À propos de :
Marquette, J. B. (1973) : Le Trésor des chartes d’Albret, t. 1. Les Archives de Vayres. 1. Le fonds de Langoiran, Paris, coll. Documents inédits sur l’histoire de France, Paris.
Marquette, J. B. (1994) : “Le double meurtre du bâtard d’Escossan et du seigneur d’Auros (1314-1338)”, Les Cahiers du Bazadais, 106, 5-27.
La violence, bien que présente dans l’écriture de l’histoire selon Jean Bernard Marquette, n’a jamais été au cœur de sa réflexion comme un objet premier, mais plutôt comme une conséquence des conflits liés à l’histoire des structures du peuplement. Il avait certes conduit plusieurs travaux autour des cartulaires qui enregistraient ces faits, mais ils n’avaient jamais été au cœur de son écriture. Il me l’avouait lui-même en 1995, alors qu’il me conduisait dans sa “quatrelle” vers le Centre Charles Higounet à Talence. Saisissant sur le siège arrière un tiré à part du Double meurtre du bâtard d’Escossan et du seigneur d’Auros, il me le remit en ajoutant avec un large sourire : “il ne vous sera pas utile”. Ce geste, totalement maitrisé et planifié, constituait une forme de défi, alors que sous sa direction je tentais de venir à bout des lettres de grâce qu’il m’avait confié. Or, le propos que cet article atypique déroulait, formé à partir de pièces judiciaires d’une affaire du premier tiers du XIVe siècle, réservait une leçon d’intérêt sur l’état des archives criminelles de Guyenne. À cette date, l’historiographie des violences médiévales était alors en plein renouveau. Deux ans auparavant, Bernard Guenée avait, dans une belle monographie qui fit date, replacé toute une société derrière ses homicides politiques1. De son côté, Robert Jacob venait juste d’ouvrir des pistes anthropologiques remarquables autour des meurtres du seigneur survenus dans la société féodo-vassalique2, tandis que la thèse d’État de Claude Gauvard, qui venait à peine de paraître, amorçait un virage intellectuel de très grande ampleur3. C’est vers cette dernière que Jean Bernard Marquette avait en fait résolu de recommander mon projet doctoral dans les courriers qu’il lui adressa ensuite. Deux années après, au domicile de cette dernière, elle me confirmait l’importance qu’il y avait à ne pas oublier cette première leçon que la maîtrise des archives du maître de Bordeaux devait inspirer.
Alors que le récit vindicatoire du sang versé amorce bien souvent les articles érudits relatifs à l’histoire de la violence en Guyenne et Gascogne – ainsi que Charles Samaran l’avait fait à plusieurs reprises dans ses analyses des lettres de rémission4 – le double meurtre de cet article n’offre aucun récit édifiant au lecteur car, avant d’être une affaire, il est d’abord une archive. En effet, c’est la conservation des chartes des Albret qui en est le cœur, conservation à partir de laquelle plusieurs pièces éparses furent reliées et prirent sens, dans une logique chronologique plus large. Encore fallait-il bien connaître les archives de Vayres et le fond de Langoiran dont il est ici question pour mettre au jour l’affaire5. Ceci nous rappelle utilement que les archives criminelles de la Guyenne médiévale ne sont que rarement là où l’on pense qu’elles devraient être, c’est-à-dire dans les séries A et B, tandis qu’elles essaiment en réalité dans les fonds de famille, en série E. Les chartes familiales, parce qu’elles servaient à étayer les droits, contiennent donc de grandes quantités de pièces judiciaires isolées que leurs juridictions émettrices n’ont pas transmis jusqu’à nous. Il restait à en chercher les échos dans les fonds souverains, Gascon rolls, Public record Office et Archives de France, pour obtenir un corpus solide, ici taillé par un historien maîtrisant ses sources. Pour autant, la logique des archives séparait ici deux blocs étanches, aucun ne signalant l’autre, pour deux homicides commis à trente ans de distance mais que Jean Bernard Marquette relia. Le premier bloc est relatif à l’homicide commis – nous ne retiendrons pas ici le qualificatif de meurtre – sur la personne d’Elie d’Escossan en 1318 par les gens de Guillaume Arnaud d’Auros, prévôt de l’Entre-Deux-Mers et seigneur d’Auros. Puis, en 1332, c’est au tour dudit seigneur d’Auros de périr à l’issue de blessures mortelles subies à l’occasion d’une querelle survenue dans les rues de Bordeaux, face à Bernard d’Escossan, seigneur de Langoiran et les siens. Les deux cas et dossiers ressemblent donc fortement au prototype de la rixe-homicide médiévale surgissant des conflits d’honneur de la petite noblesse, conflits qui se vidaient en place publique et qui précédaient la fuite des coupables dans une géographie de la renommée que Claude Gauvard avait synthétisé en 19936. Le frère avait-il vengé Elie ? Les faits rapportés ne laissent guère de doutes, car un identique conflit minait leurs relations depuis des décennies et faisait se relier les deux masses d’archives qui n’étaient qu’étanches en apparence.
Au cœur du problème se trouvait la fondation de novo de la bastide de Créon, conçue pour contrer l’emprise de la Sauve-Majeure. Hervé Guiet, que Jean Bernard Marquette avait investi de cette recherche peu de temps avant la publication, avait démontré l’existence d’un conflit de fondation urbaine qui allait inspirer cette suite dans Les Cahiers du Bazadais7. Les seigneurs d’Auros et d’Escossan, emportés par le conflit afférant à ce contexte, s’y affrontaient sur de multiples sujets de droits fonciers, repérés par l’historien bien avant, et bien après, les dates des violences citées. Toutefois, c’est le conflit de souverainetés, entre France et Angleterre, qui devait décupler l’ardeur des deux parties jusqu’aux issues fatales. Et l’affaire de prendre une place considérable dans les fonds de famille, entre conflits de succession, perception de revenus, unions matrimoniales et ralliements politiques : rien n’échappe à l’œil de Jean Bernard Marquette dans cette recension des matières qui opposaient les deux familles. Et il ne s’arrête pas là, car il soulève l’absence de sentence de justice comme cause du caractère interminable du conflit. En effet, le dossier cumule les pièces intermédiaires de justice, entre compositions ratées, comparutions défaillantes, tentatives de jugement par contumaces et assignations infructueuses, puisque contournées par procurations multiples. Ni le sénéchal de Périgord, ni celui de Gascogne – juridictions emportées par les deux causes – n’aboutissent véritablement. Même la prison, dont on ne sait si elle fut ouverte ou fermée, ne parvient à faire aboutir une décision de justice. Les sauvegardes liées aux appels faits aux souverains en sont une cause éminente, chaque camp regardant la cause comme d’intérêt politique pour ses prolongements éventuels sur la levée d’hommes en cas de guerre. Et les parties en conséquence de louvoyer ou d’être défaillantes, dans l’attente d’un mouvement du roi-duc ou du Parlement de Paris, ici saisi par le bailli de Vermandois. Nous retrouvons donc ici toute la mécanique des appels gascons sur les ralliements régionaux et le conflit de souveraineté franco-anglais. La commise du duché de Guyenne en mai 1337 vint logiquement clore l’affaire, dans l’attente d’un succès des armes, en l’absence de celui d’une justice constituée qui se révèle comme paralysée par le contexte politique.
Les rixes-homicides qui opposèrent les seigneurs d’Auros et d’Escossan présentent donc le double intérêt d’avoir participé pleinement à la dynamique qui conduisit à la Guerre de Cent Ans, tout en livrant un cas emblématique de querelle nobiliaire dont la justice n’est que l’une des armes utilisées par les parties dans leurs affrontements. Ce faisant, leurs archives constituent un prototype de conflit qui ne trouve jamais sa résolution et, tandis que les instances se multiplient autour du cas, aucune ne parvient à rendre bonne justice, ni même à apaiser par la longueur des procédures. C’est là une évidente spécificité régionale : la contestation de la souveraineté en contexte de conflit franco-anglais ruinait les issues judiciaires. L’absence de cour suprême légitime pouvant imposer son autorité relançait les conflits, une fois les cours de France et d’Angleterre instrumentalisées par les noblesses régionales, jusqu’aux limites de la soustraction de sujétion, lorsqu’il appert, comme ce fut le cas de ces deux lignages, qu’ils deviennent hors de contrôle. Plaidoyer de l’archive sur la cause initiale donc, ici mené par Jean Bernard Marquette, lorsqu’il apparait que cette documentation lui permit, non de résoudre deux affaires criminelles, mais de les replacer dans le double contexte des conflits souverains et fonciers du premier tiers du XIVe siècle. Ce faisant, ce double meurtre – qui n’en était pas un puisque jamais jugé sur l’intention de donner la mort – était bien un double conflit emblématique et parfaitement détaillé, car relaté avec le renfort d’une maîtrise exceptionnelle des chartes.
Bibliographie
- Bochaca, M. et Guiet, H. (1996) : “Organisation de l’espace dans la région de La Sauve-Majeure (fin XVe-début-XVIe siècle)”, in : Actes du 5e colloque organisé par le CLEM, tenu à La Sauve-Majeure les 9, 10, 16 et 17 septembre 1995, t. 2. [URL] https://clempatrimoine.com/wp-content/uploads/2025/02/Bochaca249_271.pdf
- Gauvard, C. (1991) : “De grace especial” : Crime, État et société en France à la fin du Moyen Âge, Paris.
- Gauvard, C. (1993) : “Violence citadine et réseaux de solidarité. L’exemple français aux XIVe et XVe siècles”, Annales, 48.5, 1113-1126. [URL] https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1993_num_48_5_279202.
- Guenée, B. (1992) : Un meurtre, une société. L’assassinat du duc d’Orléans, 23 novembre 1407, Paris.
- Guiet, H. (1996) : “L’agglomération de La Sauve-Majeure de la fin du XIe au début du XIVe siècle : naissance et apogée d’une ville monastique”, in : Actes du 5e colloque organisé par le CLEM, tenu à La Sauve-Majeure les 9, 10, 16 et 17 septembre 1995, t. 1. [URL] https://clempatrimoine.com/wp-content/uploads/2025/02/Guiet73_109.pdf
- Jacob, R. (1990) : “Le meurtre du seigneur dans la société féodale. La mémoire, le rite, la fonction”, Annales, 45-2, 247-263.
- Samaran, C. (1953) : “Quelques aspects des rapports franco-anglais en Guyenne et Gascogne à la fin de la guerre de Cent ans d’après les registres du Trésor des Chartes”, Annales du Midi, 65-21, 21-34. [URL] https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1953_num_65_21_5892
- Samaran, C. (1969) : “Images inédites de la vie auscitaine au Moyen Âge et à la renaissance d’après les lettres de rémission”, Bul. de la soc. archéol. et hist. du Gers, trim. 1.