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Les historiens et le monde mycénien, avant et après le déchiffrement du linéaire B. Quelques observations

Pierre Carlier
Texte édité par Christian Bouchet et Bernard Eck

Paru dans Mythos. La Préhistoire égéenne du XIXe au XXIe siècle après J.-C.,
Actes de la table ronde internationale d’Athènes (21-23 novembre 2002),
P. Darcque, M. Fotiadis & O. Polychronopoulou éds, BCH Suppl. 46, 2006, p. 291-300.

Depuis la Renaissance, la plupart des érudits qui se sont intéressés à l’Antiquité grecque sont des antiquaires qui se sont attachés à rassembler la documentation sur les institutions, sur les cultes ou sur les realia. Ceux qui au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle se disent historiens sont une toute petite minorité : ce sont ceux qui cherchent à présenter un récit continu des événements d’une période, de l’évolution d’une cité ou de celle de toute la Grèce antique (c’est cette dernière ambition qu’affichent les ouvrages qui s’intitulent Histoire grecque). Je voudrais proposer ici quelques observations sur la manière dont ces historiens au sens étroit du terme ont reconstruit les débuts de l’histoire grecque, et sur la manière dont ils ont tenu compte ou non des découvertes de Schliemann, de celles d’Evans et du déchiffrement du linéaire B par Ventris.

Pour ceux qui écrivent une histoire grecque, raconter et analyser les guerres médiques après Hérodote ou la guerre du Péloponnèse après Thucydide ne pose pas de difficulté majeure. C’est au début du récit que se pose le problème le plus délicat : à quel moment faire commencer l’histoire grecque ? Éphore, le premier historien antique qui avait tenté au IVe siècle av. J.-C. d’écrire une histoire globale, τὰ καθόλου γράφειν, avait déjà dû trancher la question : il avait choisi de commencer son histoire avec le retour des Héraclides, rejetant la période précédente dans les “temps mythiques”1.

Avant les découvertes de Schliemann, l’évocation des débuts de l’histoire grecque prenait en général l’une des trois formes suivantes :

  1. Le plus souvent, les premiers historiens modernes (les Anglais Mitford2 et Gillies3 par exemple) donnent une version rationalisée des traditions légendaires, dont ils cherchent à extraire le noyau historique (Mitford analyse très doctement les conséquences de la guerre de Troie, Gillies voit dans les mythes relatifs à Danaos et Cadmos le souvenir d’une colonisation égyptienne et phénicienne en Grèce). La démarche est poussée à son terme extrême par K.O. Müller. Dans un esprit très romantique, le jeune et brillant helléniste allemand se propose d’écrire une Geschichte der griechischen Stämme et de reconstituer l’histoire et les coutumes fondamentales des différents peuples grecs. Il s’intéresse d’abord aux Minyens, qu’il considère comme le plus ancien peuple grec4, puis consacre deux gros volumes aux Doriens5 (l’étude initialement prévue sur les Ioniens ne verra jamais le jour). K.O. Müller attribue dès l’origine aux Doriens tous les caractères que les admirateurs antiques de Sparte attribuaient à la cité laconienne, contribuant ainsi à créer un mythe moderne, le mythe dorien, qu’a brillamment analysé Édouard Will6.

  2. S’inspirant en partie d’analyses des philosophes antiques7, Fustel de Coulanges propose en 1864, dans La Cité antique, une théorie d’une grande clarté et d’une grande cohérence sur les origines de la cité, tant grecque que romaine. Il postule une longue période pendant laquelle la seule organisation sociale aurait été la famille élargie ou génos ; les génè, d’abord totalement indépendants, se seraient ensuite regroupés en phratries, puis en tribus et finalement en cités. Toutes ces communautés seraient de caractère fondamentalement religieux : Fustel les qualifie de “petites églises”8. Bien entendu, pour décrire la famille primitive, Fustel part des coutumes et du droit attestés à l’époque classique, et cherche à en imaginer les traits originels avant que la législation civique ne vienne en restreindre la portée. La construction intellectuelle de Fustel de Coulanges a exercé une grande influence, notamment sur l’historiographie française9.

  3. Certains historiens, enfin, rejettent en bloc toutes les traditions légendaires et affirment que l’histoire grecque ne commence qu’au VIIIe siècle, avec l’apparition de l’écriture alphabétique. Le porte-parole le plus célèbre de cette position critique est George Grote10, qui fait commencer son récit proprement historique en 776, lors de la fondation des Jeux olympiques. Grote n’en analyse pas moins les légendes, parce qu’elles correspondent à ce que les Grecs des diverses régions pensaient de leur propre passé. Il présente un tableau très cohérent des sociétés décrites par les poètes épiques, qui correspondaient pour lui, dans une large mesure, au début de l’époque archaïque, et cherche à expliquer la genèse de ce système social par des théories proches de celles de Fustel de Coulanges (mais antérieures, et moins systématiques).

Il est évident que la découverte de la civilisation mycénienne par Schliemann et l’émergence au premier plan d’une documentation archéologique jusque-là ignorée remettent en question les positions traditionnelles des historiens. Je ne voudrais pas paraître trop partial en faveur de ma corporation, mais il faut reconnaître que contrairement à beaucoup de commentateurs d’Homère, qui ont totalement ignoré Schliemann, les historiens de la Grèce ont assez vite tenu compte des données archéologiques nouvelles. Dès 1885, G. Busolt consacre une centaine de pages de la première édition de sa Griechische Geschichte à la civilisation mycénienne11. Le pli est pris d’emblée : les synthèses d’histoire grecque comporteront une présentation des données archéologiques pour l’époque mycénienne (mais rarement pour les périodes suivantes). Cependant, ce développement très descriptif, dans lequel Busolt se contente de se demander en quelques lignes si cette culture ne pourrait pas être déjà celle des Ioniens et des Éoliens12, est juxtaposé à des considérations sur les divers Stämme helléniques qui s’appuient uniquement sur les traditions littéraires13.

L’analyse historique la plus approfondie du monde mycénien à la fin du XIXe siècle est celle d’Eduard Meyer14, qui s’était intéressé aux fouilles de Schliemann à Troie dès 1876, lorsqu’il était précepteur des enfants de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople. Eduard Meyer est le premier et le dernier à avoir tenté d’écrire une histoire approfondie de l’Antiquité englobant l’Orient et la Grèce. Son deuxième volume15, publié en 1893, s’ouvre par une première partie au titre révélateur, “Griechenland unter dem Einfluss des Orients”, qui commence par une longue analyse assez spéculative de la préhistoire des Stämme grecs et de leur organisation (Meyer rejette vigoureusement la thèse fustélienne de familles indépendantes). Il aborde alors les données archéologiques, non pour les décrire simplement à la manière d’un Busolt, mais pour tenter d’en tirer des conclusions historiques. Notant qu’il y a probablement la même distance entre les réalités mycéniennes et les épopées homériques qu’entre la situation politique de l’époque des migrations germaniques et le Nibelungenlied16, Meyer choisit de ne pas utiliser Homère pour sa reconstruction du monde mycénien. Il se fonde sur l’iconographie et sur les parallèles orientaux pour souligner l’importance de la charrerie, il voit dans les routes mycéniennes et dans l’assèchement du lac Copaïs des indices d’une organisation politique assez centralisée, il suggère que la puissance des rois mycéniens pouvait reposer non seulement sur leurs domaines, mais sur les cadeaux qu’ils recevaient, et sur le contrôle du commerce et d’activités artisanales comme le travail du bronze17. Meyer est également très attentif aux différences régionales et suggère que la Grèce occidentale a pu conserver un système politique et social plus primitif et ne pas connaître le développement de puissantes monarchies18. Sceptique sur les traditions relatives à Danaos, Pélops et Cadmos, Meyer n’en accorde pas moins une grande importance aux influences égyptiennes, phrygiennes et phéniciennes : la civilisation mycénienne s’explique selon lui par les relations intenses d’une partie de la Grèce avec l’Orient. Les perturbations liées aux invasions doriennes font entrer la Grèce dans un “Moyen Âge” caractérisé par la prépondérance de l’aristocratie : sur l’Adelstaat de cette période, les hypothèses de Meyer, qui ne peut plus s’appuyer sur aucune documentation archéologique, sont à nouveau assez spéculatives19.

Les historiens du début du XXe siècle prennent en compte la découverte de la civilisation minoenne par Evans aussi rapidement que leurs prédécesseurs l’avaient fait pour les fouilles de Schliemann et la civilisation mycénienne, et d’une manière analogue. Dans la 2e édition du premier volume de sa Griechische Geschichte, publiée en 1912, K. J. Beloch fait suivre son chapitre intitulé “Die Anfänge des griechischen Volkes”, consacré aux caractéristiques originelles de la race grecque20, d’une étude de l’époque créto-mycénienne (“Die minoisch-mykenische Zeit”). Beloch cite abondamment Evans pour Cnossos, Halbherr pour Phaïstos et Harriet Boyd pour Gournia21. Dans la reconstruction de Beloch et de la plupart des historiens qui suivront, les Minoens jouent le rôle qu’Eduard Meyer et beaucoup d’autres attribuaient aux Orientaux et notamment aux Phéniciens : ce sont eux qui ont transmis aux Grecs encore assez primitifs des techniques raffinées et des modes d’organisation complexes. L’attention se concentre sur les relations entre Minoens et Mycéniens. L’une des conséquences de ce changement de perspective est que l’on met souvent l’accent sur l’évolution propre au monde égéen dans son ensemble en sous-estimant ses liens avec les autres civilisations antiques.

Dans la première moitié du XXe siècle, les historiens sont en général bien informés des découvertes archéologiques tant en Crète minoenne que sur le continent22, mais s’efforcent souvent d’intégrer les faits incontestables dans des reconstructions théoriques ambitieuses, qui reprennent quelquefois des idées assez anciennes. Ainsi, G. Glotz, convaincu de l’importance de la famille et du clan23, explique la naissance des palais minoens par le regroupement des clans24, propose la même explication pour les royaumes mycéniens25 et suppose que la destruction de la fin de l’époque mycénienne a créé une table rase qui permet le passage du clan à la cité26. Ainsi, le grand historien suédois M.P. Nilsson, combinant données archéologiques et texte homérique et les interprétant à la lumière du modèle viking, reconstruit à l’époque mycénienne une société féodale de guerriers entreprenants27.

La question qui préoccupe le plus les historiens, d’une manière quelquefois obsessionnelle, est celle de la “nationalité” des Minoens et des Mycéniens : ces derniers sont-ils des Grecs ? L’un des aspects du problème est la relation entre les Achéens des poèmes homériques et les Mycéniens : les héros d’Homère ont-ils de lointains modèles de l’époque mycénienne ou ont-ils été imaginés par une tradition poétique ultérieure ?

Les études des structures sociales et politiques de la Crète minoenne et de la Grèce mycénienne sont beaucoup plus rares et plus succinctes. L’utilisation du terme “féodal” est très fréquente, sans que le parallèle avec la féodalité médiévale soit justifié par des arguments précis28. Une interprétation tout à fait différente, qui voit dans les sociétés minoennes et mycéniennes des exemples de “despotisme asiatique”, est quelquefois proposée, mais plus rarement. Sa formulation la plus nette se trouve dans Le Despotisme oriental de K. Wittvogel, publié en 1957, mais rédigé quelques années auparavant. Selon Wittvogel, le système de contrôle centralisé des ressources mis en place par les monarchies pharaoniques et mésopotamiennes serait lié à la gestion de l’eau de grands fleuves – le Nil et l’Euphrate – en vue d’une agriculture intensive. La Crète minoenne et la Grèce mycénienne auraient adopté ce mode de domination alors que les conditions naturelles étaient différentes ; Wittvogel les classe dans les “zones submarginales de la royauté hydraulique”29.

Il arrive que des historiens opposent le système social des Minoens et celui des Mycéniens, et qu’ils voient dans ces contrastes le reflet de différences ethniques. Ainsi Victor Ehrenberg, d’ordinaire mieux inspiré, n’hésite pas à écrire que les rois minoens mènent une vie de sultans orientaux, mais que les forteresses mycéniennes prouvent que leurs maîtres sont une tout autre espèce d’hommes30. Un peu plus loin, le même auteur déclare que la Crète minoenne est féminine et la Grèce mycénienne virile31.

Le déchiffrement du linéaire B par Michael Ventris en 1952, annoncé publiquement en 195332, tranche définitivement le problème de la “nationalité” des Mycéniens33. Il donne raison à ceux qui comme Wace et Nilsson avaient supposé que les Mycéniens étaient des Grecs. Au contraire, la question de la nature du système social mycénien rebondit sur des bases nouvelles.

Les mois qui suivent l’annonce du déchiffrement voient fleurir de très nombreuses hypothèses, mais dans cette période d’intense recherche ce sont les théories très audacieuses de L.R. Palmer qui reçoivent le plus d’écho. Palmer présente dès 1954 une sélection de textes traduits et commentés tirés notamment des séries E de Pylos34, et surtout il prononce la même année à Oxford une leçon inaugurale, publiée en 1955, dont le titre se passe de commentaire, Achaeans and Indo-Europaeans. Palmer commence par observer que, bien que la validité du déchiffrement soit incontestable et que le linéaire B note du grec, les textes demeurent souvent obscurs et que, dans le domaine du vocabulaire institutionnel, les rapprochements possibles avec le grec du Ier millénaire sont assez limités. Cependant, ajoute-t-il, les Grecs sont des Indo-Européens, et l’on peut donc chercher à éclairer les données mycéniennes en recourant aux parallèles d’autres sociétés indo-européennes. Il faut, dit Palmer, jouer la partition indo-européenne sur le défectueux instrument des textes mycéniens35. La musique qui en résulte est, selon lui, tout à fait harmonieuse. Les ke-ke-me-na, ce sont les terres communes possédées et cultivées collectivement selon le système de l’open-field36. Le mot ra-wa-ke-ta se traduit facilement en vieil allemand : c’est heretogota, “Herzog”, “Duc”37. La situation à la tête des royaumes mycéniens est analogue à celle qui prévaut chez les Germains à l’époque de Tacite : “reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt”38. Se fondant sur ce parallèle, Palmer déclare que, puisque le ra-wa-ke-ta est le chef de la classe guerrière, il est “tentant de faire du wa-na-ka un roi-dieu dans le style germanique”39. S’appuyant sur un autre parallèle indo-européen beaucoup plus proche chronologiquement, celui des Hittites, Palmer voit dans les te-re-ta “les hommes du service féodal”, lotis sur la terre royale, alors que les artisans sont lotis sur les terres du damos ; leurs fiefs étant la contrepartie de la “charge” qui pèse sur eux, on peut traduire “presque littéralement” le terme par le titre germanique de “baron”40. Quant aux e-qe-ta, ces compagnons du roi seraient tout à fait comparables aux “comtes” du Haut Moyen Âge41. Palmer n’hésite pas à conclure son analyse en notant que les textes mycéniens prouvent la grande antiquité du système féodal germanique42.

Achaeans and Indo-Europaeans est à bien des égards un manifeste dans lequel l’auteur ouvre de vastes perspectives et lance de nombreuses hypothèses. Dans ses travaux ultérieurs, il s’attachera à justifier ses thèses par une argumentation détaillée fondée notamment sur l’examen précis des textes43, sans renoncer à aucune de ses idées sur la féodalité.

Palmer a été le premier à proposer une reconstruction globale de la société mycénienne à partir des documents en linéaire B nouvellement déchiffrés. Ventris et Chadwick le citent très souvent dans Documents44, même si c’est fréquemment pour marquer leur désaccord. Michel Lejeune se réfère souvent aux théories de Palmer, même si c’est pour les discuter ou manifester son scepticisme. P. Lévêque, dont L’Aventure grecque est en 1964 une des premières Histoires grecques destinées au grand public qui tienne pleinement compte du déchiffrement, qualifie la thèse de Palmer de “plus brillante que solide”, mais la présente de manière assez détaillée et donne même comme titre à l’une de ses parties “une société trifonctionnelle”45.

Le succès des théories de Palmer tient à sa connaissance des langues indo-européennes, à sa notoriété, à son talent pourrait-on dire pédagogique (même l’étudiant le moins doué se souvient du duc, des comtes et des barons), mais aussi à des raisons plus profondes – la conviction maintes fois réaffirmée d’une affinité particulière entre Grecs et Germains, la popularité des théories de Georges Dumézil, et plus généralement le fait que beaucoup de linguistes admettent le postulat explicite de Palmer selon lequel la parenté de langue se double d’une large convergence des structures sociales et des conceptions idéologiques.

La célébrité dont ont bénéficié les théories de Palmer explique en partie le scepticisme de beaucoup d’historiens à l’égard de la mycénologie. Je ne parle pas de ceux qui, comme Bengtson, ont refusé de reconnaître le déchiffrement du linéaire B, mais de ceux qui, tout en saluant l’exploit de Ventris, mettent en garde contre une utilisation hâtive des tablettes dans la reconstruction de la société mycénienne. “Ammiro, ma dubito”, aimait à dire Momigliano. De son côté, le grand historien Édouard Will avait publié en 1957 un article intitulé “Aux origines du régime foncier grec : Homère, Hésiode et l’arrière-plan mycénien”46, qui reste, encore aujourd’hui, l’une des études les plus lucides sur les documents pyliens relatifs à la terre, mais il s’est ensuite totalement détourné des textes en linéaire B, refusant même de reprendre dans ses Historica Graeco-hellenistica47 ses analyses de 1957 sur le monde mycénien et regrettant de “s’être témérairement jeté dans la mycénologie naissante”48. Éd. Will avait l’impression d’une part que l’historien manquait des informations nécessaires pour analyser de première main le monde mycénien, d’autre part que les reconstructions proposées par certains mycénologues comme Palmer faisaient peu de cas des règles les plus élémentaires de l’histoire critique.

En Angleterre, dans le pays même de Ventris, certaines des Histoires grecques parues ou révisées après le déchiffrement n’accordent qu’une importance minime aux textes mycéniens. N.G.L. Hammond, qui fait une grande place aux données archéologiques de l’Âge du Bronze, ne consacre qu’un très bref paragraphe aux textes en linéaire B, pour observer que la société mycénienne est féodale, et que les données des tablettes confirment les indications d’Homère49. Dans la 4e édition de l’histoire très classique de J. B. Bury, Russell Meiggs souligne que la prudence s’impose lorsqu’on veut utiliser les documents en linéaire B : “Decipherment is still so incomplete that the most interesting questions cannot yet be answered with any certainty. A wider measure of agreement among philologists is needed before historians can feel confidence”, ce qui ne l’empêche pas de présenter une page plus loin un aperçu des structures sociales mycéniennes inspiré en partie de Palmer50.

Bien qu’il y ait de remarquables exceptions51, il semble que les historiens du dernier demi-siècle aient eu pour la plupart quelques difficultés à intégrer à leur analyse les textes grecs en linéaire B, alors que leurs prédécesseurs avaient tenu amplement compte des découvertes archéologiques de Schliemann et d’Evans notamment.

M. I. Finley est un des historiens qui ont le plus tôt souligné l’importance du déchiffrement pour l’histoire. Finley a marqué nettement l’opposition entre le monde des tablettes et le monde d’Homère et il a ironisé à juste titre sur l’interprétation des documents en linéaire B nouvellement déchiffrés à la lumière de bien vieilles théories sur le monde germanique. La critique de Palmer par Finley se doublait d’une suggestion : selon l’historien de Cambridge, il serait beaucoup plus pertinent d’interpréter les données mycéniennes à partir des parallèles des sociétés palatiales de l’Âge du Bronze52. L’un des inspirateurs de la réflexion économique de Finley, Karl Polanyi, s’est lui aussi intéressé aux tablettes nouvellement déchiffrées. S’appuyant sur des observations de Ventris et Chadwick dans Documents, il voit dans l’économie mycénienne un cas extrême “d’économie non monétaire”53 : le marché est inexistant et l’administration palatiale joue un rôle déterminant dans l’allocation des ressources par un vaste système de prélèvements et de redistributions. Les rares mycénologues qui se sont souciés de proposer une interprétation globale de l’économie mycénienne – John Killen54 et Pia De Fidio55 en particulier – se sont ralliés pour l’essentiel aux suggestions faites par M. I. Finley et K. Polanyi.

Confronter les archives en linéaire B aux textes d’Ur, de Mari ou d’Ougarit est une excellente démarche dans son principe, mais les historiens qui dominent à la fois l’épigraphie mycénienne et les épigraphies sumériennes, accadiennes, ougaritiques ne sont pas légion. La tentation est grande de remplacer la confrontation avec les données orientales par le recours au modèle du despotisme oriental, alors même que ce modèle est loin d’être accepté par tous les spécialistes de l’Orient. Il n’est pas évident que toutes les sociétés asiatiques du IIe millénaire av. J.-C. aient été soumises au “mode de production asiatique”. Nos documents, palatiaux, nous renseignent surtout sur les activités des palais. Ils montrent que les palais sont riches et qu’ils s’appuient sur une administration nombreuse et hiérarchisée, mais ils ne permettent pas d’affirmer que les palais contrôlent minutieusement tous les faits et gestes de tous les habitants des royaumes, ni même qu’ils jouent un rôle “dominant” dans l’économie. De telles affirmations ne sont que l’énoncé d’hypothèses interprétatives, qu’il est fécond de garder à l’esprit, mais qu’on doit se garder de transformer en dogmes.

Un demi-siècle après le déchiffrement, le débat sur les sociétés mycéniennes tend à rester limité à la comparaison entre les mérites respectifs de deux très anciens modèles, celui de la féodalité et celui du mode de production asiatique56. Il est souhaitable d’élargir le champ des hypothèses. Il est probable que l’établissement de l’autorité du roi de Pylos sur toute la Messénie n’a pas précédé nos archives de plus d’un siècle57, et que le souverain pylien a dû composer avec des villages organisés, des sanctuaires et des notables préexistants. On peut donc suggérer que le système social pylien était multipolaire : le palais cherchait certes à accroître ses prélèvements et à étendre son influence, mais il devait tenir compte des appétits et des ambitions de certains grands personnages, au sein de l’administration et en dehors d’elle, des privilèges des sanctuaires et de la volonté des communautés rurales de préserver leurs terres et leur autonomie relative58. Que le palais se heurte à des résistances et à des obstacles ne prouve pas nécessairement que le système palatial soit en crise : c’est peut-être simplement le signe que le palais n’est pas toute la société.

Certains historiens de la Grèce se méfient des textes mycéniens qui leur semblent difficiles à interpréter. Certains mycénologues multiplient les généralisations et les extrapolations à partir des seules archives en linéaire B, sans tenir compte du reste de la documentation sur le monde mycénien. Ces deux attitudes sont à l’origine d’un malentendu durable, mais surmontable. L’historien doit reconnaître l’importance du témoignage des textes mycéniens et se faire mycénologue. Ce que l’histoire des sociétés mycéniennes doit à Ventris est considérable : ainsi, c’est grâce au déchiffrement des tablettes en linéaire B que nous savons de façon sûre qu’il y avait des rois mycéniens, alors qu’on discute encore pour savoir si les palais minoens étaient occupés par des rois59. Le mycénologue, pour sa part, doit aussi se faire historien et cesser de s’attacher exclusivement aux tablettes, pour tenter de prendre en compte également toutes les données archéologiques de toutes les régions du monde grec, pendant les cinq siècles de la période mycénienne. Un tel changement de perspective est de nature à renouveler profondément les questions. Un exemple suffira. Si l’on tient compte du fait que beaucoup de sites ont échappé à toute tutelle palatiale et ont néanmoins pratiqué la métallurgie du bronze, on voit combien le postulat d’un monopole palatial sur le bronze est fragile.

Notes

  1. Diodore, Bibliothèque, IV 1, 11. Les fragments d’Éphore sont rassemblés et commentés par F. Jacoby, Fr. Gr. Hist. IIA, n° 70.
  2. W. Mitford, The History of Greece, I, Londres, 1784.
  3. J. Gillies, The History of Ancient Greece, its Colonies and Conquests, I, Londres, 1786.
  4. K.O. Müller, Orchomenos und die Minyer, Breslau, 1820. Si on oublie le but principal de l’auteur – retrouver les Minyens –, on peut encore aujourd’hui lire l’ouvrage avec plaisir comme une passionnante promenade au sein des traditions grecques, des Argonautes aux Battiades de Cyrène. L’érudition et la virtuosité intellectuelle de K.O. Müller, alors âgé de vingt-trois ans, sa connaissance de la géographie historique, et son attention, assez rare à l’époque, aux vestiges matériels, sont remarquables.
  5. K.O. Müller, Die Dorier, Breslau, 1824.
  6. Éd. Will, Doriens et Ioniens, Paris, 1956.
  7. Notamment Platon, République II, 369a-374b, et Aristote, Politique I, 1252a-1253a. Il faut cependant souligner que Platon et Aristote cherchaient à éclairer la nature et la finalité de la cité, tandis que Fustel propose une théorie historique sur sa genèse.
  8. La formule est récurrente. Voir notamment livre I, chapitre IV, p. 54 dans la réédition de la collection Champs (Flammarion, Paris, 1988) ; livre II, chapitre IX, p. 109 ; livre III, chapitre VI, p. 178.
  9. Pour une critique de la notion même de génos, considéré comme un mirage des historiens modernes, voir F. Bourriot, Recherches sur la nature du génos, Lille, 1976.
  10. G. Grote, A History of Greece, I, Londres, 1846.
  11. On observe le même phénomène dans l’historiographie française. Le début de l’Histoire de la Grèce ancienne de Victor Duruy, Paris, 1862, était fondé entièrement sur les traditions littéraires. Dans son Histoire des Grecs de 1887 (Paris), Duruy insère une présentation assez détaillée des données archéologiques.
  12. G. Busolt, Griechische Geschichte, Gotha, 1885, p. 121-122.
  13. Ibid., p. 162-200 : “Vorgeschichtliche und historische Stämme”.
  14. Sur la personnalité et l’œuvre d’Eduard Meyer (1855-1930), on peut se reporter en dernier lieu à K. Christ, Hellas. Griechische Geschichte und deutsche Geschichtswissenschaft, Munich, 1999, p. 99-125.
  15. Ed. Meyer, Geschichte des Altertums, II. Geschichte des Abendlandes bis auf die Perserkriege, Stuttgart, 1893.
  16. Ibid., p. 167.
  17. Ibid., p. 166-173.
  18. Ibid., p. 169.
  19. Les analyses d’Ed. Meyer ont exercé une influence profonde sur la réflexion de Max Weber, même si le sociologue s’est souvent opposé à l’historien. Sur les théories wébériennes à propos du monde mycénien, voir en particulier P. De Fidio, “Max Weber on Bronze Age Societies”, ZAnt 50, 2000, p. 73-93.
  20. On lit notamment que les Grecs étaient à l’origine “eine blonde Rasse” (p. 93), qu’ils étaient, comme tous les Indo-Européens, “intellectuellement doués”, pleins d’énergie guerrière et dotés d’un sens esthétique développé (p. 94), et que leur goût de l’argent et leur hypocrisie leur venaient d’une hérédité “unarisch” (p. 95). Il arrivait à l’illustre historien, au maître de la critique des sources, d’oublier tout esprit critique.
  21. Notamment p. 105-106.
  22. G. Glotz, La Civilisation égéenne, Paris, 1923, par exemple, s’appuie sur une documentation considérable, et il peut être intéressant de s’y reporter pour retrouver la trace de fouilles anciennes aujourd’hui un peu oubliées.
  23. Le grand historien français, très marqué par l’influence de Fustel de Coulanges, a consacré sa thèse, publiée en 1904 (Paris), à La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce.
  24. Op. cit. (supra, n. 22), p. 46 ; G. Glotz, Histoire grecque, I, Paris, 1925, p. 39.
  25. Ibid., p. 75.
  26. Ibid., p. 118-136.
  27. M.P. Nilsson, “Das homerische Königtum”, Sitzungsberichte der Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1927, p. 23-40 ; Homer and Mycenae, Londres, 1933, p. 212-248. M.P. Nilsson connaît remarquablement l’archéologie, les poèmes homériques et les traditions grecques. La plupart de ses analyses de détail sont tout à fait convaincantes ; c’est la construction d’ensemble qui est arbitraire et fragile.
  28. Sur les emplois abusifs du mot “féodal” et sur les prétendues féodalités de l’Orient ancien, on lira avec profit la critique rigoureuse de R. Boutruche, Seigneurie et féodalité, Paris, 1968, p. 240-257.
  29. K. Wittvogel, Le Despotisme oriental, tr. fr. Paris, 1964, p. 238-239.
  30. “Hier wohnt ein anderes Geschlecht”, V. Ehrenberg, Aspects of the Ancient World, Oxford, 1946, p. 8, repris dans Polis und Imperium, Zurich, 1965, p. 9.
  31. Ibid., p. 23.
  32. M. Ventris & J. Chadwick, “Evidence for Greek Dialect in the Mycenaean Archives”, JHS 73, 1953, p. 84-103.
  33. Du moins pour ceux qui admettent la validité du déchiffrement. Sur les résistances au déchiffrement, voir notamment M.-L. Nosch, “La réception du déchiffrement du linéaire B dans les deux Allemagnes”, in Mythos. La préhistoire égéenne…, p. 301-315.
  34. L.R. Palmer, “Mycenaean Greek Texts from Pylos”, TPhS 1954, p. 18-53.
  35. L.R. Palmer, Achaeans and Indo-Europeans, Oxford, 1955.
  36. Ibid., p. 7-8.
  37. Ibid., p. 9.
  38. Germanie VII 1.
  39. Achaeans…, p. 9-10.
  40. Ibid., p. 11-14.
  41. Ibid., p. 20.
  42. Ibid., p. 21.
  43. Pour répondre aux critiques, Palmer ne cesse d’affirmer que ses analyses se fondent d’abord sur l’examen du contexte, et que l’étymologie et les parallèles ne viennent qu’ensuite (voir The Interpretation of Mycenaean Greek Texts, Oxford, 1963, p. 27-37 et 83-95 notamment). Il est cependant clair qu’en 1954 L. R. Palmer a fondé son interprétation sur un très petit nombre de textes.
  44. M. Ventris & M. Chadwick, Documents in Mycenaean Greek, Cambridge, 1956.
  45. P. Lévêque, L’Aventure grecque, Paris, 1964, p. 69-71.
  46. REA 59, 1957, p. 1-50.
  47. Éd. Will, Historica Graeco-hellenistica. Choix d’écrits 1953-1993, Paris, 1998.
  48. Ibid., p. 131.
  49. N.G.L. Hammond, A History of Greece to 332 B.C., Oxford, 1958 (3e éd., 1986, p. 55). À titre d’illustration, Hammond a joint le tableau de “quelques” signes des écritures égéennes, ainsi qu’un fac-similé de tablette, accompagné d’une translittération erronée.
  50. J.B. Bury & R. Meiggs, A History of Greece to the Death of Alexander the Great, Londres, 1975, p. 23-24.
  51. Ainsi D. Musti, en 1989, consacre neuf pages de sa Storia greca, Bari, p. 52-61, à l’étude de la société mycénienne d’après les documents en linéaire B, qu’il analyse avec autant d’aisance que les textes grecs classiques.
  52. M. I. Finley, “Homer and Mycenae. Property and Tenure”, Historia 6, 1957, p. 133-159, et surtout “The Mycenaean Tablets and Economic History”, Economic History Review 10, 1957, p. 128-141.
  53. K. Polanyi, “On the Comparative Treatment of Economic Institutions in Antiquity, with illustrations from Athens, Mycenae, and Alalakh”, in City Invincible. A Symposium on Urbanization and Cultural Development in the Ancient Near East Held at the Oriental Institute of the University of Chicago, December 4-7, 1958, C.H. Kraeling & R.M. Adams éds, Chicago, 1960, p. 329-350.
  54. J. Killen, “The Linear B Tablets and the Mycenaean Economy”, in Linear B. A 1984 Survey. Proceedings of the Mycenaean Colloquium of the VIIIth Congress of the International Federation of the Societies of Classical Studies (Dublin, 27 August-1st September 1984), A. Morpurgo Davies & Y. Duhoux éds, Louvain-la-Neuve, 1985, p. 241-305.
  55. Notamment P. De Fidio, “Fiscalità, redistribuzione, equivalenze: per una discussione sull’economia micenea”, SMEA 23, 1982, p. 83-136. P. De Fidio suppose cependant, contre Polanyi, l’existence de barêmes d’équivalence entre les divers produits.
  56. “‘Near Eastern, Economies’ versus ‘Feudal Society’. Zum mykenischen Palaststaat” ; ce titre de S. Deger-Jalkotzy (Minos 20-22, 1987, p. 137-150) résume bien les termes habituels de la discussion.
  57. Voir en particulier J. Bennet, “Space through Time: Diachronic Perspectives on the Spatial Organization of the Pylian State”, in Politeia. Society and State in the Aegean Bronze Age, R. Laffineur & W.-D. Niemeier éds, Aegaeum 12, 1995, p. 587-602, et “Pylos: the Expansion of a Mycenaean Palatial Center”, in Rethinking Mycenaean Palaces, M.L. Galaty & W.A. Parkinson éds, Berkeley, 1999, p. 103-133. Il conviendrait de s’interroger aussi sur la genèse des autres royaumes mycéniens, mais les données sont souvent moins claires, en particulier à Cnossos, à cause de la complexité de l’histoire crétoise.
  58. Pour une présentation plus détaillée de l’hypothèse, voir P. Carlier, “Les institutions et les structures sociales du monde mycénien”, in Th. G. Palaima & C. W. Shelmerdine, Proceedings of the 11th Mycenological Colloquium Held in Austin, Texas, 8-12 May 2000, à paraître.
  59. Un colloque récent a été consacré à la question, Monuments of Minos. Rethinking the Minoan Palaces, J. Driessen, I. Schoep & R. Laffineur éds, Aegaeum 23, 2002.
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Pessac
Livre
EAN html : 9782356134202
ISBN html : 978-2-35613-420-2
ISBN pdf : 978-2-35613-487-5
ISSN : en cours
Posté le 01/07/2022
10 p.
Code CLIL : 3385; 4031
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Carlier, Pierre (2022) : “Les historiens et le monde mycénien, avant et après le déchiffrement du linéaire B. Quelques observations”, in : Bouchet, Christian, Eck, Bernard, éd., Pierre Carlier, un esprit de finesse. Recueil d’articles, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 2, 2022, 307-316 [en ligne] https://una-editions.fr/les-historiens-et-le-monde-mycenien/ [consulté le 01/07/2022].
10.46608/basic2.9782356134202.25
Illustration de couverture • Vision de la fontaine Aréthuse (Syracuse), aquarelle originale (crédits des éditeurs, 2022).
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