UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Les pratiques funéraires de l’âge du Bronze en Europe :
quel reflet sociologique ?

Brun, P. (2007) : “Les pratiques funéraires de l’âge du Bronze : quel reflet sociologique ?”, in : Baray, L., Brun, P., Testart, A., dir. : Pratiques funéraires et sociétés, Actes du colloque international de Sens, juin 2003, Dijon, 115‑132.


Je commençais là à mettre en doute la définition du concept d’âge du Bronze à partir d’un gros effort de synthèse des pratiques funéraires en Europe au cours des 1500 ans en question ; ce qui démontrait que seules des fractions minoritaires des communautés politiquement autonomes avaient laissé de durables traces funéraires. À travers la grande variabilité de ces pratiques, se percevaient de plus, des valeurs sociales jugées suprêmes qui oscillaient entre deux extrêmes : l’unité solidaire de la collectivité dans son ensemble, d’un côté ; la distinction exclusive des statuts sociaux, de l’autre.

I began here to question the definition of the Bronze Age concept, based on a major effort to synthesize funerary practices in Europe over the 1,500 years in question, demonstrating that only minority fractions of politically autonomous communities had left lasting funerary traces. The great variability of these practices also revealed supreme social values, which oscillated between two extremes: on the one hand, the unity and solidarity of the community as a whole; on the other, the exclusive distinction of social status.


Les archéologues ignorent, le plus souvent, le degré de représentativité des vestiges dont ils disposent aujourd’hui, par rapport à la réalité du passé. Cette difficulté affecte tout particulièrement les vestiges de pratiques funéraires. Nous connaissons par le raisonnement logique et les exemples devenus classiques de l’histoire ancienne et de l’ethnologie, le caractère trompeur de ces données :

  • l’absence de tombes riches ou monumentales ne signifie pas forcément l’absence de hiérarchie sociale ;
  • une société très différenciée peut avoir traité ses dominants morts avec faste, tout en ne laissant aucune trace au sol ;
  • une société très différenciée peut avoir traité, paradoxalement, ses dominants morts dans la plus grande sobriété, pour des raisons idéologiques, notamment religieuses ;
  • une tombe luxueuse peut honorer quelqu’un d’autre qu’un potentat, comme un héros pour reprendre la proposition fameuse de Morris1 sur le défunt de Lefkandi.

Il est, par conséquent, difficile de saisir le niveau de complexité sociale, à partir de vestiges sujets à des choix aussi idéels ; a fortiori d’approcher la nature du pouvoir. J’examinerai ce problème, apparemment sans issue, à partir de la documentation funéraire, riche et très variée, de l’âge du Bronze européen. Un rapide état des connaissances permet de montrer la grande variabilité des pratiques funéraires durant cette période et leur caractère ambiguë du point de vue social.

L’âge du Bronze : une signification très affaiblie

Retenons d’abord que la notion “âge du Bronze” a beaucoup perdu de sa signification. Ses caractéristiques sont, en effet, devenues bien incertaines du point de vue technique, comme du point de vue social. Des bronzes à l’étain2 apparaissent ponctuellement en Europe centrale, vers 2800 a.C., bien avant le début du Bronze A du système typochronologique allemand, sur lequel se fondent la plupart des autres systèmes utilisés en Europe centrale et occidentale (fig. 1). L’usage du nouvel alliage ne se généralise dans l’espace européen qu’avec l’étape évoluée du Bronze A (Bronze A2). Pire, il ne devient accessible au plus grand nombre et pour fabriquer des outils agricoles qu’à partir du Bronze B ou C, selon les régions. Ainsi, que l’on choisisse la date de la première apparition de cette nouvelle technique, la date de sa généralisation continentale ou celle de sa généralisation économique et sociale, c’est-à-dire de son influence déterminante sur l’économie vivrière et, par conséquent, sur les sociétés dans leur vie quotidienne et leur organisation sociétale, le moment avec lequel on commence à utiliser l’étiquette “âge du Bronze” n’a plus aucune pertinence du point de vue technique.

Fig. 1. Mise en correspondance des différents systèmes chronologiques, avec l’indication des manifestations funéraires les plus ostentatoires (étoiles) et de la transition majeure (trame grise) qui partage ce que l’on appelle l’âge du Bronze en deux périodes structurellement significatives : l’une constituant la fin d’une période énéolithique ou chalcolithique qui a commencé au milieu du Ve mill. a.C., l’autre étant le début d’une période qui se poursuit jusqu’au milieu du second âge du Fer.
Fig. 1. Mise en correspondance des différents systèmes chronologiques, avec l’indication des manifestations funéraires les plus ostentatoires (étoiles) et de la transition majeure (trame grise) qui partage ce que l’on appelle l’âge du Bronze en deux périodes structurellement significatives : l’une constituant la fin d’une période énéolithique ou chalcolithique qui a commencé au milieu du Ve mill. a.C., l’autre étant le début d’une période qui se poursuit jusqu’au milieu du second âge du Fer.

Plus généralement, on a voulu y voir une période d’accentuation des inégalités sociales, celles-ci s’exprimant principalement dans des pratiques funéraires, en particulier dans le grand nombre de monuments tumulaires et dans la richesse relative du mobilier funéraire avec la multiplication des armes et des parures métalliques. Or, cet édifice conceptuel n’a cessé de s’effriter, lui aussi. D’une part, des inégalités spectaculaires de traitements funéraires individuels préexistent à l’âge du Bronze, au moins depuis le milieu du Ve mill. a.C., tant sur les rives de la mer Noire (Varna) que sur celles de l’Atlantique (grands tumulus carnacéens). D’autre part, des inégalités sociales peuvent ne pas s’exprimer dans des pratiques funéraires laissant des traces durables : constructions cérémonielles monumentales ou des dépôts de biens abondants et luxueux, mais ailleurs, dans la hiérarchie fonctionnelle des établissements résidentiels ou dans l’opulence des dépôts non funéraires.

En réalité, la tranche chronologique prise ici en compte connaît deux périodes structurelles, à l’échelle de l’Europe :

  • la fin du temps des groupes locaux à pouvoir fractionné et des chefferies écliptiques, financées par les échanges de richesses exotiques ;
  • le début du temps des chefferies plus durables fondées sur le contrôle des moyens de production, qui commencent d’être travaillées par l’économie-monde orientale, surtout après les âges sombres de la Grèce.

Une période transitoire, les trois siècles du Bronze moyen (1650-1350 a.C. environ), articule ces deux volets, qui représentent deux paliers de l’accentuation et de la généralisation de la division sociale en Europe. Il s’agit là d’une grille de lecture différente du schéma traditionnel. Elle n’oblige pas à évacuer les nomenclatures classiques – en particulier l’appellation “âge du Bronze” – dans les régions où la recherche typo-chronologique en a produit de très détaillées, donc très précieuses. Ces catégories taxonomiques, dont nous avons l’habitude, peuvent bien conserver leur nom tout en perdant leur signification socio-culturelle, tandis que nous penserons à l’aide de cadres mieux adaptés à la réalité sociale et historique globale3.

La variabilité et l’ambiguïté des pratiques funéraires

Les documents funéraires offrent certes des informations importantes sur l’organisation sociétale. La structure des tombes révèle la quantité de travail dépensée pour un ou plusieurs individus. Le mobilier contenu induit, par sa qualité, sa quantité et les fonctions représentées (armes, parures, outils, vaisselle, char…) la position sociale du défunt. Ainsi peut-on mettre en évidence des réseaux d’échange, des catégories sociales, des indices de transmission héréditaire de statut social, voire quelques aspects du système de parenté. Les résultats sont d’autant plus riches que plusieurs cimetières contemporains peuvent être comparés. Dans ce cas, nous pouvons en effet approcher la structure sociale d’une société dans son entier et, au-delà, les bases et la nature de son organisation politique. Les pratiques funéraires s’avèrent pourtant variables dans le temps ainsi que dans l’espace et non dénuées d’ambiguïté, comme vont le montrer quelques coups de projecteur sur les cas les plus emblématiques de l’âge du Bronze européen.

La zone égéenne

Partons de la zone égéenne, où des caractéristiques palatiales ne laissent guère de doute sur l’émergence d’une organisation politique hiérarchisée et centralisée. Ce renforcement des moyens de gouvernement se perçoit aussi dans les pratiques funéraires. Les tombes à chambre, qui se diffusent en Crète au cours du Minoen Moyen III, se concentrent dans la région de Cnossos au Minoen Récen I. Là, quelques monuments comme le “Temple-Tombeau” ou la “Tombe Royale” d’Isopata se distinguent par leur richesse exceptionnelle4. Ce processus semble aller de pair avec une intensification des activités rituelles. Dès l’Helladique Moyen III, et surtout lors de la transition avec l’Helladique Récent I, apparaissent des manifestations funéraires ostentatoires sur le continent, avec les cercles de tombes de Mycènes5, ou les premières tombes à tholos de Messénie6. Bien plus que dans la Crète du Minoen Moyen, le mobilier funéraire souligne le caractère guerrier de l’élite sociale, pourtant très semblable sur les autres plans à son homologue insulaire. Elle s’attache, en particulier, un entourage d’artisans spécialisés : orfèvres, chaudronniers, graveurs et sculpteurs sur pierre ou sur ivoire. La centralisation et la hiérarchisation s’accentuent encore à l’Helladique Récent IIIB1. La densité des sites croît encore. Les plus grandes tholoi de Mycènes, la “Tombe de Clytemnestre” et le “Trésor d’Atrée”, sont alors érigées7.

La zone italique

Des indices d’une forte extension du réseau d’échange est-méditerranéen, animé, entre autres, par les Mycéniens, émanent, non seulement de comptoirs établis en Sicile et en Grande Grèce, mais aussi d’une autre région d’Italie aux nombreuses agglomérations durables : des sites de bord de lac, dont Peschiera, et des sortes de tells, les terramare, monticules de terre, de matières organiques et de débris domestiques, maintenus à l’intérieur d’un fossé d’enceinte par une levée de terre. Le nombre élevé des trous de poteau trahit la densité des bâtiments qui s’élevaient dans ces agglomérations riches, de surcroît, en produits métalliques. Après avoir été survalorisé, lorsque l’on a cru y reconnaître l’ancêtre du camp romain ou de la ville antique8, ce type d’établissement paraît un peu sous-évalué aujourd’hui9. Leur étude exige sans doute des moyens qui font défaut. Il reste toutefois qu’ils impliquent, dans leurs traits d’ores et déjà publiés, une organisation économique et politique assez complexe. Le rite de la crémation, pratiqué par ces communautés10, mais aussi le choix évident d’une sobriété funéraire généralisée, provoquent un apparent écrasement des distinctions sociales. Mais l’investissement en temps et en énergie nécessaire à la construction de ces établissements, leur durée d’occupation sur plusieurs générations, leur nombre et leur densité dans un secteur de la large plaine du Pô, la hiérarchie de leurs tailles et leurs relations lointaines induisent une division sociale bien affirmée.

La zone ibérique

La péninsule Ibérique ne semble avoir eu que des contacts très ponctuels et sociologiquement peu déterminants avec le monde mycénien. Ce n’est que plus tard, à la fin du Bronze final, que commence à se manifester un courant d’influence issu de la Méditerranée orientale. Il se marque d’abord dans les stèles de l’Alentejo, du Tage à la moyenne vallée du Guadalquivir, mais de façon plus impressionnante encore dans la tombe de Roça do Casal do Meio11. Cette sépulture monumentale, trouvée dans la région de Setúbal, constitue une exception avec sa belle chambre funéraire voûtée de 3,3 m de diamètre et son couloir d’accès de 4,2 m de long. Deux hommes très robustes y avaient été déposés séparément. Le mobilier était peu abondant, mais étonnant : à côté d’une pincette en bronze se trouvaient une fibule chypriote du Xe s. a.C. et un peigne en ivoire. Le peigne figure sur les stèles gravées d’Espagne et du Portugal représentant un personnage, souvent paré d’une fibule et d’un miroir, et armé d’une épée, d’une lance et d’un bouclier. Ces éléments exotiques montrent l’impact des échanges entre des orientaux intéressés par les métaux locaux sur les élites indigènes. Ils se distribuent sur la périphérie des petits territoires politiques, c’est-à-dire dans les aires de conflits possibles12 et annoncent l’installation de comptoirs phéniciens au VIIIe s. a.C.13.

La zone carpatique

Dans le prolongement d’une longue période de supériorité, au plan artisanal, la zone carpatique connaît, aux XVIIIe et XVIIe s. a.C., une transformation significative dans le domaine de la production métallique. Il s’agit de la période définie par les dépôts du type de Hajdusamson-Apa14, avec laquelle se devinent d’indirectes influences mycéniennes. Dans les dépôts de Hajdusamson et d’Apa, les épées à lame décorée de boucles disposées en lignes où alternent les deux sens de révolution sont d’origine locale, malgré un décor similaire à des motifs égéens. Les mêmes motifs en spirale se retrouvent sur d’autres objets en métal, en os, en or et en céramique. Ils caractérisent un foyer de développement qui regroupe plusieurs ensembles stylistiques : les cultures d’Otomani, de Füzesabony, de Wietenberg, de Monteoru, de Tei, de Verbicioara, de Vatin, de Komarów et de Trzciniec15, dont le dynamisme s’exprime à travers des établissements permanents, souvent fortifiés, comme Spissky Stvrtok ou Barca, et des dépôts de bronzes et d’orfèvrerie16. Ce dynamisme et cette opulence n’apparaissent que de manière très atténuée dans les pratiques funéraires. Dénuée de manifestations spectaculaires de pouvoir après le déclin, au Bronze moyen, du complexe de la céramique à décor en spirale, la zone carpatique paraît connaître un déclin. L’habitat se compose en grande majorité d’établissements ouverts et de quelques fortifications sur les importantes voies d’échanges, comme Babadag, dans la Dobroudja, ou Cernatu de Sus, dans les Carpates. Les sépultures, soit à inhumation, soit à incinération, se montrent sobres. Il n’y a pourtant pas lieu de songer à une diminution forte des écarts sociaux. Comme ailleurs, les objets de bronze en usage induisent l’existence d’habiles artisans bronziers et surtout d’une minorité plus lourdement armée et parée17. Les différences statutaires devaient être exprimées selon des modalités qui n’ont pas laissé de trace, dans le domaine funéraire, ou bien n’avaient-elles pas besoin de l’être tant leur légitimité s’imposait.

La zone nord-alpine

Les communautés nord-alpines, qui, au cours du IIe mill. a.C., ont développé une relative homogénéité culturelle à la faveur d’échanges privilégiés de tous ordres, étaient sans aucun doute organisées sur des bases sociales inégalitaires. Les écarts de richesse détectables dans les mobiliers funéraires ne séparent pas seulement des individus, mais des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, donc probablement des familles plus ou moins étendues, qui se partagent les cimetières18. En Autriche, dans la région de Sankt Pölten, plusieurs gros cimetières de la deuxième moitié du Bronze ancien ont été découverts profanés. Dans le plus étudié, celui de Gemeinlebarn, seules 14 des 258 tombes n’avaient pas été rouvertes. Les plus grandes tombes, c’est-à-dire les plus riches, étaient les plus perturbées, surtout dans la partie supérieure des corps, la plus garnie en parures de bronze. Sachant qu’il faut attendre 15 à 30 ans pour que le métal colore la matière spongieuse des os avec lesquels il était en contact, on est sûr que les prélèvements de richesses ont été opérés une ou deux générations après la mise en terre ; ce qui semble exclure un geste rituel. On a pu observer de plus que ces tombes n’avaient pas été rebouchées tout de suite après ce qui ressemble bien à un pillage en règle. Toute cette région a été affectée, à la fin du Bronze ancien, par cette vague de pillages funéraires. Minimes au début de la période, ils ont été systématisés à la fin, trahissant des bouleversements politiques et religieux19. Les objets métalliques qui, à partir du XIXe s. a.C., étaient déjà devenus de lourds bronzes coulés, faisaient l’objet de convoitises de la part de pilleurs de tombes. Cela signifie que les sociétés victimes de ces actes délictueux possédaient assez de métal pour se permettre d’en abandonner une partie non négligeable dans les tombes, et qu’elles éprouvaient le besoin social de ce qui revenait à une destruction pour les vivants. Il se trouve que cette région se situe au débouché du massif alpin où des mines étaient en exploitation. Tout cela pourrait signifier que des communautés agricoles s’étaient enrichies en participant au trafic qui empruntait leur territoire, et que cet enrichissement avait bénéficié à certains plus qu’à d’autres, provoquant de la sorte des tensions internes et externes. Le développement de la métallurgie du bronze impliquait de plus l’accès à des couches géologiques plus profondes. Cet investissement exigeait des corporations spécialisées. La spécialisation des tâches et l’entretien alimentaire qu’elle suppose pourraient expliquer l’émergence d’une hiérarchie plus forte, dont le rôle aurait été de coordonner et protéger les activités de plusieurs villages. On peut citer, comme exemple de tombe de ces nouveaux chefs, celle de Thun Renzenbühl, dans le canton suisse de Berne. Le personnage gisait, étendu, au sein d’un petit cimetière, avec un équipement en bronze exceptionnellement fourni pour cette région : un poignard à manche massif, une hache à rebords ornée d’insertions en or, deux épingles, six torques à extrémités enroulées, une agrafe de ceinture et un bandeau de tête20. Il convient toutefois de noter que les tombes les plus riches, comme celle-ci, ou comme celles de Gemeinlebarn en Autriche, sont trop éloignées des gisements de cuivre alpins pour qu’un ou des dirigeants locaux aient pu assurer une complémentarité économique entre mineurs et paysans.

La même observation peut être faite au sujet de deux tombes plus riches encore de la culture d’Únětice. Cette vaste zone d’homogénéité stylistique s’était développée, à la même époque, sur deux axes fluviaux reliant le bassin du Danube à la mer Baltique et à la mer du Nord : l’un, discontinu, le long de la Morava, puis après un trajet par terre, de l’Oder, presque jusqu’à son estuaire ; l’autre, le long de la Vltava et de l’Elbe, jusqu’au Brandebourg. Il faut retenir que l’Oder contourne l’Erzgebirge (Monts Métalliques), qui renferme – cas très rare en Europe – à la fois des gisements de cuivre et d’étain. Cette chaîne montagneuse, qui marque aujourd’hui la frontière entre l’Allemagne et la Tchéquie, s’élevait ainsi au cœur de ce réseau culturel. Il faut ajouter que ce dernier occupait aussi le bassin de la Saale, réputé pour ses sources saumâtres, dont le sel a pu être exploité dès cette époque. C’est précisément dans cette région qu’ont été découvertes deux tombes d’exception. Elles sont les seules de cette culture à posséder un tertre. Toutes les autres sont des inhumations en tombes plates regroupées en cimetières de tailles variables. La grande majorité des défunts enterrés à l’époque dans cette région l’étaient dans une fosse individuelle, en position couchée, sur le côté droit, la tête au sud. Les tumulus d’une taille exceptionnelle sont au nombre de sept dans le bassin de la Saale, mais deux seulement ont été fouillés. Ils mesuraient 34 m de diamètre et plus de 8 m de haut. Dans celui de Leubingen, le noyau de pierres central était délimité par un fossé circulaire de 20 m de diamètre. Pour ériger ce cairn, il avait fallu charrier 210 m3 de pierres, alors que l’environnement proche en était dépourvu. Il enveloppait une chambre de 3,9 x 2,1 m, construite en poutres de chêne. Sur le plancher était allongé un homme âgé, et sur celui-ci, en croix, les restes très dégradés d’un individu juvénile. Aux pieds du premier, on avait installé une grosse poterie dans un cercle de pierres, une pierre à aiguiser et un pic en roche noble : la serpentine. À mi-corps, se trouvaient une hallebarde, trois poignards, deux haches à rebords, trois ciseaux. Ce potentat portait une riche parure en or : deux épingles, un pendentif spiralé, un bracelet massif et deux anneaux spiralés. Le tumulus de Helmsdorf présentait de nombreux points communs avec le précédent. On remarque toutefois que l’adulte enseveli là respectait la position repliée et l’orientation habituelles dans cette culture, et que figurait, parmi les objets posés près de lui, un marteau en diorite, une roche dure qui pouvait servir au travail métallurgique. On a reconnu des traces de cendres et de matières brûlées dans cette tombe et jusque sur le toit de la chambre funéraire. Peut-être témoignent-elles d’activités rituelles, de sacrifice, ou de purification, et par conséquent, de dépenses ostentatoires plus importantes encore que ce que l’archéologue est d’ordinaire en mesure d’enregistrer. Il n’est pas indifférent de souligner encore que ces tombes se trouvaient au-dessus du niveau du sol et qu’elles auraient complètement disparu si, comme souvent, le tertre avait été démantelé21.

Les défunts enterrés dans les tombeaux les plus monumentaux étaient en majorité des hommes accompagnés d’une arme, poignard puis épée, et de biens rares et exotiques, or, cuivre, étain, ambre… Nous pouvons dès lors supposer que ces personnages découverts à Leubingen, Helmsdorf, Kuttlaw et Leki Male22 détenaient un pouvoir politique. Ces très riches tombes demeurent isolées, suggérant que les successeurs directs de ces puissants personnages n’ont pu maintenir un pouvoir équivalent. Nous ignorons la taille des territoires réunis sous l’autorité de ces chefs opulents. La taille d’un terroir ordinaire reste elle-même difficile à saisir en l’absence de carte précise des cimetières de cette époque, d’autant que des nécropoles de taille très variable ont coexisté. Certains petits cimetières n’ont été utilisés que pendant la durée d’existence d’un site d’habitat, ce qui brouille l’image que nous cherchons à obtenir23. Nous sommes sûr en revanche, qu’à la fin du Bronze ancien, dans l’est du Complexe nord-alpin, s’est mise en place une organisation de l’habitat à deux niveaux : à l’échelon ordinaire, des sites ouverts à vocation essentiellement agricole ; à l’échelon supérieur, des sites de hauteur fortifiés avec témoins d’activités métallurgiques, d’échanges à longue distance, de fortes capacités de stockage de grain et de la présence d’élites sociales24. Des tombes riches avoisinent ces fortifications, mais restent pourtant inscrites dans le cimetière communautaire. Les tombeaux évoqués précédemment s’avèrent encore plus luxueux et se trouvent de surcroît hors de la nécropole. La plupart des spécialistes s’accordent pour y voir un niveau encore plus élevé de pouvoir. La même région a fourni d’autres beaux ensembles métalliques qui, eux, avaient été enfouis dans le sol, sans marquage durable en surface. Il s’agit d’une série de dépôts non funéraires de la même époque. Celui de Bresinchen, par exemple, comportait une hache à deux tranchants, 2 hallebardes, 2 anneaux légers, ce qui rappelle l’équipement des tombes riches, mais de surcroît 9 lourds anneaux, 11 anneaux à renflement, 8 poignards et… 103 haches à rebords. L’un des deux dépôts non funéraires trouvés non loin de là, à Dieskau, recelait près de 300 haches du même type25. Ce sont là des accumulations de biens métalliques d’un tout autre ordre que les dépôts funéraires, même les plus extraordinaires. Le poids de métal y est multiplié au moins par un facteur 100. Les haches et les parures annulaires, des torques pour beaucoup, forment des séries d’objets non usagés dans lesquels on a souvent vu, avec raison, des lingots, c’est-à-dire des formes conventionnelles sous lesquelles circulait un métal à refondre à volonté. Il n’est pas exclu qu’ils aient servi de sortes d’étalons de valeurs “protomonétaires”, lors des transactions, même si leur variabilité pondérale se révèle bien éloignée des exigences métrologiques constatées sur les monnaies classiques. À l’instar des tombes riches, ces trésors se montrent surtout fréquents sur les grands axes de circulation de la zone nord alpine et non sur les lieux mêmes d’extraction des matières premières.

Avec le Bronze moyen, période durant laquelle s’affirme l’homogénéité stylistique du Complexe nord-alpin, l’échelle d’intégration politique semble régresser. Les cimetières sont de plus petite taille. Ils se composent de tumulus qui renferment fréquemment plusieurs sépultures parmi lesquelles figurent aussi bien des hommes et des femmes, que des enfants. Souvent, au sein d’un même monument, les tombes sont globalement riches ou globalement pauvres. Nous discernons de la sorte le caractère familial du sépulcre et la persistance d’une hiérarchie sociale parmi les individus inhumés dans ces tertres26. Sur les 45 cimetières de tumulus de la forêt de Haguenau, en Alsace, par exemple, de nettes différences ont été mises en évidence, non seulement dans le nombre de monuments, mais aussi dans la richesse globale en mobilier funéraire27. Ces nécropoles se trouvent espacées de moins de 2 km, sans alternance apparente entre les riches et les pauvres. Il y a lieu de penser, tout comme pour les petites nécropoles antérieures, que le cimetière suivait l’habitat au cours de ses déplacements successifs. Il ne semble pas avoir existé, ni temporairement, ni localement, de niveau d’intégration coiffant plusieurs communautés locales28. Les études stylistiques ont trouvé un terrain d’action privilégié avec cette période du Bronze moyen si bien fournie en tombes à parures métalliques abondantes29. Elles ont permis de distinguer des sous-ensembles culturels de 150 km de diamètre en moyenne. Pas plus, cependant, que le complexe culturel dans son ensemble, ces groupes ne correspondent à des entités politiques centralisées. Il convient plutôt de voir dans ces entités stylistiques, révélées par la distribution spatiale des parures féminines en bronze, des groupes à l’intérieur desquels les élites sociales pratiquent leurs échanges matrimoniaux de façon préférentielle. Plus rarement, de tels échanges ont aussi été pratiqués entre ces groupes. Visibles à travers quelques tombes de femmes “étrangères”, ils ont très probablement concouru à produire l’homogénéité globale du complexe culturel.

Avec le Bronze final (XIVe au IXe s. a.C.), les tombes nettement distinctes de la moyenne réapparaissent. Elles se caractérisent encore par la présence d’armes et de riches parures, mais aussi par le dépôt de luxueuses vaisselles en bronze. Quarante-deux tombes, où figurent, associés ou non, un chaudron, une ciste ou une situle, une tasse, une coupe et/ou une passoire ont été recensées au nord des Alpes30. Les intervalles entre elles sont en moyenne de 65 km. Mais surtout, elles jalonnent sans ambiguïté les principales voies de communication entre les Alpes et la mer Baltique (fig. 2), en particulier aux XIVe et XIIIe s. a.C., période durant laquelle plusieurs indices suggèrent l’existence d’un axe d’échanges transcontinental, liant le monde mycénien à la zone nordique, via l’Italie, les Alpes et la zone nord-alpine (fig. 3). Les communautés nord-alpines qui, au cours du IIe mill. a.C., ont développé une relative homogénéité culturelle à la faveur d’échanges privilégiés de tous ordres, étaient sans aucun doute organisées sur des bases sociales inégalitaires. Les écarts de richesse détectables dans les mobiliers funéraires ne séparent pas seulement des individus, mais des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants, donc probablement des familles plus ou moins étendues, qui se partagent les cimetières31. Plusieurs exemples de tombes d’enfants pourvues d’insignes d’un statut social élevé laissent de plus penser que les positions économiques et sociales se transmettaient de façon héréditaire32.

Fig. 2. Répartition des tombes à vaisselles de bronze du Bronze final en Europe moyenne (d’après Kytlicova 1988), avec la mise en évidence de leur situation le long des principales voies de transport entre le nord et le sud (flèches), en particulier aux XIVe et XIIIe s. a.C.
Fig. 2. Répartition des tombes à vaisselles de bronze du Bronze final en Europe moyenne (d’après Kytlicova 1988), avec la mise en évidence de leur situation le long des principales voies de transport entre le nord et le sud (flèches), en particulier aux XIVe et XIIIs. a.C.
Fig. 3. Répartition de deux catégories d’objets ayant circulé sur de longues distances en Europe, aux XIVe et XIIIe s. a.C. : les poteries mycéniennes (cercles rouges) qui, depuis la zone égéenne de production, se diffusent en Italie actuelle par l’intermédiaire de comptoirs comme Scoglio del Tonno ou Thapsos, et les poignards du type de Peschiera (rectangles noirs) produits en grand nombre dans la région du site éponyme (le plus gros rectangle) et des Terramares et diffusés vers le monde mycénien, jusque dans un sanctuaire crétois : la grotte de Psychro, et vers le nord, jusqu’à la mer Baltique d’où était exporté l’ambre. Ces données suggèrent l’émergence d’un axe d’échange transcontinental mettant en contact des sociétés de niveaux de complexité politico-économiques très inégaux : les sociétés du Proche et du Moyen-Orient et celles, comparables, de la zone égéenne (trame rouge), organisées en États bureaucratiques ; les sociétés plus occidentales, contactées par les mycéniens pour se procurer diverses ressources, en particulier des métaux, et dont certaines ont relayé cette demande au-delà des Alpes ; les sociétés nord-alpines et nordiques stimulées par les flux animés depuis le bassin oriental de la Méditerranée en exerçant un contrôle sur les flux de biens recherchés, au premier rang desquels l’ambre balte et les métaux (flèches grises).

La zone nordique

Dans la zone nordique, la période qui débute vers 2300 a.C. se caractérise par un développement des échanges à longue distance de poignards en silex. Les gisements les plus anciens se localisent au nord-ouest du Jutland. D’autres sont ensuite mis en exploitation dans le sud-est du Danemark et supplantent peu à peu leurs concurrents plus précoces. Installés dans des tombes et des dépôts, ces poignards, fabriqués pour la plupart sur des modèles métalliques étrangers, servent à l’affichage des statuts et témoignent d’une active compétition sociale33. C’est lors de la période de Sögel, à peu près contemporaine du Bronze A2, que les bronzes entrent pour la première fois dans la composition des mobiliers funéraires. Les productions locales ne débutent que plus tard, avec le Bronze C d’Europe centrale. L’épée devient alors l’arme canonique du guerrier de haut statut. Ces armes de poing portent souvent des traces de coups34. Elles trahissent ainsi les conflits endémiques qui opposaient ces communautés. Les rapports intercommunautaires devaient balancer en permanence de l’alliance à la guerre. Les pratiques funéraires donnent, là comme ailleurs, un reflet déformé de la réalité sociale. Ces déformations résultent de l’érosion naturelle et humaine, de l’intensité différentielle des recherches archéologiques, mais aussi du codage opéré par les ordonnateurs des funérailles. Or ces codes changent à travers l’espace et le temps. Une constante s’impose toutefois à l’observateur des données de la protohistoire européenne : tous les défunts ne bénéficiaient pas d’un sépulcre durable. Ici, de plus, un net gradient de richesse distingue les tombes visibles et même celles dotées d’une arme en bronze. Cela évoque une société différenciée où les élites elles-mêmes étaient hiérarchisées. Au sommet se trouvaient les individus accompagnés, dans leur dernier sommeil, d’objets exprimant des fonctions religieuses et artisanales particulières : haches cérémonielles, amulettes, outils. Ces chefs à la fois politiques et religieux semblent former une catégorie sociale supérieure avec des femmes, aussi peu nombreuses, dotées du grand disque ventral en bronze d’aspect solaire, probable symbole d’une fonction d’intercesseur spécialisé entre leur communauté et le monde surnaturel35. Cette incarnation dans les mêmes personnes du politique et du religieux sanctionne l’importance cruciale des procédures de légitimation pour l’établissement et le maintien de tout pouvoir. L’accès privilégié à de nouvelles idées et de nouvelles techniques permettait bien entendu aux leaders d’adjoindre une dimension métaphysique à leur champ de compétence propre. Le bronze et sa technologie participaient sans doute de celle-ci. À la dimension cérémonielle du pouvoir traditionnel, dans ces régions où les communautés érigeaient auparavant d’impressionnants monuments mégalithiques, le bronze ajoute une forte connotation militaire. En témoignent ces épées, lances, haches de combat, si nombreuses, et dont les progrès techniques évoluent si vite alors. Les chefs les plus dotés lors de leur enterrement contrôlaient les échanges de longue portée, comme l’indiquent les biens exotiques présents dans leurs tombes, à côté d’un mobilier nordique lui-même plus élaboré et abondant que dans les autres. L’équipement de ces élites masculines épouse de surcroît des standards fonctionnels et symboliques qui se diffusent et s’uniformisent au même moment dans toute l’Europe méditerranéenne, centrale et occidentale36.

Après une étape de déclin apparent, due en partie à l’usage dorénavant généralisé de l’incinération des défunts, un renforcement des écarts sociaux paraît se produire aux IXe et VIIIe s. a.C. Quelques établissements plus spacieux, et surtout de grands tumulus couvrant des tombes au mobilier plus abondant et valorisé, suggèrent l’émergence de nouvelles aristocraties37. L’exemple de Voldtofte, le mieux publié et étudié dans son contexte culturel, se prête en effet à une interprétation en termes de hiérarchie, mais celle-ci se limite à deux niveaux et l’échelle d’intégration n’excède pas 15 km de rayon selon le modèle de H. Thrane38.

La zone atlantique

Vers 2200 a.C. sont érigés, autour des henges, des tumulus en beaucoup plus grand nombre qu’ailleurs39, comme si le travail investi naguère dans la construction de ces grands sanctuaires, plusieurs fois modifiés, était maintenant dirigé vers les cimetières tumulaires afin de commémorer des individus et leur généalogie40. Au sein de ces concentrations, certains groupes de tombes, comme celui des Bush Barrows, renferment un équipement d’une rare opulence41. A. Fleming42 et C. Renfrew43 se sont appuyés sur la distribution spatiale de l’énergie dépensée dans la construction des monuments cérémoniels et funéraires pour proposer des unités politiques d’une quinzaine de kilomètres de rayon, centralisées sous l’autorité de chefs. Ces chefferies persisteraient au Bronze ancien, leur idéologie prenant un caractère de plus en plus individualisé. Des écarts dans le travail investi distinguent les centres territoriaux et pourraient refléter la position dominante de Stonehenge et Avebury. Stonehenge se détache toutefois sans ambiguïté, et pourrait avoir exercé, seul parfois, une hégémonie sur l’ensemble.

Rien ne permet d’envisager une telle échelle d’intégration politique dans la pourtant riche documentation funéraire du Bronze ancien armoricain44. Ses tombes tumulaires, parfois très volumineuses et très riches, soutiennent pourtant la comparaison. Elles se composent de deux séries qui ont dû se chevaucher en partie : les tumulus à pointes de flèches et les autres qui contenaient souvent un vase en terre cuite. Parmi les tumulus de la première série, trois sortent nettement du lot par leur volume : Plonéour-Lanvern “Kerhué Bras” : 8591 m3 ; Plouvorn “Kernonen” : 6000 m3, et Melrand : 4971 m3. À titre de comparaison, celui de Leubingen n’atteint que 4178 m3. Les suivants mesurent 3205 m3 pour les deux plus gros, puis le corpus décline plus régulièrement jusqu’à des volumes inférieurs à 300 m3. La richesse de ces tombes se révèle impressionnante dans plusieurs cas, avec leurs superbes pointes de flèches en silex, leurs poignards qui peuvent être au nombre de huit, certains ayant un manche parsemé de petits clous en or et se trouvant rangés dans un coffret en bois, leurs haches en bronze, jusqu’à quatre, leurs parures en ambre, jadéite, or, argent ou bronze et, dans deux cas, un vase en argent. Il n’est pas indifférent de noter la présence d’une meule dans deux des tombes les plus riches : Pleudaniel “Mouden Bras” et Guidel. La distribution spatiale des tertres45 montre deux cas de figures : des tumulus groupés (dans le Trégor et le Léon au nord, dans la Cornouaille au sud) et des tumulus plus isolés (ailleurs). À l’échelle des zones denses, une certaine régularité apparaît, les distances s’échelonnant entre 5 et 18 km, la moyenne étant de 10 km. Cette dimension suggère bien entendu un module territorial de 5 km de rayon pour la communauté de base. À l’échelle régionale, la distribution des groupes de tumulus et des exemplaires isolés montre aussi une certaine régularité. La localisation des tertres les plus gros et/ou des tombes riches confirme cette tendance. Les distances entre ces pôles supra-locaux supposés s’échelonnent entre 18 et 68 km avec une moyenne de 40 km. Cela évoque des entités politiques centralisées de 12 à 27 km de rayon, pour la plupart, ce qui est assez comparable avec les chefferies de 15 à 20 km de rayon proposées pour le Wessex durant la même période. Il est intéressant de noter que la distribution des centres du Bronze ancien est “annoncée”, en quelque sorte, par la répartition des sites qui ont livré de la céramique campaniforme. Cela suggère une filiation qui s’exprime aussi par l’équipement des élites : flèches, poignard, brassard d’archer, hache. Cette persistance des lieux de pouvoir liés aux échanges à longue distance de biens de prestige se poursuit dans la seconde série des tumulus armoricains. Pour cette série, les quatre tertres de plus de 3000 m3 se situent dans le proche rayon d’un tertre riche ou très riche de la première série, mais pas à proximité immédiate. Cela signifie probablement que le tombeau était érigé près de l’établissement au moment du décès et que l’habitat se déplaçait de façon cyclique. À Kersaint-Plabennec, la tombe d’un jeune enfant porteur d’un poignard, signalée par un tertre de 2000 m3, constitue un indice de transmission héréditaire de pouvoir. D’autre part, il n’est pas indifférent de constater que les tumulus de la seconde série montrent une densification dans les secteurs riches en métaux : cuivre près de Huelgoat (Berrien), étain autour de Saint-Renan (Plabennec). C’est aussi là que se situent les plus riches et les plus volumineux. Pour résumer, un système de chefferies contiguës semble se développer, en Armorique, sur près de 22 000 km2, à partir d’un réseau d’échanges à longue distance de biens de prestige. Il s’agit de formations politiques mesurant en moyenne 1600 km2, placées sous le pouvoir d’un chef et composées de communautés locales dominées chacune par un leader. L’existence de deux niveaux d’intégration est une caractéristique récurrente des chefferies simples. Les biens les plus exotiques : objets en argent et en ambre, sont fréquemment associés aux mobiliers les plus diversifiés, mais aussi aux produits en bronze les plus abondants, les poignards, en particulier, qui supposent une grande maîtrise technique. Nous pouvons penser que les objets en bronze circulaient par le canal des échanges cérémoniels entre les élites sociales. La présence de ces armes, symboles de prestige et de pouvoir, dans les tombeaux plus modestes, dispersés sur certains territoires, peut être interprétée comme le résultat d’une redistribution faite par le chef aux leaders de communautés locales qu’il met ainsi sous sa dépendance. Ceux-ci adopteraient une partie des insignes de leur supérieur et l’imiteraient jusque dans la façon dont il est enterré.

La dégradation environnementale du Wessex est peut-être l’une des causes du transfert de la circulation des biens exotiques dans la vallée de la Tamise. Ce phénomène s’accompagne d’un changement net des formes d’expressions archéologiques. Tandis que, jusque-là, les traces conservées intéressaient de façon quasi exclusive les sphères d’activités religieuses et funéraires, celles du Later Bronze Age (environ 1400 à 700 a.C.) touchent en majorité les sphères économiques et domestiques : systèmes de champs, établissements fortifiés, fermes46. Les documents funéraires existent, mais relèvent de pratiques très épurées : les restes calcinés du défunt, parfois protégés par une urne de facture plutôt grossière, sont déposés dans une petite fosse aménagée dans un tertre bas, ou sur sa périphérie immédiate47. Les différences sociales se trouvent ainsi masquées. Elles transparaissent toutefois dans la nette hiérarchisation des établissements. À côté des simples fermes, semblables à la plupart de celles du continent, bien que de plan circulaire, se détachent depuis quelques années des enclos fortifiés, dits ringworks, d’une cinquantaine de mètres de diamètre où s’élevaient une grande maison et ses dépendances. Longtemps pris, en prospection aérienne, pour des henges, ces sites livrent à la fouille les vestiges d’activités métallurgiques et de fortes consommations de viande48. En cette fin du IIe mill. a.C., apparaît, dans le Wessex, un phénomène analogue. Il s’agit là d’établissements de sommet de colline, dont les palissades sont peu à peu renforcées, jusqu’à devenir de véritables fortifications49. Le caractère trompeur des cimetières se révèle aussi grâce aux dépôts de bronzes. Absents des tombes, ces objets étaient soit réunis et confiés, souvent brisés, à la terre, soit jetés entiers dans l’eau où ils devenaient inaccessibles50. Ayant de la sorte échappés au recyclage, ils trahissent par leur destination fonctionnelle et leur degré d’élaboration une société divisée. À l’évidence, tout le monde ne possédait pas le savoir-faire nécessaire à la préparation de l’alliage, au démoulage, au façonnage et à l’assemblage des tôles, à la réalisation des décors ciselés ou obtenus au repoussé ; tout le monde ne portait pas un armement offensif, a fortiori défensif, ou d’abondantes parures, et n’organisait pas des festins avec des ustensiles et des récipients métalliques.

Ni n’importe quand, ni n’importe où

Non pas au tout début, mais deux à trois siècles après l’entrée dans ce que l’on appelle par convention l’âge du Bronze, apparaissent, dans plusieurs régions, des tombes individuelles très riches et souvent monumentales. Ces phénomènes régionaux paraissent relativement indépendants les uns des autres, même si des contacts directs sont bien attestés entre l’Armorique et le Wessex, à travers la Manche, ou encore entre la zone des Carpates et celle de la Saxe-Thuringe. Ces liens semblent d’ailleurs bien avoir été noués à l’occasion d’échanges de biens socialement valorisés, en particulier des biens métalliques. Ces mobiliers funéraires d’une richesse exceptionnelle disparaissent au XVIIe s. a.C., sauf dans la région égéenne, pour ne réapparaître qu’aux XIVe et XIIIe s. a.C., dans les zones nord-alpines et nordiques. Ces riches dépôts funéraires se montrent toutefois moins largement dispersés et s’écartent moins des tombes ordinaires, dans leur contenu, qu’au Bronze A2. Puis, après une période de fléchissement, ces manifestations ostentatoires de richesse, dans les tombes, redeviennent, aux IXe et VIIIe s. a.C., comparables à celles des XIVe et XIIIe s. a.C.

On observe ainsi trois moments, trois périodes de l’âge du Bronze, durant lesquels certaines communautés européennes ont exprimé des différences sociales dans le funéraire. Lors de la première de ces périodes, au Bronze A2, les tombes ostentatoires se montrent largement dispersées et antérieures, pour la plupart, à l’émergence mycénienne. Elles semblent relever, de la sorte, de logiques sociales qui ne doivent rien à l’influence d’une société plus développée. Il s’avère, de surcroît, que les données funéraires ne sont pas les seules à exprimer, dans chaque communauté, des écarts sociaux bien marqués. Nous avons relevé les cas où d’autres indices existent dans les mêmes sociétés, mais aussi les cas où, en l’absence d’indices funéraires, ce sont uniquement des données d’une autre nature : des établissements de différentes dimensions, dépôts non funéraires abondants et très fournis, objets complexes, destinés à une petite élite sociale et nécessitant un haut degré de spécialisation artisanale, qui trahissent une hiérarchie.

Cette variabilité des indices de hiérarchisation s’observe aussi lors de la deuxième période (Bronze D-début du Hallstatt A1). Les indices funéraires jalonnent, en revanche, un axe sud-nord, des piémonts nord-alpins au sud de la Scandinavie. Cet axe paraît lié à l’attraction mycénienne. Cette supposition se trouve renforcée par le fait que la diminution du nombre de tombes riches le long de cet axe se produit précisément lors de la crise du bassin oriental de la Méditerranée, vers 1200 a.C.

Lors de la troisième période (Hallstatt B2/3-C), la distribution des tombes riches s’avère étonnamment proche de la précédente ; probablement à cause de la réactivation des réseaux d’échange fondés sur la relative stabilisation des formations politiques de Méditerranée orientale : les États-cités phéniciens, puis grecs, en gestation, relayant ce dynamisme vers l’ouest. Ce nouvel axe sud-nord, très proche du précédent, articule les sociétés villanoviennes, nord-alpines et nordiques.

Ainsi, bien que nous observions une indéniable variabilité des manifestations funéraires ostentatoires, dans le temps comme dans l’espace, nous pouvons envisager un lien, à l’échelle macroscopique, entre ce type de pratique et un axe d’échange privilégié associant des sociétés de niveaux inégaux de développement économique et organisationnel (démographie, nombre de relations interpersonnelles et intergroupes, nombre de niveaux hiérarchiques, taille du territoire…) : les États mycéniens et leurs comptoirs d’une part, les chefferies plus ou moins complexes d’Italie du nord, d’Allemagne, de Tchéquie et du Danemark actuels d’autre part. Nos observations permettent d’écarter l’éventualité d’un phénomène analogue au Bronze ancien. En ce sens, comme en d’autres, le Bronze ancien s’apparente à la période antérieure, apparue au milieu du Ve mill. a.C et que certains auteurs ont proposé logiquement de distinguer du Néolithique en utilisant le terme d’Énéolithique ou celui de Chalcolithique. Ce que l’on observe par la suite préfigure, en revanche, ce qui va suivre à l’âge du Fer : l’existence de réseaux d’échanges transcontinentaux, suscités par des États urbanisés de la zone méditerranéenne, formant un vaste système économique et modifiant les dynamiques sociétales dans les lieux correspondant aux nœuds de ce système. Ces réseaux ont d’emblée connu des fluctuations dans leur structure, leur intensité et leur incidence locale.

Cela dit, même sur les principaux nœuds de ces réseaux, la stimulation externe des dynamiques sociétales n’a pas produit partout les mêmes effets, notamment dans le domaine des pratiques funéraires. Les différences sont grandes entre la région des Terramares et des palafittes, où la sobriété des pratiques funéraires contredit paradoxalement la hiérarchie des établissements, et les sociétés des complexes nord-alpin et nordique, où les termes de la comparaison se révèlent presque diamétralement opposés. D’autres logiques, locales celles-là, plus politiques et idéologiques aussi, étaient bien sûr à l’œuvre. Retenons d’abord qu’un dépôt funéraire résulte d’une série de choix :

  • d’abord celui d’enterrer ou non les restes du défunt, incinérés ou non ;
  • celui de placer ou non dans la tombe un peu de poterie, témoignage probable d’un repas funéraire et parfois réceptacle des restes incinérés ;
  • ensuite celui d’enterrer ou non la dépouille mortelle avec un costume, et même un équipement de parade ou de voyage ;
  • enfin celui de lui adjoindre ou non, un dépôt funéraire supplémentaire (vaisselle de luxe, pièces d’ameublement, char, etc.).

Les données dont nous disposons laissent penser que seule une fraction, variable mais souvent minoritaire, de la population était enterrée ; les autres faisaient sans doute l’objet de traitements respectueux, mais ne laissant aucune trace durable. La meilleure qualité des fouilles et l’élargissement des surfaces fouillées a permis, ces dernières années, de constater la proportion très élevée des tombes dénuées de tout objet conservé, ne serait-ce qu’une poterie. Parmi les défunts pour lesquels une fosse avait été creusée, nombreux sont ceux qui étaient enterrés sans ou avec très peu d’éléments de costume ou de parure, notamment les incinérés. Des objets supplémentaires n’étaient présents que dans des cas plus rares encore. À ces choix, qui ont agi comme des sortes de filtres entre la réalité des sociétés du passé et les vestiges funéraires effectivement observables aujourd’hui, s’en ajoutent d’autres : le choix ou non d’un marquage durable (caractéristique à double tranchant pour la conservation des tombes), l’érosion naturelle, les destructions humaines et l’effort de recherche (fig. 4).

Fig. 4. Représentation des choix culturels et des facteurs de destruction. Ils agissent comme des sortes de filtres retenant, à chaque niveau, des vestiges funéraires, donc des informations, et réduisent grandement, en conséquence, notre perception de l’organisation des sociétés du passé.
Fig. 4. Représentation des choix culturels et des facteurs de destruction. Ils agissent comme des sortes de filtres retenant, à chaque niveau, des vestiges funéraires, donc des informations, et réduisent grandement, en conséquence, notre perception de l’organisation des sociétés du passé.

Cela rappelle que la pratique de l’enterrement procède d’une volonté de pérennité. Il s’agit de perpétuer un message délivré au travers de la mise en scène des funérailles. Et ce message traduit vraisemblablement une conception de la place du défunt dans sa communauté, mais aussi une conception de la société tout entière. Ces conceptions constituent plus une représentation que l’expression fidèle de la réalité sociale. Les citoyens des pays démocratiques peuvent comprendre aisément cette distinction : ils se conçoivent comme égaux en droit, mais se savent très inégaux aux plans économiques et culturels. Selon les circonstances, les proches des défunts peuvent d’ailleurs privilégier, lors des funérailles, des valeurs très différentes : l’effacement des particularités individuelles ou familiales, afin de réincorporer symboliquement la communauté nationale, unie dans l’adversité (dans les cimetières militaires par exemple), ou bien leur mise en relief, par l’affichage, voire le renforcement, de ce qui les distingue socialement.

Les exemples évoqués plus haut suggèrent des choix de cet ordre ; des choix changeants et différents, d’un temps à un autre et d’une société à une autre, alors même qu’hors du bassin central de la Méditerranée, nous avons affaire à des chefferies. La plupart de ces sociétés semblent, en effet, correspondre à des ensembles politiquement autonomes de quelques milliers à quelques dizaines de milliers de personnes, organisés autour d’un pouvoir central, incarné dans un individu ou un conseil d’anciens. J’ai suggéré récemment51 que ces choix, opérés lors de ce que l’on peut considérer comme des rites de passage funéraires, des rites d’agrégation dont la tombe exprime encore aujourd’hui le statut “idéal” ou symbolique, que sa collectivité ou son groupe confère au mort. Ce processus d’agrégation pouvait prendre des formes différentes, échelonnées entre deux pôles :

  • l’agrégation dans une large communauté des égaux (les écarts sociaux sont alors gommés ou rendus peu perceptibles) ;
  • l’agrégation dans la généalogie mythique d’un groupe dominant ou émergeant, qu’il soit familial, lignager, aristocratique ou économique (les marqueurs d’appartenance au groupe se trouvent alors affichés).

Je tente ici d’être plus précis en croisant deux variables (fig. 5) :

Fig. 5. Représentation schématique des différentes formes que pouvaient prendre les pratiques funéraires conçues comme des rites d’agrégation exprimant le statut “idéal” ou symbolique conféré au défunt par sa collectivité ou son groupe. Dans la tombe seraient affichés deux choix différents qui pourraient constituer les deux dimensions d’un espace de tendances permettant de situer les cas concrets : le premier dirait l’appartenance sociale revendiquée sur un gradient allant d’une fusion complète dans la collectivité à une distinction exclusive dans une catégorie sociale, le second dirait la richesse plus ou moins grande qu’il a paru utile d’ensevelir avec ostentation pour le prestige. Deviennent alors plus apparents, d’une part le fait que des sociétés hiérarchisées aient pu choisir paradoxalement de ramener, après leur décès, leurs élites dans une unité sociétale considérée comme primordiale, d’autre part le fait que l’ostentation funéraire ait été surtout fonction de la légitimité, contestée ou non, des élites au pouvoir.
  1. l’affichage durable de l’appartenance sociale, collective à une extrémité du gradient (lorsque l’unité sociétale est considérée comme primordiale), catégoriel à l’autre (lorsque c’est, au contraire, la distinction sociale qui est mise en avant) ;
  2. l’affichage durable du prestige, variant du moins au plus en fonction de la quantité et de la qualité du dépôt funéraire et de la monumentalité du sépulcre. Quatre grandes tendances logiques apparaissent alors :
  • l’affichage d’une appartenance sociale collective et d’un prestige limité : les élites sociales se trouvent effacées dans la mort, par l’application d’une grande sobriété pour tous. C’est le cas lorsque tous les défunts sont enterrés en l’absence de signes distinctifs autres que l’âge ou le sexe (qui eux-mêmes peuvent d’ailleurs être subvertis par des considérations idéelles, en particulier pour le sexe, concevables en termes de genre, bien que les indices archéologiques d’hommes traités comme des femmes, ou l’inverse, fassent défaut pour l’âge du Bronze européen) ;
  • l’affichage d’une appartenance sociale collective et d’un grand prestige : les élites sociales se trouvent effacées dans la mort, mais ici, en accordant à tous, dans la mort, les mêmes attributs prestigieux. Ce cas théorique ne semble pas avoir connu d’application concrète ;
  • l’affichage d’une appartenance sociale catégorielle et d’un prestige limité : les élites sociales sont incontestées. La division sociale est acceptée. C’est le cas lorsque seule une petite partie des défunts est enterrée et avec des signes distinctifs plutôt discrets ;
  • l’affichage d’une appartenance sociale catégorielle et d’un grand prestige : les élites sociales sont contestées ou en déficit de légitimité. C’est le cas lorsqu’une très petite partie des défunts est enterrée isolément, sur de courtes durées, avec des signes distinctifs très marqués. Logiquement, cette dernière catégorie est susceptible de se surajouter à n’importe laquelle des trois autres, puisqu’elle n’apparaît que de manière exceptionnelle.

Le balayage des connaissances sur la signification sociale des pratiques funéraires durant l’âge du Bronze européen permet de proposer de classer les cimetières du Bronze moyen atlantique, plus précisément de la période d’utilisation des poteries du type de Deverel-Rimbury, dans la première de ces quatre grandes tendances. Pour la deuxième, aucun exemple n’est connu, ni dans l’espace-temps considéré ici, ni ailleurs. C’est plutôt dans la troisième que semblent se classer les petits cimetières du Bronze final nord-alpin, ou encore ceux du début des “âges sombres” de la Grèce (Protogéométrique). La quatrième concerne enfin les tombes dites souvent “princières”, ou bien les tombes pour lesquelles les sources textuelles antiques peuvent laisser penser à des sépulcres de héros. On peut d’ailleurs mettre en question l’existence d’une différence majeure entre les tombes de potentats destinées à instaurer ou restaurer une dynastie fragile et celles de héros, car ces derniers étaient forcément issus de l’aristocratie et leur mort héroïque était évidemment l’occasion de raffermir la cohésion sociale, d’abord au profit des élites au pouvoir. Il convient d’insister sur le fait que l’espace défini par les deux critères d’affichage constitue un espace de tendances. Ainsi, les cas concrets rencontrés au fil de cet article peuvent-ils se placer dans des positions plus médianes. Les exemples du Bronze ancien et peut-être du Bronze final danubien se classeraient près du centre de l’espace proposé, vraisemblablement plutôt du côté d’une affirmation du collectif, c’est-à-dire d’un accent mis sur l’unité sociétale : les cimetières y sont fournis et les tombes, bien que d’inégale richesse, semblent exclure les dépôts funéraires vraiment ostentatoires, alors même que les objets qui auraient pu donner ce caractère existaient bel et bien, mais étaient souvent réunis en de spectaculaires dépôts non funéraires. C’est également près du centre que devraient se situer les tombes du Bronze moyen nord-alpin, mais cette fois plutôt du côté de l’affirmation d’une distinction sociale : les cimetières n’y regroupent souvent qu’un nombre limité de sépulcres, tous étant de richesse assez moyenne et la plupart étant couverts d’un tertre.

Il m’a paru utile de souligner ici que les indices d’écarts socio-économiques marqués ne s’expriment pas toujours dans les vestiges funéraires. Ils peuvent se manifester uniquement au travers d’établissements particuliers, comme dans les Carpates au Bronze ancien, ou en Angleterre au Bronze final, aussi bien que conjointement avec des places centrales fortifiées et de somptueux dépôts non funéraires, comme dans la zone égéenne. Cela signifie que l’absence de pratiques funéraires très contrastées ne préjuge en rien d’une structure sociale égalitaire ou peu différenciée. Dans l’expression des écarts sociaux, les dépôts non funéraires ne paraissent pas, non plus, constituer une alternative aux dépôts funéraires. De très riches dépôts non funéraires ont été installés, en Saxe-Thuringe, au moment où furent construits les spectaculaires tombeaux de Leubingen et Helmsdorf. On note la même coexistence de dépôts funéraires et non funéraires, moins fournis que les précédents, mais composés d’objets en or, dans la zone des tumulus armoricains. On remarque de plus que la richesse des plus riches dépôts funéraires s’avère toute relative en comparaison de nombreux dépôts non funéraires, composés de plusieurs centaines d’objets en bronze (haches, torques et, plus tard, faucilles). Sans doute, la monumentalité du tombeau compense-t-elle cette différence dans les deux cas précités. Il n’en reste pas moins que les différences quantitatives et qualitatives suggèrent des significations et des motivations assez différentes, même si les élites sociales contrôlaient les deux catégories de dépôts.

La plupart des tombes mises en exergue ici, en raison de la richesse de leur dépôt funéraire et, souvent, de leur monumentalité, procédaient vraisemblablement d’une volonté ostentatoire. Il n’est pas indifférent de noter que les plus spectaculaires reposaient à l’écart des cimetières, ce qui marquait, dans l’espace, leur spécificité et même leur caractère exceptionnel. Au sein des cimetières de l’âge du Bronze, on discerne toujours de deux à quatre niveaux de richesse. Ces niveaux s’avèrent plus ou moins accentués, selon les sociétés, mais toujours présents. Se pose alors le problème de la signification précise des tombes isolées, particulièrement ostentatoires. Il pourrait, assez logiquement, s’agir de tombes fondatrices, c’est-à-dire des sépulcres de chefs de famille ou de communautés plus larges. L’isolement et la masse tumulaire semblent, à ce propos, plus déterminants que le dépôt funéraire lui-même. Ce dernier dépendait probablement, en effet, du choix – rituel et plus ou moins aléatoire – des objets déposés, surtout lorsque s’était interposée l’étape supplémentaire du passage sur le bûcher. Dans tous les cas, mais dans celui de l’incinération plus spécialement, le dépôt funéraire ne constitue qu’un reflet partiel de la cérémonie dans son ensemble et des pratiques funéraires en général et, par conséquent, de l’organisation sociétale globale.

Plus généralement, la grande variabilité des dépôts funéraires suggère la légèreté des règles rituelles, surtout pour les sépulcres les plus ostentatoires. Par conséquent, rien n’assure que ce qui fut déposé dans la tombe soit représentatif de ce qui fut dépensé et détruit pour les funérailles, a fortiori représentatif du statut de l’individu enterré. Ce que reflète la grande variabilité des pratiques funéraires de ces sociétés, dont pourtant la plupart étaient des sortes de chefferies, donc des organisations sociales nettement inégalitaires, est probablement plus compliqué : un mélange d’appartenance sociale revendiquée et d’ambiance politique plus ou moins troublée. Ces indices n’en sont que plus intéressants, puisqu’ils contribuent à lever le voile sur des aspects souvent estimés hors de portée des archéologues. À condition, toutefois, de replacer les pratiques funéraires dans le contexte de l’ensemble des connaissances disponibles sur une société donnée et de les envisager dans la perspective de la longue durée et d’un espace très large.


Bibliographie

Barrett, J. C. et Bradley, R. (1980) : Settlement and society in the British later Bronze Age, BAR British Series 83, Oxford.

Bertemes, F. (1989) : Das Frühbronzezeitliche Gräberfeld von Gemeinlebarn, Kulturhistorische und Paläometallurgische Studien, Saarbrücker Beiträge zur Altertumskunde 45, Bonn.

Bradley, R. (1984) : The Social foundations of prehistoric Britain: themes and variations in the archaeology of power, Longman archaeology series VIII, Londres.

Bradley, R. (1990) : The Passage of arms: an archaeological analysis of prehistoric hoards, Cambridge.

Breddin, R. (1969) : “Der Aunjetitzer Bronzehortfund von Bresinchen, Kr. Guben”, in : Veröffentlische des Museums für Ur- und Frühgeschichte Postdam 5, 15‑56.

Briard, J. (1984) : Les tumulus d’Armorique, Paris.

Brun, P. (1996) : “Représentations symboliques, lieux de culte et dépôts votifs dans l’est de la France au Bronze final et au 1er âge du Fer”, in : Archaologische Forschungen zum Kultgeschehen in der jüngeren Bronzezeit und frühen Eisenzeit Alteuropas, Actes du colloque de Regensburg, octobre 1993, Bonn, 183‑201.

Brun, P. (1998a) : Fragments d’une protohistoire de la division sociale en Europe, Habilitation à diriger des recherches (HDR), Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Brun, P. (1998b) : “Le complexe culturel atlantique : entre le cristal et la fumée”, in : Oliveira Jorge, S. ed. : Existe uma idade do Bronze atlantico, Lisbonne, 40‑51.

Brun, P. (2004) : “Réflexion sur la polysémie des pratiques funéraires protohistoriques en Europe”, in : Baray, L., éd. : Archéologie des pratiques funéraires. Approches critiques, Actes de la table ronde, Glux-en-Glenne, 7-10 juin 2001, Glux-en-Glenne, 55‑64.

Burgess, C. (1980) : The Age of Stonehenge, Londres.

Burgess, C. (1988) : “Britain at the time of the Rhine-Swiss Group”, in : Brun, P., Mordant, C., dir.  : Le Groupe Rhin-Suisse-France Orientale et la notion de Civilisation des Champs d’Urnes : actes du Colloque international de Nemours, mars 1986, Nemours, 559‑574.

Burgess, C. et Coombs, D. (1979) : Bronze age hoards : some finds old and new, British Archaeological Reports (BAR British Series) 67, Oxford.

Cardarelli, A. (1992) : “Le Età dei metalli nell’Italia settentrionale”, Italia preistorica, 366‑419.

Coles, J. M. et Harding, A. F. (1979) : The Bronze age in Europe, Londres.

Dietz, S. (1984) : “Kontinuität und Kulturwende in der Argolis von 2000-700 v. Chr.”, Kleine Schriften aus dem vorgeschichtlichen Seminar Marburg-17, 23‑52.

Earle, T. (1991) : “The Evolution of chiefdoms”, in : Earle, T. ed. : Chiefdoms: power, economy, and ideology, Cambridge, 1‑15.

Ellison, A. (1980) : “Deverel-Rimbury urn cemeteries: the evidence for social organisation”, in : Barrett, J.C., Bradley, R., éd. : Settlement and society in the British later Bronze Age, Bristish Archaeological Reports 83, Oxford, 115‑126.

Fleming, A. (1971) : “Territorial patterns in Bronze Age Wessex”, Proceedings of the Prehistoric Society, 37-1, 138‑166.

Gimbutas, M. (1965) : Bronze Age Cultures in Central and Eastern Europe, La Haye.

Gras, M., Rouillard, P. et Teixidor, J. (1989) : L’univers phénicien, Paris.

#Hänsel, B. (1982) : “Südosteuropa zwischen 1600 und 1000 v. Chr.”, Prähistorische Archäologie in Südosteuropa, 1, 1-38.

Jensen, J. (1982) : The Prehistory of Denmark, Londres.

Kilian-Dirlmeier, J. (1982) : “Beobachtungen zu den Schachtgräbern von Mykenai und zu den Schmuckbeigaben mykenischer Männergräber – Untersuchungen zur Sozialstruktur in späthelladischer Zeit”, Jahrbuch des römisch-germanischen Zentralmuseums Mainz, 33, 159‑198.

Koenig, M.-P., Lambert, G., Piningre, J.-F. et Plouin, S. (1989) : “La Civilisation des tumulus en Alsace et le groupe de Haguenau : aspects chronologiques et culturels”, in : Dynamique du Bronze moyen en Europe occidentale, 193‑218.

Kristiansen, K. (1978) : “The consumption of wealth in Bronze Age Denmark. A study in the dynamics of economic processes in tribe societies”, in : Kristiansen, K., Paludan-Muller, C., éd. : New directions of economic processes in tribe societies, Copenhague, 158‑191.

Kristiansen, K. (1987a) : “Center and periphery in Bronze Age Scandinavia”, in : Rowlands, M.J., Larsen, M.T., Kristiansen, K., éd. : Center and periphery in ancient word systems, Cambridge, 74‑86.

Kristiansen, K. (1987b) : “From stone to bronze: the evolution of social complexity in northern Europe, 2300-1200 B.C.”, in : Brumfield, E., Earle, T., éd. : Specialization, exchange and complex society, Cambridge, 30‑51.

Kytlicová, O. (1988) : “K sociální struktuře kultury popelnicových poli – Zur sozialen Struktur der Umenfelderkultur”, Památky archeologické, 79, 342‑389.

Lichardus, J. et Vladar, J. (1996) : “Karpatenbecken – Sintasta – Mykene : ein Beitrag zur Definition der Bronzezeit als historischer Epoche”, Slovenskà Archeologia, XLIV, 25‑93.

Limido, C. (1978) : “La Necropoli terramaricola di Casinalbo (Modena)”, Annali Benacensi, 4, 197‑219.

#Morris, I. (1987) : Burial and Ancient Society. The Rise of the Greek City-state, Cambridge.

Mozsolics, A. (1967) : Bronzefunde des Karpatenbeckens. Depotfundhorizont von Hajdusamson und Kosziderpadlas, Budapest.

Neugebauer, J. W. (1994) : “Bronzezeit in Ostösterreich”, in : Wissenschaftliche Schriftenreihe Niederösterreich, St Pölten-Vienna, 98‑101.

Pini, J. (1968) : Beiträge zur minoischen Gräberkunde, Wiesbaden.

Pirling, R., Wels-Weyrauch, U. et Zürn, H. (1980) : Die mittlere Bronzezeit auf der Schwäbischen Alb. Munich. III, Prähistorische Bronzefunde XX.

Pleinerova, I. (1965) : “Neue Aunjetitzer Funde aus nordwest Böhmen und ihre Beziehungen zur Umwelt”, Berliner Jahrbuch für Vor- und Frühgeschichte, 5, 93‑102.

Ransborg, K. (1974) : “Social stratification in early Bronze age Denmark: a study in the regulation of cultural systems”, Praehistorische Zeitschrift, 49-1, 38‑61.

Renfrew, C. (1973) : “Monuments, mobilization and social organization in Neolithic Wessex”, in : Renfrew, C., éd. : The explanation of culture change : models in Prehistory, Londres, 539‑558.

Richter, I. (1970) : Der Arm– und Beinschmuck der Bronze– und Urnenfelderzeit in Hessen und Rheinhessen. III, Prähistorische Bronzefunde XX, Munich.

Ruiz-Gálvez Priego, M. et Galán Domingo, E. (1991) : “Las estelas del suroeste como hitos de vias ganaderas y rutas comerciales”, Trabajos de Prehistoria, 48, 257‑273.

Säflund, G. (1939) : Le Terramare delle provincie di Modena, Reggio Emilia, Parma, Piacenza, Acta Instituti Romani Regni Sueciae VII.

Schauer, P. (1985) : “Spuren orientalischen und ägäischen Einflusses im bronzezeitlichen Nordischen Kreis”, Jahrbuch des Römisch-Germanischen Zentralmuseums, 32, 123‑195.

Shennan, S. (1986) : “Central Europe in the third millenium BC. An evolutionary trajectory for the beginning of the European Bronze Age”, Journal of Anthropological Archaeology, 5, 115‑146.

Spindler, K. et Ferreira, O. V. (1973) : “Der spätbronzezeitliche Kupperbau von der Roça do Casal do Meio in Portugal”, Madrider Mitteilungen, 14, 60‑108.

Strahm, C. (1995) : “Le Bronze ancien : le début de l’âge des métaux”, in : Les débuts de l’âge du Bronze entre Rhône et Aar, Bienne, 1‑14.

Thrane, H. (1984) : Lusehøj ved Voldtofte – en sydvestfynsk storhøj fra yngre Broncealder, Fynske studier XIII, Odense.

Vladar, J. (1981) : “Zur Problematik osteuropäischer und südöstlicher Einflüsse in der Kulturentwicklung der älteren Bronzezeit im Gebiet der Slowakei”, Slovenska archeologia, 29, 217‑233.

Wels-Weyrauch, U. (1978) : Die Anhänger und Halsringe in Südwestdeutschland und Nordbayern. III, Prähistorische Bronzefunde XX, Munich.

Notes

  1. Morris 1987.
  2. Encore n’est-il question ici que du vrai bronze à l’étain. Il va de soi que faire commencer l’âge du Bronze lors de l’apparition de l’alliage volontaire du cuivre et de l’arsenic, comme le font nos collègues d’Europe sud-orientale, n’est guère pertinent pour sanctionner une importante rupture structurelle, car cette amélioration technique demeure très limitée et sans grandes conséquences pour les sociétés utilisatrices. Cet emploi d’un critère différent pour un vocabulaire identique complique, de surcroît, inutilement les essais de synthèse à l’échelle continentale.
  3. Brun 1998a.
  4. Pini 1968.
  5. Dietz 1984.
  6. Kilian-Dirlmeier 1982.
  7. Kilian-Dirlmeier 1982.
  8. Säflund 1939.
  9. Cardarelli 1992.
  10. Limido 1978.
  11. Spindler & Ferreira 1973.
  12. Ruiz-Gálvez Priego & Galán Domingo 1991.
  13. Gras et al. 1989.
  14. Mozsolics 1967.
  15. Lichardus & Vladar 1996.
  16. Vladar 1981.
  17. Hänsel 1982.
  18. Bertemes 1989.
  19. Bertemes 1989 ; Neugebauer 1994.
  20. Strahm 1995.
  21. Gimbutas 1965.
  22. Gimbutas 1965.
  23. Pleinerova 1965.
  24. Shennan 1986.
  25. Breddin 1969.
  26. Pirling et al. 1980.
  27. Koenig et al. 1989.
  28. Brun 1996.
  29. Richter 1970 ; Wels-Weyrauch 1978.
  30. Kytlicová 1988.
  31. Bertemes 1989.
  32. Coles & Harding 1979.
  33. Jensen 1982.
  34. Kristiansen 1978.
  35. Kristiansen 1987b ; Ransborg 1974.
  36. Kristiansen 1987a ; Schauer 1985.
  37. Jensen 1982 ; Thrane 1984.
  38. Thrane 1984.
  39. Bradley 1984 ; Burgess 1980.
  40. Earle 1991.
  41. Burgess 1980.
  42. Fleming 1971.
  43. Renfrew 1973.
  44. Briard 1984.
  45. Brun 1998b.
  46. Barrett & Bradley 1980.
  47. Ellison 1980.
  48. Burgess 1988.
  49. Barrett & Bradley 1980.
  50. Bradley 1990 ; Burgess & Coombs 1979.
  51. Brun 2004.
Rechercher
Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356134585
ISBN html : 978-2-35613-458-5
ISBN pdf : 978-2-35613-460-8
Volume : 5
ISSN : 2827-1912
Posté le 22/12/2025
21 p.
Code CLIL : 4117; 3122;
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Brun, Patrice, “Les pratiques funéraires de l’âge du Bronze en Europe : quel reflet sociologique ?”, in : Brun, Patrice, Comprendre l’évolution sociale sur le temps long, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 5, 2025, 115-136, [URL] https://una-editions.fr/les-pratiques-funeraires-de-l-age-du-bronze-en-europe
Illustration de couverture • Première : Nebra Sky Disc, bronze and gold, ca. 3600 years before present; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták ;
Quatrième : The Nebra hoard with Sky Disc, swords, axes, chisel and arm spirals; © LDA Sachsen-Anhalt, photo Juraj Lipták
Retour en haut