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Chapitre 7 •
Lucha Truel : la seconde moitié du XXe siècle entre la France et le Pérou

Marthe Lucienne Truel, la plus jeune des enfants Truel Larrabure, parcourt la seconde moitié du XXe siècle, avec la même discrétion qui a caractérisé la vie de Madeleine, de trois ans son aînée. Ses premières œuvres artistiques de l’après-guerre sont réalisées dans le cadre de l’atelier de Pontremoli et Doisneau, dans la rue des Petits-Champs1, le triangle d’or du quartier des banques et des journaux, à proximité de l’Opéra et de la Bibliothèque nationale. En 1948, Lucha Truel voyage au Pérou et s’inspire de sa terre natale. C’est la relation avec sa famille retrouvée en France qui a permis de comprendre une œuvre tout à fait inattendue, une crèche péruvienne publiée en 1951 et signée Lucha Truel dans un magazine parisien, une œuvre qui n’a pu être réalisée qu’à l’issue d’un voyage au pays natal. Dans les années 50-60, la dessinatrice est de retour à Paris et bénéficie d’une reconnaissance internationale qui la conduira même au Japon au moment des Jeux Olympiques de Tokyo en 1964. Elle garde des lettres et note ses impressions lors des derniers voyages des années 70-80 à Lima. Ces notes personnelles de retour au pays natal composeront le troisième temps de ce dernier chapitre.

L’immédiate après-guerre : revivre grâce à l’humour

Tout au long de l’hiver et du printemps 45, les armées alliées ont découvert les centaines de camps de concentration et d’extermination dispersés sur tous les territoires conquis par les nazis. L’attente du retour des déportés s’est prolongée jusqu’à l’été 45, au fur et à mesure de l’arrivée des survivants à l’hôtel Lutetia.

La revue Les Lettres Françaises sortie de la clandestinité à la Libération annonce le 19 mai 1945 sous le titre « Barbara est rentrée » le retour d’Annie Hervé qui « mit à ne rien faire en Allemagne le même entêtement qu’elle avait mis en France à faire le maximum2». Dans le même numéro des Lettres Françaises, la chronique « L’hôtel de l’Espérance » rapporte l’attente et l’incertitude des familles d’autres déportés patientant jour et nuit devant l’hôtel Lutetia qui héberge les premiers rescapés. Annie Hervé a dû informer les sœurs Truel de l’issue tragique de la déportation pour Madeleine, puisque Pierre Courtade publie début juin « L’histoire de Marie ». Trois ans plus tard, en mai 1948, la direction des recherches du Ministère des Anciens Combattants et victimes de guerre notifie que « sous le nom de Sabin ou Savin Marie une déportée […] a été enterrée au cimetière de Stolpe. Le véritable nom de cette Française n’est pas connu ». En septembre 1948, Arlette Gehrmann déportée dans le même convoi répond au Ministère des Anciens Combattants sur les circonstances de la mort de Marie Savin sans pouvoir donner son identité. C’est seulement en septembre 1951 que le commissariat de la Plaine Monceau apporte les renseignements collectés depuis 1945 concernant l’arrestation, la déportation et la mort de Madeleine Truel. Un acte de décès est dressé le 14 novembre 1951 et un dossier de succession est ouvert à Lima, l’année suivante.

Pour Lucha, pour Berthe, pour Germaine et pour Andrée Truel, les quatre sœurs de Madeleine, la vie reprend en compagnie des amis des temps difficiles. Robert et Pierrette Doisneau, Enrico Pontremoli, Olga Pontremoli et la sœur d’Olga, Marthe, continuent de se fréquenter. Le petit groupe de l’imprimerie clandestine s’agrandit, en accueillant les affichistes Bernard Villemot et Raymond Savignac dont la renommée grandira au fil des années 60 tout comme la reconnaissance des talents photographiques de Doisneau. Une photo que m’a communiquée l’Atelier Doisneau témoigne de l’amitié qui les unit au sein de la société du Carrousel. Lucha Truel est l’intendante qui tient les comptes selon le souvenir de la graphiste Jacqueline Duhême, cadette de vingt ans et qui décrit « massière de l’atelier, l’élégante Lucha Truel au visage aztèque. Une fois par an, tout ce petit monde se réunissait pour une fête autour de grands plateaux de fromages, de saucissons, de pains divers3 ».

Fig. 54. Au Carrousel Robert Doisneau, Marthe (soeur d’Olga), Pierrette Doisneau, Olga Pontremoli, xxx, Lucha Truel, Enrico Pontremoli, 2d plan : Raymond Savignac, Bernard Villemot, fonds : Atelier Doisneau.

En 1945-46, Lucha Truel contribue au projet du Théâtre de la Mode. L’exposition de mode itinérante est conçue par Christian Bérard, pour relancer la haute couture à Paris aussi bien qu’à New York, dans le prolongement du beau-livre de 1943 Un siècle d’élégance française. Lucha Truel illustre les créations de robes de la marque Grès et des bijoux des maisons Cartier, Boivin et Rochas. La fantaisie et la miniature définissent la créativité de ces années, tout comme les dessins de L’enfant du métro.

L’enfant du métro est peu diffusé après la guerre. Une brève mention est faite dans un journal syndical, sans que les autrices ne soient connues : « Lucha et Madeleine Truel, couple d’instituteurs [sic], en ont fait un livre merveilleux : L’enfant du métro (éd. du Chêne). […] L’ensemble est de la plus authentique poésie4 ».

L’enfant du métro a un effet d’ajournement sur… Zazie dans le métro de Raymond Queneau qui situe la publication des sœurs Truel en 45-46. Au moment de la sortie de Zazie dans le métro, en 1959, Queneau explique à Marguerite Duras dans un entretien publié dans L’Express, qu’il avait eu connaissance de L’enfant du métro, « un joli livre » déjà paru alors qu’il voulait écrire « une véritable odyssée dans le métro ». Après avoir un temps renoncé, Queneau rapporte à Duras qu’il a composé Zazie à l’opposé de L’enfant du métro : « Le métro conserve quand même toute son importance. Il est en grève… ». De fait, l’histoire de Zazie quinze ans après L’enfant du métro, se déroule en surface, avec une héroïne insolente et bavarde traversant Paris en chantier, et non plus dans les tunnels du métro, au milieu du silence et de la peur5.

Fig. 55. Raymond Queneau sur L’enfant du métro, L’Express, 22 janvier 1959.

L’enfant du métro a des points communs avec un autre livre pour enfants, L’offrande filiale, du prêtre et poète belge Camille Melloy. Lucha Truel illustre l’édition de 1948 parue à Tours de L’offrande filiale, avec quatre dessins qui transmettent une vision intemporelle de la vie rurale et s’achève sur un message qui ressemble au livre écrit par Madeleine, avec une dimension christique :

Me voici un petit enfant perdu dans la forêt hostile. J’appelle ma mère : pourquoi ne répond-elle point ?
Les amitiés, les dévouements qui s’empressent sont impuissants à rien faire fleurir dans mon existence vidée. Je suis seul, comme un somnambule qui marcherait dans une salle comble, et qui ne voit, n’entend personne. Il y a cette plaie ouverte, dans ma poitrine, à gauche ; et tout autour le monde sourd et aveugle.
Mais peu à peu je sens qu’il y a aussi, par-delà le ciel visible, un autre ciel, de justice et de joie, où ma mère possède Celui qu’elle a servi.

Uni à une discrète religiosité, l’humour est la touche qui singularise les dessins de Lucha Truel. Chaque légende est un clin d’œil lorsqu’elle signe des scènes parisiennes sous l’intitulé Décalcomanies de Paris6, une double page couleurs qui représente la vie dans la capitale française en 1945.

Les menus désagréments et les nouveaux plaisirs, ce sont : « Le marché aux puces ou la promenade du dimanche », « Le sourire du boucher ou le retour du bifteck », « Après la pénurie, l’embarras du choix », « L’invasion des souris ou la plaie du jour ». « La pensée de Paris ou le rameau d’olivier » et « Le week-end en Amérique ou le voyage à la mode » complètent la planche de dessins avec des allégories des pays libérateurs de la France.

Fig. 56. Le marché aux puces ou la promenade de dimanche « Décalcomanies de Paris », Femina, 1946.
Fig. 57. Le sourire du boucher ou le retour du bifteck « Décalcomanies de Paris », Femina, 1946.
Fig. 58. Après la pénurie ou l’embarras du choix. « Décalcomanies de Paris », Femina, 1946.
Fig. 59. Le week-end en Amérique ou le voyage à la mode. « Décalcomanies de Paris », Femina, 1946.

Dans la même veine fantasque, des cartes de tarot sont dessinées par Lucha Truel, et évoquées dans ELLE en août 1951 (« Lire l’avenir avec le tarot »), dans un style très différent.

Retour au Pérou

Madeleine était définie par ses compagnes déportées comme « l’Oiseau des Îles », une image qui dit l’insolite et l’exotisme qui émanait de sa présence7, malgré vingt ans de vie parisienne.

Depuis le départ du Pérou en 1925, en dépit des milliers de kilomètres et du quart de siècle écoulé, les Truel n’ont pas perdu le contact avec le pays natal. Si les cinq filles et deux garçons sont restés en Europe, l’aîné des trois fils d’Alexandre Truel et Marguerite Larrabure, Paul Truel a fondé une famille à Lima, avec une Française, Georgette Bressoud. Le couple a eu trois filles, Thérèse, Jeanne et Françoise8. Paul Truel, associé à un Italo-Péruvien, s’est consacré à l’administration d’un grand domaine, au sud de Lima, à Ocucaje. La production de coton sur la plus grande partie de l’hacienda est moins connue que le domaine viticole de très grand renom pour la production de vin de l’appellation Ocucaje. Paul Truel a constitué une collection de céramiques préhispaniques tout comme les autres grands propriétaires locaux, Aldo Rubini, Pablo Soldi, à proximité du site archéologique de Paracas.

Germaine et Lucha retournent au pays natal en 1948-1949, après des années de correspondance épistolaire avec les oncles, nièces et cousins. Vingt-cinq ans après l’installation en France, l’aînée de la fratrie et la benjamine, sont à Lima. Les démarches administratives consécutives au décès de Madeleine se prolongeront jusqu’en 1952. La maison familiale d’une vingtaine de pièces, est très bien située, dans le quartier balnéaire de Miraflores, à l’angle du Malecon 28 de Julio (n° 393) et de la rue Manco Capac, à une centaine de mètres de l’Océan Pacifique et du parc Terrazas qui est absorbé par le club de tennis de la jet set péruvienne9.

En juin 49, à Lima, Lucha Truel demande un passeport péruvien qu’elle a conservé précieusement, alors que les cinq sœurs n’en avaient pas en 1940 au moment de l’Exode, pour quitter la France.

Fig. 60. Carte de vœux, Lucha Truel, Lima, Santiago du Chili, collection Truel Larrain Barron.

Le voyage est l’occasion de renouer avec le passé heureux de l’enfance et de l’adolescence. Une carte de vœux de Robert et Pierrette Doisneau témoigne de l’éloignement de Lucha qui se prolonge. Robert Doisneau écrit à Lucha à l’occasion du Nouvel An 49 :

Nous pensons à vous qui accumulez les anecdotes, que nous entendrons, je l’espère un jour, à moins que vous ne puissiez vous arracher à ce paradis. Mais n’est-ce pas le paradis quand vous êtes quelque part, voyons chère amie. Votre toujours mondain Robert Doisneau.

Pierrette Doisneau complète la carte en son nom et au nom des filles du couple, Annette et Francine : « …nous espérons bien que votre grand et beau voyage sera fertile en anecdotes. Vous les racontez si bien ».

Une photo symbolise le bonheur du retour au pays natal, dans un décor qui représente la place principale de Lima, devant la cathédrale et le palais présidentiel, à bord d’une belle américaine à l’image de ces grandes voitures qui sillonnaient la capitale du Pérou dans la seconde moitié du XXsiècle.

Fig. 61. Lucha Truel, copilote d’une belle américaine et entourée d’amies d’enfance, 1948-1949, collection Truel Nicot.

De ce séjour au Pérou, Lucha Truel revient avec une œuvre artistique qu’elle publie en 1954 et qui révèle son imprégnation de la culture locale. Elle dessine une crèche de Noël, destinée à servir de décor familial qui paraît dans le magazine féminin ELLE10 en décembre 1954.

La parution dans ELLE s’inscrit dans la continuité des précédentes collaborations de Lucha, de l’annonce de L’enfant du métro dans Marie-Claire en 1943 aux Décalcomanies dans Femina en 1946.

La crèche en papier dont un exemplaire a été conservé par sa créatrice11, est destinée à être collée, découpée, pliée et repliée selon la légende qui accompagne la double page couleurs, avec des précisions et un lexique que seule la connaissance approfondie du pays andin a pu apporter. C’est ainsi que la lectrice du magazine apprend que :

Lucha Truel revient d’un grand voyage au Pérou ; elle y a visité les villages les plus reculés des Andes, et elle nous rapporte une crèche dont chaque détail évoque les coutumes péruviennes. Les personnages saints de la crèche reproduisent les statuettes de carton bouilli que vendent aux Indiens de la Sierra les pauvres épiceries de village. Les santons de notre Provence sont remplacés par des familiers des foires de la Cordillère : autour du maire qui brandit sa grosse canne ornée, les Indiens en ponchos bariolés, les musiciens, les marchands de fruits, d’alcool ou de brochettes de viande pimentée, de touron. D’un côté les lamas, bêtes de somme péruviennes, de l’autre le toucan, grand oiseau inoffensif à plumage bleu de la forêt vierge. En haut de la montagne, on aperçoit les ruines de Machu Picchu, énorme ville vieille de milliers d’années. Au premier plan, la mosaïque de petits cailloux noirs et blancs disposés en carrés et en triangles qui orne les places de toutes les villes péruviennes.

Fig. 62. Crèche péruvienne, Lucha Truel, ELLE, décembre 1954, collection Truel Nicot.

Les étals présentent des spécialités péruviennes, la pomme de terre à la manière de Huancayo (papa a la huancaina), des poivrons farcis à la façon d’Arequipa (rocoto relleno), les brochettes de viande (anticuchos) et les desserts sucrés (crème de maïs noir et touron de doña Pepa), sans oublier les boissons : la bière de maïs (chicha) et le vin d’Ocucaje. Les types régionaux sont tout aussi détaillés, marchands afros, métis et créoles de Lima au premier plan, tandis que sur les côtés, les musiciens des Andes sont représentés avec la harpe, le violon, et le tambour typique ; les formes de céramiques traditionnelles, le lama et le taureau sont au centre de la scène, devant un retable de la Sainte Famille. En arrière-plan, les Andes avec une forteresse stylisée, un ange qui brandit le drapeau péruvien et un autre habillé comme un inca.

Fig. 63. Détail de « Crèche péruvienne » de Lucha Truel, collection Truel Nicot.

Dans cette crèche andine de papier, Lucha Truel recrée le style des poteries et des calebasses pyrogravées, les supports artisanaux des scènes de la vie quotidienne dans la Cordillère et de l’art populaire que les peintre indigénistes ont revalorisés au cours du siècle.

Les paysages escarpés des Andes sont différents des vues de la côte Pacifique, désertique et parsemées d’oasis dans la région d’Ica, là où se trouve le domaine viticole d’Ocucaje de Paul Truel dans deux tableaux12 .

Fig. 64. Vue d’Ocucaje, Lucha Truel, collection Truel Barron.

Les habitants d’Ocucaje, descendants des esclaves, ont formé des communautés qui mènent une vie modeste inchangée depuis des siècles, dans des maisons basses, blanchies à la chaux. Lucha Truel reste fidèle à son art de la miniature, en peignant les silhouettes des paysans afro-péruviens et leurs montures, dans un environnement paisible, hors du temps, à peine ombragé par un poivrier.

Fig. 65. Cerro Blanco, Lucha Truel (détail), collection Truel Barron.

La dune du Cerro Blanco domine un autre paysage d’Ocucaje, dans une peinture aux teintes délicates, bleu ciel, blanc et jaune pâle, un désert traversé par quelques silhouettes typées. La sobriété contraste avec d’autres œuvres de Lucha Truel, où éclate le contraste de couleurs à la façon de Matisse, qu’il s’agisse d’une nature morte ou d’un autoportrait, à grands traits, sans rapport avec les menus traits de L’enfant du métro, un style différent de la manière de Pontremoli dont quelques toiles aux couleurs pastels ont été accrochées à Lima chez Paquita Truel et Eduardo Barron.

Fig. 66. Nature morte, Lucha Truel, collection Truel Barron.
Fig. 67. Autoportrait, Lucha Truel, collection Truel Barron.

Munie d’un passeport français, Lucha Truel effectue de nombreux voyages à l’étranger, en Europe (Italie, Royaume-Uni), en Amérique (Chili, Argentine, Brésil, Etats-Unis en 1964) et jusqu’au Japon à l’occasion des Jeux Olympiques de Tokyo pour décorer le restaurant du pavillon français en 1964. La famille Truel a conservé une photo présentant Lucha Truel félicitée aux côtés du grand cuisinier Raymond Oliver pour la décoration du restaurant éphémère L’île de France. Un autre cliché des mêmes années présente la dessinatrice aux côtés de Raymond Savignac13, à proximité de l’Opéra, où se trouvait l’atelier du Carrousel depuis 1938.

Fig. 68. Lucha Truel à Tokyo, aux côtés de Raymond Oliver, 1964.
Fig. 69. Lucha Truel et Raymond Savignac, Paris, sd., collection Truel Nicot.

En 1971, Lucha Truel continue encore de se former techniquement en suivant des cours de peinture chinoise à l’Académie de Peinture Orientale ; deux études « Iris » et « Philodendron » sont signalées dans le catalogue d’exposition du Musée Cernuschi14. Cependant, la dessinatrice n’a pas accordé d’attention à préserver ses réalisations artistiques de sorte que les traces qui restent du demi-siècle de création sont rares, qu’il s’agisse d’affiches15, d’illustrations de livre, de cartes de vœux qui révèlent le même esprit fantasque et humoristique, notamment autour du personnage du Père Noël popularisé en France dans les années 50.

Fig. 70. Carte de vœux dessinée par Lucha Truel pour l’année 1957, collection Truel Nicot.

Ses cartes de vœux voyagent dans le monde au gré des migrations familiales comme cette dernière carte retrouvée à Santiago du Chili par la fille de Paquita Truel, Gregoria Larrain et qui illustre à merveille la fantaisie de l’artiste entre deux continents16.

Fig. 71. Carte de vœux, Lucha Truel, Lima, Santiago du Chili, collection Truel Larrain Barron.

Lettres et journal de Lima, 1976-1982

À la fin des années 70, Lucha Truel a conservé quelques lettres en espagnol envoyées par ses proches. Puis, en 1981, elle a gardé un journal de bord sur ses impressions de voyage. Ces écrits intimes permettent de dévoiler un Pérou qui sort des clichés touristiques et qui confirme le sentiment d’une double identité de l’artiste partie à dix-sept ans pour la France et revenue au pays natal au seuil de la vieillesse.

Lucha Truel a archivé six lettres de Lima qu’elle a reçues entre 1976 et 1978. Elle est alors âgée de soixante-dix ans. Les années 75-78 sont une période difficile pour le Pérou, pris dans une dictature militaire d’extrême droite, comme les pays voisins, le Chili, la Bolivie et l’Argentine. Cette correspondance fragmentaire met en lumière la situation des proches installés au Pérou. Quatre lettres sont signées Alex en 1976 et 1978, une autre est écrite par Paul Truel en 1978 et la dernière par Margarita Maura Julca. Alex Ciurlizza Maurer est né à Lima en 1922, fils d’émigrants croate et suisse. L’entreprise Ciurlizza Maurer est spécialisée dans la fabrication de menuiseries et l’exportation de bois. Alex Ciurlizza Maurer est décorateur d’intérieur et connu pour ses collections d’objets précieux, un esthète arbitre du bon goût qui reçoit chez lui de nombreux artistes, comme le rappelle la chanteuse péruvienne Isabel Maguiña dans ses souvenirs17 .

La première lettre conservée a été envoyée en Suisse où se trouve Lucha Truel le 20 juillet 1976. Alex Ciurlizza Maurer raconte en espagnol la situation créée par le couvre-feu qui a été décrété le 10 juillet, et réduit la vie nocturne à sa plus simple expression. « Il n’y a pas de liberté de presse et l’argent manque. Tout est très cher et chaque fois il manque plus de choses ». Alex mène une vie tranquille, il héberge des danseurs étrangers et organise des soupers ; il fait construire un hôtel et espère voyager en Europe au printemps 1977. Une autre lettre du mois d’octobre donne des nouvelles de Paul Truel et sa famille à Lima. Le couvre-feu ayant été levé, les sorties et réceptions ont pu reprendre, en plus de l’accueil d’un danseur hindou invité au théâtre municipal. Alex prend des leçons de dessin dans l’atelier de Cristina Galvez, une artiste péruvienne. Il espère que son hôtel sera ouvert en décembre, et demande dans chaque lettre des nouvelles de la sœur de Lucha, Berta. Après le voyage projeté en 1977, trois lettres d’Alex ont été gardées en 1978 ; la situation politique est toujours très difficile selon le courrier peu explicite. Alex rappelle le voyage à Machu Picchu qu’il a fait avec Enrico et Olga Pontremoli. Il est décorateur d’intérieur et très critique vis-à-vis de sa clientèle qui se fait construire des « maisons spectaculaires […] qui restent vides à l’intérieur car ils n’achètent rien de valeur […] Les classes riches de la société restent à Lima aussi nulles qu’auparavant ». Une orchidée séchée, un Sabot de Vénus, est jointe à l’envoi, ainsi que le dessin de coupelles baroques, à l’image de ses goûts d’élégance partagés avec Lucha. Sur place, les expositions artistiques permettent aux plus jeunes et aux moins fortunés de jouir du plaisir esthétique à défaut de pouvoir faire des acquisitions. Par une autre lettre écrite en novembre, Alex demande à Lucha de l’abonner à un magazine d’art. Peu auparavant, en octobre 78, Lucha Truel a reçu une lettre écrite en français de son frère aîné Paul, de retour d’un long séjour aux États-Unis18. Le bilan n’est pas favorable au Pérou : « la vie est très chère à Lima, tout a augmenté d’une façon imprévisible » et de conclure « Que la vie était facile et douce à Paris – Que le vamos a hacer ! ». La dernière lettre conservée du Pérou date de décembre 1986, donne des nouvelles de la maîtresse de maison, Georgette Truel Bressoud et a été signée Margarita19. Elle espère que Lucha pourra aller à Lima, une fois guérie d’une opération et en compagnie de Paulette (Colette ?). Margarita, l’employée de maison, n’a pas la même aisance que les autres correspondants et écrit au stylo rouge ; la lettre s’achève selon l’usage péruvien, en souhaitant dès le mois de décembre le meilleur pour l’année nouvelle.

Le voyage au Pérou tant attendu dans les années 70 finit par être réalisé au début des années 80, lorsque le pays redevient démocratique avec la réélection de Fernando Belaunde Terry comme président de la République en 1980 après avoir été chassé du pouvoir en 1968. Lucha Truel note à son sujet un commentaire en français : « Carmen Ortiz de Cevallos […] a vécu vingt ans en France lorsque Belaunde, pauvre, était à l’école communale et au lycée à Paris ». La fratrie des Truel commence à disparaître ; Berthe est décédée en 1980 à Paris, Paul à Lima en 1982. Les mois de janvier et février – moment du séjour à Lima – sont les mois d’été, propices aux excursions et au farniente. Au cours de ce séjour, jusqu’au retour en France le 15 février 1981, Lucha écrit jour après jour, brièvement, les activités réalisées à Lima, les noms des personnes rencontrées, les lieux visités. Les notes sont des instantanés, le plus souvent en français, avec quelques mots en espagnol, dans un tourbillon de visites et un bain linguistique permanent. Les invitations à déjeuner, à goûter, à dîner se multiplient, chez Elvira Alayza, Elvira Luza20, chez le décorateur José Pepe Canepa. Le 7 janvier, elle est invitée à Barranco et prend part à un dîner chez l’archéologue Carlos Brignardello21. Carlos et Gerardo Soldi, cousins de Paul Truel, les associés du domaine viticole d’Ocucaje, le peintre Roberto Rivarola, l’architecte Juan Luis Birimisa, Esther Matti, Mercedes Montoya, Elena Marco, Marisa Valencia, Isabel Garcia, Susa Biondi, …, ce sont d’innombrables noms que LuchaTruel note à l’issue de chaque journée. Mario Vargas Llosa apparaît à l’occasion d’un thé chez Maria Amelia Fort et Freddy Cooper, avec Elvira Luza, Isabel Garcia et Pepe Cornejo. Une autre fois chez Elvira Luza, elle a l’occasion de rencontrer Arturo Jimenez Borja, grande figure de la sauvegarde du patrimoine archéologique et ethnologique péruvien, ainsi que le galeriste Carlos Rodriguez Saavedra et Carmen Ortiz de Cevallos fondatrice d’une librairie française sur la place principale de Lima et amie du poète espagnol Jorge Guillen.

Outre les visites chez des amis à Barranco, Lucha Truel mentionne le club huppé Regatas et les plages des environs de Lima, Ancon, San Pedro, Santa Maria et Bujama. Alex Ciurlizza Maurer la guide aux ruines de Huaycan, et au site archéologique de Pachacamac, au sud de Lima ; il l’amène aussi voir le palais de la Perrichole, la Quinta de Presa qui sera ensuite voué à l’abandon pendant des décennies. Le Pérou que Lucha découvre en 1981 n’a pas encore subi la violence terroriste qui ensanglante le pays au cours des années 80-90. L’hyperinflation n’est pas encore le fardeau insupportable que ce sera à partir de 1985 sous le gouvernement du président Alan Garcia, successeur de Belaunde. Au début des années 80, il est possible de s’éloigner de Lima pour de brèves escapades. Plus tard, ce sera impossible. Paul et Georgette Truel conduisent Lucha Truel à Chaclacayo, sur les contreforts des Andes, et à la station balnéaire d’Ancon, au nord de Lima. C’est l’occasion d’observer la « foule de peuple » qui attend les autobus. D’autres retrouvailles familiales ont lieu, comme un déjeuner avec les cousins Carmen et Carlos Rosello de Réategui à la plage de Punta Hermosa, ou une autre invitation à la station de Santa Maria et à la plage de San Pedro.

Lucha est honorée par de nombreux proches qui se proposent de lui faire passer les meilleurs moments de son séjour en l’invitant dans des restaurants fréquentés par la grande bourgeoisie locale comme la Tiendecita blanca ou le Napoléon criollo. Ester Matti vient la chercher au volant d’une « mustang bleue aux sièges blancs ». L’attention aux couleurs est propre à la sensibilité artistique de Lucha et apparaissait déjà dans les illustrations de L’enfant du métro. Après avoir observé une barque de pêcheur typique, elle la dessine sans doute fascinée par la structure de bambous flotteurs et les modestes filets qui permettent aux esquifs d’affronter le Pacifique. Outre le plaisir des yeux, Lucha Truel jouit des saveurs de l’enfance qu’elle retrouve. C’est ainsi qu’elle prépare des glaces à la lucuma, un fruit spécifique au Pérou et note quelquefois les noms intraduisibles des plats populaires (« chicharrones, humitas »). Elle côtoie les deux Pérou, celui des plus aisés et celui des employés domestiques, comme Margarita Maura qui « revient fatiguée de l’enterrement du gorrion andino22, chanteur folklorique de Huaraz. Dix mille personnes l’ont conduit en hombros (‘sur les épaules’) jusqu’au cimetière, 5 heures de marche (il y a aussi El jilguerito del Huascaran23 membre de la Constituante). La situation politique est à peine évoquée, à l’occasion d’une grève générale (« paro nacional ») le 15 janvier 1981 et de la guerre du Paquisha, entre le Pérou et l’Equateur, en janvier et février 1981.

Le temps du retour arrive trop vite. Lucha Truel essaie de reporter son départ, en vain. Elle écrit le 27 janvier : « Il faudrait payer plus de mille dollars pour le prolonger » et prend l’avion le 14 février accompagné par la famille de Paul Truel, Georgette, Jeanne (Nanou), et Alex Ciurlizza. Elle est accueillie après un voyage de vingt-cinq heures par la fille cadette de Paul Truel, Paqui et Lalo Barron, installés à Paris, et retrouvent ensuite Olga et Marta Pontremoli qui « viennent m’apporter tout pour la maison ». La fille de Raoul Truel, Annie Nicot et sa petite nièce Colette rendent visite à la voyageuse à son arrivée. En novembre 1982, Lucha Truel entreprendra un nouveau voyage à Lima, et à peine débarquée sera à nouveau entourée par la famille et les amis. Ce sont des retrouvailles et des promesses de futurs voyages en Amérique du Sud, pour renouer avec les membres de la famille Truel disséminée entre le Pérou, le Chili et les États-Unis.

Après avoir contribué à l’exposition de Marseille en hommage à Enrico Pontremoli en 1993-1994, Lucha Truel meurt à la Cité des Fleurs de Neuilly en novembre 2000, à quatre-vingt-treize ans, dernière survivante des huit enfants arrivés en France en 1925. Le souvenir de Lucha Truel sera évoqué encore avec vivacité par Jacqueline Duhême, dessinatrice comme elle et grande admiratrice de la Franco-Péruvienne dont elle rappelait en 2014 « le visage aztèque24 », confondant le Pérou et le Mexique, ces pays culturellement si éloignés de l’Europe, tout comme Madeleine guidée par « une passion presque farouche de la France » avait été appelée affectueusement par ses compagnes de déportation « l’Oiseau des Îles25 ».

Notes

  1. L’adresse de l’atelier est précisée par Pontremoli en 1946, 25-27 rue Danielle Casanova dans l’entretien d’Enrico Pontremoli avec Jeanne Patrimonio pour la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération de la France (archives Vaneau, MLN II 4).
  2. « Barbara est rentrée », Les Lettres Françaises, 19 mai 1945, p. 2.
  3. Duhême Jacqueline, Une vie en crobards, Paris, Gallimard, 2014, p. 101.
  4. « L’enfant du métro », Force Ouvrière, 16 décembre 1948, p. 6.
  5. L’Express, n° 397, 22 janvier 1959. Entretiens. « Selon Raymond Queneau, les écrivains ont toujours trop de temps pour écrire », <http://www.zazie-dans-le-metro.cie-eve-levasseur.fr/l27express-22-01-1959–interview-par-marguerite-duras.html
  6. Décalcomanies de Paris, Femina, Paris, décembre 1946, p. 150-151.
  7. Courtade Pierre, « Histoire de Marie », Action, juin 1945.
  8. Françoise (Paquita) Truel, la dernière des sœurs, est décédée en octobre 2024. Elle est revenue définitivement au Pérou après avoir été de longues années traductrice à l’Unesco. Jeanne (Juana) la seconde fille de Paul Truel et Georgette Bressoud, a étudié les lettres et fait ses premières recherches sur le lexique de la vigne dans la région d’Ocucaje, avant de publier des articles sur la poésie contemporaine dans la revue Lexis. L’aînée Thérèse (Teresa) est décédée en 2017, et enseignait à l’université privée de Piura depuis sa fondation en 1969 par l’Opus dei.
  9. Le dossier de succession décrit une propriété de 1500 m2 avec dix chambres à chaque niveau, les pièces pour le personnel de service et un sous-sol, rare au Pérou du fait du risque sismique. L’évaluation de la maison datée du 22 septembre 1952 atteignait plus de 100.000 soles ; le dossier est consultable auprès des archives nationales du Pérou (communication de Carlos Estela-Vilela).
  10. Jeannie Chauveau, nièce d’Annie Hervé, est rédactrice en chef d’ELLE dirigée par Hélène Lazareff.
  11. La crèche péruvienne fait partie des archives de la famille Truel-Nicot.
  12. Les tableaux ont été conservés à Lima par Paquita Truel et Eduardo Barron.
  13. L’identification de l’affichiste Raymond Savignac m’a été confirmée par le spécialiste de l’histoire de l’affiche Alain Weill.
  14. Œuvres et études de l’Académie de peinture orientale de Paris (novembre décembre 1971, p. 13). La consultation du catalogue a été rendue possible par Camille Bertrand responsable de la bibliothèque René Grousset.
  15. Ses affiches du Salon des antiquaires de Dijon en 1977 et 1978 sont conservées à la Bibliothèque Forney de la Ville de Paris.
  16. La carte m’a été communiquée par Colette Martinez Truel à l’occasion de ses échanges avec la nièce de Francisca Truel décédée en 2023.
  17. Maguiña Alicia, Mi vida entre cantos, Lima, Universidad San Martin de Porres, 2018, p. 10.
  18. L’adresse de l’expéditeur es indiquée : Truel, 296 avenida Santa Cruz, San Isidro Lima. Paul Truel est décédé en 1982.
  19. Margarita Maura Julca indique en 1986 comme expéditrice son nom et la même adresse que Paul Truel, Santa Cruz 296 San Isidro.
  20. Elvira Luza est connue pour sa collection d’art populaire.
  21. Carlos Brignardello lèguera sa maison à l’Institut Français d’Études Andines.
  22. Trad. : moineau andin.
  23. Trad. : le chardonneret du Huascaran.
  24. Duhême Jacqueline, Une vie en crobards, Paris, Gallimard, 2014, p. 101.
  25. Courtade Pierre, « Histoire de Marie », Action, n° 39, juin 1945, Paris, p. 1.
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EAN html : 9791030011425
ISBN html : 979-10-300-1142-5
ISBN pdf : 979-10-300-1143-2
ISBN EPub 3 : 979-10-300-1216-3
Volume : 34
ISSN : 2741-1818
Posté le 25/06/2025
17 p.
licence CC by SA

Comment citer

Tauzin-Castellanos, Isabelle Chapitre 7. Lucha Truel : la seconde moitié du XXe siècle entre la France et le Pérou, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 34, 2025, 121-138, [en ligne] https://una-editions.fr/lucha-truel-la-seconde-moitie-du-xxe-siecle-entre-la-france-et-le-perou [consulté le 22/06/2025].
Illustration de couverture • Collection Truel Nicot.
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