À propos de :
Marquette, J. B. (2002) : “Bazas au temps de Pèir de Ladils (première moitié du XIVe siècle)”, Les Cahiers du Bazadais, 138-139, 75-99.
Marquette, J. B. (2003) : “Une famille de bourgeois bazadais les Ladils (vers 1150-1315)”, Les Cahiers du Bazadais, 140, 5-38.
En 1984, dans ses “Notes” de l’histoire de Bazas au XIIIe siècle, Jean Bernard Marquette écrit à propos des bourgeois de Bazas : “Nous n’aborderons pas ici l’histoire de ces familles qui reste entièrement à faire. En raison des liens qui les unissaient souvent à des familles de La Réole une telle étude ne saurait d’ailleurs être envisagée que dans le cadre du diocèse. Nous reviendrons sur les personnages que nous avons évoqués ci-dessous”. C’est chose faite 18 ans plus tard, avec deux articles composés ensemble et publiés dans les Cahiers du Bazadais en 2002 et 2003.
Ces nouveaux articles prolongent une importante contribution de Maurice Romieu, spécialiste de philologie occitane, intitulée “L’œuvre poétique de Pèir de Ladils”, et consacrée à un troubadour gascon méconnu du XIVe siècle (Cahiers du Bazadais, 138-139, 2002, 5-73. Originaire de Bazas, Pèir de Ladils fut membre du Consistòri del gai saber qui, à Toulouse à partir de 1323, s’est efforcé de maintenir vivante la poésie courtoise occitane (la fin’amor), un consistoire dont une partie des compositions primées lors des concours annuels a été conservée. Dans son article, M. Roumieu livre une nouvelle édition des 9 pièces poétiques de Pèir de Ladils, après celle de Jean-Baptiste Noulet (1860), qu’il enrichit d’une traduction : il s’agit de quatre chansons (cansó), trois danses (densa), deux débats (tensó) et une prière (pregària). Les deux articles de Jean Bernard Marquette contextualisent la production poétique de ce troubadour gascon, dont une partie (les tensó) est surtout politique. C’est l’occasion pour l’auteur de pousser quatre décennies au-delà de l’accord de paréage de 1289 auquel s’était arrêté l’article fleuve de 1984, car ce troubadour dont on ignore l’essentiel de la vie fut actif de la guerre de Saint-Sardos (1324-1327) au début de la guerre de Cent ans.
Le premier de ces deux articles est divisé en 5 chapitres accompagnés de 3 cartes sur la situation politique en Bazadais de 1327 à 1348. De manière chronologique, on suit ainsi : “La guerre de Saint-Sardos et ses conséquences jusqu’en 1337”, “Le contexte politique (1327-1337)”, “La tensó entre Pèir de Ladils et Ramon de Cornet”, “La reprise de la guerre en Gascogne (1337-1348)” et enfin “La situation à Bazas”. C’est un retour à l’histoire politique et militaire des premières décennies du XIVe siècle, à laquelle Jean Bernard Marquette avait accordé une large place dans sa thèse sur les Albret et dans son article sur Bazas au XIIIe siècle (1984). Il s’appuie sur des études anciennes ou inédites comme celle d’Eugène Deprez, Les préliminaires de la guerre de Cent ans. La papauté, la France et l’Angleterre (1328-1342) (1902), le TER de R. Sénac sur L’épiscopat en Gascogne dans la première partie du XIVe siècle (1970), l’ouvrage de Pierre Chaplais, The War of Saint-Sardos 1323-1324. Gascon correspondance and diplomatic documents (1954), ou sur le travail d’un de ses étudiants s’étant beaucoup servi des sources de la chancellerie anglaise alors inédites, Patrice Barnabé : “Des Gascons dans le conflit franco-anglais au XIVe siècle : choix et contraintes politiques des gens du Bazadais (1327-1347), Cahiers du Bazadais 2001). Ses principales sources sont la Chronique de Bazas, les pièces publiées par P. Chaplais (dont des lettres d’espions anglais passés par Bazas) ainsi que des lettres conservées dans le Trésor des Chartes aux Archives nationales.
Le cœur de l’article est consacré à la tensó avec Ramon de Cornet et à la pregària (dont Jean Bernard Marquette propose de dater la composition de 1341, après la trêve d’Espléchin) car l’une et l’autre font écho à des évènements politico-militaires, auxquels est sensible Pèir de Ladils, alors exilé à Toulouse. Jean Bernard Marquette dresse ainsi un tableau de la ville de Bazas entre 1320 et 1345, dont il ressort que la ville et une grande partie du Bazadais méridional restent sous contrôle français à l’issue de la guerre de Saint-Sardos. Bazas est un poste avancé de domination française jusqu’à la capitulation de la ville en 1347 face aux Anglais. Signalons dans la chronique des évènements s’étant déroulés durant cette période dense, l’épisode des déprédations des “bâtards” en 1326, ces cadets de famille devenus bandits de grand chemin et passés au service des Anglais, parmi lesquels Jean Bernard Marquette identifie Jean de Bouglon, responsable de l’assassinat de l’évêque d’Aire. Le fond du problème de la tensó étant qui de Philippe de Valois ou d’Édouard III doit légitimement recevoir la couronne de France après la mort de Charles IV, Pèir de Ladils se fait le porte-parole du parti français, face à Ramon de Cornet qui prend la défense d’Édouard III. Ce choix pro-français de Peir de Ladils est à l’unisson de celui de ses compatriotes. Les pièces réunies par Jean Bernard Marquette montrent ce que les Bazadais ont obtenu du roi de France ou de son représentant, Jean de Bohème (confirmation du droit d’avoir un consulat et des jurats en 1339, concession d’une foire annuelle à la saint Martin d’hiver). Les éléments rassemblés par recoupement des sources sur l’arbitre évoqué dans la tensó, à savoir Thibaut de Barbazan, confirment cet ancrage dans le camp français : capitaine de La Réole du 1er janvier au 18 octobre 1339, il entre ce jour-là à Bazas accompagné de 88 écuyers et 396 sergents, et reste capitaine de Bazas jusqu’en 1345. Le grand intérêt de ces compositions poétiques réside surtout dans ce qu’elles dévoient de l’existence d’une opinion publique et d’une culture politique chez les notables bazadais, ainsi que leur degré d’information sur les accords au sommet, sans oublier les jugements de valeur que tout cela suscite chez eux, allant jusqu’aux accusations de couardise à l’encontre des souverains.
Somme toute, comme Jean Bernard Marquette le souligne, “On peut être assuré que ce ne fut pas pour ses opinions politiques que Pèir dut quitter la ville mais pour des raisons d’ordre privé”, ce qui conduit au second volet du diptyque c’est-à-dire à l’article sur la famille des Ladils. Dans ce second article, Jean Bernard Marquette renoue plus franchement avec la monographie familiale, un genre auquel appartiennent sa thèse sur les Albret, les articles sur les Podensac (1971), les seigneurs de Rions (2004 puis 2021) ou sur les Lambert, bourgeois de Bordeaux (2002). Exclusivement consacré à la famille de Pèir de Ladils, l’article repose sur un corpus d’une trentaine d’individus identifiés jusqu’à l’époque du troubadour (1315). Mêlant événements politiques et histoire familiale, il comprend trois parties : 1) Engagements politiques (1250-1274), 2) Regards sur la famille (partages familiaux, patrimoine, succession) ; 3) les Ladils dans la cité (1274-1315).
Même si les premiers Ladils connus apparaissent dans les actes du Grand cartulaire de La Sauve-Majeure durant le troisième quart du XIIe siècle (Raimond Guilhem de Ladils, bourgeois de Bazas, Pierre de Ladils chanoine de Bazas puis archidiacre de Bazas), c’est au XIIIe siècle que les informations sont plus denses et continues sur cette famille, principalement grâce aux sources issues de la chancellerie anglaise, Rôles gascons en premier. Les Ladils paraissent alors très engagés dans la vie de la cité. Ils participent activement aux troubles des années 1249-1255, contre l’autre faction dominante de la bourgeoisie de Bazas, celle des Marquè (ou Markès), une confrontation qui entraine une dizaine de familles dans leur sillage (dont les Piis de La Réole), leurs alliés de Bordeaux, les Soler, ainsi que les familles de la noblesse locale, comme les Sescars (Garcie et Amanieu, seigneurs d’Illon) et les La Mota coseigneur de Roquetaillade. Mais les Ladils sont divisés en deux factions rivales : l’une, opposée à Simon de Montfort puis au roi, ayant pour chefs de file Bertrand et Arnaud ; l’autre, dirigée par Menaud Guitarin. Dans ce contexte troublé, les choix politiques les exposent à des représailles du lieutenant du roi, comme la démolition des maisons de Bertrand de Ladils dont le roi, à court d’argent, ordonne de livrer les pierres à la fabrique de la cathédrale de Bazas. Le pardon royal en 1256 est suivi du serment de fidélité au roi prêté à Lambeth, haut lieu s’il en est, avec d’autres chefs de faction impliqués dans la crise (les Piis de La Réole et les Soler à Bordeaux).
La seconde partie “Regards sur la famille” permet d’observer sur six générations à partir de Bertrand Ier (1251-1274), les filiations et parentés (reconstitués sur un schéma de filiation), exceptionnellement documentées par deux testaments retrouvés au château de Mauvesin (1283 et 1308), ce qui permet d’identifier des relations matrimoniales avec la noblesse locale (Fargues, Noalhan), ainsi que la composition du patrimoine familial, dont une carte visualise l’étendue géographique en Bazadais. Parmi les sources permettant de connaitre les possessions familiales, la reprise en fief qui se déroule en 1272 est une autre pièce exceptionnelle. Dans un premier temps, à l’initiative de Bertrand ou de celle des conseillers du prince Édouard, le 25 avril 1272, à Grandmont, près de Saint-Émilion, Bertrand donne à Édouard pour lui et ses héritiers l’ensemble de ses biens fonds allodiaux. Deux jours plus tard, à Guîtres, Édouard les rétrocède en fief au fils aîné Bernard. Ce document invite à comprendre l’insistance des enquêteurs royaux interrogeant les sujets gascons du roi-duc dans les Recognitiones feodorum de 1268 et 1274 sur l’existence d’alleux, puisqu’il s’agit pour le roi et ses agents de réserves de potentielles rétrocessions en fief devant renforcer les liens avec les seigneurs de la région, autrement que par des contrats de paréage. Ces possessions comprennent notamment au nord de la Garonne, la tour de Lavison, des bancs de boucherie à La Réole, de cens portant sur des tenures, le produit du péage de La Réole, ainsi que, au sud, des seigneuries où vivent des hommes francs du roi. Les partages successoraux révélés par les testaments entre fils et filles, dévoilent des stratégies en conformité avec la coutume de Bazas. À la Réole, où Guillaume Arnaud de Ladils choisit d’être inhumé, en 1283, chez les Franciscains (sous la verrière, au pied du crucifix, dans un caveau voûté édifié à ses frais), les possessions de la famille sont de beau rapport. Les bancs carnassiers rapportent 10 livres annuelles, tandis que le produit du péage sur la Garonne, estimé en 1308 à 1250 sous par an, permet à Jean Bernard Marquette d’estimer le nombre de tonneaux passant sous les murs de La Réole à 48 000 unités, ce qui représente près de la moitié des 100 000 tonneaux passant par Bordeaux au début XIVe siècle. Quoi que moins renseignées, les activités commerciales contribuent à la fortune de la famille, comme le montre la prise sous protection royale accordée en 1289 à Bertrand de Ladils.
La troisième partie de l’article s’attache à leur implication dans les affaires de la cité. Le service du roi-duc conduit Bernard Aiz de Ladils au conseil du roi en Aquitaine, la plus haute fonction qu’un membre de la famille ait assumée. La faveur du pape lui permet de se voir confirmer en 1310 son privilège de clergie, en tant que clerc marié de Bazas (bien qu’il intervienne comme juge dans des affaires criminelles) et de se voir autorisé à faire aménager un lieu de sépulture pour lui et sa famille à l’intérieur de l’église Saint-Martin. Le pied-à-terre que lui et son frère ont à Bordeaux, à côté de l’Ombrière, à savoir une grande maison avec une maison haute, rend compte de l’existence d’activités commerciales importantes. Si Guillaume Arnaud de Ladils est destiné au canonicat, comme son lointain ancêtre Pierre, on ne décèle pas de membre de la famille ayant accédé à l’épiscopat, contrairement aux Piis qui ont laissé deux évêques de Bazas au XIIIe siècle.
Depuis 2003, nos connaissances sur l’histoire de cette importante famille bourgeoise bazadais et gasconne ont été enrichies. En 2006, Guilhem Pépin a complété le corpus des compositions poétiques attribuées à Pèir de Ladils par un sirventes jusque-là attribué à un autre troubadour, dans un article publié dans Les Cahiers du Bazadais1. Plus récemment, David Souny a publié une monographie de la famille réolaise des Piis, alliés aux Ladils, à l’occasion d’une étude sur la maison médiévale dite la Grande École et qui semble avoir été une de leurs résidences2. Les pistes les plus prometteuses sont encore ouvertes avec l’exploitation des séries des rôles gascons inédits en 2003, c’est-à-dire à celles des années comprises entre 1317 et 1468, et dont l’édition en ligne, qui s’est étalée de 2009 à 2019, rend désormais possible la poursuite de l’étude des Ladils au-delà de 1315.
Bibliographie
- Pépin, G. (2003) : “Le sirventés ‘El dugat…’ : une chanson méconnue de Pey de Ladils sur l’Aquitaine anglo-gasconne”, Les Cahiers du Bazadais, 152, 5-2.
- Souny, D. (2002) : “La ‘Grande École’ de La Réole : de la maison romane au collège de la ville”, et “La Famille de Piis à La Réole”, Revue archéologique de Bordeaux, 113, 103-124.