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Quand Henri IV abandonne la Guyenne

À propos de :
Marquette, J. B. (2013) : “La vente des seigneuries de Cazeneuve et de Castelnau-de-Cernès par Henri IV (1599)”, Les Cahiers du Bazadais, 181, juin, 5-25.  

Les Albret sont partis de rien ou presque – sinon d’un grand château de terre dans les Landes exploré par Jean Bernard Marquette – pour parvenir jusqu’au Louvre et s’installer sur le trône de France avec pour chef de famille, devenu roi, un protestant, Henri IV, déjà roi de Navarre depuis la mort de sa mère Jeanne d’Albret, en juin 1572. Au nom de la loi salique, successeur légitime du roi Henri III, assassiné au début d’août 1588 par un moine ligueur, allait-il réussir ? Ou, plutôt pouvait-il réussir ? Car ce monarque – le “Béarnais” pour ses adversaires – était refusé par l’écrasante majorité catholique de ses sujets et récusé par les plus zélés et violents d’entre eux regroupés dans une sainte Ligue aux mains de la maison de Guise, alliée au roi d’Espagne Philippe II. Surtout, Paris, capitale du royaume, était en leur possession depuis mai 1588, à la suite de la fuite de Henri III, cerné au Louvre par des barricades, les premières de l’histoire. Beaucoup d’historiennes et historiens se sont penchés sur la réussite d’Henri IV en mettant en valeur les étapes de sa reconquête du royaume qui dure près de dix ans, de 1589 à 1598, et se termine par la signature de deux paix : l’une militaire avec l’Espagne au traité de Vervins, l’autre religieuse avec les protestants par la promulgation de l’Édit de Nantes. Entre temps, converti au catholicisme, Henri IV a été sacré dans la cathédrale de Chartres et il est entré dans Paris qu’il avait si longtemps assiégée.

À toutes ces recherches, il manque un retour en arrière dans les siècles du MoyenÂge chers à Jean Bernard Marquette. Car il fut le premier à se lancer avec méthode, ténacité et science des sources, sur les traces du parcours d’une maison, voire d’un clan, acharnée à se faire une place au soleil par quantité de moyens de toute nature qui n’ont pas échappé à la perspicacité de l’historien médiéviste et à son analyse de documents avec une prédilection pour les sources notariées. La vente des seigneuries de Cazeneuve et Castelnau-de-Cernès se situe à la fin de ce parcours dans les ultimes années du XVIe siècle. Elle ne se contente pas de révéler une stratégie de dépouillement rendue nécessaire pour des raisons financières, mais elle scelle l’abandon du premier roi Bourbon, désormais loin de ses possessions et de la province qui lui servit de refuge, puis de tremplin pour devenir roi de France avec pour nouvelle résidence favorite le château de Fontainebleau, à bonne distance de ceux de Nérac et de Pau, délaissés par lui. Il n’y revint jamais !

On sait combien Jean Bernard Marquette excelle dans les descriptions des paysages et dans les récits stimulants des moyens d’acquisitions de biens au sein d’un monde médiéval, conservatoire de hiérarchies où dominent les possesseurs nobles de seigneuries, bien conseillés par des notaires et hommes de loi recherchés pour leurs compétences à mesure que se développe dans le royaume le pouvoir administratif des instances monarchiques et des parlements. Cette société d’ordres, maintenue jusqu’aux débuts de la Révolution, a subi des changements, voire des bouleversements, durant la guerre de Cent Ans et les guerres de religion qui occupent la seconde moitié du XVIsiècle. On sait, grâce à la thèse de Jean Bernard Marquette, combien la maison des Albret  a su tirer profit de maintes circonstances pour agrandir son patrimoine et renforcer sa puissance lors des conflits entre les rois de France et les rois-ducs, rois en Angleterre et ducs en Aquitaine. Au XVIe siècle, elle s’est rapprochée des souverains de la France à la faveur de trois unions conclues à quelques vingt années de distance : en 1527, Marguerite d’Alençon, sœur de François Ier, se remarie avec Henri II d’Albret, roi de Navarre. En 1548, leur fille Jeanne épouse Antoine de Bourbon, premier prince du sang. Enfin, leur fils, Henri de Navarre, né en 1553, entre dans la famille des rois Valois après son mariage, en août 1572, avec leur sœur Marguerite, appelée familièrement Margot par son frère Charles IX. 

Au faîte de l’ascension des Albret…

Donc, pleine réussite pour les Bourbons-Albret parvenus au faîte d’une ascension continue qui sert de confirmation idéale à la démonstration médiévale de Jean Bernard Marquette. Dès sa naissance, le futur Henri IV est bien le “sujet surpuissant”, riche de possessions et de territoires, que décrit dans ses ouvrages consacrés à la Renaissance l’historienne Arlette Jouanna. De plus, en tant que fils d’Antoine de Bourbon, premier prince du sang, il est déjà au regard de la loi salique l’héritier présomptif du trône de France, après les quatre fils de Catherine de Médicis et d’Henri II. Dès lors, son avènement à la mort d’Henri III, le dernier roi Valois privé de descendance, est l’aboutissement d’une légitimité résultant d’un cumul de chances nées des infortunes des derniers rois Valois : François II et Charles IX, décédés jeunes de maladie, et Henri III, mort assassiné, sans oublier leur plus jeune frère, le duc d’Anjou, mort en juin 1584, sous le règne d’Henri III. 

Mais la succession légale d’Henri IV est compromise par les guerres civiles que nous appelons guerres de religion : en effet, suivant l’exemple de sa mère Jeanne d’Albret, et de sa jeune sœur, Catherine de Bourbon, Henri de Navarre est protestant depuis l’enfance. Ce choix religieux dans un royaume très catholique fait de lui un prince sous haute surveillance à la cour de France et donne un sens très particulier à son mariage avec la princesse royale Marguerite de Valois. Leur union, placée sous le signe de la concorde scellée en 1570 par l’édit de Saint-Germain qui met fin à la troisième guerre de religion, concrétise une promesse de paix au sommet de la monarchie. Hélas, à peine conclue, elle déclenche dans Paris la tragédie de la Saint-Barthélemy à partir du 24 août 1572. Ce massacre est suivi en province de la “saison des Saint-Barthélemy”, notamment à Bordeaux au début d’octobre 1572. Le 12 septembre, Henri de Navarre abjure le protestantisme et reste quasi-prisonnier dans le palais du Louvre, sous la menace de complots et la protection de son épouse. C’est seulement en février 1576 qu’il retrouve sa liberté de mouvements, ses États du Béarn et ses immenses possessions au nord et au sud de la France. Au nord, elles proviennent de l’héritage de son père décédé en 1562 ; au sud, de celui de sa mère, Jeanne d’Albret, morte en juin 1572 à Paris lors des préparatifs du mariage de son fils. 

Sur le chemin du retour, nanti du gouvernement de la Guyenne et de la confiance prudente de son beau-frère Henri III, au début de son règne, Henri de Navarre profite de son passage au temple de Niort pour redevenir protestant et gagner la ville de La Rochelle, refuge et quartier général de ses coreligionnaires. Ensuite, il se rend à Agen où il séjourne quelques mois, avant de s’installer à Nérac pour y organiser sa cour et tenter de reconstituer les réseaux de l’immense clientèle de sa mère, démantelée en 1568 et 1569 sur ordre du parlement de Bordeaux durant la troisième guerre de religion. À ce moment-là, Blaise de Monluc s’était emparé du château de Nérac, y avait fait camper ses soldats durant neuf mois avant qu’ils soient délogés par l’armée protestante de Montgomery dans l’été 1569. Par prudence et crainte de l’avenir, Jeanne d’Albret avait donné l’ordre de faire les inventaires des meubles et objets précieux bien enfermés et encore présents dans le château afin de les transférer en lieu sûr dans la forteresse de Navarrenx. C’est donc un château vide et mal en point que retrouve Henri de Navarre en 1576. Pour le rendre accueillant, il doit aller vite et dépenser beaucoup d’argent…

La cour de Nérac au temps des guerres et des paix de religion

En peu de temps, avec force transferts de meubles et de tentures entre Pau et Nérac, le château devient, comme le montre Grégory Champeaud dans sa récente biographie d’Henri IV, “un petit Louvre”. Et la cité des bords de la rivière de Baïse, propice aux bains et aux promenades, s’offre comme une “terre d’apprentissage du pouvoir” ou “un laboratoire” qui sert de creuset à une clientèle renouvelée dont la mixité religieuse fait la fierté du maître de céans. Le roi de Navarre y tient le rôle d’un diplomate chargé par ses coreligionnaires de négocier les paix de religion avec la monarchie et d’un chef de guerre, coupable de coups de main qui réjouissent ses compagnons mais irritent grandement le clan des Valois. Au fil des ans, il a gagné en prestige auprès des siens et en succès politiques face aux catholiques dont les plus fervents se liguent contre lui et le désignent sous le vocable de “Béarnais”, péjoratif à leurs yeux. Son train de vie, sa cour, sa clientèle et l’entretien de ses compagnons d’armes coûtent de plus en plus cher à mesure que grandit le parti de ses adversaires dirigé par la maison lorraine des Guise et entretenue par les subsides du roi d’Espagne, Philippe II, apte à recruter nombre d’espions en Guyenne.

Le coût de cette ambition, doublé d’une entreprise de séduction, a été mis en valeur par Sarah Bonnet dans un ouvrage consacré à la réception des reines Catherine de Médicis et Marguerite de Valois, à Nérac, entre 1578 et 1580. À côté des sources narratives des chroniques et des lettres, laudatives ou critiques, les comptes ordinaires et extraordinaires du roi de Navarre témoignent de frais qui, tôt ou tard, entraînent des amputations dans les revenus, puis dans l’étendue des possessions des Bourbons-Albret. Impossible de détailler les dépenses tant est grande leur diversité et nombreux leurs bénéficiaires, qu’ils soient rétribués pour leur travail, leurs services, leurs conseils ou leur seule présence en qualité d’invités, à la façon de Montaigne par exemple qui dut faire à cheval le voyage entre le Périgord et la ville de Nérac avec pour obstacles les traversées des rivières de Dordogne et de Garonne. Enfin, Henri de Navarre et ses proches, en ces temps de troubles permanents, se sont préoccupés de rénover remparts et fortifications. Celles de Nérac ont entraîné des réparations, en 1578 et 1579, qui s’élèvent à un peu plus de 12 000 livres. 

Le charme et la brièveté des belles saisons de la cour de Nérac ont contribué à une célébration nostalgique que l’on retrouve, peut-être, Outre Manche, dans le théâtre de Shakespeare, auteur de la pièce Peines d’amours perdues (Love’s Labour’s lost). Cette inspiration n’est pas aussi étonnante qu’il y paraît puisque, à partir de 1580, revient sur le devant de la scène diplomatique le projet du mariage de François d’Alençon avec la reine d’Angleterre Élisabeth Ière. Cette année-là justement, le duc d’Alençon séjourne longuement en Guyenne pour y négocier, à Coutras et au Fleix, un nouvel édit de pacification religieuse. On sait à quel point sa sœur Marguerite, l’épouse d’Henri de Navarre, était proche de lui comme elle le rappelle dans ses Mémoires. La paix du Fleix est conclue à la fin de novembre 1580 et donne lieu à des difficultés d’application qui obligent le duc d’Alençon à prolonger son séjour jusqu’à la fin avril 1581. Sa sœur Marguerite quitte, à son tour, le château de Nérac à la fin janvier 1582 et regagne Fontainebleau en avril, puis Paris en octobre 1582. Son prochain voyage vers la Guyenne est bien différent du premier, de ses entrées solennelles et de ses réceptions en compagnie de sa mère. En juillet 1583, la reine Margot doit subir l’affront d’une disgrâce fraternelle lorsque Henri III ordonne à ses dames d’honneur de quitter la la cour de France. 

Fière et solidaire, Marguerite affronte la colère fraternelle et reçoit l’ordre de repartir en Guyenne pour retrouver son époux. Celui-ci, peu pressé de l’accueillir en raison de ses tendres relations avec Diane d’Andoins, dite la belle Corisande, veuve du comte de Gramont, s’empresse avec éclat de blâmer le déshonneur fait à Marguerite. Les deux époux se retrouvent seulement en décembre 1583 : le voyage de retour de la reine de Navarre en Guyenne a duré six mois…Leur mésentente s’accroît jusqu’au départ définitif de Marguerite en 1585, après avoir échoué à livrer la ville d’Agen, partie prenante de sa dot, à la sainte Ligue constituée depuis janvier contre le Béarnais. Entre-temps, en juin 1584, les deux époux ont reçu, au château de Pau, le duc d’Épernon chargé par Henri III de presser Henri de Navarre de se convertir au catholicisme au moment de la mort de François d’Alençon qui fait du roi de Navarre le prétendant au trône en cas de disparition du roi de France. Lors de ce second séjour, Marguerite a pu résider au château de Cazeneuve, éloignée de son époux et pour bien peu de temps, sans laisser libre cours aux “amours frivoles et légères” qu’on lui porte aux alentours de la belle demeure dont Henri de Navarre a déjà programmé la vente avec la seigneurie environnante. 

Et, pour finir, regard sur les étapes chronologiques de la vente des seigneuries de Cazeneuve et Castelnau-de-Cernès

Tous les frais accumulés pour la cour de Nérac et les prises militaires faites aux alentours sous la conduite d’Henri de Navarre ont provoqué des amputations au sein des possessions des Albret, même au cœur de leur duché comme le prouve la vente échelonnée des seigneuries de Cazeneuve et de Castelnau-de-Cernès. Sa chronologie, de 1581 à 1599, est instructive : elle englobe les vingt années de la fin des guerres de religion qui voient Henri de Navarre lutter pour sa survie en Guyenne, puis se réconcilier avec Henri III, son beau-frère, avant de lui succéder sur le trône de France en 1589, dans “un royaume en lambeaux”, selon le titre éclairant d’un récent ouvrage d’Hugues Daussy. Dès son avènement, en dépit d’obstacles en apparence insurmontables, avec pour références les travaux d’Hercule, ce héros antique devenu son modèle, le premier roi Bourbon part à la reconquête de son royaume à force d’offensives militaires contre ses adversaires de l’intérieur et de l’extérieur. Sa réussite met dix années à s’accomplir avec, pour jalons primordiaux, ses victoires contre les ligueurs commandés par le duc de Mayenne, son abjuration du protestantisme en juillet 1593, son sacre dans la cathédrale de Chartres en février 1594, sa victoire contre le roi d’Espagne suivie des signatures presque contemporaines de la paix de Vervins et de l’édit de Nantes en 1598. À cette date, les seigneuries de Cazeneuve et de Castelnau sont entre de bonnes mains : celles de Raymond de Vicose, fidèle parmi les fidèles, resté sur place, prêt à obéir aux ordres princiers, même s’agissant de son mariage, et devenu un gardien sûr du patrimoine le plus ancien des Albret. Quant à Henri IV, qui a déserté la Guyenne et ses États en 1588, il n’est plus jamais revenu dans la province qui lui avait servi de tremplin pour conquérir son royaume…Le très grand intérêt de l’article de Jean Bernard Marquette est de démontrer comment, sur place, il a compensé cet abandon ou, plutôt, ce glissement assumé depuis Labrit, puis Nérac, vers le château de Fontainebleau, devenu sa résidence préférée.

Bibliographie

  • Champeaud, G. (2023) : Henri IV, Paris.
  • Cocula, A. M. (2021) : Montaigne 1588L’aube d’une Révolution, Aubas.
  • Daussy, H. (2022) : Un royaume en lambeaux, Une autre histoire des guerres de religion (1555-1598), Genève.
  • Jouanna, A. (1996) : La France du XVIe siècle, 1483-1598, Paris.

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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356136541
ISBN html : 978-2-35613-654-1
ISBN pdf : 978-2-35613-655-8
Volume : 4
ISSN : 2827-1912
Posté le 15/11/2025
5 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Cocula, Anne-Marie, “Quand Henri IV abandonne la Guyenne”, in : Boutoulle, F., Tanneur, A., Vincent Guionneau, S., coord., Jean Bernard Marquette : historien de la Haute Lande, vol. 3. Regards sur une œuvre, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 4, 2025, 59-64. [URL] https://una-editions.fr/marquette-quand-henri-4-abandonne-la-guyenne
Illustration de couverture • L’église Saint Pierre de Flaujac : façade ouest (Carte postale Bromotypie Gautreau, Langon).
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