, est un geras, un privilège accordé ou du moins reconnu par le peuple37. Le mariage avec la veuve du roi précédent ne conférait pas ipso facto la royauté, mais donnait un surcroît de prestige. Si le nouvel époux de Pénélope était déjà riche, puissant et respecté, il pourrait essayer d’apparaître comme un nouvel Ulysse ; hôtes et plaideurs s’adresseraient à lui ; dons et redevances afflueraient dans sa demeure ; il prendrait place sur le siège du roi à l’assemblée et serait considéré comme le défenseur de la communauté. Antinoos et Eurymaque ont déjà posé un certain nombre de jalons en vue d’accaparer le geras royal ; ils reçoivent déjà le titre de βασιλεύς des autres prétendants (XVIII, 64 ; XXIV, 179). Ces ambitions de quelques prétendants peuvent sembler d’autant plus réalisables que le peuple d’Ithaque ne manifeste guère de loyalisme dynastique à l’égard de la famille d’Arkésios : Pénélope et Athéna s’en indignent (IV, 587 ; V, 7-12).

Si les plans d’Antinoos ou d’Eurymaque s’étaient réalisés, Télémaque, ruiné et déconsidéré, aurait été totalement écarté des prérogatives de son père. Pour s’assurer un règne tranquille, l’aspirant à la royauté aurait cependant choisi d’éliminer discrètement ce dernier représentant de l’ancienne famille royale (XXII, 54).

Lorsque Télémaque commence à manifester son intention de s’opposer à leurs exactions, les prétendants prévoient à plusieurs reprises de l’assassiner sans attendre (IV, 660-786 ; XVI, 321-408 ; XX, 240-247). Les meurtriers de Télémaque se rendraient odieux à Pénélope et verraient probablement leur popularité compromise ; ils pourraient en revanche se saisir de la maison d’Ulysse désormais sans maître et tenter d’imposer leur pouvoir par la contrainte. On notera cependant que les prétendants renoncent finalement à leur projet (après avoir échoué dans une première tentative) parce que les présages sont favorables à la famille d’Ulysse (XX, 246-247).

Si les laoi d’Ulysse – nobles et gens du peuple –ont oublié le respect qu’ils doivent au genos d’Ulysse, les dieux, en revanche, manifestent, par une série de signes éclatants, leur soutien constant à la dynastie traditionnelle. Le massacre des prétendants par Ulysse a plusieurs significations : c’est bien sûr une vengeance privée, c’est la victoire d’un personnage exceptionnel sur de médiocres compétiteurs, mais c’est aussi le triomphe du roi légitime sur des individus qui avaient entrepris d’usurper son pouvoir. L’Odyssée est l’exaltation d’une restauration.

“There is no state, only estates”. Cette formule par laquelle J. Halverson38 prétend définir le monde homérique ne s’applique qu’à une société décrite par Homère, celle des Cyclopes (Odyssée, IX, 112-115), “brutes sans foi ni loi” que le poète décrit en ces termes : “Chez eux, pas d’assemblée qui délibère ni règles coutumières (οὔτʹ ἀγοραὶ βουληφοροὶ οὔτε θέμιστες) : au sommet des grands monts, au creux de sa caverne, chacun dicte sa loi à ses enfants et femmes, et ils n’ont nul souci les uns des autres”.

L’absence d’assemblée et de thémistes, en un mot l’absence de vie politique, est pour Homère une marque d’extrême sauvagerie39.

La carte du monde achéen que présente le Catalogue des Vaisseaux (Iliade, II, 484-759) comporte trois niveaux politiques :

  • les bourgades (quelquefois qualifiées de poleis) et les petits ethnè énumérés à l’intérieur de chaque contingent, près de trois cents au total ;
  • les 29 ensembles politiques correspondant aux contingents, qui sont en général des royaumes soumis à un seul roi40, et qui sont assez souvent désignés par un ethnique global (“Phocidiens”, “Arcadiens”, par exemple) ;
  •  la communauté panachéenne.

C’est l’armée panachéenne qui est au premier plan du récit principal de l’Iliade, et les scènes politiques les plus détaillées de l’Odyssée se déroulent dans des poleis qui sont aussi des capitales (Ithaque et Schérie notamment). Les autres poleis sont évoquées avec beaucoup moins de précision, mais il convient de noter que certaines d’entre elles ont leur propre dynastie41. En outre et surtout, les scènes décrites dans le bouclier d’Achille – y compris la scène judiciaire – sont présentées comme des scènes typiques de toute polis.

Il semble donc que la Grèce décrite par Homère se caractérise par la superposition de trois types de communauté politique42. Cette superposition ne s’accompagne pas d’une organisation fédérale. Le Conseil panachéen ne comprend pas tous les chefs de contingent (et encore moins des représentants de chaque contingent), mais seulement les rois qui sont reconnus comme les plus puissants, les plus braves ou les plus sages par l’ensemble de l’armée panachéenne43.

Toutes les communautés politiques évoquées dans l’Iliade et l’Odyssée sont dotées d’institutions analogues qui fonctionnent de manière semblable, et il en va de même de la communauté des dieux. Les communautés politiques des poèmes homériques ont toutes une assemblée (ἀγορά) et un conseil – ou plusieurs conseils. Je dis “plusieurs conseils” parce que la composition du conseil peut être plus ou moins large selon les situations. En Phéacie, par exemple, le roi Alcinoos est constamment entouré de douze Anciens, mais invite “des Anciens plus nombreux” à participer au banquet en l’honneur d’Ulysse (Odyssée, VII, 189).

Il y a dans les poèmes homériques de nombreuses scènes d’assemblée, de conseil et de discussion des Anciens devant l’assemblée : j’ai relevé quarante-deux exemples de ces scènes44. Il faut attendre l’Athènes du Ve siècle pour retrouver un ensemble de données politiques d’une telle richesse.

On a quelquefois cherché à minimiser l’importance de la vie politique dans le monde homérique en faisant valoir que l’assemblée d’Ithaque n’a pas été réunie pendant vingt ans, du départ d’Ulysse à la convocation du dèmos par Télémaque au chant II de l’Odyssée. Cette absence d’assemblée s’explique par les circonstances : d’une part, le roi et l’armée qui l’accompagne sont au loin, d’autre part l’île n’est menacée par aucun danger – invasion ou épidémie par exemple – qui exige une décision collective. En outre, cette longue interruption n’a nullement fait oublier aux gens d’Ithaque le fonctionnement de l’assemblée : chacun prend place à l’endroit habituel, le plus ancien prend le premier la parole, et toute la réunion se déroule selon les règles traditionnelles. Enfin, même à Ithaque pendant cette période, la vie politique n’est pas totalement interrompue. Aux assemblées régulièrement convoquées pour discuter des affaires publiques s’ajoutent en effet dans le monde homérique de nombreux rassemblements du dèmos sur l’agora – pour les sacrifices, pour les procès, ou, tout simplement, le soir surtout, pour discuter en prenant le frais.

Tout en reconnaissant l’existence d’assemblées et de conseils, certains historiens ont nié que les communautés homériques aient eu à leur tête des rois dotés de pouvoirs politiques. Selon cette thèse, l’assemblée et le conseil seraient des lieux de compétition entre plusieurs big men qui s’affronteraient pour faire prévaloir leur influence personnelle45. Les affrontements sont incontestablement nombreux dans les assemblées homériques, mais il est intéressant d’examiner comment se prennent les décisions. L’assemblée acclame bruyamment une proposition, ou la désapprouve en silence, mais ne vote jamais. Il n’y a pas non plus de vote au sein du conseil. Si dans bien des cas les discussions homériques se terminent par l’émergence d’un consensus, ce n’est pas toujours le cas. Il n’y a jamais de vote et il n’y a pas toujours unanimité. L’interprétation la plus simple des nombreuses scènes politiques des poèmes est que le roi à la tête de la communauté tranche la discussion et prend la décision. Le roi – et lui seul – a le pouvoir de transformer une proposition en décision : c’est un tel pouvoir qu’exprime le verbe κραίνειν, brillamment analysé par Émile Benveniste46. Le système politique décrit par Homère peut se résumer par la formule suivante : le peuple écoute, les Anciens proposent, le roi dispose.

La fameuse scène judiciaire du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade, qui a suscité de multiples discussions, peut être interprétée de manière analogue : les laoi crient en faveur de l’une ou l’autre partie, les Anciens expriment tour à tour leur avis, et l’ἴστωρ, à la fois enquêteur et arbitre, tranche entre les avis exprimés et prononce la sentence. Rien n’indique que l’ἴστωρ soit un roi, mais la décision finale, comme lors des assemblées politiques, appartient à un individu placé au-dessus des autres47.

Le roi est la clef de voûte du système politique décrit par Homère.

Une lecture attentive et sans parti pris de l’Iliade et de l’Odyssée montre que les personnages à la tête des communautés décrites dans les poèmes – Agamemnon, Priam, Nestor, Ménélas, Alcinoos, Ulysse et bien d’autres – ne sont pas des big men. Le titre de roi, et lui seul, convient à des hommes qui exercent leur autorité dans des communautés politiques, qui décident en dernier ressort, qui portent le sceptre, qui tiennent de Zeus leur τιμή48, et dont le pouvoir est en général héréditaire.

Ceux que nous avons identifiés comme rois portent souvent le titre d’ἄναξ, “maître”, “seigneur”, ou de βασιλεύς. Cela ne prouve pas que βασιλεύς signifie “roi”. À l’examen des emplois du mot, il apparaît que la terminologie d’Homère est moins uniforme et moins claire que les institutions qu’il décrit.

Sans reprendre ici l’analyse exhaustive des attestations de βασιλεύς dans les poèmes homériques, je rappellerai trois faits majeurs que j’avais soulignés dans une étude antérieure49 :

  1. βασιλεύς ne signifie jamais maître d’un oikos50.
  2. Au singulier, βασιλεύς désigne presque toujours51 le personnage qui est à la tête d’une polis, d’un peuple ou d’une armée, c’est-à-dire un roi au sens habituel du terme.
  3. Le pluriel collectif βασιλῆες sert à désigner les groupes d’Anciens qui entourent le βασιλεύς et qui délibèrent sur les décisions publiques.

L’emploi de ce pluriel collectif paraît s’expliquer par le rôle politique que joue le conseil. Il est sûr que, dans l’armée panachéenne, une minorité de rois seulement forme le groupe des βασιλῆες. À l’inverse, rien ne prouve que chacun des βασιλῆες de Phéacie ait individuellement la qualité de βασιλεύς.

Dans un passage de l’Iliade et dans trois passages de l’Odyssée, le titre de bασιλεύς est donné à des personnages qui ne sont pas des rois. On peut proposer des interprétations très différentes du phénomène.

Il est possible d’expliquer ces emplois par le contexte et de considérer que ces exceptions sont purement apparentes.

  • En Iliade, IV, 96, Pâris reçoit le titre de βασιλεύς. Dès lors qu’Athéna veut inciter Pandare à tuer Ménélas, il serait naturel qu’elle exagère la puissance de Pâris.
  •  Amphimédon aux Enfers racontant le massacre des prétendants déclare qu’Ulysse visa d’abord Antinoos βασιλῆα (Odyssée, XXIV, 179). On pourrait en conclure simplement qu’Antinoos était souhaité et reconnu comme roi potentiel par certains prétendants.
  • Quand Télémaque recommande à Ulysse en Odyssée, XVIII, 65 de se fier à la sagesse et à la loyauté des deux βασιλῆε Antinoos et Eurymaque, l’emploi de ce terme pourrait être ironique, d’une ironie tragique : les deux prétendants se font appeler “rois” alors que le vrai roi est de retour et s’apprête à mettre fin à leurs illusions et à leurs impostures.
  • Enfin, lorsque en Odyssée, I, 394-395 Télémaque se déclare prêt à céder la royauté à un autre, à condition de garder son oikos :
         ἀλλʹ ἤτοι βασιλῆες Ἀχαιῶν εἰσὶ καὶ ἄλλοι
         πολλοὶ ἐν ἀμφιάλῳ Ἰθάκῃ, νέοι ἠδὲ παλαιοί
         “Mais de rois, notre Ithaque entre-deux-mers foisonne,
         parmi nos Achéens, jeunes gens et vieillards”
    certains scholiastes antiques commentaient βασιλῆες… πολλοί par ἐπιτήδειοι εἰς τὸ ἄρχειν, “propres à exercer le pouvoir”52 ; il y aurait à Ithaque beaucoup de “gens susceptibles d’être rois”, beaucoup de “prétendants à la royauté”.

La superposition des communautés politiques caractéristique du monde homérique53 autorise une autre interprétation de ce dernier texte : ceux qui aspirent à régner sur l’ensemble du royaume d’Ulysse sont déjà rois de petites communautés locales.

On peut aussi se demander si les emplois non royaux de basileus ne seraient pas les vestiges d’un usage plus ancien dans lequel βασιλεύς désignerait le détenteur d’un pouvoir moins élevé, comme qa-si-re-u dans les tablettes mycéniennes54. Cette hypothèse en entraîne une autre : même si βασιλεύς désigne presque toujours des rois dans Homère, le terme ne signifierait pas exactement roi.

Même si l’on adopte cette ligne d’interprétation, il faut éviter de donner à βασιλεύς un sens trοp large comme celui de “noble”, de “notable” ou même de “chef”, car alors la spécialisation du mot pour désigner le roi s’expliquerait très mal. Il convient d’ailleurs de préciser que si le qa-si-re-u mycénien est un dignitaire local, ce n’est pas un personnage aussi subalterne qu’on l’a dit parfois : il ne tient pas du palais sa fonction (qui, dans un cas au moins, paraît héréditaire) et il est au centre d’un vaste réseau de relations55.

L’histoire du mot βασιλεύς qui fournit un des rares fils directeurs de l’évolution politique de l’époque mycénienne à l’époque archaïque, reste extrêmement obscure.

Même si le champ sémantique de βασιλεύς et celui de roi ne coïncident pas, “roi” reste la moins mauvaise traduction de βασιλεύς56. Pour éviter les malentendus les plus graves, il convient simplement de rappeler que “royauté” n’est pas synonyme de “monarchie” et que le système politique d’Homère se caractérise principalement par l’association d’un roi et d’un conseil de rois dans la direction des affaires publiques.

Au terme de cette analyse interne des données homériques, j’insisterai sur trois observations :

  1. La description des structures sociales et politiques et de leur fonctionnement est absolument cohérente dans toute l’Iliade et dans toute l’Odyssée. Cette cohérence ne suffit pas à prouver l’historicité du témoignage homérique, car elle pourrait refléter un choix personnel du poète, ou une série de conventions sur le monde héroïque communes à tous les aèdes. On pourrait faire valoir, à titre de parallèle, que les poèmes homériques présentent toujours le même type de funérailles avec incinération, tandis que l’archéologie atteste à toutes les périodes la coexistence de plusieurs modes de sépulture différents.
  2. Le système social et politique décrit par Homère n’a rien d’invraisemblable. On n’y trouve aucune de ces extravagances qu’on a pu relever en ce qui concerne le mode de combat57. À lire Homère, on a l’impression que les décisions politiques ont dû être prises de cette manière en Grèce à un certain moment. On pourrait cependant prétendre que cette impression de réalité n’est qu’une illusion, qui témoigne simplement du génie du poète : pour servir de cadre aux exploits des rois et héros de l’épopée, Homère aurait imaginé un système politique amalgamant de vagues souvenirs des monarchies mycéniennes, des traits empruntés aux cités archaïques et d’autres inventés de toutes pièces.

    Certains traits de l’organisation sociale ou politique sont si étroitement liés à la structure narrative des récits épiques transmis par la tradition que le poète est contraint de les conserver : c’est le cas, par exemple, de la présence de chars sur le champ de bataille ou de l’existence de rois. Il est clair que les épopées homériques évoqueraient Priam, Agamemnon et Ulysse même si la royauté avait totalement disparu à l’époque de leur composition et que, par conséquent, le témoignage homérique pris isolément ne prouve pas l’existence de rois dans la Grèce du haut archaïsme. Même dans cette hypothèse, cependant, la présentation des rois héroïques pourrait être nettement influencée par les réalités et les conceptions de l’époque du poète. Les poètes tragiques athéniens du Ve siècle continuent à mettre en scène les dynasties mythiques, mais ces rois mythiques sont présentés tantôt comme des tyrans (Œdipe ou Créon par exemple) tantôt comme des magistrats ou des orateurs démocrates (les rois athéniens comme Égée ou Thésée surtout).
  3. C’est une confrontation précise entre les structures sociales et politiques des épopées et les témoignages extérieurs, lorsqu’elle est possible, qui apporte les éléments de réponse les plus solides à la question controversée de l’historicité du monde homérique.

Les points communs entre le monde homérique et les cités grecques archaïques et même classiques sont nombreux. Le vocabulaire politique est en grande partie le même : δᾶμος, λαοί, ἀγορά, γέροντες, βουλή, βασιλῆες, βασιλεύς, γέρας, τέμενος notamment. Il est évident aussi que deux des institutions fondamentales des cités grecques – l’assemblée et le conseil – jouent déjà un rôle important dans les communautés homériques. On a quelquefois nié, en revanche, qu’il y ait eu des rois en Grèce à l’époque de la composition des poèmes homériques58. Je ne reprendrai pas ici l’analyse détaillée de toutes les royautés attestées à l’époque classique ni de toutes les traditions relatives à des dynasties royales, et je me contenterai de rappeler quelques conclusions que j’avais présentées en 198459.

Un personnage portant le titre de βασιλεύς est attesté à l’époque classique dans trente cités et dans deux fédérations (la dodécapole ionienne et la Thessalie). Dans presque tous les cas, le βασιλεύς a des attributions religieuses : il intervient notamment dans les cultes les plus anciens et les plus secrets de la cité. Aristote (Politique, III, 14, 1285b) voyait dans les βασιλεῖς des cités grecques les héritiers très affaiblis de dynasties royales antérieures. Cette explication antique reste la plus simple et la plus satisfaisante.

Pausanias présente comme exceptionnel le fait que la cité de Platées ne puisse citer aucun de ses rois (IX, 1, 2). L’histoire locale de la plupart des cités comporte un certain nombre de récits sur des dynasties royales postérieures à la guerre de Troie. Ces constructions – historiques ou pseudo-historiques – comprennent en général trois éléments aisément identifiables.

  1. Des récits assez détaillés racontent l’instauration des nouvelles dynasties, leurs premières conquêtes et leurs premiers exploits – le “retour” des Héraclides à la tête des Doriens dans le Péloponnèse, le remplacement des Théséides à Athènes par Mélanthos et Codros, la migration ionienne en Asie Mineure sous la direction des Néléides par exemple. On trouve déjà des allusions à ces récits chez Tyrtée (Fr. 2 Diehl), chez Mimnerme (Fr. 12 Diehl) et chez Alcée (Lobel-Page, Fr. 12 D). Il est vraisemblable que les récits relatifs aux migrations et aux dynasties qui les ont conduites sont presque contemporains de la constitution des grands cycles épiques au VIIIe siècle. Les aèdes et leur public ont éprouvé le besoin de se situer par rapport aux héros épiques et d’expliquer les différences entre le monde des héros et leur propre époque.
  2. À partir de la deuxième ou de la troisième génération, les dynasties royales tombent dans la plus complète obscurité. Fréquemment, les sources anciennes se contentent de dire que la dynastie établie lors des grandes migrations se maintient sans interruption jusqu’à ce qu’elle soit renversée beaucoup plus tard. Dans quelques cas, des généalogies ou des listes de rois tentent de combler le vide, sans parvenir à masquer l’absence de récits et d’anecdotes.
  3. Après cette longue période sans traditions, d’assez nombreux rois apparaissent dans des récits relatifs au VIIIe et au VIIe siècle. J’ai relevé de tels récits dans vingt-cinq ethnè ou cités. Quoique ces indications nous soient le plus souvent transmises par des auteurs relativement tardifs (Strabon, Nicolas de Damas, Plutarque et Pausanias notamment), leur dispersion et leur diversité suggèrent qu’elles proviennent en grande partie de traditions locales anciennes, indépendantes les unes des autres. Les récits relatifs à la mise à l’écart des dynasties royales, et en particulier les traditions d’Athènes, d’Argos, de Corinthe, de Messénie, d’Arcadie, de Milet, d’Éphèse, d’Érythrées, de Chios et de Mytilène, mentionnent des conflits violents à rebondissements multiples et montrent clairement que dans l’historiographie antique les royautés du haut archaïsme n’ont pas disparu “en douceur”.

R. Drews se donne beaucoup de peine pour rejeter quelques-unes de ces traditions – notamment sur l’Ionie60 –, mais ne peut pas pour autant mettre en doute tous les textes sur des rois du VIIIe ou du VIIe siècle. Il cherche à contourner l’obstacle de deux manières. D’une part, il note, à juste titre, que beaucoup de basileis héréditaires mentionnés par la tradition règnent sur des ethnè61 : cependant, si l’ethnos est une forme politique très répandue à l’époque géométrique – beaucoup plus qu’à l’époque classique – et si la plupart des ethnè sont gouvernés par des rois, il est clair que la royauté est alors un régime important. D’autre part, les basileis des cités ne seraient pas des rois, mais des “basileis républicains”62 ; cette expression bizarre convient mal à des personnages comme Phidon d’Argos, Grinnos de Théra ou Arcésilas II de Cyrène ; des dignitaires qui exercent un pouvoir héréditaire, qui portent le sceptre et qui détiennent de nombreux privilèges, matériels et honorifiques, ne peuvent être mieux qualifiés que par le terme de “rois”.

Cette étrange formulation de Drews s’explique par l’hypothèse historique qui est la sienne. Selon lui, les basileis de la fin de l’époque géométrique ne seraient pas les héritiers de dynasties anciennes, mais se seraient imposés, lors de la formation toute récente de la polis, au terme de vives compétitions entre “leaders” informels63.

L’histoire politique des Âges obscurs demeure tout à fait mystérieuse. La théorie actuellement en vogue – celle qui est à l’arrière-plan des hypothèses de Drews – suppose une disparition totale des structures politiques mycéniennes, une dispersion durable de la population en petits groupes de caractère pré-politique – familles plus ou moins élargies, hameaux isolés, bandes de compagnons – et finalement une émergence soudaine de la polis. On peut faire à ce beau schéma quelques objections. Il serait surprenant que le souvenir des royaumes achéens, entretenu par la tradition épique elle-même, n’ait pas contribué à maintenir au moins l’aspiration à des regroupements politiques, et l’on peut penser que le modèle des rois orientaux, rois de Sidon ou pharaons, avec lesquels les relations n’ont jamais été interrompues assez longtemps pour qu’on les oublie, a dû exercer une influence similaire.

On peut suggérer une reconstruction plus plausible de l’histoire des Âges obscurs. La fin des structures palatiales mycéniennes a pu donner naissance à d’autres formes politiques diverses et plus ou moins superposées selon les régions : les villages, les bourgades, les petits ethnè, les grands ethnè (Arcadiens, Messéniens, Béotiens, Ioniens d’Asie par exemple)64. Dans cette perspective, l’émergence des poleis correspondrait à la fois à un regroupement de communautés plus petites et à l’affaiblissement des liens au sein de l’ethnos (lequel subsiste cependant dans la plupart des régions au-dessus des poleis).

Il est tout à fait raisonnable d’accepter les indications de Thucydide et d’Aristote65, et d’attribuer un régime royal aux premières cités et aux communautés politiques qui les ont précédées66. On peut supposer que les poètes épiques se sont inspirés des réalités politiques qui étaient familières à leur public : il est vraisemblable que beaucoup de régions de Grèce ont connu des royautés de type homérique durant de longs siècles, pendant l’élaboration des traditions épiques et lors de la composition monumentale des poèmes.

Il est peu probable que les Grecs des Âges obscurs soient jamais tombés dans l’état de sauvagerie pré-politique que le poète prête aux Cyclopes. Les notions de big man et de pre­state ne s’appliquent pas au monde décrit par Homère ; il n’est pas évident qu’elles éclairent en quoi que ce soit l’histoire grecque des Âges obscurs.

Notes

* Cette étude, dédiée à Edmond Frézouls, historien de Rome passionné par l’histoire grecque, prolonge des discussions approfondies que nous avons eues sur le sujet entre 1982 et 1984.

  1. Ainsi, par exemple G. Busolt & H. Swoboda, Griechische Staatskunde, I, Munich, 1920, p. 338-341.
  2. Voir en particulier, dans des perspectives très différentes, M.P. Nilsson, “Das homerische Königtum”, SPAW, 1927, p. 23-40, et H. Jeanmaire, Couroi et Courètes, Lille, 1939, p. 9-111 (le premier chapitre s’intitule “La chevalerie homérique”).
  3. Cette thèse, naguère dominante, n’a plus guère de défenseurs aujourd’hui, parce que les tablettes en linéaire B révèlent des structures économiques et sociales très différentes de celles que suggèrent les épopées.
  4. Cette thèse est notamment défendue par M.I. Finley dans Le Monde d’Ulysse, trad. fr., Paris, 19782 (New York, 1954).
  5. G. Jachmann, “Das homerische Königtum”, Maia 6, 1953, p. 241-256, qualifiait la royauté d’Agamemnon de “Königtum von Dichters Gnaden”. Parmi ceux qui refusent d’accorder aucune réalité historique aux descriptions d’Homère, on mentionnera en particulier A.M. Snodgrass, “An Historical Homeric Society ?”, JHS 94, 1974, p. 114-125. Pour une présentation plus détaillée du débat, voir par exemple P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 137-140 et 210-214, et I. Morris, “The Use and Abuse of Homer”, ClAnt 5, 1986, p. 81-138.
  6. B. Quiller, “The Dynamics of the Homeric Society”, SO 56, 1981, p. 109-155. B. Quiller propose aussi d’éclairer le monde homérique par d’autres parallèles ethnologiques – notamment avec les Kachins de Haute Birmanie. Big man signifie à peu près “homme fort”, “homme important” ; aucune traduction consacrée n’existant en français, je garderai l’expression anglaise.
  7. W. Donlan, “The Politics of Generosity in Homer”, Helios 9, 1982, p. 1-15 ; Id., “Reciprocities in Homer”, CW 75, 1982, p. 137-175 ; Id., “The Pre-State Community in Greece”, SO 64, 1989, p. 5-29. Dès le début du premier article cité ci-dessus (p. 2), Donlan se réfère explicitement aux modèles d’E.R. Service, Primitive Social Organization. An Evolutionary Perspective, New York, 1962, et de M.H. Fried, The Evolution of Political Society: An Essay in Political Anthropology, New York, 1967.
  8. Les traits qui distinguent le big man du “chief” ne sont pas toujours explicités. Pour une analyse assez détaillée, voir M. Sahlins, “Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief: Political Types in Melanesia and Polynesia”, Comparative Studies in Society and History X, 1963, p. 285-303 : le big man exerce son influence sur des groupes plus isolés, dans une société plus “segmentarisée”, son pouvoir est plus personnel et moins institutionnel, et c’est pourquoi il est plus précaire.
  9. I, 13, 1.
  10. Politique, III, 14, 1285b-1286a notamment.
  11. R. Drews, Basileus. The Evidence for Kingship in Geometric Greece, New Haven, 1983.
  12. Citons parmi bien d’autres A.G. Geddes, “Who’s Who in Homeric Society”, CQ 34, 1984, p. 17-36 ; J. Halverson, “Social Order in the Odyssey”, Hermes 113, 1985, p. 129-145 ; Id., “The Succession Issue in the Odyssey”, G&R 33, 1986, p. 119-128 ; Chr. Ulf, Die homerische Gesellschaft. Materialen zur analytischen Beschreibung und historischen Lokalisierung, Munich, 1990, p. 85-125, 160-162, 195-202, 223-231 et 267-268 – avec quelques nuances ; O. Murray, La Grèce à l’époque archaïque, trad. fr., Toulouse, 1995, p. 36-37 et p. 86 notamment. Ce point de vue dominant ne fait pas l’unanimité. Contra, voir Fr. Gschnitzer, “Zur homerischen Staats und Gesellschaftsordnung”, in Zweihundert Jahre Homer-Forschung, J. Latacz éd., Colloquium Rauricum, 2, Stuttgart, 1991, p. 182-204 ; H. van Wees, Status Warriors. War, Violence and Society in Homer and History, Amsterdam, 1992, p. 281-294 ; plus brièvement, Fr. Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité grecque de Nestor à Socrate, Paris, 1997, p. 13-14.
  13. K.A. Raaflaub, “Homer to Solon: the Rise of the Polis: The written Sources”, in The Ancient Greek City­ State, M.H. Hansen éd., Copenhague, 1993, p. 79.
  14. La confusion des trois démarches est explicite chez B. Quiller, loc. cit., p. 109 et 114 notamment.
  15. “Homère, tout Homère, rien qu’Homère” : telle sera encore ici ma devise. Cette formule de La Royauté… (p. 139) n’a pas eu l’heur de plaire à Chr. Ulf (Die hom. Gesellschaft…, p. 85, note 1) qui me reproche de croire qu’il est possible de faire une analyse “purement immanente” des données homériques. Je n’ai pas cette naïveté. Le texte homérique est souvent allusif, et il est nécessaire d’essayer d’imaginer ce que le poète ne fait que suggérer. Reste qu’il y a deux manières d’interpréter par l’imagination : ou l’on s’appuie uniquement, dans un premier temps au moins, sur d’autres textes d’Homère, respectant en cela le précepte d’Aristarque, Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν, ou l’on mêle d’emblée aux données homériques des éléments empruntés tous azimuts. Je continue à penser qu’en identifiant a priori le monde homérique à tel ou tel modèle anthropologique, on crée une chimère.
  16. Je résume ici très brièvement les remarquables analyses de M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, trad. fr., Paris, 1976, p. 37-199.
  17. M. Mauss, “Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”, Année Sociologique, 2de série, I, 1923-1924, p. 147 et p. 274 notamment ; M.I. Finley, Le Monde d’Ulysse…., p. 77-86 (Finley cite Malinowski, qui se réfère lui-même à Mauss). Voir aussi l’excellente thèse récente d’É. Scheid-Tissinier, Les Usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques, Nancy, 1994.
  18. Les usages matrimoniaux décrits par Homère ont suscité de nombreuses controverses. Je me rallie ici à l’analyse convaincante qu’en donne É. Scheid-Tissinier, op. cit., p. 83-114.
  19. Pour plus de détails sur ces “dons” du peuple, voir P. Carlier, La Royauté…, p. 160-162.
  20. B. Quiller a tort d’affirmer le contraire (loc. cit., p. 122). Les convives nombreux qui emplissent le palais d’Alcinoos en Odyssée, VIII, 59 sont “les rois en plus grand nombre” invités en VIII, 41.
  21. B. Quiller, loc. cit., p. 128-131.
  22. Ce point est également souligné par H. van Wees, op. cit., p. 105.
  23. Ce riche vocabulaire de la générosité est utilisé notamment par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (II, 7, 4).
  24. O. Murray, op. cit., p. 71, dresse un parallèle entre les basileis homériques et les “men of influence” de la vallée du Waigal au Nouristan. Après avoir lu la passionnante monographie de S. Jones, Men of Influence in Nuristan. A Study in Social Control and Dispute Settlement in Waigal Valley, Afghanistan, Londres, 1974, je suis surtout frappé par l’originalité des institutions traditionnelles décrites par S. Jones : les ressemblances tant avec les big men mélanésiens qu’avec les basileis homériques sont très superficielles. Quant à J. Halverson, “Social Order…”, p. 136, note 18, il n’hésite pas à comparer les basileis homériques aux “Don”de la mafia sicilienne.
  25. B. Quiller, loc. cit., p. 119, pense que ces contes illustrent “l’ascension d’un big man.
  26. Une règle voisine semble avoir été pratiquée à Ithaque. Le vieil Égyptios avait quatre fils, l’un d’entre eux a suivi Ulysse à Troie (Odyssée, II, 15-20). Il est clair en tout cas que Quiller (p. 118) a tort d’affirmer qu’un basileus n’est suivi à la guerre que par sa “faction”.
  27. À la suite de M.I. Finley, op. cit., p. 101-102, on invoque souvent sur ce dernier point l’expression formulaire ἶφι ἀνάσσεινque l’on traduit par “régner par la force”. Cette interprétation est très contestable, d’autant que la formule est utilisée à propos de dieux (Iliade, I, 38 et 452). II n’y a pas de pouvoir – humain ou divin – sans force : ἶφι ἀνάσσειν signifie simplement “régner avec force”. Pour un examen complet des emplois d’ἄναξ et d’ἀνάσσειν, voir P. Carlier, La Royauté…, p. 215-221.
  28. Sur la porphyrogénèse à Sparte, voir P. Carlier, ibid., p. 240-248.
  29. Les poèmes homériques ne nous racontent aucun avènement. Nous ne saurions donc dire si le nouveau roi était acclamé par le peuple ni si sa première apparition avec le sceptre s’accompagnait d’une cérémonie religieuse. Toute spéculation serait vaine.
  30. Le monde d’Ulysse, p. 102. Finley veut ainsi souligner le contraste entre la royauté d’Ithaque et les monarchies dont la continuité dynastique s’exprime par la formule “Le roi est mort ! Vive le roi ! ”.
  31. “The Succession Issue in the Odyssey”, loc. cit. J. Halverson se montre très péremptoire, mais n’argumente guère.
  32. La mention de Laërte est remarquable. Laërte a renoncé à l’exercice de l’autorité royale au profit d’Ulysse, mais n’est pas privé pour autant de toute dignité royale. Tant que les gens d’Ithaque sont fidèles à la dynastie, peut-­être reçoit-il des morceaux de choix comme ceux dont Étéocle et Polynice ont injustement privé leur père Œdipe après son abdication.
  33. En XIII, 375, Athéna déclare à Ulysse que Pénélope attend son retour, mais qu’elle est contrainte par les circonstances de “donner des espérances aux prétendants”.
  34. Les prétendants déclarent que, s’ils se sont installés dans la demeure de Télémaque et s’ils mangent littéralement ses biens, c’est pour mettre fin aux atermoiements de Pénélope et pour que Télémaque pousse sa mère au mariage (II, 85-127 ; 203-208). C’est leur seul but avoué, mais il en est d’autres qui sont inavouables. Athéna dit clairement à Télémaque qu’après avoir marié sa mère, il lui faudra encore chasser les prétendants (I, 290-295). Outre qu’il est agréable et profitable de festoyer aux dépens d’autrui, les pillages des prétendants ont pour eux l’avantage d’appauvrir chaque jour Télémaque et de le discréditer. Un orphelin qui ne peut même pas s’imposer dans sa propre maison ne saurait devenir “pasteur du peuple”. Télémaque, au début du chant II de l’Odyssée, tente de susciter la pitié du peuple afin d’obtenir son appui pour redevenir maître de ses biens. Ce n’est que plus tard, quand il se serait imposé comme le digne fils d’Ulysse à Ithaque et à l’étranger, qu’il pourrait reprendre en mains le geras de son père.
  35. Les parallèles sont nombreux dans la mythologie grecque, et les auditeurs de l’Odyssée connaissaient la plupart de ces parallèles. Pour une analyse approfondie du thème, voir M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Liège, 1944.
  36. Il appartient au moins à Pénélope de décider de quitter ou non l’oikos d’Ulysse pour se remarier. Sur la question délicate et controversée du statut juridique de Pénélope, voir par exemple W.K. Lacey, “Homeric ἔδνα and Penelope’s κύριος”, JHS 86, 1966, p. 55-68.
  37. Sur la notion de geras, qui désigne par métonymie la royauté, voir en particulier É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 43-55, et P. Carlier, La Royauté…, p. 150-151.
  38. “Il n’y a pas d’État, seulement des domaines”, “Social Order in the Odyssey…”, p. 130.
  39. W.C. Runciman, “Origins of States: the Case of Archaic Greece”, Comparative Studies in Society and History 24, 1982, p. 352, note 3, déclare que le poète de l’Odyssée oppose la civilisation et l’absence de civilisation, non l’État et l’absence d’État. La distinction n’est pas pertinente : pour le poète et son auditoire, il n’y a pas de civilisation sans vie politique. La définition de l’État, et la distinction entre “statehood” et “statelessness” sont loin d’être simples. Cependant, si l’on s’en tient aux quatre critères très généraux de Runciman lui-même (p. 351) – “la spécialisation des fonctions gouvernementales”, la centralisation du pouvoir de contraindre, la permanence au moins relative des structures, l’émancipation par rapport aux groupes de parenté, toutes les communautés politiques grecques, y compris les communautés homériques, sont des États. En revanche, on pourrait dire que certains États – monarchies bureaucratiques ou théocraties sacerdotales par exemple – ne sont pas des communautés politiques.
  40. L’exception la plus nette est celle du contingent béotien, commandé par cinq chefs (II, 494-510). Dans la plupart des autres cas où un contingent est commandé par plusieurs chefs, il s’agit de frères.
  41. C’est le cas d’Olympie (Iliade, XI, 700), de Phères (V, 546) ou d’Éphyre-Corinthe (XV, 532).
  42. J’emprunte cette notion de “superposition” des communautés à G. Vlachos, Les Sociétés politiques homériques, Paris, 1974.
  43. Le groupe des “Anciens, élite des Panachéens” est présenté à deux reprises (II, 405-408 et X, 18-110) : il comprend, outre les deux Atrides Agamemnon et Ménélas, Idoménée, Nestor, Diomède, Ulysse et les deux Ajax. Achille faisait évidemment partie de ce conseil avant de faire sécession.
  44. On trouvera la liste dans P. Carlier, La Royauté…, p. 183-184, note 219. Encore ne s’agit-il que des scènes politiques : il faudrait y ajouter les nombreuses allusions aux conseils et assemblées. Fr. Ruzé, Délibération et pouvoir…, p. 20, note 5, déclare avoir dressé une liste plus large que la mienne, mais cette liste (p. 103-104) ne comprend que 39 exemples. Si l’on tient compte du fait que Fr. Ruzé n’a pas recensé les réunions des dieux, mais qu’à l’inverse elle a compté deux fois certaines assemblées (comme celle qui est interrompue par la fuite des Achéens vers les vaisseaux en Iliade, II), nos listes coïncident presque entièrement.
  45. En particulier A.G. Geddes, “Who’s Who…”, p. 30-31 : “The king, except in so far as he was a strong man and an influential speaker, was superfluous to decision-making”.
  46. Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II…, p. 35-42.
  47. Iliade, XXVIII, 497-508. Pour une analyse détaillée de la scène, avec un rappel des principales controverses qu’elle a suscitées, voir La Royauté…, p. 172-176. H. van Wees, Status Warriors…, p. 34, propose la même répartition des rôles entre les laoi, les gérontes et l’ἴστωρ. Parmi les autres études récentes, on signalera R. Westbrook, “The Trial Scene in the Iliad”, HSPh 94, 1992, p. 53-76, et É. Scheid-Tissinier, “À propos du rôle et de la fonction de l’ἴστωρ”, RPh 68, 1994, p. 187-208.
  48. Iliade, I, 175 ; I, 278-279 ; II, 196-197 ; XVII, 251.
  49. La Royauté…, p. 141-150 et 222-230. Sur le vocabulaire royal d’Homère voir aussi Ed. Lévy, “Lien personnel et titre royal : anax et basileus dans l’Iliade”, in Le Système palatial en Orient, en Grèce et à Rome, Ed. Lévy éd., Strasbourg, 1987, p. 291-314.
  50. J’insiste sur ce point après avoir passé en revue toutes les mentions du mot. C’est à tort que M.I. Finley déclare que basileus “oscille” entre le sens de “roi” et celui de “chef, régnant sur une maison aristocratique avec ses serviteurs et ses clients” (Le Monde d’Ulysse…, p. 103).
  51. Dans 77 cas sur 81.
  52. G. Dindorf, Scholia graeca in Homeri Odysseam, I, Oxford, 1855, p. 67, l. 15.
  53. Voir ci-dessus, à propos des communautés politiques superposées.
  54. La première tentative – et la mieux argumentée – pour rapprocher le βασιλεύς homérique du qa-si-re­ u mycénien est celle de Fr. Gschnitzer, “ΒΑΣΙΛΕΥΣ. Ein terminologischer Beitrag zur Frühgeschichte des Königtums bei den Griechen”, in Festschrift L.CFranz, O. Menghin & H.M. Ölberg éds, Innsbruck, 1965, p. 99-112.
  55. Sur le qa-si-re-u mycénien, voir en dernier lieu P. Carlier, “Qa-si-re-we et qa-si-re-wi-ja”, in Politeia. Society and State in the Aegean Bronze Age, R. Laffineur & W.D. Niemeier éds, Liège-Heidelberg, 1995, p. 355-364.
  56. La traduction deβασιλεύς par “prince” proposée par H. van Wees, Status Warriors…, p. 31-36 notamment, est assez heureuse puisque, selon le contexte, “prince” peut désigner le monarque régnant ou n’importe quel membre des grandes familles aristocratiques. Je ferais cependant deux réserves : 1) “prince” évoque trop exclusivement la naissance, et laisse dans l’ombre le geras – notamment en ce qui concerne les βασιλῆες du conseil ; 2) en français, dire qu’Agamemnon est “plus prince” qu’Achille n’a pas de sens. Dire qu’il est “plus roi” est tout à fait clair. Sur le comparatif βασιλεύτερος et le superlatif βασιλεύτατος, voir La Royauté…, p. 144-145.
  57. Voir par exemple P.A.L. Greenhalg, Early Greek Warfare, Cambridge, 1973, p. 7-18 et 157-172, qui suggère que le poète prête parfois aux chars des manœuvres propres à une cavalerie montée.
  58. J’emploie délibérément cette expression vague, qui englobe à la fois la période d’élaboration des formules et thèmes épiques et l’époque de la “composition monumentale” de l’Iliade et de l’Odyssée. Si Drews (Basileus…, passim)nie totalement l’existence de royautés dans les cités de l’époque géométrique, d’autres ont pu supposer, de façon plus nuancée, que les royautés étaient familières aux aèdes des Xe et IXe siècles, mais qu’elles avaient disparu au VIIIe siècle, ou, au contraire, que de véritables royautés n’étaient apparues qu’au début de l’époque archaïque.
  59. La Royauté…, p. 231-514. Le dossier présenté par R. Drews est très incomplet, ce qui rend son recours fréquent à l’argument ex silentio particulièrement discutable : il est peu convaincant d’invoquer la rareté des traditions si l’on n’en a réuni qu’une partie. L’essentiel de mes divergences avec R. Drews vient cependant de ce que nous proposons des interprétations différentes des mêmes données.
  60. Basileus…, p. 10-36.
  61. En Achaïe (p. 42-43) ; en Arcadie (p. 71-74) ; en Messénie (p. 74-78) ; à Lacédémone considérée comme un ethnos (p. 78-85).
  62. P. 70-71 et 108-112 notamment.
  63. P. 108-109 : “The republican basileus was not an emasculated replica of an earlier monarch. Quite the contrary, the Archaic basileus must have been the very first head of the state in the history of the polis, and the creation of such an office represented an unprecedented concentration of authority in the hands of one individual”.
  64. Selon cette hypothèse, le Stammstaat cher aux historiens du début du siècle ne serait que l’un des types de communauté politique qui ont précédé la polis.
  65. Voir ci-dessus notes 9 et 10.
  66. On a pu faire valoir naguère qu’il n’y avait pas de trace de roi dans la documentation archéologique. Un tel argument ex silentio est par nature très faible. En outre, le personnage enseveli sous le grand bâtiment de Lefkandi est probablement bien plus qu’un big man.
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EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
18 p.
Code CLIL : 3385; 4031
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “Les basileis homériques sont-ils des rois ?”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 205-222 [en ligne] https://una-editions.fr/les-basileis-homeriques-sont-ils-des-rois/ [consulté le 01/07/2022].
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Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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