Brun, P. (2011) : “Les territoires en Europe pendant les âges du Bronze et du Fer.”, in : Kourtessi-Philippakis, G., Treuil, R., dir. : Archéologie du territoire, de l’Égée au Sahara, Paris, 213-230.
Cette synthèse théorique et méthodologique des problématiques territoriales continuait d’avancer dans l’approche multiscalaire, trop rare encore dans le domaine archéologique. Je soulignais le fait essentiel qu’une société se comporte comme tout système physique, c’est-à-dire obéissant au second principe de la thermodynamique. Elle évolue toujours vers un état d’entropie, donc de désordre, maximale. Pour survivre et se reproduire, elle se trouvait donc déjà tentée de consommer toujours plus d’énergie.
This theoretical and methodological synthesis of territorial issues continued to proceed in the multiscalar approach that is still all too rare in archaeology. I underlined the essential fact that a society behaves like any physical system, i.e. in accordance with the second principle of thermodynamics. It always evolves towards a state of maximum entropy, and thus, disorder. To survive and reproduce, it was already tempted to consume ever more energy.
L’archéologie, comme d’autres sciences humaines, tente de saisir les modalités d’organisation des sociétés, notamment à travers la façon dont elles ont occupé l’espace. Dans cette perspective, la notion de territoire occupe une position privilégiée. Celle-ci possède une longue histoire et revêt, dans le langage courant, des significations variées. Une dizaine de définitions différentes ont été répertoriées dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés1. Sans entrer dans une longue discussion, je précise que j’utiliserai ici le terme de territoire dans son sens le plus ancien, pour désigner un espace contrôlé et délimité.
Après avoir passé en revue les principaux outils méthodologiques mis au point par des agronomes, des géographes et des économistes pour analyser l’organisation spatiale des activités humaines, je décrirai trois grands types de territoires. Il s’agit de territoires non exclusifs. De taille différente, ils sont susceptibles de s’emboîter, les plus petits s’intégrant dans des territoires plus vastes. Je soulignerai, pour finir, le rôle de plus en plus crucial que la saisie des territoires est appelée à jouer dans la caractérisation des sociétés et, par conséquent, dans la compréhension des changements sociaux.
Une boîte à outils diversifiée
Pour appréhender les modalités d’organisation territoriale des sociétés protohistoriques, la boîte à outils utilisée a été, très logiquement, empruntée à la géographie. La géographie traditionnelle s’était fixé pour tâche d’étudier les rapports de l’homme et du milieu naturel. Une amorce de changement s’est manifestée dans les années 1930. Walter Christaller est parvenu à expliquer la régularité de la disposition des villes du sud de l’Allemagne et leur organisation en réseaux hiérarchisés par l’analyse des déplacements d’hommes et de marchandises2. Il jetait ainsi les bases d’une théorie des lieux centraux qui prouvait que le principe de l’ordre spatial n’est pas à rechercher seulement dans les rapports de l’homme et du milieu. Cette théorie, qui a secoué la géographie humaine traditionnelle en restituant un rôle essentiel aux phénomènes économiques et sociaux, a été utilisée par quelques archéologues à partir des années 1970.
Christaller n’était pas apparu dans un désert intellectuel. Il s’inscrivait dans une lignée d’économistes spatiaux allemands : Johann Heinrich von Thünen3, Alfred Weber4 et son contemporain August Lösch5. En Allemagne et en France, le milieu des géographes n’était pas prêt à recevoir les nouveautés conceptuelles de W. Christaller et A. Lösch, probablement parce que trop conservateur et conventionnel. Le relais fut assuré par la Suède, la Grande-Bretagne et les États-Unis. L’introduction de ces concepts a engendré un renouveau que l’Américain Peter Gould a appelé la New Geography6. Cette géographie nouvelle essayait de comprendre la distribution complexe des choses sur la terre, avec l’homme comme centre d’intérêt ; il se déplace, il produit et il reçoit des biens et des informations, bref il organise l’espace.
Cette organisation de l’espace doit, bien entendu, tenir compte de contraintes écologiques. Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que le rendement de la pyramide écologique est globalement faible. En Europe tempérée humide, il faut environ un hectare pour nourrir une personne en végétaux. Contrainte supplémentaire, une personne a besoin de 10 à 15 litres d’eau par jour pour la boisson, la toilette, la préparation culinaire et le nettoyage de son équipement. Si le régime alimentaire est à base de produits animaux – ce qui correspond à un échelon supplémentaire dans la pyramide écologique –, la surface nécessaire augmente nettement : il faut 5 à 10 hectares par habitant. Une profonde modification se produit avec l’adoption d’une économie agropastorale. La surface par habitant peut être réduite, mais un nouveau problème se pose : l’appauvrissement du sol. On peut accélérer le processus de régénération par la jachère, par l’association de l’élevage à la culture ou par l’emploi d’engrais, mais cela exige davantage de travail. De plus, si les transports sont malaisés, la plupart des produits – surtout alimentaires – doivent être consommés là où ils sont obtenus.
Au total, il s’avère que les ressources sont rares, bien que tous les convoitent. Cela engendre des tendances contradictoires au sein de chaque société :
- Centrifuges : des tendances à la dispersion, par goût pour la tranquillité ou par souci de limiter l’encombrement, la pollution, les épidémies, les tensions sociales, etc. ;
- Centripètes : des tendances au rassemblement, pour obtenir des informations, assurer la reproduction, enrichir la vie économique, intellectuelle, ludique et affective.
Pour résumer, l’ordre spatial dépend à la fois du niveau technique, de l’organisation sociale et des caractéristiques du milieu.
Les premiers modèles généraux ont été décriés. On a critiqué, à juste titre, le caractère simplificateur de leurs postulats :
- l’espace conçu comme un plan homogène et uniforme : la fameuse et trop abstraite “plaine de transport” ;
- la vie économique conçue comme le fait d’agents rationnels, bien informés et où les décisions seraient ajustées par le jeu du marché ou par celui de la circulation planifiée des revenus.
Ces défauts ne les condamnent pas pour autant ; des techniques mathématiques de pondération sont maintenant au point. En fait, ils siéent même tout particulièrement aux économies traditionnelles, où les coûts de transport sont élevés.
Les territoires locaux ou finages
Il est commode d’envisager successivement des territoires de taille croissante. Nous commencerons donc par l’espace contrôlé d’un établissement. Un modèle intéressant est celui de von Thünen7 : le territoire d’une ville tend à s’organiser en trois auréoles concentriques, en fonction des frais d’acheminement des récoltes. Dans la première auréole, qui entoure la place du marché, on produit les fruits, les légumes et les produits laitiers qui se conservent peu et supportent mal de longs transports non réfrigérés. À l’intérieur d’une deuxième auréole sont cultivées les céréales. La troisième auréole est celle des prairies, où l’on élève les ovins et les bovins pour la viande, qui peut être transportée sur pied. Notons que ce modèle est basé sur les activités primaires.
L’étude d’un site archéologique dans son environnement propre s’inspire des propositions de von Thünen. Elle s’effectue par l’analyse de l’aire d’approvisionnement dont les limites sont fonction de la croissance du coût et de la difficulté d’exploitation. Au-delà d’une certaine distance, la rentabilité chute. Le territoire communautaire le plus fréquent est celui dont on peut atteindre les limites en une heure de marche à pied, soit cinq kilomètres en terrain plat8. Pour des agriculteurs, la rentabilité tombe même très vite au-delà d’un kilomètre de distance9. Pour des territoires de plus grande taille, le problème principal est aussi d’en assurer une gestion efficace. Cela revient logiquement à répartir des surfaces entre des centres concurrents. Du point de vue de la distance au centre et de la longueur du périmètre, le territoire circulaire est le plus économique. Mais si l’on essaie de paver une surface avec des cercles, il reste des surfaces inutilisées. Il faut donc des territoires polygonaux et le polygone le plus simple, qui conserve au mieux les avantages du cercle, est l’hexagone. Ainsi, tenant des centres équivalents, on peut déterminer leur territoire théorique respectif10. Comme pour tout modèle, l’information la plus intéressante pourra provenir des exceptions, par exemple dans le cas d’une organisation spatiale dépourvue de centre ou dotée de plusieurs lieux centraux du point de vue fonctionnel, dans celui d’une erreur commise par le chercheur lors de la hiérarchisation des centres – cas de loin le plus fréquent – ou dans celui d’un centre restant à découvrir.
Tandis que nous attendions, pour les populations sédentarisées depuis l’époque néolithique, les vestiges de l’association traditionnelle du village et de son cimetière, nous avons peu à peu constaté que la grande majorité des établissements antérieurs à la période romaine se composait d’une poignée de fosses, de quelques trous de poteau, suggérant rarement des bâtiments de plus de quatre poteaux porteurs, et de tombes, isolées ou en très petits groupes. Le long des grandes rivières, très rares étaient les espaces vides de vestiges archéologiques. Pour certaines périodes, que nous savons avoir duré un siècle ou deux, plusieurs sites pouvaient même souvent coexister, distants de quelques centaines de mètres seulement. Ces résultats invalidaient nos conceptions initiales, mais n’offraient pas une image suffisamment précise pour leur substituer d’autres modèles d’interprétation. La compréhension est venue de l’étranger, en particulier du Royaume-Uni11, des Pays-Bas12 et de l’Allemagne rhénane13, où des fouilles avaient pu être conduites sur de grandes surfaces et, de manière répétée au fil des ans, sur des zones finissant par se juxtaposer. Quelques secteurs moins érodés que d’autres avaient permis d’observer l’ancrage au sol de bâtiments complets et l’ensemble des fosses qui les accompagnaient. Il était clair que les chaumières en question n’avaient pas fait l’objet de grosses réparations, notamment de remplacements des poteaux porteurs. Sachant que des bâtiments de ce type ne peuvent durer que 20 à 50 ans sous nos climats tempérés humides, nous avons alors compris que les établissements, en général petits, ne duraient pas plus longtemps, c’est-à-dire, en gros, la durée de vie adulte du paysan. Ces fermes ou ces petits hameaux avaient, par conséquent, été abandonnés et reconstruits un peu plus loin, mais vraisemblablement sur le même terroir, probablement par une nouvelle génération.
Pour le Bassin parisien, nous avons pu ainsi imaginer14 un mode d’occupation de l’espace analogue à celui que les chercheurs britanniques avaient révélé en Angleterre15 : des établissements agricoles dispersés dans un paysage souvent divisé en parcelles de champs et composés d’un à cinq bâtiments. Chaque site d’habitat n’abritait que 5 à 20 personnes ; rares étaient ceux qui dépassaient une population de 50 habitants. Plusieurs exemplaires de fermes de la fin de l’âge du Bronze avaient été mis en évidence dans le Bassin de Neuwied16 et dans la vallée du Merzbach17. La ferme se composait le plus souvent d’un à trois bâtiments rectangulaires, de quelques greniers, parfois d’ateliers excavés ou de caves, de fosses de conservation du grain et d’extraction de sédiments (fig. 1). La maison présentait généralement une seule nef (espace longitudinal entre deux rangées de poteaux), chaque paroi comportant quatre à cinq poteaux plantés. Elle mesurait sept à huit mètres de long sur quatre de large, ce qui ne permettait d’abriter qu’une famille nucléaire ou étendue de deux ou trois couples avec leurs enfants. Ce type d’établissement devait être le plus commun. Des observations analogues et des comparaisons avec les mêmes résultats étrangers suggéraient, parallèlement, les mêmes conclusions pour la Lorraine18. La multiplication de fouilles de très grandes surfaces, qui donnaient enfin la possibilité d’appréhender des établissements sur l’ensemble de leur emprise spatiale, a fourni la preuve que les petites unités avaient été très largement majoritaires, dès l’adoption d’une économie de production, c’est-à- dire dès le Néolithique. Ces petites unités étaient principalement tournées vers les activités d’une agriculture mixte, associant le travail de la terre et l’élevage des bovins, des porcins et des ovins ou caprins. Il s’agissait bien, par conséquent, de véritables fermes. Celles-ci exploitaient un terroir, ou mieux un finage, composé des terres dévolues aux activités agropastorales, et des espaces plus sauvages, mais indispensables pour se livrer à une chasse, une pêche et une cueillette d’appoint, pour se procurer en particulier le bois de chauffage et de construction. Il s’agit des territoires élémentaires que nous commençons à être en mesure de reconnaître.

Les territoires supra-locaux
Le modèle de Lösch19 et Christaller20 mettait en évidence le principe selon lequel il existe, pour chaque service, une portée limite au-delà de laquelle les frais de déplacement sont tels que le prix total du produit devient prohibitif pour le client et que la demande finit par s’annuler. Lösch en a établi la géométrie et Christaller a opéré des distinctions selon les catégories de service. Ils ont utilisé la méthode des polygones que Thiessen, un chercheur en géographie physique, avait imaginée, au début du XXe s., pour calculer les précipitations moyennes sur les bassins versants. Ce modèle est basé sur les activités tertiaires.
Les unités politiques régionales du type de la chefferie simple
La documentation de l’âge du Bronze ne nous permet pas, sauf exceptions, de repérer des échanges matrimoniaux. Très répandue, la pratique de l’incinération entraîne la destruction ou la disparition des éléments du costume, principal médium d’expression de l’identité collective (à travers les types et la position des objets de parure). Cependant, de tels échanges existaient nécessairement au niveau local. Un groupe résidentiel, qui occupait un territoire d’environ 5 km de rayon21, faisait obligatoirement partie d’un pool génétique de 200 à 400 personnes22, c’est-à-dire d’une zone d’échanges préférentiels qui devait comprendre plusieurs petits territoires contigus. Ces réseaux locaux, cimentés par des relations familiales, exprimaient une homogénéité stylistique d’autant plus forte que c’étaient probablement les femmes qui modelaient et décoraient la céramique et tissaient les vêtements. Il semble qu’un niveau d’intégration politique supralocal, avec la mise en place d’unités politiques régionales du type de la chefferie, selon la typologie sociale de Johnson et Earle23, se soit imposé dans la quasi-totalité du continent européen. Ces unités mesuraient en moyenne 25 km de rayon, une dimension qui laissait au chef la possibilité d’intervenir, dans la journée, en n’importe quel point de son territoire.
Il est probable que des liens matrimoniaux à plus longue distance étaient entretenus par les élites afin de conforter le réseau d’alliances qui leur était indispensable pour se procurer les biens de prestige nécessaires à leur reproduction sociale. Bien que moins serré, ce type de réseau devait rester partiellement basé sur les relations familiales. L’échange de biens exotiques était probablement contrôlé par ces élites, selon les principes de l’économie des biens de prestige. Cette forme de transfert des biens “survalorisés” représentait aussi un principe de distribution des statuts sociaux. Les flux de biens de prestige et la capacité de les monopoliser produisaient une hiérarchisation des leaders de communautés. Pendant l’âge du Bronze, des réseaux d’alliance tendaient visiblement à s’organiser de façon centralisée, voire hiérarchisée. L’écart moyen assez régulier d’une douzaine de kilomètres séparant les tombes riches du Bronze ancien armoricain suggère l’existence d’un niveau d’intégration politique supralocal24.
L’abondance des données disponibles sur les tumulus armoricains permet d’esquisser d’intéressantes perspectives sociologiques, malgré les réserves d’usage à faire concernant des observations et des fouilles anciennes pour la plupart. Ces documents ont été réunis et étudiés en détail dans quelques travaux où j’ai puisé25. Ces tumulus se composent de deux séries, dont il n’est pas sûr qu’elles se soient succédé : les tumulus à pointes de flèche et les autres, qui contenaient souvent un vase en terre cuite26. Pour cette raison, ces deux séries, habituellement disjointes depuis leur formalisation, seront traitées ici conjointement. Parmi ces tumulus, huit sortent nettement du lot par leur volume supérieur à 3500 m3 ; à titre de comparaison, sept dépassent celui, célèbre entre tous, de Leubingen qui n’atteint que 4178 m3 et le plus gros, Plonéour-Lanvern “Kerhué Bras”, mesure 8300 m3, avec 60 m de diamètre et 6 m de haut. La richesse de ces tombes se révèle impressionnante dans plusieurs cas : superbes pointes de flèche en silex, poignards qui peuvent être au nombre de huit, certains ayant un manche parsemé de petits clous en or et se trouvant rangés dans un coffret en bois, haches en bronze, jusqu’à quatre, parures en ambre, jadéite, or, argent ou bronze et, dans deux cas, vase en argent. Il n’est pas indifférent de noter la présence d’une meule dans deux des tombes les plus riches : Pleudaniel “Mouden Bras” et Guidel.
Pour classer les monuments sur une échelle d’importance, c’est le critère du volume qui a été adopté, plutôt que celui de la richesse du mobilier funéraire, afin de mettre l’accent sur la capacité de mobilisation de main-d’œuvre et sur la volonté d’inscrire le monument dans l’histoire de la communauté. Notons l’absence de corrélation entre le rang volumétrique des tertres et la richesse de la tombe proprement dite. Ces deux dimensions reflètent probablement des logiques sensiblement différentes : pérennité du pouvoir et du souvenir dans un cas, stratégie ostentatoire dans l’autre.
La distribution spatiale des tertres montre, à l’échelle de l’Armorique, deux cas de figure (fig. 2, B) : des tumulus groupés (dans le Trégor, les monts d’Arrée et le Léon au nord, dans la Cornouaille au sud) et des tumulus plus isolés (ailleurs). À l’échelle des zones denses, une certaine régularité apparaît, les distances s’échelonnant entre 5 et 18 km, la moyenne étant de 10 km. Cette dimension suggère un module territorial de 5 km de rayon pour la communauté de base. À l’échelle régionale, la distribution des groupes de tumulus et des exemplaires isolés montre aussi une certaine régularité. La localisation des tertres les plus gros et des tertres inférieurs à 1000 m3, mais couvrant une tombe riche, confirme cette tendance. La distance entre ces pôles supralocaux supposés est de 25 km en moyenne. Cela évoque des entités politiques centralisées de 12,5 km de rayon pour la plupart, ce qui est assez comparable avec les chefferies de 15 à 20 km de rayon proposées pour le Wessex durant la même période27. C’est toutefois moitié moins grand que les chefferies simples répertoriées dans la littérature ethnographique par Johnson et Earle28.
Il est intéressant de noter que la distribution des centres du Bronze ancien est “annoncée”, en quelque sorte, par la répartition des sites qui ont livré de la céramique campaniforme, dont on peut penser qu’elle signale l’intégration de ces établissements dans des réseaux d’échange à longue distance29 (fig. 2, A). Cela suggère une filiation qui s’exprime aussi par l’équipement des élites : flèches, poignard, brassard d’archer, hache. Ces probables territoires expriment par leur pérennité une tendance vers une transmission héréditaire du pouvoir. À Kersaint-Plabennec, d’ailleurs, la tombe d’un jeune enfant porteur d’un poignard, signalée par un tertre de 2000 m3, en constitue un indice supplémentaire. D’autre part, il n’est pas indifférent de constater que les tumulus montrent une densité plus élevée qu’ailleurs dans les secteurs riches en métaux : cuivre près de Huelgoat (Berrien), dans les monts d’Arrée, étain autour de Saint-Renan (Plabennec) dans le nord-ouest du massif. C’est aussi là que se situent les plus riches et les plus volumineux.

Pour résumer, un système de chefferies contiguës semble se développer, en Armorique, sur près de 22000 km2, à partir d’un réseau d’échanges à longue distance de biens de prestige. Il s’agit de formations politiques mesurant en moyenne 625 km2, placées sous le pouvoir d’un chef et composées de communautés locales dominées chacune par un leader. L’existence de deux niveaux d’intégration est une caractéristique récurrente des chefferies simples30. Les biens les plus exotiques – objets en argent et en ambre – sont fréquemment associés aux mobiliers les plus diversifiés, mais aussi aux produits en bronze les plus abondants, les poignards, en particulier, qui supposent une grande maîtrise technique. Nous pouvons penser que les objets en bronze circulaient par le canal des échanges cérémoniels entre les élites sociales. La présence de ces armes, symboles de prestige et de pouvoir, dans les tombeaux plus modestes dispersés sur certains territoires, peut être interprétée comme le résultat d’une redistribution faite par le chef aux leaders de communautés locales, qu’il met ainsi sous sa dépendance. Ceux-ci adoptent une partie des insignes de leur supérieur et l’imitent jusque dans la façon dont il est enterré.
Si nous admettons que notre échantillon de tombes est représentatif de la réalité passée, nous pouvons retenir un développement plus rapide du processus le long des principaux axes de communication, côtes maritimes et rivières, ce qui induit la primauté du contrôle des échanges à longue distance parmi les causes du phénomène. Le fait que chaque leader de communauté locale se trouve connecté au réseau “international” assure une grande ouverture de cette société aux nouveautés importées. Le réseau pouvait procéder de contacts de proche en proche, de chef en chef, puis de chef en leader, ou bien de transmissions médiates, soit par des épouses originaires d’autres zones, soit par des artisans itinérants et par des conteurs plus ou moins spécialisés. Les biens transmis pouvaient être matériels, matières premières et produits finis à forte charge symbolique, mais aussi immatériels : informations techniques, mais aussi idéologiques (légendes, mythes, mots, connaissances par exemple). Certains éléments étaient sans doute monopolisés par les élites qui, selon leur niveau hiérarchique, les utilisaient dans leur stratégie de distinction. Cependant, les autres éléments atteignaient inévitablement le peuple. Cette acculturation devait être d’autant plus active que les biens exotiques étaient valorisés par les leaders. De plus, l’imitation des élites poussait probablement ces derniers à renouveler de manière concomitante leurs insignes statutaires, afin de maintenir leur distinction, conformément au mécanisme bien étudié par P. Bourdieu31 dans les rapports entre les classes sociales modernes.
Un tel mode de fonctionnement, où les échanges lointains jouent un rôle nécessaire, suppose toutefois la préexistence d’une hiérarchie dont la base est locale. Il n’est pas indifférent de noter, à cet égard, que les élites paraissent entretenir des liens étroits avec l’économie locale : les ressources métalliques, bien sûr, lorsqu’elles existent, mais aussi agricoles, comme le suggèrent les meules présentes dans deux sépulcres privilégiés. Enfin, la superposition relativement étroite des centres de pouvoir, depuis le milieu du IIIe mill. jusqu’au milieu du IIe s. a.C., plaide pour une durée de fonctionnement des réseaux “internationaux” largement suffisante pour que la totalité de la société soit affectée par une homogénéisation qui ne touche, dans un premier temps, que les élites.
Les unités politiques régionales du type de la chefferie complexe
Des espaces plus vastes ne semblent pas avoir constitué des territoires politiquement autonomes avant le Hallstatt D2-3 (530-475 a.C. environ). Nous venons de voir que la distance impose des relais pour le transport et des collaborateurs locaux, afin de drainer les produits étrangers demandés. Ces vastes systèmes d’échange peuvent offrir aux collaborateurs indigènes, qui dans le contexte protohistorique ne pouvaient être que des chefs de communauté, les moyens d’élargir leur pouvoir. Animé par les comptoirs grecs du bassin occidental de la Méditerranée et par les cités étrusques, le trafic a vraisemblablement atteint, aux VIe et Ve s. a.C., une régularité et un volume tels que certaines dynasties celtiques ont pu prendre un avantage décisif et relativement durable dans les compétitions de dons de biens de prestige. Elles ont ainsi pu élargir leur pouvoir territorial sur un rayon de 50 km en moyenne, en coiffant quelques chefferies auparavant équivalentes.
Dès 1969, Wolfgang Kimmig avait proposé, pour des sites qu’il avait nommés Adelssitze, c’est-à-dire résidences aristocratiques ou nobiliaires, quatre critères : 1) présence d’une acropole fortifiée, d’un faubourg et de quartiers artisanaux, 2) présence de biens importés et d’imitations locales, 3) proximité de tombes riches, 4) localisation sur un important carrefour de voies, notamment fluviales. Le site de la Heuneburg étant le seul à avoir été fouillé suffisamment, le premier critère reste bien entendu invérifiable. Kimmig lui-même en était bien conscient. Il ne retenait d’ailleurs plus que trois critères dans ses écrits plus récents32 : 1) position sur une voie naturelle principale ; 2) présence de tombes princières à proximité immédiate ; 3) présence d’objets méditerranéens.
Heinrich Härke a, de façon très fructueuse, analysé la dimension territoriale du phénomène princier en mobilisant les moyens de la géographie humaine33. Cela permettait d’obtenir des indices sur la taille des principautés, c’est-à-dire sur l’échelle d’intégration politique atteinte par ces formations sociales. Pensant que les résidences princières se divisaient en trois niveaux, en fonction de leur importance au sein du réseau de sites, il a présenté une application des polygones de Thiessen qui tenait compte de cette pondération. Il manquait un essai de validation de ces territoires. C’est ce que j’ai tenté34. L’examen de la répartition de certaines parures, en particulier le décompte des types de fibule les plus représentés, aboutit à un faisceau d’indices convergeant vers l’idée d’une fonction économique centrale des résidences princières, notamment de leur rôle redistributeur au sein de leurs territoires théoriques respectifs. J’en arrivai à proposer comme critère de définition supplémentaire la fonction économique centrale.
On a coutume d’appliquer le qualificatif de princier aux sites d’habitat et aux tombes très riches qui les environnent lorsque la présence de pièces grecques et étrusques y est attestée. Dans tous les cas où cette configuration existe, le site d’habitat occupe une hauteur fortifiée. Le mont Lassois et la Heuneburg en sont les archétypes. Bien que tous les critères de définition ne soient pas toujours réunis, on peut supposer qu’une quinzaine d’ensembles princiers existaient dans le sud-ouest du complexe nord-alpin (fig. 3). L’intervalle moyen se situe vers 100 km35 ce qui suppose pour ces principautés un module territorial centralisé jamais encore atteint auparavant en Europe.

Chaque principauté recèle de tels symboles de statut élevé, non seulement au centre et dans son voisinage immédiat, mais aussi plus en périphérie. En fait, il semble qu’apparaissent trois auréoles concentriques de tombes riches : une entre 10 et 15 km du centre, une autre entre 20 et 35 km, une troisième enfin entre 35 et 50 km. Cette organisation concentrique n’est pas uniquement spatio-fonctionnelle. Elle répond aussi à une logique chronologique : une tendance globale des manifestations ostentatoires du pouvoir à se concentrer. Ce phénomène évolutif est particulièrement net autour de la Heuneburg, où les tombes riches sont très dispersées au Ha D1, puis se multiplient dans l’auréole des 10 à 15 km au Ha D236. Ces principautés se désintègrent au Ve s. a.C. C’est à la périphérie de la zone des principautés que se concentrent dorénavant les indices de contacts avec les civilisations méditerranéennes. Ces zones dynamiques – la Bohème, l’Hunsrück-Eifel, l’Aisne-Marne et le Berry – offrent une image contrastée : elles manifestent des analogies structurales avec les principautés, mais ce n’est pas le cas de toutes ; ces communautés ne semblent pas avoir atteint une échelle d’intégration aussi vaste.
Les unités politiques régionales du type de l’État archaïque
Au cours du IIe s. a.C., de gros bourgs, sièges d’activités artisanales et commerciales, sont réapparus37. Plusieurs ont livré des témoins de fabrication de monnaies. Tous regroupaient des activités artisanales très spécialisées : pour l’or, le bronze, le fer, le verre, l’os, ou la poterie. On y a trouvé souvent des amphores romaines en quantité significative. Puis, quelques-unes de ces agglomérations se sont entourées d’un rempart, qui fermait parfois une surface très largement supérieure à celle de la zone bâtie. Mais, dans la plupart des cas, la population et l’ensemble des activités ont été transférées sur une hauteur voisine, dotée d’une fortification. Trois exemples sont maintenant bien connus : à Breisach, de “Hochstetten” au “Munsterberg” ; à Bâle, de la “Gasfabrik” à la “Münsterhügel”, et à Levroux, des “Arènes” à la “Colline des Tours”. Pour le reste, la majorité de ces oppida sont des villes neuves, créées ex nihilo sur des sites vierges de fortification antérieure. Il faut donc supposer un transfert humain et fonctionnel.
L’oppidum d’Europe tempérée peut être qualifié de ville. Pour plusieurs d’entre les plus grands, on est sûr que des surfaces de 20 à 40 ha étaient bâties, ce qui, même avec un tissu assez lâche, implique une population permanente nombreuse. Des activités de service variées s’y trouvaient réunies et surtout, on y produisait de la monnaie. L’oppidum était donc le siège du pouvoir politique et économique. De plus, il tendait logiquement à se situer au centre du territoire qu’il contrôlait. Ce lien organique transparaît aussi dans la corrélation entre la surface du site central et celle de son territoire. Il est explicitement signalé par César. Il est enfin testable en archéologie par la répartition des types monétaires produits au centre.
L’usage d’une monnaie suppose une organisation politique qui dispose de moyens de contrôle de la masse monétaire mise en circulation, de contrôle des changes aux frontières et de contrôle de l’authenticité du numéraire. De nombreux types monétaires portent inscrit en caractères grecs ou latins le nom d’un personnage qui garantissait la valeur de la monnaie. Il s’agit sans doute de l’argument le plus décisif pour appeler ces entités politiques des États. Une autre catégorie de documents s’avère d’une très grande importance pour notre propos : des documents écrits38. Vers 200 a.C., ils sont apparus dans le sud de la France sous la forme de séries de mots celtiques transcrits en alphabet grec. Au cours du Ier s. a.C., ces documents jalonnent, sans surprise, le couloir du Rhône, jusqu’à la Bourgogne. Environ 400 documents de plus d’une lettre sont actuellement attestés. La plupart sont des graffites sur poteries. On se souvient des tablettes d’argile des Helvètes recensant les émigrants stoppés par les troupes romaines en Bourgogne39. Selon César, l’usage de l’écriture était réservé aux druides, mais pas à des fins religieuses. L’écriture servait à dresser des comptes, des registres publics et privés. Nous pouvons ainsi concevoir une haute administration tenue par des individus détenteurs d’une légitimité religieuse et qui géraient, en particulier, les traités et les contrats. Ces données suggèrent l’existence de pouvoirs publics forts, dotés d’une administration et capables de garantir des engagements de nature économique et juridique.
Par conséquent, ce que nous observons dans l’évolution du complexe celtique, c’est non seulement une augmentation du degré de centralisation, de différenciation verticale et horizontale, mais surtout l’apparition d’une institution de gouvernement spécialisée, une bureaucratie, où tendent à se concentrer les principaux pouvoirs publics – judiciaires, militaires et religieux –, parallèlement à l’établissement d’une économie monétaire, c’est-à-dire fondée sur une unité de compte qui doit être acceptée en échange de n’importe quel bien et qui, réserve de valeur, permet aussi une consommation différée. C’est donc bien un changement qualitatif qui s’est alors produit. L’organisation politique et économique a changé de nature. Elle a acquis les caractères fondamentaux de ce que nous appelons un État.
En somme, au IIe s. a.C., des facteurs locaux ont rendu possible l’émergence de formations étatiques. Une véritable mutation agricole a, pour la première fois, permis de produire assez pour nourrir une population importante groupée dans de grosses agglomérations. On peut penser, en effet, que pour avoir cette possibilité, il fallait, en Europe tempérée, des techniques de travail de la terre plus complexes que dans les régions irrigables du Moyen-Orient ou dans les zones méditerranéennes de polycultures sèches. Les communautés d’Europe tempérée ont pu, dès lors, remplir la condition nécessaire à une différenciation sociale aussi développée que celle d’un État, même débutant. Ce facteur interne s’est conjugué avec l’influence externe, pour permettre de franchir un palier supérieur de complexité sociale.
Il est particulièrement intéressant de noter que la structure interne du monde celtique n’était pas homogène. À la veille de la conquête césarienne, le complexe celtique, qui s’est déployé en éventail à la périphérie des civilisations méditerranéennes conquises par Rome, s’organisait lui-même en trois anneaux concentriques (fig. 4). Au sud, se situaient les territoires celtiques centralisés les plus étendus. Les territoires arverne, biturige, éduen, helvète, boïen mesuraient de 80 à 100 km de rayon. Cette auréole de grandes cités possédait une certaine épaisseur. On trouvait, derrière les précédentes, les grands territoires lémovice, carnute ou sénon en Gaule et ceux d’Allemagne du Sud tels que les suggèrent les écarts moyens entre grands oppida. C’est dans cette partie de la Gaule que s’étendaient, de l’Atlantique au lac de Genève, les cités qui produisaient des monnaies échangeables entre elles et avec le denier romain, et sur lesquelles César s’est appuyé pour se lancer contre cette Gaule plus lointaine dont il envisageait d’entreprendre l’exploitation40. Plus loin de la Méditerranée, de l’Armorique à la Champagne, se localisaient des cités plus réduites, de 30 à 50 km de rayon. Bien que plus petites, elles possédaient une capitale où l’on fabriquait la monnaie et elles importaient des produits romains en quantité non négligeable. Là, en lisière de la limite nord des oppida, de l’estuaire de la Seine au Rhin, les tombes de l’élite sociale renfermaient de la vaisselle romaine en guise d’indicateur de statut, associée ou non à des pièces de char prélevées sur le bûcher funéraire41. Au-delà, de la Bretagne du Sud-Est (britannique) à la Gaule Belgique la plus septentrionale, s’étendent les cités moins développées, où les produits romains ne parviennent qu’en quantité très limitée. Ce zonage concentrique est déformé par les principaux axes transversaux où l’intensité du trafic provoque une réponse sociale plus accentuée. Les deux principaux sont, à l’ouest, l’axe Rhône-Saône et ses trois branches (Seine, Meuse-Aisne-Somme et Moselle-Rhin), à l’est l’axe Inn-Vltava-Elbe.

Le territoire : une donnée cruciale de l’organisation des sociétés
L’archéologie parvient à saisir des sphères de distribution emboîtées, à travers la variabilité stylistique : groupes culturels, cultures, groupes de cultures, complexes culturels, par exemple. La dimension de ces différentes sphères est limitée par la distance qui gêne les transports et les communications, a fortiori dans une économie non monétaire où le principe de réciprocité exige pour de nombreux échanges une contrepartie immédiate, donc un contact direct entre partenaires. Des modèles économiques, comme ceux que nous venons d’examiner jusque dans leurs applications à des données archéologiques, ont été élaborés pour l’analyse des transports de biens et de personnes. Les postulats simplificateurs et normatifs de ces modèles sont encore souvent critiqués, conduisant même certains à les rejeter. Or, dès les années 1940, les théoriciens de la communication42 ont mis en évidence des modèles de fonctionnement qui retrouvent les principes essentiels de cette théorie des lieux centraux. En effet, et compte tenu des différences topographiques, il y a une distance au-delà de laquelle le coût de la communication devient prohibitif. La formation des établissements centraux est le meilleur moyen d’améliorer l’acheminement de l’information, donc de rompre l’isolement des petites cellules locales et de créer de la transparence sur de plus grands espaces.
Les modèles de communication ont ainsi une validité qui dépasse largement celle des modèles économiques traditionnels43. Ils s’appliquent à des secteurs jusque-là négligés, comme les activités de service et d’administration qui, surtout pendant la Protohistoire, relèvent du pouvoir politique. Ils révèlent aussi que les artisans ont intérêt, non seulement à minimiser le coût des transports, mais, de surcroît, à maximiser les contacts avec d’autres secteurs de l’artisanat et des services afin de bénéficier d’économies d’agglomération, qui résultent de l’installation dans un centre aux activités diversifiées. La concentration permet, en outre, de bénéficier d’économies d’échelle, par la production en série. La spécialisation du travail en constitue le premier degré.
Il y a lieu de penser que la dimension territoriale constitue une donnée cruciale pour approcher le champ du politique, entendu au sens large, à la manière des anthropologues comme Georges Balandier, pour qui “le pouvoir politique est inhérent à toute société44”. Des fonctions politiques peuvent en effet être identifiées dans les sociétés les plus simples, même en l’absence de gouvernants spécialisés. Le pouvoir politique coordonne à la fois le fonctionnement des autres champs sociaux (idéologique, économique…) et la défense de la société lorsqu’elle est menacée de l’extérieur. La menace guerrière exige que la communauté conserve la maîtrise de son territoire. “La dimension territoriale inclut déjà le lien politique en tant qu’elle est exclusion de l’Autre”, a très justement écrit Pierre Clastres45. Cette exclusion de l’autre permet à la communauté d’affirmer son identité en se différenciant et cette affirmation peut aller jusqu’au conflit guerrier46. La guerre doit cependant rester limitée sous peine de mettre en cause l’existence même de la communauté. Comme on ne peut faire la guerre à tous les autres, il s’avère nécessaire de nouer des alliances et de les entretenir par des fêtes, des échanges de cadeaux et de femmes. L’échange des femmes renforce la fidélité des alliés en les transformant en beaux-frères47.
Cette logique de la guerre et de l’alliance, qui dépend du pouvoir politique, permet à la société de résister à l’anéantissement dans l’indifférencié soit par absorption, soit par destruction. Une société semble ainsi se comporter comme tout système physique, obéissant au second principe de la thermodynamique qui veut que tout système évolue vers son état d’entropie maximale. Balandier a pu ainsi considérer le pouvoir comme “résultant, pour toute société, de la nécessité de lutter contre l’entropie qui la menace de désordre48”.
Le mode d’occupation de l’espace a, depuis longtemps, été reconnu comme l’un des critères essentiels du phénomène politique. Lewis Morgan49, Max Weber50 ou Edward Evans-Pritchard51 ont insisté sur l’importance particulière du territoire. Même dans une société acéphale comme celle des Tiv du Nigeria, la structure segmentaire de la société, fondée sur le principe de descendance, produit une organisation segmentaire de l’espace52. À plus forte raison, dans des sociétés plus complexes et centralisées, la hiérarchie des établissements trouve une traduction inévitable dans l’aménagement de l’espace. L’archéologie peut appréhender cet aménagement de l’espace pour peu qu’elle ait les moyens d’explorer non plus un seul site, mais une région. Elle parvient à saisir, à l’aide des méthodes résumées plus haut : la trame de l’habitat à travers la localisation réciproque des sites, les hiérarchies à travers les différences de taille, de forme et de contenu de ces sites, les surfaces polarisées à travers la distance relative des centres territoriaux, l’évolution sur le long terme de ces configurations spatiales révélatrices de la nature du pouvoir politique. Il convient désormais d’appliquer cette méthodologie dans les régions où des données abondantes ont pu être réunies. De la sorte, les diverses configurations territoriales deviendront comparables, offrant des informations nouvelles sur l’histoire des sociétés dépourvues de sources textuelles suffisamment explicites.
Bibliographie
Balandier, G. (1967) : Anthropologie politique, Paris.
Berg, A. von (1987) : Untersuchungen zur Urnenfelderkultur im Neuwieder-Becken und angrenzenden Landschaften,.
Blouet, V., Buzzi, P., Dreidemy, C., Faye, C., Faye, O., Gebus, L., Klag, T., Koenig, M.-P., Maggi, C., Mangin, G., Mervelet, P., Vanmoerkerke, J. (1992) : “Données récentes sur l’habitat de l’âge du Bronze en Lorraine”, in : Mordant, C., Richard, A., dir. : L’habitat et l’occupation du sol à l’âge du Bronze en Europe, Paris, 177‑194.
Bohannan, L., Bohannan, P. (1953) : The Tiv of Central Nigeria, Londres.
Bourdieu, P. (1979) : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris.
Briard, J. (1984) : Les tumulus d’Armorique, Paris.
Brun, P. (1987) : Princes et princesses de la Celtique, Paris.
Brun, P. (1998) : “Le complexe culturel atlantique : entre le cristal et la fumée”, in : Oliveira Jorge, S., éd. : Existe uma idade do Bronze atlantico, Lisbonne, 40‑51.
Brun, P., Pion, P. (1992) : “L’organisation de l’espace dans la vallée de l’Aisne pendant l’âge du Bronze”, in : Mordant, C., Richard, A., éd. : L’habitat et l’occupation du sol à l’âge du Bronze en Europe, Actes du colloque international de Lons-le-Saulnier, CTHS, 1990, Paris, 117-127.
Christaller, W. (1933) : Die Zentralen Orte in Süddeutschland : Eine ökonomisch-geographische Untersuchung über die Gesetzmässigkeit der Verbreitung und Entwicklung der Siedlungen mit städtischen Funktionen (Trad. Central places in Southern Germany, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1966), Iéna.
Clastres, P. (1980) : Recherches d’anthropologie politique, Paris.
Claval, P. (1977) : La Nouvelle Géographie, Paris.
Claval, P. (1980) : Éléments de géographie humaine, Paris.
Collis, J. (1984) : Oppida: earliest towns north of the Alps, Sheffield.
Earle, T. (1991) : “The Evolution of chiefdoms”, in : Earle, T., éd. : Chiefdoms: power, economy, and ideology, Cambridge, 1‑15.
Ellison, A., Harriss, J. (1972) : “Settlement and land use in the prehistory and early history of Southern England: a study based on locational models”, in : Clarke, D.L., éd. : Models in Archaeology, Londres, 911‑962.
Evans-Pritchard, E. E. (1968) : Les Nuer : description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris.
Fleming, A. (1971) : “Territorial patterns in Bronze Age Wessex”, Proceedings of the Prehistoric Society, 37-1, 138‑166.
Frankenstein, J. et Rowlands, M. J. (1978) : “The internal structure and regional context of Early Iron Age society in southwestern Germany”, Bull. Inst. Archaeol. London, 15, 73‑112.
Giot, P.-R., Cogné, J. (1951) : “L’âge du Bronze ancien en Bretagne”, L’Anthropologie, 53, 425‑444.
Goudineau, C. (1989) : “L’apparition de l’écriture en Gaule”, in : Mohen, J.-P., éd. : Le Temps de la Préhistoire, Vol. 1, Paris, 236‑238.
Goudineau, C. (1990) : César et la Gaule, Paris.
Haggett, P. (1965) : Locational analysis in human geography, Londres.
Härke, H. (1979) : Settlement Types and Settlement Patterns in the West Hallstatt Province, BAR International Series 57, Oxford.
Hassan, F. A. (1981) : Demographic Archaeology, New York.
Johnson, A. W., Earle, T. (1987) : The Evolution of Human Societies, Stanford.
Keeley, L. (1996) : War before Civilization (Trad. Les Guerres préhistoriques, Paris, Rocher, 2002), Oxford.
Kimmig, W. (1969) : “Zum Problem späthallstättischer Adelssitze”, in : Otto, K.-H., Herrmann, J., éd. : Siedlung, Burg und Stadt: Studien zu ihren Anfängen, Festschrift für Paul Grimm, Schriften der Sektion für Vor- und Frühgeschichte der Deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin 25, Berlin, 95‑113.
Lévi-Strauss, C. (1958) : Anthropologie structurale, Paris.
Lévy, J., Lussault, M. (2003) : Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris.
L’Helgouach, J. (1984) : “Le groupe campaniforme dans le nord, le centre et l’ouest de la France”, in : Guilaine J., dir. : L’âge du Cuivre européen, Paris, 59‑80.
Lösch, A. (1938) : “The nature of economic regions”, Southern Economic Journal, T.5, 71‑78.
Metzler, J., Waringo, R., Bis, R., Metzler-Zens, N. (1991) : Clemency et les tombes de l’aristocratie en Gaule Belgique, Luxembourg.
Morgan, L. H. (1877) : Ancient Society, or Researches in the Line of Human Progress from Savagery, through Barbarism to Civilization, London.
Roymans, N. (1991) : “Late Urnfield Societies in the Northwest European Plain and the expanding networks of Central European Hallstatt Groups”, in : Roymans, N., Theuws, F., éd. : Images of the past. Studies on ancient Societies in Northwestern Europe, Amsterdam, 9‑89.
Shannon, C, Weaver, W. (1949) : The Mathematical Theory of Communication, Urbana.
Simons, A. (1989) : Bronze- und eisenzeitliche Besiedlung in den Rheinischen Lössbörden, Oxford.
Thünen, J. H. von (1875) : Nationalökonomie, Berlin.
Vita-Finzi, C., Higgs, E. S. (1970) : “Prehistoric economy in the Mount Carmel area of Palestine: Site catchment analysis”, Proceedings of the Prehistoric Society, t. 36, 1‑37.
Weber, A. (1909) : Über den Standort der Industries, Tübingen.
Weber, M. (1922) : Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre (Trad. Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965), Tübingen.
Notes
- Lévy & Lussault 2003.
- Christaller 1933.
- von Thünen 1875.
- Weber 1909.
- Lösch 1938.
- Claval 1977.
- von Thünen 1875.
- Vita-Finzi & Higgs 1970.
- Ellison & Harriss 1972.
- Haggett 1965.
- Ellison & Harriss 1972.
- Roymans 1991.
- Simons 1989.
- Brun & Pion 1992.
- Ellison & Harriss 1972.
- von Berg 1987.
- Simons 1989.
- Blouet et al. 1992.
- Lösch 1938.
- Christaller 1933.
- Brun & Pion 1992.
- Hassan 1981.
- Johnson & Earle 1987.
- Brun 1998.
- Briard 1984.
- Giot & Cogné 1951.
- Fleming 1971.
- Johnson & Earle 1987.
- L’Helgouach 1984.
- Earle 1991.
- Bourdieu 1979.
- Kimmig 1969.
- Härke 1979.
- Brun 1998.
- Brun 1987.
- Frankenstein & Rowlands 1978.
- Collis 1984.
- Goudineau 1989.
- Caes. BGall., I, 29.
- Goudineau 1990.
- Metzler et al. 1991.
- Shannon & Weaver 1949.
- Claval 1980.
- Balandier 1967, 43.
- Clastres 1980.
- Keeley 1996.
- Lévi-Strauss 1958.
- Balandier 1967, 43.
- Morgan 1877.
- Weber 1922.
- Evans-Pritchard 1968.
- Bohannan & Bohannan 1953.